Travail (Zola)/Livre III/Chapitre I

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Charpentier (p. 427-471).


À la Guerdache, le coup fut terrible. Du jour au lendemain, la ruine s’abattait sur cette résidence de luxe et de plaisir, qui retentissait de continuelles fêtes. Une chasse dut être décommandée, il fallut renoncer aux grands dîners de chaque mardi. Le nombreux personnel allait être congédié en masse, on parlait déjà de la vente des voitures, des chevaux, du chenil. Dans les jardins, dans le parc, la vie bruyante, l’affluence sans fin des visiteurs avait cessé. La vaste demeure elle-même, les salons, la salle à manger, le billard, le fumoir, n’étaient plus que des déserts, où frissonnait le vent de désastre. Une demeure foudroyée, qui agonisait dans la soudaine solitude du malheur.

Et, au travers de cette infinie tristesse, Boisgelin promenait son ombre lamentable. La tête perdue, décomposé, anéanti, il passait des journées affreuses, ne sachant que faire de son corps errant ainsi qu’une âme en peine, parmi cet écroulement de ses jouissances. Ce n’était au fond qu’un pauvre être, homme de cheval et de cercle, médiocre aimable, dont la belle prestance, la haute mine correcte, monocle à l’œil, s’effondrait, au premier souffle tragique de la vérité et de la justice. Jusque-là, installé carrément dans son plaisir, convaincu qu’il lui était dû, n’ayant jamais rien fait de ses dix doigts et se croyant un être à part, élu, privilégié, né pour que le travail des autres le nourrît et l’amusât, comment aurait-il compris la logique catastrophe qui l’écrasait  ? La religion de son égoïsme recevait un choc trop rude, il restait éperdu devant l’avenir dont il ignorait l’inquiétude. Au fond de son effarement, il y avait surtout la terreur de l’oisif de l’entretenu, que bouleverse l’incapacité où il se sent de gagner vie. Puisque Delaveau n’était plus là, de qui donc exigerait-il les bénéfices que son cousin lui avait promis, le jour où il l’avait déterminé à mettre son capital dans la bonne spéculation de l’Abîme  ? L’usine était brûlée, le capital avait sombré sous les décombres, où trouverait-il de quoi vivre demain  ? Et il marchait comme un fou, par les jardins déserts, par la maison lugubre, sans trouver la réponse.

D’abord, au soir du drame, Boisgelin fut hanté par l’effroyable fin de Delaveau et de Fernande. Lui ne pouvait avoir de doute, car il se souvenait de quelle façon rageuse elle l’avait quitté, en proférant des menaces contre son mari. C’était certainement à la suite de quelque scène atroce que Delaveau avait lui-même incendié la maison, afin de s’anéantir avec la coupable. Et il y avait là, pour un simple jouisseur comme Boisgelin, une férocité noire, une violence de monstrueuses passions, dont l’effroi persistait’gâtait sa vie. Ensuite ce qui l’acheva, ce fut de comprendre qu’il n’avait pas la tête solide, l’énergie nécessaire pour mettre un peu d’ordre dans une affaire si compliquée et si compromise. Du matin au soir, il roulait des projets, sans savoir auquel s’arrêter. Devait-il chercher à relever l’usine, tâcher de découvrir de l’argent, une société, un ingénieur, dans l’espoir de continuer l’exploitation  ? Cela semblait d’une réussite presque impossible, car les pertes étaient considérables. Ou bien allait-il attendre un acheteur, qui s’accommoderait des terrains, de l’outillage et du matériel sauvés, à ses risques et périls  ? Mais, cet acheteur, il doutait fort de sa venue, il doutait surtout d’obtenir de lui un prix même assez gros qui permît de liquider la situation. Et la question de l’existence demeurait toujours à résoudre, dans ce grand domaine de la Guerdache, grevé d’énormes frais, d’un entretien très lourd, et où, dès la fin du mois, il n’aurait peut-être pas de pain à manger.

Une seule créature eut alors pitié de ce misérable homme, si tremblant, si abandonné, rôdant dans sa demeure vide comme un enfant perdu, et ce fut Suzanne, sa femme, cette femme d’une héroïque douceur qu’il avait affreusement outragée. Au début, lorsqu’il lui imposait sa liaison avec Fernande, vingt fois elle s’était levée le matin résolue à un éclat, pour chasser de la maison la maîtresse, l’étrangère  ; et, chaque fois, elle avait fini par demeurer dans son aveuglement volontaire, certaine que, si elle chassait Fernande son mari la suivrait, tellement il était hanté, possédé. Puis, la situation anormale s’était réglée, elle avait fait chambre à part, elle n’avait plus été la femme légitime que devant le monde, gardant ainsi les apparences, se consacrant tout entière à l’éducation de son fils Paul, qu’elle voulait sauver du désastre. Sans ce bel enfant, blond comme elle, doux comme elle, jamais elle ne se serait résignée. Il était la cause profonde de son renoncement, de son sacrifice. Aussi l’avait-elle enlevé au père indigne, comme une intelligence, un cœur à elle, à elle seule, où elle cultiverait la raison en la bonté, pour sa consolation. Et les années s’étaient écoulées de la sorte, dans la joie grave de le voir grandir en sagesse, en tendresse, et elle avait assisté, sans y prendre part, de loin pour ainsi dire, au drame qui se déroulait, la lente ruine de l’Abîme en face de la prospérité croissante de la Crêcherie, la contagion de la jouissance, dont la folie, autour d’elle, emportait son monde au gouffre. Enfin, une démence dernière venait de tout anéantir dans une suprême flambée d’incendie, et elle non plus ne doutait pas que ce ne fût Delaveau, prévenu, qui eût allumé ce Colossal bûcher, pour s’y brûler avec la coupable, la corruptrice, la dévoratrice. Elle en gardait aussi le frisson, elle se demandait si elle n’était pas un peu complice, par sa faiblesse, sa résignation à tolérer depuis si longtemps la trahison, la honte installées chez elle. Si elle s’était révoltée dès le premier jour, peut-être le crime ne serait-il pas allé jusqu’au bout. Et ce débat de sa conscience acheva de la bouleverser, de l’attendrir devant ce misérable homme qu’elle voyait, depuis la catastrophe, promener éperdument son affreux désarroi, au travers du jardin désert et de la maison vide.

Alors, comme elle traversait un matin le grand salon, où il avait donné tant de fêtes, elle l’aperçut effondré dans un fauteuil qui pleurait comme un enfant, à gros sanglots. Elle en fut toute remuée, emplie d’une grande pitié. Et elle s’approcha, elle qui, depuis tant d’années, ne lui adressait plus la parole quand le monde était parti.

«  Ce n’est pas en te désespérant, dit-elle, que tu trouveras la force dont tu as besoin.  »

Saisi de la voir, de l’entendre lui parler, il la regardait confusément, parmi ses larmes.

«  Oui, tu auras beau errer du matin au soir, le courage doit être en toi, tu ne le trouveras pas ailleurs.  »

Il eut un geste de désolation, il répondit à voix très basse  :

«  Je suis si seul  !   »

Ce n’était point un méchant homme, ce n’était qu’un sot et un faible, un de ces lâches cœurs dont le plaisir égoïste fait des bourreaux. Et il s’était plaint de la solitude où elle le laissait, dans le malheur, d’un air si accablé, qu’elle en fut très émue.

«  Tu veux dire que tu as voulu être seul. Pourquoi, depuis ces affreuses choses, n’es-tu pas venu à moi  ?

— Mon Dieu  ! bégaya-t-il, est-ce un pardon  ?   »

Et il lui saisit les mains qu’elle lui abandonna  ; et, dans l’anéantissement ou il était, il confessa sa faute, éperdu de repentir. Il n’avouait rien qu’elle ne sût déjà, sa longue trahison, cette maîtresse introduite au foyer domestique, cette femme qui l’avait rendu fou, jusqu’à la ruine, mais il mettait à s’accuser un tel emportement de franchise, qu’elle en était touchée, comme d’un aveu nouveau, entier, dont il aurait pu s’éviter l’humiliation.

Et il finit en disant  :

«  C’est vrai, je t’ai outragée si longtemps, j’ai été abominable… Pourquoi m’avais-tu abandonné, pourquoi n’as-tu rien tenté pour me reprendre  ?   »

Il touchait là le douloureux cas de conscience où elle était, le sourd remords qu’elle éprouvait, de n’avoir peut-être pas fait tout son devoir, en ne l’arrêtant pas dans sa chute. Et la réconciliation que la pitié avait commencée, s’acheva dans ce sentiment de fraternelle indulgence. Les plus purs, les plus héroïques, n’ont-ils pas souvent leur part de la faute, lorsque les mauvais et les faibles succombent autour d’eux  ?

«  Oui, dit-elle, j’aurais dû lutter davantage, j’ai trop voulu sauver ma fierté, assurer ma paix. Nous avons besoin d’oubli l’un autre, il faut que tout ce passé soit mort.  »

Puis, comme leur fils Paul passait dans le jardin, sous les fenêtres, elle l’appela. C’était maintenant un grand garçon de dix-huit ans, intelligent et fin, qu’elle avait fait à son image, d’une grande tendresse, d’une grande raison, débarrassé surtout de tous les préjugés de caste, prêt à vivre du travail de ses mains, le jour où les circonstances l’exigeraient. Il s’était passionné pour la terre, il passait des journées à la ferme, s’intéressant aux questions de culture, aux semences qui germent, aux moissons qui poussent. Et, justement, lorsque sa mère le pria de venir un instant, il se rendait chez Feuillat, pour voir un modèle nouveau de charrue.

«  Viens, mon enfant, ton père est dans le chagrin, et je désire que tu l’embrasses.  »

Il y avait eu rupture entre le père et le fils, comme entre l’époux et l’épouse. Pris tout entier par la mère, l’enfant avait grandi dans un respect froid pour cet homme qu’il sentait le méchant, le tourmenteur. Aussi Paul, saisi, touché, regarda-t-il quelques secondes ses parents, si pâles, si bouleversés d’émotion. Il comprit, il embrassa très affectueusement son père, il se jeta au cou de sa mère, pour l’embrasser elle aussi, de tout son cœur. La famille se retrouvait, il y eut là une minute heureuse, où l’on put croire que désormais l’entente serait parfaite.

Lorsque Suzanne à son tour l’eut embrassé, Boisgelin dut contenir une nouvelle crise de larmes.

