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Trente Ans d’indépendance - La force bulgare

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Trente Ans d’indépendance - La force bulgare
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 825-859).
TRENTE ANS D’INDÉPENDANCE
LA FORCE BULGARE

La Bulgarie libre fête les grands anniversaires de sa résurrection. Elle dément une fois de plus l’aphorisme trop souvent répété : « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ; » elle laisse éclater sa joie d’être enfin sortie des temps où elle n’avait pas d’autre histoire que celle de ses maîtres. Trente ans seulement ont passé depuis que les soldats d’Alexandre II, vaillamment soutenus par l’armée roumaine et les volontaires bulgares, ont arraché les deux versans du Balkan au joug cinq fois séculaire des Ottomans ; mais, dans la vie des peuples comme dans celle des hommes, les années de jeunesse paraissent les plus longues parce que les transformations y sont plus rapides. Sofia, en janvier, célébrait à la cathédrale de Saint-Kral le jour glorieux de sa délivrance. Au mois d’août dernier, les champs de Plevna s’animaient, comme au temps de Gourko et de Skobeleff, du fracas des armes et du chatoiement des uniformes. Ce n’était plus, cette fois, que l’image de la grande guerre ; les canons tonnaient inoffensifs ; leur voix, répercutée par les échos du Balkan, acclamait la présence, sur les champs de bataille historiques, aux côtés du prince régnant de Bulgarie, du grand-duc Wladimir, représentant le Tsar, et des généraux survivans de la grande guerre ; elle témoignait la persistance, ravivée par l’émotion des glorieux souvenirs, de la fraternité d’armes des vainqueurs de Shipka. Quelques jours après, Sofia en liesse inaugurait le monument du « Tsar libérateur, » qui se dresse devant le palais du Sobranié, comme une perpétuelle évocation des temps héroïques de la guerre d’indépendance. Ces solennités patriotiques apparurent non seulement comme une glorification du passé, mais comme un symbole du présent et un présage de l’avenir. Ainsi la Bulgarie affirmait à elle-même et au monde qu’elle se sentait désormais trop forte, trop confiante en ses destinées, pour se croire le droit d’être ingrate.

En même temps que les éphémérides de la grande guerre, les Bulgares ont célébré le vingtième anniversaire de l’avènement de Ferdinand de Saxe-Cobourg-et-Gotha au trône princier. La Bulgarie fit, il y a vingt ans, avec son prince, le plus heureux des mariages de raison : elle trouva le guide prudent qui a fait d’elle un État moderne et qui lui a donné une place parmi les puissances européennes. Trente ans d’indépendance, vingt ans de gouvernement sage : brève mortalis ævi spatium ! Ce court espace de temps a suffi à de grandes choses ; il a fait des Bulgares une nation, il a complètement métamorphosé le pays. Je ne sais quel voyageur a fait cette observation, qu’en Bulgarie on ne voit pas de vieillards. Ministres, généraux, diplomates, sont des hommes jeunes : jeunes par l’âge, jeunes surtout par l’enthousiasme, par l’activité-physique et intellectuelle. Un général en retraite évoque, chez nous, l’idée d’une tête chenue : voyez, là-bas, des hommes comme Pétroff ou Zontcheff : ils sont encore dans la force de l’âge, et pourtant c’est aux temps déjà lointains de la guerre d’indépendance ou de la guerre de Serbie, qu’ils ont gagné leur haut grade. La Bulgarie a été faite par une seule génération, celle qui arrivait à l’âge viril vers 1878 et qui atteint aujourd’hui la cinquantaine ; tous les hommes de cet âge ont été acteurs dans les grands événemens qui, de 1875 à 1885, ont créé la patrie bulgare.