«  Bien  ! bien  ! nous voilà d’accord. Ah  ! mes enfants, ça me rend du courage… Nous sommes dans une situation si terrible  ! Il va falloir nous entendre, prendre une décision.  »

Assis tous les trois, ils causèrent un moment, car il avait le besoin de parler, de se confier à cette femme et à cet enfant, après avoir si éperdument promené seul l’angoisse de sa faiblesse. Il crut devoir rappeler à Suzanne comment ils avaient acheté l’Abîme un million et la Guerdache cinq cent mille francs, avec les deux millions qui leur restaient, le million de sa dot à elle et le million sauvé dans la débâcle de sa fortune à lui. Les cinq cent mille francs qui restaient sur les deux millions, remis aux mains de Delaveau, avaient servi comme fonds de roulement pour l’usine. Tout leur argent se trouvait donc placé là, et le pis était que, lors des derniers embarras, il avait fallu emprunter six cent mille francs, dette qui grevait lourdement l’exploitation. Il semblait bien que l’usine était morte, maintenant qu’elle était brûlée, et qu’il eût fallu payer les six cent mille francs, avant de la faire renaître de ses cendres.

«  Alors, à quoi vas-tu te décider  ?   » demanda Suzanne.

Il dit les deux solutions entre lesquelles il se débattait, sans pouvoir choisir, tant elles offraient de difficultés l’une et l’autre  : ou bien se débarrasser de tout, vendre ce qui restait de l’Abîme à n’importe quel prix, sans doute à peine de quoi payer la dette de six cent mille francs, ou bien trouver des fonds nouveaux, constituer une société, dont il serait, avec son apport des terrains et de l’outillage sauvé, combinaison qu’il sentait d’ailleurs chimérique. Et, chaque jour, la solution était plus pressante, car la ruine s’aggravait totale et certaine.

Suzanne fit une remarque.

«  Nous avons encore la Guerdache, nous pouvons vendre.

— Oh  ! vendre la Guerdache  ! répondit-il d’un air désespéré. Vendre ce domaine où nous nous plaisons, où nous avons nos habitudes  ! Et pour aller nous réfugier, nous cacher dans quelque trou de misère  ! Quelle déchéance, quelle affreuse douleur encore  !   »

Elle était redevenue grave, voyant bien qu’il ne s’accoutumait pas à l’idée d’une existence médiocre et sage.

«  Mon ami, il faudra bien toujours en venir là. Nous ne pouvons plus garder un train de maison si lourd.

— Sans doute, sans doute, on vendra la Guerdache, mais plus tard, lorsqu’une occasion se présentera. Si nous la mettions en vente maintenant, nous ne trouverions pas la moitié de sa valeur car ce serait l’aveu de notre ruine, et tout le pays s’entendrait contre nous, pour se réjouir et spéculer.  »

Puis, il se servit d’un argument plus direct  :

«  D’ailleurs, chère amie, la Guerdache est à toi. Ainsi qu’il a été dit dans les actes, les cinq cent mille francs de l’achat ont été pris sur le million de ta dot, et les autres cinq cent mille francs sont entrés pour la moitié dans le million que l’Abîme nous a coûté. Si nous sommes copropriétaires de l’usine, la Guerdache est donc ta propriété entière, et mon désir est simplement de te la conserver le plus longtemps que nous pourrons.  »

Suzanne eut un geste, ne voulant pas insister, mais laissant entendre que, depuis longtemps, elle était résignée à tous les sacrifices. Son mari la regardait, et il parut brusquement pris d’un souvenir.

«  Ah  ! dis donc, je voulais te demander… Est-ce que tu as jamais revu ton ancien ami, M. Luc Froment  ?   »

Elle demeura un instant stupéfaite. À la suite de la fondation de la Crêcherie et de la rivalité aiguë qui s’était déclarée entre les deux usines, sa rupture nécessaire avec Luc n’avait pas été le moindre de ses chagrins, parmi tant d’amertumes domestiques. Elle perdait en lui un cœur fraternel, cordial et consolateur, qui l’aurait secourue, soutenue. Mais elle s’était résignée une fois de plus, elle ne l’avait dès lors rencontré que de loin en loin, au hasard de ses rares sorties, sans jamais lui adresser la parole. Lui-même imitait sa discrétion, son renoncement, il semblait bien que leur ancienne intimité attendrie était pour toujours morte. Cela n’empêchait pas la jeune femme de porter à l’œuvre de Luc un intérêt passionné, dont elle ne parlait à personne. Elle continuait à être secrètement avec lui, dans son effort généreux, dans sa volonté de mettre un peu de justice et d’amour sur la terre. Aussi avait-elle souffert avec lui, triomphé avec lui, et lorsqu’on l’avait cru mort un moment, sous le couteau de Ragu, elle s’était enfermée deux jours, loin de tous les yeux. Et, au fond de sa douleur, elle découvrait une angoisse intolérable, la liaison avec Josine qu’elle apprenait ainsi et qui lui laissait une blessure. Avait-elle donc aimé Luc sans le savoir  ? N’avait-elle pas rêvé la joie, la fierté d’un époux tel que lui, qui aurait fait un si magnifique usage de la fortune  ? Ne s’était-elle pas dit qu’elle l’aurait aidé, qu’ils auraient ensemble réalisé des prodiges de paix et de bonté  ? Mais il avait guéri, il était maintenant le mari de Josine, et elle avait senti de nouveau tout sombrer dans son abnégation d’épouse sacrifiée, de mère ne vivant plus que pour son fils. Luc cessait d’exister pour elle, et la question qui lui était posée la ramenait de si loin, qu’elle ne cacha pas sa grande surprise, avant de répondre.

«  Comment veux-tu que j’aie revu M. Froment  ? Tu le sais bien, voilà plus de dix ans que nos relations sont rompues.  »

Boisgelin, tranquillement, haussa les épaules.

«  Oh  ! ça n’empêche pas, tu aurais pu le rencontrer et lui parler. Vous vous entendiez si parfaitement, autrefois… Alors, tu n’as gardé aucun rapport avec lui  ?

— Non, dit-elle nettement. Si je le voyais encore, tu le saurais.  »

Elle sentait grandir son étonnement, blessée de son insistance, un peu honteuse d’être interrogée de la sorte. Où voulait-il en venir  ? À quel propos ce désir qu’elle eût conservé des rapports avec Luc  ? Et, à son tour, elle fut curieuse d’être renseignée.

«  Pourquoi me demandes-tu cela  ?

— Pour rien, une idée en l’air que j’ai eue tout à l’heure.  »

Il y revint cependant, il finit par se confesser.

«  Voilà… Je te disais que nous avions deux partis à prendre, ou vendre l’Abîme en nous débarrassant de tout, ou créer une société d’exploitation, dans laquelle je resterais. Eh bien  ! il y a un troisième moyen, une combinaison des deux autres qui serait de nous faire acheter l’Abîme par la Crêcherie, tout en nous réservant la meilleure part des bénéfices… Tu comprends  ?

— Non, pas tout à fait.

— C’est pourtant très simple… Ce Luc doit avoir une envie folle de nos terrains. Or, il nous a fait assez de mal, n’est-ce pas  ? il est bien légitime que nous tirions de lui une grosse somme. Et notre salut serait certainement là, surtout si nous avions en outre des intérêts dans la maison, ce qui nous permettrait de garder la Guerdache, sans rien diminuer de notre train d’existence.  »

Suzanne l’écoutait avec un grand saisissement de tristesse. Eh quoi  ! c’était toujours le même homme, l’effroyable leçon ne l’avait pas corrigé. Il ne rêvait que de spéculer sur les autres, de tirer profit de la situation où ils pouvaient être. Surtout, il n’avait toujours qu’un but, ne rien faire, rester l’oisif, l’entretenu, le capitaliste qu’il était. Dans le désespoir affolé où il se débattait depuis la catastrophe, il n’y avait que la terreur, la haine du travail, la pensée obsédante de se demander comment il s’arrangerait pour continuer à vivre, en ne rien faisant. Et, brusquement, sous les larmes déjà séchées, le jouisseur reparaissait.

Elle voulut savoir jusqu’au bout.

«  Mais, reprit-elle, qu’ai-je à voir dans cette affaire, pourquoi une demandais-tu si j’avais conservé des relations avec M. Froment  ?   »

Tranquillement, il répondit  :

«  Oh  ! mon Dieu  ! parce que ça m’aurait facilité les ouvertures que je songe à lui faire. Tu comprends, après des années de brouille, il n’est pas facile d’aborder un monsieur pour entamer une question d’intérêt  ; tandis que ça devenait beaucoup plus simple, si le monsieur était resté ton ami… Toi-même, peut-être, tu aurais pu le voir, lui parler…  »

Elle l’arrêta d’un geste brusque.

«  Jamais je n’aurais parlé à M. Froment, dans de telles conditions. Tu oublies que j’avais pour lui une affection de sœur.  »

Ah  ! le malheureux, il en tombait à cette bassesse de spéculer sur la tendresse que Luc pouvait avoir gardée au cœur  ; et c’était elle qu’il imaginait d’employer pour attendrir l’adversaire, de façon à le vaincre ensuite plus aisément  !

Il dut comprendre qu’il la blessait, en la voyant tout de suite plus pâle et plus froide, comme si elle s’était de nouveau retirée de lui. Et il voulut effacer l’impression mauvaise.

«  Tu as raison, les affaires ne regardent pas les femmes. Tu ne pouvais en effet te charger d’une pareille commission. Mais, tout de même, je suis content de mon idée, car plus j’y réfléchis, plus je suis convaincu que notre salut est là. Je vais dresser mon plan d’attaque, puis je trouverai bien un moyen de me mettre en rapport avec le directeur de la Crêcherie. À moins encore que je ne le laisse faire lui-même le premier pas, ce qui serait plus adroit.  »

Il était ragaillardi par cet espoir d’en duper un autre et d’en tirer son plaisir, comme il avait fait jusque-là. La vie avait encore du bon, si l’on pouvait la vivre, les mains paresseuses et blanches ignorantes de l’outil. Il se leva, eut un soupir de soulagement, regarda d’une des fenêtres le grand parc, qui semblait plus vaste par cette claire journée d’hiver, et où il espérait, dès le printemps, reprendre ses fêtes. Puis, il eut ce cri  : «  Nous serions bien bêtes de nous désoler. Est-ce que des gens comme nous peuvent jamais être misérables  !   »

Suzanne, qui était restée assise, avait senti croître son horrible tristesse. Un instant, elle venait d’avoir la naïve espérance de corriger cet homme, et elle s’apercevait que toutes les tempêtes, les révolutions pouvaient passer sur lui, sans qu’il s’amendât, sans qu’il comprît même les temps nouveaux. L’antique exploitation de l’homme par l’homme était dans son sang, il ne pouvait vivre et jouir que sur les autres. Toujours, il resterait un grand enfant mauvais, dont elle aurait plus tard la charge, si la justice faisait jamais son œuvre. Alors, elle n’eut plus pour lui que beaucoup d’amère pitié.

Pendant cette longue conversation, Paul n’avait pas bougé, écoutant ses parents, de son air doux d’intelligence et de tendresse. Dans ses grands yeux pensifs, passaient visiblement toutes les émotions qui agitaient sa mère. Il était en communion constante avec elle, il souffrit de ce qu’elle souffrait, en voyant l’époux et le père indigne. Et, comme elle s’aperçut de sa gêne douloureuse, elle lui demanda  :

«  Où allais-tu donc, mon enfant  ?

— Mère, j’allais à la Ferme, où Feuillat doit avoir reçu la nouvelle charrue, pour les labours d’hiver.  »

Boisgelin eut un gros rire.

«  Et ça t’intéresse  ?

— Mais oui, mon père… Aux Combettes, ils ont des charrues à vapeur qui font des sillons de plusieurs kilomètres, dans leurs champs mis en commun, devenus un champ immense. Et c’est superbe de voir la terre retournée et fécondée, jusqu’aux entrailles.  »

Il s’enthousiasmait avec une passion juvénile. Sa mère souriait, attendrie.

«  Va, va, mon enfant, va voir la charrue nouvelle, et travaille, tu t’en porteras mieux.  »

Les jours qui suivirent, Suzanne remarqua que son mari ne se hâtait point de mettre son projet à exécution. Il semblait lui suffire d’avoir trouvé la solution qui, selon lui, devait les sauver tous  ; et il était repris par son indolence, incapable de volonté. D’ailleurs, elle avait à la Guerdache un autre grand enfant dont les allures lui causèrent une soudaine inquiétude. M. Jérôme, le grand-père, qui venait d’atteindre l’âge avancé de quatre-vingt-huit ans, malgré la sorte de mort vivante dont la paralysie l’avait frappé, menait toujours à l’écart sa vie muette, n’ayant plus de rapports avec le monde extérieur, en dehors de ses continuelles promenades, dans la petite voiture que poussait un domestique. Seule, Suzanne entrait chez lui, le soignait, avait les attentions tendres que, fillette, elle lui prodiguait déjà, il y avait bientôt trente ans, dans cette même chambre du rez-de-chaussée, ouvrant sur le parc. Et, elle était si habituée aux yeux clairs du vieillard, ces yeux sans fond, comme pleins d’eau de source, qu’elle pouvait y lire les moindres ombres fugitives. Or, depuis les derniers événements, les yeux s’étaient assombris, il semblait qu’un sable lointain, en se soulevant, les eût troublés. Pendant tant d’années monotones, elle s’était penchée sur eux sans rien y voir, se demandant si la pensée ne s’en était pas allée à jamais, pour qu’ils restassent si purs, si vides  ! Était-ce donc, maintenant, que la pensée revenait  ? Ces ombres, ces fièvres renaissantes n’indiquaient-elles pas un réveil possible de tout l’être  ? Peut-être même avait-il toujours été conscient, intelligent  ; peut-être était-ce, par un miracle, le dur lien physique de la paralysie qui se relâchait, le délivrant un peu, au moment de la fin, du silence et de l’immobilité où il avait vécu si longtemps emprisonné. Et elle suivait avec une surprise et une angoisse croissantes ce lent travail de délivrance.

Un soir, le domestique qui poussait la petite voiture de M. Jérôme, se permit d’arrêter Suzanne, comme elle sortait et la chambre du vieillard, remuée par le regard vivant dont il l’avait accompagnée jusqu’à la porte.

«  Madame, je me suis promis de vous dire… Il me semble que Monsieur n’est plus le même. Aujourd’hui, il a parlé.  »

Saisie, elle s’écria  :

«  Comment, il a parlé  !

— Oui, hier même, j’avais bien cru l’entendre bégayer des mots, à demi-voix pendant une petite halte que nous avons faite, sur la route de Brias, en face de l’Abîme. Mais, aujourd’hui, comme nous passions devant la Crêcherie, il a certainement parlé, j’en suis sûr.

— Et qu’a-t-il dit  ?

— Ah  ! Madame, je n’ai pas bien compris, je crois bien que s’étaient des paroles sans suite, ça n’avait pas de sens raisonnable.  »

Dès lors, dans sa tendresse inquiète, Suzanne surveilla de près le grand-père. Le domestique avait l’ordre, chaque soir, de venir conter la journée à Madame. Et ce fut ainsi qu’elle put suivre la fièvre croissante qui semblait s’emparer de M. Jérôme. Il était pris d’un besoin de voir, d’entendre, il exigeait qu’on prolongeât ses promenades, comme s’il fût avide des spectacles se déroulant le long des routes. Mais, surtout, il se faisait conduire quotidiennement aux deux mêmes endroits, soit à l’Abîme, soit à la Crêcherie, sans se lasser de regarder pendant des heures les ruines sombres de l’un, la gaie prospérité de l’autre. Il forçait le domestique à ralentir la marche, il lui ordonnait de repasser à plusieurs reprises, bégayant de plus en plus distinctement ces mots sans suite, dont le sens échappait encore. Et Suzanne, bouleversée de ce lent réveil, finit par faire venir le docteur Novarre, désireuse d’avoir son avis.

«  Docteur, lui dit-elle, après lui avoir expliqué le cas, vous ne sauriez croire de quel effroi cela m’emplit. C’est comme si j’assistais à une résurrection. Mon cœur se serre, il me semble voir là un signe prodigieux, qui annonce d’extraordinaires événements.  »

Novarre sourit de cette nervosité de femme. Puis, il voulut se rendre compte par lui-même. Mais M. Jérôme n’était point un malade commode, il avait fermé sa porte aux médecins ainsi qu’au reste du monde  ; et, en somme, comme son état ne réclamait aucun traitement, le docteur s’abstenait d’entrer chez lui, depuis des années. Il dut donc se contenter de l’attendre dans le parc, à une de ses sorties, de le saluer, de le suivre sur la route. Même il l’aborda, il vit ses yeux s’éclairer, ses lèvres s’ouvrir en un balbutiement confus. Et il fut étonné, remué à son tour.

«  Vous avez raison, madame, revint-il dire à Suzanne, le cas est très singulier. Il y a évidemment là toute une crise de l’être, qui doit venir d’un profond ébranlement intérieur.  »

Anxieuse, elle demanda  :

«  Mais que prévoyez-vous, docteur, et que pouvons-nous faire  ?

— Oh  ! nous ne pouvons rien faire, cela est malheureusement certain. Et, quant à prévoir ce qu’un tel état peut amener prochainement, je ne m’y hasarderai même pas… Pourtant, je dois dire que, si de pareils cas sont rares, il y en a des exemples. Ainsi, je me souviens d’avoir examiné, à l’asile de Saint-Cron, un vieillard qui s’y trouvait enfermé depuis près de quarante ans, sans que les gardiens se souvinssent de l’avoir jamais entendu prononcer une parole. Tout d’un coup, il parut s’éveiller, il parla confusément d’abord, puis très nettement, et ce fut un flux interminable, des heures entières d’un bavardage ininterrompu. Mais l’extraordinaire était que ce vieillard, considéré comme idiot, avait tout vu, tout entendu, tout compris, pendant ses quarante ans d’apparent sommeil  ; et ce qu’il contait ainsi, d’un flot de paroles débordant, était précisément le récit sans fin de ses sensations, de ses souvenirs, emmagasinés depuis son entrée à l’asile.  »

Suzanne frémissait, tâchait de cacher l’affreuse émotion où la jetait cet exemple.

«  Et, demanda-t-elle de nouveau, qu’est-ce que le malheureux est devenu  ?   »

Novarre hésita une seconde.

«  Il est mort trois jours après. Je dois vous l’avouer, madame, ces sortes de crises sont presque toujours le symptôme d’une fin prochaine. C’est l’éternelle image de la lampe qui jette un dernier éclat avant de s’éteindre.  »

Un grand silence régna. Elle était devenue très pâle, le froid de la mort passait. Mais ce n’était point la fin prochaine du triste grand-père, c’était en elle une autre crainte, une autre douleur. Comme le vieillard de Saint-Cron, est-ce que le grand-père avait tout vu, tout entendu, tout compris  ? Et elle finit par poser encore une question.

«  Docteur, croyez-vous l’intelligence abolie, chez notre cher infirme  ? Selon vous, comprend-il, pense-t-il  ?   »

Novarre eut un geste vague, le geste du savant qui, en dehors de la certitude expérimentale, ne croit pouvoir s’engager à rien.

«  Oh  ! madame, vous m’en demandez beaucoup. Tout est possible, dans ce mystère du cerveau, où nous pénétrons si difficilement encore. L’intelligence peut rester intacte, après la perte de la parole, car ce n’est pas parce qu’on ne parle pas qu’on ne pense pas… Cependant, j’aurais diagnostiqué un affaiblissement de toutes les facultés mentales de M. Jérôme, je l’ai cru sombré à jamais dans l’enfance sénile.

— Mais il est possible, dites-vous, qu’il ait gardé ses facultés intactes.

— Très possible, je commence même à le soupçonner, et la preuve en est le réveil de tout l’être, la parole qui semble lui revenir peu à peu.  »

À la suite de cette conversation, Suzanne resta en une sorte de douloureuse horreur. Elle ne pouvait plus s’attarder affectueusement dans la chambre du grand-père, assister ainsi à sa résurrection, sans ressentir un secret effroi. S’il avait tout vu, tout entendu, s’il avait tout compris, dans la rigidité muette où la paralysie l’enchaînait, quel terrible drame s’était passé au fond de son silence  ! Depuis plus de trente ans, il était comme le témoin impassible de la rapide déchéance de sa race, ses yeux clairs avaient vu se dérouler cette défaite des siens, une chute que le vertige de la possession accélérait de père en fils. Deux générations venaient de suffire pour brûler, au feu dévorateur de la jouissance, la fortune fondée par son père et par lui, et qu’il croyait si solide. Il avait vif son fils Michel, devenu veuf, se ruiner dans l’amour des femmes chères, se casser la tête d’un coup de pistolet, tandis que sa fille Laure, perdue de mysticisme, entrait au couvent, et que son autre fils Philippe, marié à une catin, était tué en duel, après une existence imbécile. Il avait vu son petit-fils Gustave, le fils de Michel, jeter celui-ci au suicide, en lui volant une maîtresse et les cent mille francs de ses échéances, à l’heure où son autre petit-fils, André, le fils de Philippe, échouait dans le cabanon d’une maison de santé. Il avait vu Boisgelin, le mari de sa petite-fille Suzanne racheter l’Abîme en péril, le confier à un cousin pauvre, Delaveau qui, après lui avoir rendu une courte prospérité, venait de le réduire en cendres, à demi effondré déjà, le soir où il avait découvert le poison destructeur, la trahison de sa femme Fernande et du bellâtre Boisgelin, s’affolant l’un l’autre d’un besoin éperdu de luxe et de plaisir, jusqu’à la destruction de tout ce qui les entourait. Il avait vu l’Abîme, sa création aimée, cette usine reçue si modeste des mains de son père, si élargie par les siennes, devenue géante il avait vu l’Abîme, dont il espérait que sa race ferait toute une ville, l’empire du fer et de l’acier, décliner si rapidement, que, dès la deuxième génération, il n’en restait pas une pierre debout. Il avait enfin vu sa race, où s’était accumulée si lentement, dans une longue ascendance de misérables ouvriers, la force créatrice qui avait éclaté en son père et en lui, il avait vu sa race tout de suite gâtée, dégénérée, détruite par l’abus de la richesse, comme si, chez ses petits-enfants, plus rien déjà ne flambait de l’héroïsme au travail des Qurignon. Et quelle effroyable histoire amassée dans le crâne de ce vieillard de quatre-vingt-sept ans, quelle suite de faits terribles, résumant tout un siècle d’efforts, éclairant le passé le présent, l’avenir d’une famille  ! Et quelle terrifiante chose que ce crâne, où semblait dormir cette histoire, se réveillât lentement, et que tout menaçât d’en sortir bientôt, en un flot de débordante vérité, si les lèvres déjà balbutiantes se mettaient à crier des paroles claires  !