Mais voici qu’aujourd’hui, derrière la génération héroïque monte et grandit celle qui n’a pas connu le régime turc et pour qui les luttes d’autrefois ne sont déjà plus de la vie, mais de l’histoire. Les hommes nés au bruit du canon de la délivrance ont maintenant trente ans ; ils entrent dans la vie politique : c’est un élément nouveau, une inconnue. Ce qu’ils seront, nul ne saurait le prédire ; mais on peut prévoir qu’ils différeront de leurs aînés comme, en France, ceux qui ont vécu 1870 se distinguent de ceux qui en ont seulement entendu le récit. C’est pour ces Bulgares de demain que les fêtes récentes ont pu être d’utiles leçons de choses, de salutaires enseignemens. C’est à eux que, nous aussi, nous aimerions à dédier ces quelques pages, consacrées à l’œuvre que leurs pères ont accomplie depuis 1878. Nous serions heureux si ces lignes pouvaient leur apparaître comme l’opinion impartiale d’un ami du dehors qui s’est efforcé de rendre justice à leur pays, sans masquer ni ses faiblesses, ni les dangers qui peuvent le menacer ; nous souhaiterions aussi qu’elles contribuassent, en faisant mieux connaître les Bulgares en France, à les y faire aimer davantage et à resserrer, entre les deux nations, des liens de sympathie qu’aucune divergence grave d’intérêts ne risque d’affaiblir.


I

Quand on vient de traverser la Macédoine ou la Thrace, et qu’on franchit la frontière de la Principauté bulgare, le contraste est si saisissant qu’il n’est pas un voyageur qui n’en ait été frappé. Du côté turc, l’immense tristesse des campagnes mal cultivées où les hommes, fuyards comme des bêtes traquées, semblent se terrer sous leurs chaumières basses ; la frontière franchie, le train file plus vite à travers la riche plaine de Philippopoli, le pays même où sévirent le plus cruellement, il y a trente ans, les « atrocités de Bulgarie ; » les champs de blé et de maïs alternent avec des rizières bien arrosées, des pâturages où paissent des troupeaux de bœufs et de buffles ; les paysans rouméliotes, le bonnet d’astrakan noir crânement posé sur la tête, regardent en face, parlent haut, comme des hommes qui se sentent libres : ils ont, dans toute leur allure, ce je ne sais quoi de dégagé, d’allègre, que donne la conscience de l’indépendance et de la sécurité. Ici, on a l’impression de respirer plus librement, d’être rentré en Europe, dans la civilisation occidentale et chrétienne.

Cette sensation de passer brusquement d’un monde dans un autre, donne précisément la mesure du chemin parcouru par la Bulgarie depuis son affranchissement ; elle s’est élancée à travers les siècles pour se trouver d’un bond au niveau des peuples de vieille civilisation ; en quelques années, elle s’est mise en mesure de participer à la vie politique, sociale et morale de l’Europe. Aucun phénomène de conquête ou de colonisation ne peut donner l’idée d’une pareille métamorphose. Le régime ottoman est un minimum de gouvernement ; sans accorder à ses sujets aucune liberté, il leur laisse volontiers prendre toutes les licences : il est une tyrannie anarchique. Les soldats turcs partis, l’indépendance proclamée, tout était donc à créer ou à transformer. Les champs et les hommes existaient, mais les champs étaient en friches, les arbres avaient été coupés, et les hommes, décimés par la guerre, étaient sans organisation. Il n’y avait rien qui ressemblât à ce que nous entendons par « l’Etat. » Il fallut tout improviser, depuis l’autorité et la dynastie jusqu’aux lois civiles, au budget, aux voies de communication, aux postes, à la monnaie, à l’armée, à la police. Ce n’est qu’en réfléchissant à ce que pouvait être un pareil état de choses encore si récent, que l’on peut comprendre la Bulgarie actuelle, apprécier l’œuvre qu’elle a accomplie, et ne pas s’étonner des lacunes qui subsistent.