C’était ce terrible réveil que Suzanne attendait maintenant avec une anxiété croissante. Elle et son fils étaient les derniers de la race, Paul restait le seul mâle des Qurignon. La tante Laure venait de mourir dans le couvent des carmélites cloîtrées, où elle avait vécu près de quarante ans  ; et, depuis des années déjà, le cousin André était mort fou, retranché du monde dès son enfance. Aussi, lorsque Paul, à présent, accompagnait sa mère chez M. Jérôme, celui-ci le regardait-il longuement, de ses yeux qui s’éclairaient d’intelligence. L’unique et frêle rameau était là, du chêne au tronc puissant qu’il avait jadis espéré voir croître et se bifurquer en vigoureuses branches, toute une famille pullulante. L’arbre familial n’apportait-il pas la sève nouvelle, une santé et une vigueur puisées dans de rudes ancêtres travailleurs  ? Sa descendance n’allait-elle pas désormais s’épanouir, se répandre, pour la conquête de tous les biens et de toutes les joies de la terre  ? Et la sève était déjà tarie chez ses petits-fils, la vie de richesse mal vécue avait consumé l’amas lointain des forces ancestrales, en moins d’un demi-siècle.

Quelle amertume, lorsque le triste grand-père, le témoin suprême demeuré debout au milieu de tant de ruines, ne trouvait plus devant lui que le doux Paul, si fin, si délicat, dernier cadeau de la vie, qui semblait avoir voulu laisser aux Qurignon ce précieux rejeton, afin de repousser et de refleurir dans la terre nouvelle  ! Et quelle ironie douloureuse, qu’il restât seulement, à cette heure, cet enfant paisible et réfléchi, dans cette Guerdache énorme, cette habitation royale, achetée très cher autrefois par M. Jérôme, dans l’espoir et l’orgueil de la peupler un jour de ses nombreux descendants  ! Il en voyait les appartements si vastes occupés par dix ménages, il y entendait les rires d’une troupe sans cesse accrue de garçons et de filles, c’était le domaine familial, heureux, luxueux, où régnerait la dynastie de plus en plus féconde des Qurignon. Puis, voilà, au contraire, que les appartements s’étaient vidés chaque jour davantage, l’ivresse, la folie, la mort avaient passé, faisant leur œuvre destructive  ; une dernière corruptrice était venue, qui avait achevé de ruiner la maison  ; et, depuis la dernière catastrophe, on fermait les deux tiers des appartements, tout le second étage était abandonné à la poussière, les salons de réception eux-mêmes, au rez-de-chaussée, s’ouvraient seulement le samedi, pour permettre au soleil d’entrer. La race allait finir, si Paul ne la relevait pas, et l’empire où elle aurait dû prospérer n’était plus qu’une grande demeure vide, trop lourde aux épaules du ménage désuni, et qui allait s’émietter peu à peu dans l’abandon, si on ne lui rendait pas une vie nouvelle.

Une semaine encore se passa. Le domestique, à présent, distinguait des mots dans le balbutiement confus de M. Jérôme. Puis, une phrase nette se forma, et il vint la répéter à Madame.

«  Oh  ! ce n’a pas été sans peine, Madame, mais je puis affirmer à Madame que Monsieur a encore répété ce matin  : «  Il faut rendre, il faut rendre.  »

Suzanne restait incrédule. Cela ne correspondait à rien. Il faut rendre quoi  ?

«  Écoutez mieux, mon ami, tâchez de mieux saisir les mots.  »

Le lendemain, le domestique fut plus affirmatif encore.

«  J’assure à Madame que Monsieur dit bien  : «  Il faut rendre, il faut rendre  », et cela vingt fois, trente fois de suite, d’une petite voix basse et continue, comme s’il mettait là toute la force qui lui reste.  »

Dès le soir, Suzanne prit la résolution de veiller elle-même le grand-père, pour se rendre compte. Le jour suivant, il ne put se lever. Tandis que le cerveau se dégageait, les jambes et bientôt tout le tronc furent envahis, comme déjà frappés de mort. Elle s’épouvanta, elle envoya de nouveau chercher Novarre, qui, impuissant, la prévint doucement que la fin approchait. Et, dès lors, elle ne quitta plus la chambre.

C’était une vaste chambre, garnie de tapis très épais, ornée de tentures très lourdes. Toute rouge, d’un luxe solide et un peu sombre, elle avait des meubles de palissandre sculpté, un grand lit à colonnes, une haute glace où tout le parc se reflétait. Quand les fenêtres étaient ouvertes, on apercevait, au-delà des pelouses, entre les cimes des arbres séculaires, un déroulement immense d’horizon, l’amas des toitures de Beauclair d’abord, puis les monts Bleuses au-delà, la Crêcherie avec son haut fourneau, et l’Abîme dont les cheminées géantes restaient debout.

Un matin, Suzanne s’était assise près du lit, après avoir relevé les rideaux, pour que le soleil d’hiver entrât, lorsqu’elle eut l’émotion d’entendre M. Jérôme parler. Depuis un instant, la face tournée vers une fenêtre, il regardait au loin l’horizon, de ses grands yeux clairs. Et il ne dit d’abord que deux mots  :

«  Monsieur Luc…  »

Suzanne, qui avait distinctement entendu, resta un moment frappée de surprise. Pourquoi monsieur Luc  ? Jamais M Jérôme ne s’était trouvé en relation avec Luc, il devait même ignorer son existence  ; à moins pourtant qu’il n’eût eu conscience des derniers événements, tout vu, tout compris, ce dont elle avait seulement le soupçon et la crainte. Ce «  monsieur Luc  » tombant de ses lèvres si longtemps closes, c’était la première preuve que, derrière son silence, il y avait une intelligence toujours éveillée, qui voyait et comprenait. Elle en sentit croître son angoisse.

«  C’est bien M. Luc que vous dites, grand-père  ?

— Oui, oui, M. Luc…  »

Il y mettait une netteté, une énergie croissantes, les yeux ardemment fixés sur elle.

«  Et pourquoi me parlez-vous de M. Luc  ? Vous le connaissez donc, vous avez donc quelque chose à me dire de lui  ?   »

Là, il hésita, ne trouvant sans doute pas les mots, puis, il répéta encore le nom de Luc, avec une impatience d’enfant.

«  Autrefois, reprit-elle, il était mon grand ami, mais voici de bien longues années qu’il ne vient plus.  »

Vivement, il hocha la tête, et alors il trouva, comme si sa langue se dénouait peu à peu.

«  Je sais, je sais… Je veux qu’il vienne…

— Vous voulez que M. Luc vienne vous voir, vous désirez lui parler, grand-père  ?

— Oui, oui, c’est cela… Qu’il vienne tout de suite, je lui parlerai.  »

La surprise de Suzanne augmentait, avec le sourd effroi dont elle était envahie. Que pouvait vouloir dire M. Jérôme à Luc  ? Cela lui paraissait si gros d’hypothèses pénibles, qu’un instant elle tâcha d’éluder ce désir, en y voyant seulement une imagination délirante. Mais il avait bien toute sa raison, il la suppliait d’un élan plein de ferveur, irrésistible, où il épuisait les dernières forces de son pauvre être infirme. Et elle finit par être profondément troublée, trouvant là un cas de conscience, se demandant si elle serait pas coupable en refusant à un moribond une entrevue d’où sortiraient peut-être les choses menaçantes et obscures dont elle sentait le frisson.

«  Vous ne pouvez pas me parler, à moi, grand-père  ?

— Non, non, à M. Luc… Je lui parlerai tout de suite, oh  ! tout de suite  !

— C’est bien, grand-père, je vais lui écrire, et j’espère qu’il viendra.  »

Mais, quand Suzanne l’écrivit, cette lettre à Luc, sa main trembla. Elle ne traça que deux lignes  : «  Mon ami, j’ai besoin de vous, venez tout de suite.  » Et, à deux reprises, elle dut s’arrêter, la force lui manquait pour aller au bout de ces quelques mots, tellement ils éveillaient de souvenirs en elle, toute sa vie perdue, le bonheur à côté duquel elle avait passé, et qu’elle ne connaîtrait jamais. Il était à peine dix heures du matin, un petit domestique partit avec la lettre, pour la porter à la Crêcherie.

Justement, Luc se trouvait devant la maison commune, achevant son inspection matinale, lorsque la lettre lui fut remise  ; et, sans tarder, il suivit le petit domestique. Mais quelle émotion aussi, quel attendrissement de tout son cœur, à ces simples mots, si touchants  : «  Mon ami, j’ai besoin de vous, venez tout de suite  !   » Il y avait douze ans que les événements les avaient séparés, et elle lui écrivait comme s’ils s’étaient quittés la veille, certaine de le voir répondre à son appel. Elle n’avait pas douté un instant de son ami, il était touché aux larmes de la sentir toujours la même, dans leur bonne fraternité d’autrefois. Les plus effroyables drames avaient pu éclater autour d’eux, toutes les passions s’étaient déchaînées, balayant les hommes et les choses, et ils se retrouvaient naturellement la main dans la main, après tant d’années de séparation. Puis, comme, d’un pas alerte, il approchait de la Guerdache, il se demanda pourquoi elle l’appelait. Il n’ignorait pas le désir où était Boisgelin de lui vendre l’Abîme le plus cher possible, en spéculant sur la situation. Sa résolution était d’ailleurs formelle, jamais il n’achèterait l’Abîme  ; car la seule solution acceptable était que l’Abîme entrât dans l’association de la Crêcherie, comme les autres usines de moindre importance s’y étaient déjà fondues. L’idée l’effleura un instant que Boisgelin avait dû pousser sa femme à lui faire des ouvertures. Mais il la connaissait, elle était incapable de se prêter à un pareil rôle. Et il la devinait brisée d’inquiétude, ayant besoin de lui en quelque circonstance tragique. Il ne chercha plus, elle lui dirait elle-même le service qu’elle attendait de son affection.

Suzanne attendait Luc dans un petit salon, et quand il entra, elle crut défaillir, tant son trouble fut profond. Lui-même restait bouleversé, le cœur débordant. D’abord, ils ne purent dire une parole. Et ils se regardaient en silence.

«  Oh  ! mon ami, mon ami  », murmura-t-elle enfin.

Et elle mettait dans ces simples mots l’émotion de tout ce qui s’était passé depuis douze ans, leur séparation à peine coupée de rares et muettes rencontres, la vie cruelle qu’elle avait vécue à son foyer outragé et souillé, surtout l’œuvre qu’il avait accomplie pendant ce temps, qu’elle avait suivie de loin, d’une âme enthousiaste. Il devenait un héros, elle lui rendait un culte, elle aurait voulu s’agenouiller, panser ses blessures, être la compagne qui console et qui aide. Mais une autre était venue, elle avait tant souffert de Josine, que son cœur d’amante désormais était mort, enseveli dans cet amour ignoré de tous, dont elle-même ne voulait plus savoir s’il avait existé. Et, de voir son dieu devant elle, cela faisait remonter toutes ces choses des secrètes profondeurs de son être, en un attendrissement éperdu qui mouillait ses yeux et agitait ses mains d’un petit tremblement.

«  Oh  ! mon ami, mon ami, vous voilà donc, il a suffi que je vous appelle  !   »

Chez Luc, frémissant d’une pareille sympathie, les souvenirs évoquaient de même tout le passé. Il l’avait sue si malheureuse, sous l’outrage de la maîtresse, de la corruptrice, presque installée dans sa maison  ! Il l’avait sue si digne, si héroïque, ne voulant pas céder la place, défendant l’honneur du nom en restant à son foyer la tête haute, pour son fils, pour elle-même  ! Aussi, malgré la séparation, jamais elle n’était sortie de son esprit ni de son cœur, toujours il l’avait vénérée et plainte davantage, à chaque nouveau chagrin dont il la savait frappée. Bien souvent, il s’était demandé comment aller à son secours, de quelle aide il pouvait lui être. Il aurait éprouvé une si grande joie à lui donner la preuve qu’il n’avait rien oublié, qu’il était demeuré l’ami d’autrefois, le complice discret de ses bonnes actions  ! Et c’était pourquoi il accourait si vite au premier appel, plein de cette affection inquiète, qui maintenant, devant elle, lui gonflait le cœur, incapable de parler, jusqu’à ce qu’il pût répondre enfin  :

«  Oui, votre ami, votre ami qui n’a cessé de l’être, qui attendait cet appel pour accourir  !   »

Ils étaient restés fraternels, et ils sentirent alors si profondément cette fraternité, nouée pour toujours, qu’ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Ils se baisèrent sur les joues, en camarades, en amis ne craignant plus rien des folies humaines, certains de ne jamais souffrir l’un par l’autre, de ne se donner que de la paix et du courage. Tout ce que l’amitié entre un homme et une femme peut avoir de fort et de tendre, fleurissait dans leur sourire.

«  Mon amie, si vous saviez ma crainte, lorsque j’ai compris que sous mes coups, l’Abîme finirait par crouler  ! N’est-ce pas vous que je ruinais  ? Et à quelle foi j’ai dû obéir, pour ne pas m’arrêter devant cette pensée  ! Parfois, j’étais pris de grandes tristesses, vous deviez me maudire, vous ne me pardonneriez jamais d’être la cause des soucis où vous vous débattez à cette heure.

— Moi, vous maudire, mon ami  ! Mais j’étais avec vous, je faisais des vœux pour vous, vos victoires ont été mes seules joies  ! Et cela m’était si doux, au milieu de ce monde qui est le mien et qui vous exécrait, d’avoir ma secrète affection, de vous comprendre et de vous aimer, en un sanctuaire intime, ignoré des autres  !

— Je ne vous en ai pas moins ruinée, mon amie. Qu’allez-vous devenir, vous habituée dès l’enfance à cette vie de luxe  ?

— Oh  ! ruinée, mon ami, la besogne se serait faite sans vous. Ce sont les autres qui m’ont ruinée. Et vous verrez si je serai brave, toute délicate que vous me pensez.

— Mais Paul, mais votre fils  ?

— Paul  ! il ne pouvait lui arriver de plus grand bonheur. Il travaillera. Voyez ce que l’argent a fait des miens.  »

Et Suzanne dit enfin à Luc pourquoi elle lui avait adressé un si pressant appel. M. Jérôme, dont elle lui conta le poignant réveil d’intelligence, désirait le voir. C’était le vœu d’un mourant, le docteur Novarre croyait à une fin très prochaine. Luc, étonné comme elle, et comme elle saisi d’un vague effroi, à la pensée de cette résurrection, où il était prié si étrangement d’intervenir, répondit qu’il était tout à elle, prêt à faire ce qu’elle lui demanderait.

«  Vous avez prévenu votre mari de ce désir et de ma visite  ?   »

Elle le regarda, avec un léger haussement d’épaules.

«  Non, je n’y ai pas songé, c’est inutile. Depuis longtemps, le grand-père ne paraît même plus savoir que mon mari existe. Il ne lui parle pas, il ne le voit pas… D’ailleurs, mon mari est parti pour la chasse, de grand matin, et il n’est pas encore rentré.  »

Puis, elle ajouta  :

«  Si vous voulez bien me suivre, je vais tout de suite vous conduire.  »

Quand ils entrèrent chez M. Jérôme, celui-ci, assis sur son séant dans le vaste lit de palissandre, le dos appuyé contre des oreillers, avait encore la tête tournée vers la fenêtre, dont les rideaux étaient restés grands ouverts. Il ne devait pas avoir quitté des yeux le parc superbe, le déroulement de l’horizon, avec l’Abîme et la Crêcherie, au flanc des monts Bleuses, là-bas, par-dessus les toitures entassées de Beauclair. C’était un spectacle qui semblait le hanter, une continuelle évocation du passé, du présent et de l’avenir, depuis les longues années que, muet, il avait cet horizon sans cesse devant lui.

«  Grand-père, dit Suzanne, je vous amène M. Luc Froment. Le voici, il nous a fait l’amitié d’accourir tout de suite.  »

Lentement, le vieillard tourna la tête, posa sur Luc ses grands yeux qui paraissaient plus grands encore, d’une clarté profonde, infinie. Et il ne dit rien, pas même une parole d’accueil et de remerciement. Le lourd silence continua plusieurs minutes, sans qu’il détournât les regards de cet inconnu, de ce fondateur de la Crêcherie, comme s’il eût voulu le bien connaître, entrer en lui de ses yeux de mourant, au plus profond de l’âme.

Suzanne, un peu embarrassée, reprit  :

«  Grand-père, vous ne connaissiez pas M. Froment, peut-être l’aviez-vous remarqué dans vos promenades  ?   »

Il n’eut pas l’air d’entendre, il ne répondit pas davantage à sa petite-fille. Mais, au bout d’un instant, il tourna de nouveau la tête, chercha des yeux dans la chambre. Et, ne trouvant pas, il finit par prononcer un seul mot, un nom  :

«  Boisgelin…  »

Ce fut, pour Suzanne, un nouvel étonnement, mêlé d’inquiétude et de gêne.

«  Vous demandez mon mari, grand-père, vous désirez qu’il soit là  ?

— Oui, oui, Boisgelin.  »

— C’est qu’il n’est pas rentré, je crois. En attendant, vous devriez dire à M. Froment pourquoi vous avez voulu le voir.

— Non, non… Boisgelin, Boisgelin.  »

Évidemment, il ne pouvait parler que devant Boisgelin. Suzanne, après s’être excusée près de Luc, quitta la chambre, à la recherche de son mari. Et Luc resta face à face avec M. Jérôme, et il sentait toujours sur sa personne les regards d’infinie clarté. Lui-même alors l’examina, le trouva d’une beauté extraordinaire, dans son extrême vieillesse, avec sa face blanche, ses traits réguliers auxquels l’approche de la mort, ennoblie par un grand acte, donnait une majesté souveraine. L’attente fut longue, pas un mot ne fut échangé entre les deux hommes, dont les yeux plongeaient les uns dans les autres. Autour d’eux, la chambre, aux épaisses tentures, aux meubles massifs, semblait dormir, sous l’étouffement de son luxe lourd. Pas un bruit, pas un souffle, rien que le frisson qui venait, au travers des murs, du vide des grands salons fermés des étages entiers abandonnés à la poussière. Et rien n’était plus tragique ni plus solennel que cette attente.

Enfin, Suzanne reparut, en amenant Boisgelin, qui justement rentrait. Il était encore guêtré, ganté, en veste de chasse, car elle ne lui avait pas laissé le temps de mettre un veston d’appartement. Et il entra l’air anxieux, ahuri de tomber dans une telle aventure. Ce que sa femme venait de lui dire rapidement, Luc appelé par M. Jérôme, Luc chez lui, dans la chambre du vieillard, qui renaissait à l’intelligence, qui l’attendait pour parler, tous ces événements imprévus le bouleversaient, le jetaient à un trouble extrême, sans qu’il eût même quelques minutes de réflexion.

«  Eh bien  ! grand-père, dit Suzanne, voilà mon mari. Parlez, si vous avez quelque chose à nous dire. Nous vous écoutons.  »

Mais, une fois encore, le vieillard chercha dans la chambre, et ne trouvant pas, il demanda  :

«  Paul, où est Paul  ?

— Vous voulez aussi que Paul soit là  ?

— Oui, oui, je veux  !

— C’est que Paul doit être à la Ferme. Ça va demander un grand quart d’heure.

— Il le faut, je veux, je veux  !   »

On céda, on envoya en hâte un domestique. Et, cette fois l’attente fut encore plus solennelle et plus tragique. Luc et Boisgelin s’étaient simplement salués, sans trouver une parole à se dire, après tant d’années, dans cette chambre qu’un souffle auguste semblait emplir déjà. Personne n’ouvrit la bouche, on n’entendait dans l’air frissonnant que le souffle un peu fort de M. Jérôme. De nouveau, ses yeux élargis, pleins de lumière étaient retournés à la fenêtre, vers cet horizon de l’effort humain en travail, où le passé était révolu, où demain allait naître. Et les minutes s’écoulaient, lentes, régulières, dans cette attente anxieuse de ce qui devait venir, l’acte de grandeur souveraine dont on sentait l’approche.

Il y eut un bruit léger de pas, Paul entra, la figure saine et rose, fouettée de grand air.