À ces difficultés déjà si compliquées, s’ajoutait l’incertitude de l’avenir, qui paralysait les meilleures volontés. Durant les longs mois qui séparent San Stefano de l’acte de Berlin, la Bulgarie, incertaine de sa destinée, incertaine même de son existence, attendait que les diplomates européens eussent achevé de livrer, aux dépens des peuples balkaniques, la bataille diplomatique d’où allait sortir la prépondérance de l’Allemagne en Orient. La Bulgarie qui, avant la guerre, n’était rien qu’un champ de carnage, s’était crue, après San Stefano, transformée en une grande puissance, allant du Danube à la mer Egée, et de la Mer-Noire au lac d’Okrida ; et voilà qu’elle se réveillait de ce rêve grandiose divisée en trois tronçons, dont l’un seulement était constitué en une Principauté vassale de la Porte ; le second, la Roumélie, celui-là même qui avait le plus souffert des « atrocités » de 1877, était replacé sous le joug ottoman ; il n’obtenait qu’un gouverneur chrétien ; la Macédoine enfin rentrait tout entière sous l’autorité directe du Sultan. Déçue de ses espérances, d’autant plus cruellement qu’elles avaient été un instant des réalités, disloquée et découpée au gré des intérêts des grands Etats, la Principauté bulgare arrivait à la vie dans les circonstances les plus difficiles : telle que l’avaient taillée les diplomates de Berlin, elle était un paradoxe géographique et ethnographique. Elle Hait bien loin de réunir tous les Bulgares, dont la plus grande partie restait en dehors sous le joug turc ; quelques-uns même, autour de Nisch et en Dobroudja, étaient enlevés à la Principauté pour donner une satisfaction à la Serbie et une compensation à la Roumanie qui perdait la Bessarabie au profit des Russes. Une bande de territoire longue et étroite, entre le Danube et le Balkan avec, au Sud du Balkan, les plateaux qui, autour de Sofia, séparent le système balkanique des massifs du Rilo et du Rhodope, donnait à la Bulgarie une configuration étrange ; au lieu d’une réalité naturelle, elle était un être factice, inachevé, que menaçaient également le péril turc et le péril russe. Le vaincu de 1878 pouvait être tenté de profiter de la faiblesse des États dont l’Europe l’avait entouré ; et quant au vainqueur, on pouvait appréhender qu’il ne prît, aux dépens des petits États slaves, la revanche des déboires que Bismarck et Disraeli lui avaient préparés. Les Russes occupaient les routes et les places fortes ; un général russe était chargé d’organiser la Principauté et de la gouverner. Cette occupation russe était indispensable pour l’affermissement du nouvel État, mais elle était lourde, coûteuse et parfois maladroite dans ses procédés ; la Bulgarie n’en apercevait pas le terme, et elle pouvait se demander si elle n’échapperait au cimeterre turc que pour tomber sous la férule moscovite.