«  Mon enfant, dit Suzanne, c’est ton grand-père qui nous a réunis et qui désire ne parler que devant toi.  »

Sur les lèvres, si longtemps rigides de M. Jérôme, un sourire parut, d’une infinie tendresse. Il appela Paul du geste, le fit asseoir le plus près possible, sur le bord du lit. C’était surtout pour lui qu’il voulait parler, pour ce dernier des Qurignon, de qui la race pouvait refleurir et porter encore des fruits excellents. Comme il le vit très ému, le cœur souffrant du dernier adieu, il s’attarda un instant à le rassurer de ses yeux d’aïeul attendri, pour qui la mort était douce, puisqu’il allait léguer à son arrière-petit-fils l’héritage de sa longue existence, un acte de bonté, de justice et de paix.

Puis, enfin, il parla, dans le silence religieux de tous. Il avait tourné la tête vers Boisgelin, il répéta d’abord les seuls mots que le domestique, depuis plusieurs jours, l’entendait bégayer à demi-voix, au milieu d’autres confuses paroles.

«  Il faut rendre, il faut rendre…  »

Et, voyant qu’on hésitait à comprendre ce qu’il voulait dire, il revint à Paul, il redit avec plus de force  :

«  Il faut rendre, mon enfant, il faut rendre…  »

Suzanne, saisie du grand frisson qui passait, avait échangé un regard avec Luc, également frémissant  ; et, tandis que Boisgelin, pris de malaise et de peur, affectait de s’attendre à quelque divagation de vieillard, elle demanda  :

«  Qu’entendez-vous nous dire, grand-père, et que faut-il donc que nous rendions  ?   »

La voix de M. Jérôme se faisait de plus en plus nette et aisée.

«  Tout, ma fille… Là-bas, il faut rendre l’Abîme. Ici, il faut rendre la Guerdache. À la Ferme, il faut rendre les terres… Il faut tout rendre, parce que rien ne doit être à nous, parce que tout doit être à tous.

— Mais, grand-père, expliquez-vous, à qui donc faut-il rendre  ?

— Je te le dis, ma fille… Il faut rendre à tous. Rien n’est à nous de ce que nous avons cru notre bien. Si ce bien nous a empoisonnés, nous a détruits, c’est qu’il était le bien des autres… Pour notre bonheur à nous, pour le bonheur de tous, il faut rendre, il faut rendre…  »

Et, alors, ce fut une scène d’une souveraine beauté, d’une grandeur incomparable. Il ne trouvait pas toujours les mots, mais le geste achevait la pensée. Lentement, au milieu du silence sacré que gardaient ceux qui l’écoutaient, il arrivait quand même à se faire entendre. Il avait tout vu, tout entendu, tout compris  ; et comme Suzanne l’avait senti venir avec une angoisse frissonnante, c’était tout le passé qui revenait, toute la vérité du passé terrible qui coulait en un flot débordant, de ce témoin si longtemps muet, impassible, muré dans sa prison de chair. Il semblait n’avoir survécu à tant de désastres, à toute une famille d’heureux et foudroyés, que pour en tirer le grand exemple. Au jour du réveil, avant d’entrer dans la mort, il déroulait son long supplice d’homme qui, après avoir cru en sa race, installée dans l’empire fondé par lui, avait assez duré pour voir la race et l’empire emportés, au vent de l’avenir. Et il disait pourquoi, il jugeait et réparait.

Ce fut, d’abord, le premier Qurignon, l’ouvrier étireur, créant l’Abîme, avec quelques camarades, aussi pauvre qu’eux, plus adroit et plus économe sans doute. Ensuite, ce fut lui, le deuxième Qurignon, qui gagna la fortune, les millions entassés, dans une lutte opiniâtre, où il se montra un héros de la volonté, de l’effort constant et intelligent. Mais, s’il avait accompli des prodiges d’activité et de génie créateur, s’il avait gagné l’argent par une admirable entente des conditions de la production et de la vente, il savait bien qu’il était un simple aboutissant, que de longues générations de travailleurs œuvraient en lui, faisaient en lui sa force et son triomphe. Quel nombre avait-il fallu de paysans suant sur la glèbe, d’ouvriers usés par l’outil, pour aboutir aux deux premiers Qurignon, conquérants de la fortune  ? Chez eux s’était amassé l’âpre besoin de lutter, de s’enrichir, de monter d’une classe, le lent affranchissement du misérable courbé sur la besogne, dans la servitude. Et, enfin, voilà qu’un Qurignon était assez fort pour vaincre, s’échapper de la geôle, acquérir la richesse tant souhaitée, être un riche, un maître à son tour  ! Et, tout de suite après, voilà qu’en deux générations, la descendance périclitait, retombait aux luttes douloureuses, affaiblie déjà par la jouissance, dévorée par elle comme par une flamme  !

«  Il faut rendre, il faut rendre, il faut rendre…  »

C’était son fils Michel qui, après des folies, se tuait, la veille d’un jour d’échéances. C’était son autre fils Philippe, marié à une drôlesse, qui, ruiné par elle, laissait la vie dans un duel imbécile. C’était sa fille Laure, mourant plus tard au couvent, inféconde, la tête affaiblie de visions mystiques. C’étaient ses deux petits-fils André, fils de Philippe, rachitique, à demi fou, s’éteignant au fond d’une maison de santé, et Gustave, fils de Michel, allant périr tragiquement sur une route d’Italie, après avoir poussé son père au suicide, en lui volant une maîtresse et l’argent de sa fin de mois. Enfin, c’était sa petite-fille Suzanne, la tendre, la sage, la bien-aimée, dont le mari, Boisgelin, après avoir racheté l’Abîme et la Guerdache, achevait la dévastation. L’Abîme était en cendres, chaud encore de l’incendie qui l’avait ravagé, vengeur des sottises et des souillures. La Guerdache, où il espérait voir pulluler sa race, étendait son désert autour de lui, ses salons vides son parc morne, au travers duquel ne passait plus que le fantôme pâle de l’empoisonneuse, de la corruptrice, cette Fernande qui venait de consommer la ruine. Et, pendant que ceux de sa race succombaient ainsi, les uns après les autres, ébranlant, emportant œuvre de son père et la sienne, il avait vu se dresser, en face une couvre nouvelle, la Crêcherie, toute prospère maintenant, toute vivante de l’avenir qu’elle apportait. Et il savait ces choses, parce qu’elles s’étaient passées devant ses yeux clairs, au cours de ses continuelles promenades, des heures de muette contemplation, où il se revoyait devant l’Abîme au moment de la sortie des ouvriers devant la Crêcherie, dont les vieux ouvriers, déserteurs de sa maison, le saluaient, devant l’Abîme encore, le matin où il ne restait de cette maison si aimée que des décombres fumants.

«  Il faut rendre, il faut rendre, il faut rendre…  »

Ce cri qu’il ne cessait de jeter, au milieu de son flot lent de paroles, qu’il accentuait chaque fois avec plus d’énergie, montait comme la conséquence même des faits désastreux dont il avait tant souffert. Si les choses, à son entour, avaient si rapidement croulé, n’était-ce pas que la fortune acquise par le travail des autres était empoisonnée et empoisonneuse  ? La jouissance qu’elle procure est le plus certain des ferments destructeurs, elle abâtardit la race, elle désorganise la famille, elle détermine les drames abominables. C’était elle qui, en moins d’un demi-siècle, avait dévoré cette force, cette intelligence, ce génie, dont la réserve s’était faite chez les Qurignon pendant des siècles de rude labeur. Leur faute, à ces ouvriers si robustes, avait été de croire qu’ils devaient, pour leur bonheur personnel, s’emparer et jouir de la richesse qu’ils créaient avec les bras des camarades. Et la richesse rêvée, la richesse réalisée, venait d’être le châtiment. Rien n’était d’une pire morale que de donner en exemple l’ouvrier enrichit, devenu patron, maître souverain de milliers d’hommes courbés sur la tâche, suant l’argent dont il triomphe. Lorsqu’on dit  : «  Avec de l’ordre et de l’intelligence, vous voyez bien qu’un simple forgeron peut arriver à tout  », on pousse simplement à l’œuvre d’iniquité, on aggrave le déséquilibre social. Le bonheur de l’élu n’est fait que du malheur des autres, car c’est leur bonheur à ceux-là qu’il rogne et qu’il vole. Un camarade qui arrive barre le chemin à des milliers de camarades, vit désormais de leur misère et de leur souffrance. Et souvent cet heureux est puni par le succès, par la fortune elle-même, trop hâtive, disproportionnée, dès lors meurtrière. Et c’est pourquoi l’unique vérité était de revenir au travail sauveur, au travail de tous, à tous gagnant leur vie, ne devant leur joie qu’à leur intelligence et à leurs bras.

«  Il faut rendre, il faut rendre, il faut rendre…  »

Il faut rendre, parce qu’on meurt du bien volé à autrui. Il faut rendre, parce que l’unique guérison, l’unique certitude et l’unique bonheur sont là. Il faut rendre, par esprit de justice et plus encore par intérêt personnel, le bonheur de chacun ne pouvant être que dans le bonheur de tous. Il faut rendre pour se mieux porter, pour vivre une vie saine et heureuse, au milieu de la paix universelle. Il faut rendre, car si tous les conquérants injustes, si tous les détenteurs égoïstes de la fortune publique rendaient demain les richesses qu’ils gaspillent pour leurs plaisirs solitaires, les grands domaines, les grandes exploitations, les usines, les routes les villes, ce serait tout de suite la paix faite, l’amour refleurissant parmi les hommes, une telle abondance de biens, qu’il n’y aurait plus un seul misérable. Il faut rendre, il faut donner l’exemple, si l’on veut que d’autres riches comprennent, sentent d’où viennent les maux dont ils agonisent, veuillent retremper leur descendance dans la vie active, le labeur quotidien, le pain qui ne nourrit jamais mieux que lorsqu’on l’a gagné. Il faut rendre, quand il en est temps encore, quand il y a quelque grandeur à retourner avec les camarades, en leur montrant qu’on s’est trompé, qu’on reprend sa place pour l’effort commun, dans l’espoir de l’heure prochaine de justice et de paix. Il faut rendre, et mourir ainsi la conscience nette, le cœur joyeux du devoir accompli, et laisser ainsi la leçon réparatrice, libératrice, au dernier de sa race, afin qu’il la relève qu’il la sauve de l’erreur, qu’il la continue en force, en joie et en beauté.

«  Il faut rendre, il faut rendre, il faut rendre…  »

Des larmes avaient paru dans les yeux de Suzanne, en voyant l’exaltation où les paroles de l’aïeul jetaient son fils Paul, pendant que Boisgelin témoignait sa sourde irritation par des mouvements d’impatience.

«  Mais, grand-père, demanda-t-elle, à qui et comment voulez-vous qu’on rende  ?   »

Le vieillard tourna vers Luc ses yeux de lumière.

«  Si j’ai désiré que le créateur de la Crêcherie fût là, c’était pour qu’il m’entendît et pour qu’il vous aidât, mes enfants… Il a déjà beaucoup travaillé à l’œuvre de réparation, lui seul peut s’entremettre et rendre ce qui reste de notre fortune aux camarades, aux fils, aux petits-fils des camarades d’autrefois.  »

Luc, que l’émotion étranglait aussi devant ce spectacle d’extraordinaire noblesse, eut cependant une hésitation, en sentant combien Boisgelin était hostile.

«  Je ne puis, dit-il, faire qu’une chose. C’est simplement, si les propriétaires de l’Abîme le veulent bien, les accepter dans notre association de la Crêcherie. Comme d’autres usines sont déjà venues à nous, l’Abîme élargira notre famille d’ouvriers, doublera d’un coup l’importance de notre ville naissante. Et, si par rendre vous entendez ce retour à plus de justice, à un acheminement vers la justice totale, je puis vous aider, j’y consens de tout mon cœur.

— Je sais, répondit lentement M. Jérôme, je ne demande pas davantage.  »

Mais Boisgelin, ne pouvant se contenir plus longtemps, protesta.

«  Ah  ! non, ce n’est pas ce que je veux. Malgré le gros chagrin que j’en aurai, je suis prêt à céder l’Abîme à la Crêcherie. Le prix de vente sera débattu, je demanderai, en dehors de la somme fixée, de garder un intérêt dans la maison, dont on discutera aussi le chiffre… J’ai besoin d’argent, je veux vendre.  »

C’était le plan qu’il mûrissait depuis quelques jours, dans l’idée que Luc avait une envie folle des terrains de l’Abîme, et qu’il tirerait de lui une somme considérable, immédiatement, tout en se réservant des rentes pour l’avenir. Et tout ce plan croula, lorsque Luc déclara d’une voix nette, où l’on sentait une volonté irrévocable  :

«  Il nous est impossible d’acheter. Cela est contraire à l’esprit qui nous dirige. Nous ne sommes qu’une association, une famille ouverte à tous les frères désireux de se joindre à nous.  »

M. Jérôme, dont les regards éclatants s’étaient fixés sur Boisgelin, reprit sans colère, avec sa tranquillité souveraine  :

«  C’est moi qui veux et qui ordonne. Ma petite-fille Suzanne, ici présente, copropriétaire de l’Abîme, se refusera formellement à tout arrangement autre, en dehors de ma volonté. Et, j’en suis sûr, elle n’aura, comme moi qu’un regret, celui de ne pouvoir tout rendre, de toucher encore les intérêts de son capital, dont elle disposera selon son cœur.  »

Et, Boisgelin se taisant, se soumettant dans la faiblesse éperdue où l’avait jeté sa ruine, le vieillard continua  :

«  Ce n’est pas tout, il reste la Guerdache et la Ferme. Il faut rendre, il faut rendre.  »

Alors, épuisé, d’une parole qui redevenait difficile, il acheva de dire ses volontés. Comme l’Abîme allait se fondre dans la Crêcherie, il voulait que la Ferme entrât dans l’association des Combettes. D’un bloc, le domaine irait élargir les vastes champs mis en commun de Lenfant, d’Yvonnot et des autres paysans, vivant en frères depuis que leurs intérêts bien compris les avaient réconciliés. Il n’y aurait plus qu’une terre, une mère unique, aimée de tous, cultivée par tous, les nourrissant tous. La plaine entière de la Roumagne finirait par être une seule et même moisson, le grenier d’abondance de Beauclair régénéré. Et, quant à la Guerdache, puisqu’elle appartenait en totalité à Suzanne, il chargeait celle-ci de la rendre aux misérables, aux souffrants, pour ne rien garder des biens empoisonnés dont les Qurignon agonisaient. Et, revenant à Paul, toujours assis au bord du lit, lui prenant les mains dans les siennes, le regardant de ses yeux qui maintenant commençaient à s’éteindre, il dit encore, de plus en plus bas  :

«  Il faut rendre, il faut rendre, mon enfant… Tu ne garderas rien, tu donneras ce parc aux anciens camarades, pour qu’ils s’y réjouissent, les jours de fête, et pour que leurs femmes et leurs enfants s’y promènent, y goûtent des heures de gaieté et de santé, sous les beaux arbres. Tu rendras, tu donneras aussi la maison, cette immense demeure que nous n’avons pas su emplir, malgré notre argent, et je veux qu’elle soit à ces femmes, à ces enfants des ouvriers pauvres. On les y accueillera, on les y soignera, lorsqu’ils seront malades ou simplement las… Ne garde rien, rends tout, rends tout, mon enfant, si tu veux te sauver du poison. Et travaille, ne vis que de ton travail, et cherche la fille d’un ancien camarade qui travaille encore, épouse-la, aie d’elle de beaux enfants qui travailleront, qui seront des justes et des heureux, qui auront d’autres beaux enfants, pour l’éternel travail futur… Ne garde rien, mon enfant, rends tout, c’est l’unique salut, la paix et la joie.  »

Tous pleuraient, jamais souffle plus beau, plus grand, plus héroïque n’avait passé sur des âmes humaines. La vaste chambre en était devenue auguste. Et les yeux du vieillard qui l’avaient emplie de clarté, continuaient à s’éteindre peu à peu, tandis que sa voix, elle aussi, se faisait plus sourde, rentrait dans l’éternel silence. Il avait accompli son œuvre sublime de réparation, de vérité et de justice, aidant au bonheur qui est le droit primordial de tous les hommes. Et, le soir, il mourut.

Mais, lorsque Suzanne accompagna Luc, au sortir de la chambre de M. Jérôme, ils se retrouvèrent seuls un instant, dans le petit salon. Ils étaient tellement jetés hors d’eux-mêmes, bouleversés d’émotion, que tout leur cœur vint sur leurs lèvres.

«  Comptez sur moi, dit-il, je vous jure de veiller à l’exécution des volontés suprêmes dont vous êtes la dépositaire. Je vais m’y employer dès maintenant.  »

Elle lui avait pris les mains.

«  Oh  ! mon ami, je mets ma foi en vous… Je sais quels miracles de bonté vous avez réalisés déjà, je ne doute pas du prodige que vous achèverez, en nous réconciliant tous… Il n’y a que l’amour. Ah  ! si j’avais été aimée, comme j’aimais  !   »

Il la voyait trembler, livrant le secret si longtemps ignoré elle-même, qui lui échappait en cette minute solennelle.

«  Mon ami, mon ami  ! quelles forces j’aurais eues pour le bien, de quelle aide je me serais sentie capable, au bras d’un juste, d’un héros, dont j’aurais fait mon dieu  ! Mais, s’il est irrévocablement trop tard, voulez-vous tout de même de moi, comme d’une amie, d’une sœur, qui pourra vous être de quelque secours  ?   »

Et il comprit, c’était le cas si doux, si triste de Sœurette qui recommençait. Elle l’avait aimé sans le dire, sans même se l’avouer, en honnête femme avide de tendresse, mettant en lui son rêve d’amour heureux, la consolation des cruautés de son ménage. Lui-même ne l’avait-il pas aimée, aux jours lointains de leurs premières rencontres, chez les pauvres gens où ils s’étaient connus  ? Cela était délicieusement discret, un amour de songe dont il aurait craint de l’offenser, qui gardait en son cœur le parfum des fleurs du souvenir, retrouvées entre deux pages. Et, maintenant que Josine était l’élue, maintenant que ces choses étaient mortes, sans résurrection possible, elle se donnait comme Sœurette, en compagne fraternelle, en simple amie dévouée, désireuse d’être de sa mission, de son œuvre.

«  Si je veux de vous  ! cria-t-il touché aux larmes, ah  ! oui, il n’y a jamais assez d’affection, de bonne volonté tendre et active  ! La besogne est si grande, vous y pourrez dépenser votre cœur, sans compter… Venez avec nous, mon amie, et vous ne me quitterez plus, vous serez une part de ma raison et de mon amour.  »

Elle fut transportée, elle se jeta dans ses bras, ils s’embrassèrent. Le lien se nouait indissoluble, un mariage de sentiment d’une pureté exquise, où il ne restait que la commune passion des pauvres et des souffrants, que le désir inextinguible d’exterminer la misère du monde. Il avait une épouse adorée, féconde, qui lui donnait les enfants de sa chair, et il allait avoir deux amies, deux compagnes aux mains délicates de femme, qui l’aideraient dans les œuvres de son esprit.

Des mois s’écoulèrent, la liquidation des affaires embrouillées de l’Abîme fut très laborieuse. Il y avait la dette de six cent mille francs dont il fallait se débarrasser avant tout. On prit des arrangements, les créanciers acceptèrent d’être remboursés par annuités, sur les bénéfices que réaliseraient les actions de l’Abîme, lorsqu’il serait entré dans l’association de la Crêcherie. On avait dû évaluer la somme représentant le matériel et l’outillage sauvés de l’incendie. C’était, avec les terrains très vastes, le long de la Mionne, jusqu’au vieux Beauclair, l’apport des Boisgelin  ; et une rente modeste leur était assurée, à prélever sur les bénéfices, avant de les partager entre les créanciers. Le vœu du vieux Qurignon n’était de la sorte rempli qu’à moitié, dans cette période de transition où le capital œuvrait encore au même titre que le travail et l’intelligence, en attendant qu’il disparût devant la victoire du travail unique et souverain. Mais, du moins, la Guerdache et la ferme purent faire un retour complet à la communauté, furent rendues totalement aux héritiers des travailleurs qui les avaient payées autrefois de leur sueur, car, dès que les terres de la Ferme, entrées dans l’association des Combettes, réalisant l’idée secrète, longtemps mûrie de Feuillat, prospérèrent, devinrent une source de gains considérables, tout cet argent fut employé à faire de la Guerdache une maison de convalescence pour les enfants faibles et pour les mères récemment accouchées. Des lits étaient fondés, des pensions gratuites étaient ouvertes, et le parc toujours fleuri appartenait maintenant aux petits de ce monde, jardin immense, paradis de rêve où jouaient les enfants, où les mères retrouvaient de la santé, où tout le peuple venait se récréer comme en un palais de la nature, qui était maintenant le palais de tous.

Des années s’écoulèrent. Luc avait cédé aux Boisgelin une des petites maisons de la Crêcherie, bâtie à quelque distance du pavillon qu’il occupait toujours. Et les premiers temps de cette existence médiocre furent très durs pour Boisgelin, qui ne s’était pas résigné sans de violentes révoltes. Un instant, il avait même voulu partir pour Paris y vivre à son gré, au hasard. Mais son oisiveté de naissance, l’impossibilité où il était de gagner sa vie le rendaient d’une faiblesse d’enfant, le livraient aux mains de qui voulait le prendre. Depuis les désastres, Suzanne, si raisonnable si douce, mais si ferme, avait sur lui une autorité absolue, et il finissait toujours par faire ce qu’elle voulait, comme un pauvre être désemparé, emporté au gré de l’existence. Bientôt, parmi ce monde actif de travailleurs, la paresse lui pesa tellement, qu’il en vint à désirer une occupation. Il était las de se traîner la journée entière il souffrait d’une sourde honte, d’un besoin d’agir, n’ayant plus l’inutile fatigue d’une grande fortune à gérer et à manger. L’hiver encore, il lui restait la chasse, mais, dès les beaux jours, en dehors de quelques promenades à cheval, l’ennui morne l’écrasait. Aussi accepta-t-il, lorsque Suzanne décida Luc à lui confier une inspection, une sorte de contrôle dans les magasins généraux, trois heures de son temps à donner par jour. Sa santé qui avait souffert, se raffermit un peu, sans qu’il cessât de se montrer inquiet, avec l’air éperdu et malheureux d’un homme qui serait tombé sur une autre planète.

Et des années s’écoulèrent encore. Suzanne était devenue l’amie, la sœur de Josine et de Sœurette, les aidant, partageant leurs travaux. Toutes trois entouraient Luc, le soutenaient, le complétaient, étaient comme sa bonté, sa tendresse, sa douceur agissantes. Il les appelait en souriant ses trois vertus, et il les disait, à des titres différents, l’expansion même de son amour, les messagères de tout ce qu’il aurait voulu de délicieusement tendre dans le monde. Elles s’occupaient des crèches, des écoles, des infirmeries, des maisons de convalescence, elles allaient partout où il y avait une faiblesse à protéger, une douleur à soulager, une joie à faire naître. Sœurette et Suzanne surtout acceptaient, ambitionnaient les plus ingrates besognes, celles qui exigent l’abnégation personnelle, l’entier renoncement  ; tandis que Josine, prise par ses enfants, par son foyer sans cesse élargi, se donnait naturellement moins aux autres. Elle était d’ailleurs l’amoureuse, la fleur de beauté et de désir, lorsque Sœurette et Suzanne n’étaient que les amies les consolatrices et les conseillères. Luc eut parfois encore de grandes amertumes  ; et, souvent, au sortir des bras de l’épouse, s’étaient les deux amies qu’il écoutait, qu’il chargeait de panser les blessures, heureuses de se donner toutes à l’œuvre commune de salut. C’était par la femme et pour la femme que la Cité nouvelle devait être fondée.

Et huit ans déjà s’étaient écoulés, lorsque Paul Boisgelin, qui accomplissait sa vingt-septième année, épousa la fille aînée de l’ouvrier Bonnaire, alors âgée de vingt-quatre ans. Lui, dès l’entrée des terres de la Guerdache dans l’association des Combettes, s’était passionné, avec l’ancien fermier Feuillat, non plus pour le gain que pouvaient rapporter ces terres, mais pour la fertilité de plus en plus grande des vastes champs qu’elles venaient élargir encore. Il s’était fait cultivateur, il dirigeait une des sections du domaine commun, dont il avait fallu diviser l’immensité en divers groupes d’une même et fraternelle famille. Et c’était chez sa mère, dans la petite maison de la Crêcherie, où il revenait coucher tous les soirs, qu’il avait connu Antoinette, qui occupait avec ses parents la maison voisine. Toute une liaison s’était nouée entre cette famille de simples travailleurs et l’ancienne héritière des Qurignon, devenue de train si modeste, de bonté si accueillante  ; et, bien que Mme  Bonnaire, la Toupe terrible, fût restée peu commode, il avait suffi, pour rendre la liaison intime, de la noblesse simple de Bonnaire, le héros du travail, un des fondateurs de la Cité nouvelle. Aussi fut-ce un charme que de voir, de part et d’autre, les enfants s’aimer, resserrer le lien qui s’établissait ainsi entre les deux classes anciennement en lutte. Antoinette, faite à la ressemblance de son père, forte et belle brune, avec beaucoup de grâce, avait passé par les écoles de Sœurette, et elle l’aidait maintenant dans la grande laiterie, installée au bout du parc, contre la rampe des monts Bleuses. Comme elle le disait en riant, elle n’était qu’une vachère, experte aux laitages, aux fromages et aux beurres. Et, quand on les maria, le fils des bourgeois retourné à la terre, la fille du peuple travaillant de ses mains, il y eut une grande fête, on voulut célébrer glorieusement ces noces symboliques, qui disaient la réconciliation, l’union du capital repenti et du travail triomphant.

Et ce fut l’année suivante, lors de la première grossesse d’Antoinette, que les Boisgelin, accompagnés de Luc, se retrouvèrent ensemble à la Guerdache, par une tiède journée de juin. Il y avait près de dix ans que M. Jérôme était mort, et que, selon sa volonté, le domaine avait fait retour au peuple. Antoinette, dont les couches venaient d’être laborieuses, se trouvait depuis deux mois pensionnaire de la maison de convalescence, installée dans le château où les Qurignon avaient régné. Elle put faire une promenade sous les beaux ombrages du parc, au bras de son mari, tandis que Suzanne, en bonne grand-mère, portait le nouveau-né. Derrière, à quelques pas, marchaient Luc et Boisgelin. Et quels souvenirs se levaient de cette royale maison transformée ainsi en maison de fraternité, de ces futaies, de ces pelouses, de ces avenues où ne retentissaient plus le bruit des fêtes coûteuses, les galops des chevaux, les abois des chiens, mais où les petits de ce monde jouissaient enfin de la santé du plein air, de la joie reposante des grands arbres Tout le luxe du domaine magnifique était désormais pour eux, la maison de convalescence leur ouvrait ses chambres claires, ses salons aimables, ses cuisines abondantes, le parc leur réservait ses allées ombreuses, ses sources cristallines, ses gazons où des jardiniers entretenaient à leur intention des corbeilles de fleurs embaumées. Ils reprenaient là leur part, refusée si longtemps, de beauté et de grâce. Et cela était délicieux, cette enfance cette jeunesse, cette maternité, souffrantes depuis des siècles enfermées dans des taudis sans soleil, mourant d’immonde misère, et brusquement appelées à la joie de la vie, à la part de bonheur de toute créature humaine, à ce luxe d’être heureux, que d’innombrables générations de misérables avaient regardé de loin, sans pouvoir y toucher.

Puis, comme le couple, suivi des parents, au bout d’une rangée de saules, arrivait à une mare d’une limpidité de miroir, sous le ciel bleu, Luc se mit à rire doucement.

«  Ah  ! mes amis, quel bon et gai souvenir me revient  ! Vous en doutez-vous  ? C’est au bord de cette eau, si calme, que Paul et Antoinette se sont fiancés il y a vingt ans de cela.  »

Il rappela la scène délicieuse d’enfance qu’il avait vue jadis, lors de sa première visite à la Guerdache  : l’invasion populaire des trois pauvres gamins de la rue, le petit Nanet amenant ses petits camarades, Lucien et Antoinette Bonnaire, au travers d’une haie, pour jouer près de la mare  ; et l’invention ingénieuse de Lucien, le bateau qui marchait tout seul sur l’eau  ; et l’arrivée des trois petits bourgeois, Paul Boisgelin, Nise Delaveau, Louise Mazelle, émerveillés du bateau, fraternisant tout de suite, et les couples qui s’étaient naturellement formés, les fiançailles, Paul et Antoinette, Nise et Nanet, Louise et Lucien, dans la complicité souriante de la bonne nature, l’éternelle mère.

«  Vous ne vous souvenez pas  ?   » demanda Luc gaiement.

Le jeune ménage, qui riait avec lui, avoua que le souvenir était un peu lointain.

«  Si j’avais quatre ans, dit Antoinette très amusée, ma mémoire ne devait pas être très solide.  »

Mais Paul faisait un effort, regardait fixement dans le passé.

«  Moi, j’en avais sept… Attendez donc  ! il me semble revoir de vagues ombres  : le petit bateau qu’on ramenait avec une perche, quand les roues ne tournaient plus  ; et puis, une des fillettes qui a failli tomber dans la mare  ; et puis, les gamins, les bandits qui se sont sauvés, en voyant venir du monde.

— C’est bien cela  ! c’est bien cela  ! s’écria Luc. Ah  ! vous vous souvenez  ! … Et moi, je me souviens d’avoir eu, ce jour-là, le frisson d’espoir de l’avenir, car c’était bien un peu de la réconciliation future. La divine enfance travaillait ici, dans sa fraternité naïve, à un nouveau pas vers la justice et la paix… Tenez  ! ce que vous allez réaliser de bonheur nouveau, ce petit monsieur est chargé de l’élargir encore.  »

Il désignait le nouveau-né, le petit Ludovic, sur les bras de Suzanne, si heureuse d’être grand-mère. Elle dit à son tour, plaisamment  :

«  Pour l’instant, il est sage, parce qu’il dort… Plus tard, mon cher Luc, nous le marierons à une de vos petites-filles, et de cette manière ce sera la réconciliation complète, tous les combattants d’hier unis et apaisés dans leur descendance… Voulez-vous  ? dès aujourd’hui, nous faisons les fiançailles.

— Certes, si je veux  ! nos arrière-petits-enfants achèveront notre œuvre, la main dans la main.  »

Paul et Antoinette, émus, s’étaient embrassés, tandis que Boisgelin, qui n’écoutait pas, regardait ce parc, son ancien domaine d’un air morne où il n’y avait même plus d’amertume, tellement le monde nouveau le bouleversait et l’hébétait. Et la promenade continua par les allées ombreuses, Luc et Suzanne se taisant n’échangeant plus que des sourires de délicieuse joie.

Mais l’avenir, déjà, se réalisait un peu plus chaque jour. Et comme tous rentraient à la Guerdache, ils s’arrêtèrent un moment devant la façade, à gauche du perron, sous les fenêtres mêmes de la chambre où M. Jérôme était mort. De là, entre les cimes des grands arbres, on apercevait au loin les toitures de Beauclair, puis la Crêcherie et l’Abîme. En silence, ils contemplèrent ce vaste horizon. On distinguait nettement l’Abîme reconstruit sur le modèle de la Crêcherie ne formant plus avec elle qu’une même ville du travail, réorganisé, ennobli, devenu l’orgueil, la santé et la gaieté. Davantage de justice et d’amour y naissait chaque matin. Et le flot des petites maisons rieuses, parmi les verdures, ce flot que Delaveau inquiet avait vu s’avancer toujours, venait d’envahir les anciens terrains noirs, élargissant sans arrêt la Cité future. Maintenant, elles tenaient tout l’espace, de la rampe des monts Bleuses à la Mionne, elles allaient bientôt franchir l’étroit torrent, pour balayer le vieux Beauclair, l’amas sordide des masures de servitude et d’agonie. Et elles s’avanceraient encore, encore, bâtissant pierre à pierre, sous le soleil fraternel, jusqu’aux champs fertiles de la Roumagne, la Cité enfin libre, juste et heureuse.