Voilà la situation qu’il faut se représenter, si l’on veut apprécier l’œuvre accomplie par la Bulgarie et par ses princes. Dès la première heure, les Bulgares firent preuve d’énergie et d’esprit politique, et montrèrent qu’ils entendaient vivre indépendans et devenir forts. L’Europe, en laissant leur patrie inachevée et leur race dispersée sous plusieurs dominations, leur rendait, sans l’avoir voulu, un service ; elle leur donnait un idéal : réunir dans un seul État les tronçons dispersés de la nation. Elle leur faisait du patriotisme et de la discipline une nécessité ; elle les obligeait à être forts et à s’armer sous peine de ne pas être. L’histoire de la Prusse est là pour prouver ce que peut faire un peuple brave sous l’aiguillon d’une pareille nécessité. Dès les premières heures en installant leur capitale à Sofia, les Bulgares firent un acte politique décisif ; ils affirmèrent leur volonté de rassembler tous leurs frères en une seule nation. Sofia est le centre géographique de la Grande Bulgarie de San Stefano ; mais, pour la petite principauté issue du Congrès de Berlin, la capitale naturelle eût été la vieille métropole, Tirnovo, sur les pentes septentrionales du Balkan, à l’entrée des plaines qui descendent vers le Danube. Etabli là, le gouvernement bulgare aurait regardé du côté du Danube, de la Roumanie et des pays slaves du Nord. S’installer à Sofia, c’était signifier qu’il tournerait vers la Roumélie et la Macédoine son activité, ses ambitions et, au besoin, ses armes. Sofia était une capitale d’attente en même temps qu’une place d’avant-garde. Elle est située au centre géométrique de la péninsule balkanique, au croisement des deux grandes routes naturelles qui la coupent en diagonale : l’une est celle que suit l’Orient-express de Belgrade au Bosphore par Nisch, Sofia, Philippopoli, Andrinople ; c’est la vieille voie historique qu’ont utilisée les premiers croisés allant vers l’Asie, et, en sens inverse, les invasions turques. L’autre, qu’aucun chemin de fer n’emprunte encore dans toute sa longueur, est celle qui, partant de l’Adriatique, se dirige vers la Mer-Noire par Uskub, Sofia, la trouée de l’Isker et les plaines du Danube. Par l’Isker qui, descendu du mont Rilo, traverse le Balkan et va rejoindre le Danube, Sofia communique avec Tirnovo et la vallée danubienne ; par Pernik et Kustendil, elle dispose d’une route pour descendre dans le bassin du Vardar, sur Uskub ; par les passes de Dragoman et Pirot, elle est en relations avec Nisch et Belgrade, et par les plateaux peu élevés que franchit la voie ferrée de Sofia à Philippopoli, elle est bien placée pour descendre vers les riches plaines de la Maritza, vers Andrinople et Constantinople. En établissant son cœur et son cerveau à Sofia, la Bulgarie affirmait à la fois sa volonté de vivre et ses espérances de grandir ; elle posait sa candidature à l’hégémonie de la péninsule.


II

Pour réaliser l’œuvre de sa résurrection nationale, la Bulgarie pouvait compter d’abord sur l’antique énergie de sa race, réveillée par le vin nouveau de l’indépendance et de la liberté politique. Dans la Turquie d’Europe, on le sait, la domination ottomane n’a pas cherché à assimiler les peuples conquis ; partout où ceux-ci ont su conserver leur religion, elle a servi de, sauvegarde à leur langue, à leur histoire et à leur sentiment national ; les races anciennes, qui peuplaient la péninsule au temps de Byzance, se sont retrouvées presque intactes, les Turcs disparus, comme ces mosaïques des anciennes églises orthodoxes qui réapparaissent dans leur fraîcheur et leur éclat primitifs dès que s’effrite le mince suaire de chaux dont les avait blanchies le zèle pieux des musulmans. Tous ces peuples ressuscites ont retrouvé intactes les traditions et les mœurs, l’organisation sociale et religieuse de leurs aïeux : leurs annales, conservées au fond des couvens par les soins des moines, leur ont rendu une histoire, des traditions, des exemples, un idéal national ; leur littérature captive a repris son vol. Ce mouvement était commencé, pour les Bulgares, avant la guerre de la délivrance qu’il a préparée et rendue possible. Le gouvernement libéral de Midhat Pacha, dans les provinces danubiennes, en avait favorisé le progrès. Tout un travail souterrain de reconstruction s’était opéré par l’église et l’école sous la direction de l’exarque ; les résultats en apparurent au grand soleil de l’indépendance. Quand l’heure sonna, les matériaux et les esprits se trouvèrent prêts pour la reconstruction de l’État bulgare. Les raïas, sous le régime ottoman, vivaient organisés par petits groupemens locaux, sous l’autorité de leurs prêtres ; ils avaient chacun leur autonomie et leurs coutumes particulières. Sur ce fond solide de vies communales un État moderne a pu s’édifier ; l’antique organisation n’a été que très peu et superficiellement modifiée ; le régime municipal est resté la pierre angulaire de l’édifice politique bulgare. Certains groupemens, débris sans doute d’anciennes races dispersées, ont conservé leurs coutumes et leurs traditions particulières : telles sont ces Schopes qui habitent les environs immédiats de Sofia ; les hommes, vêtus de laine blanche, avec le bonnet et la touloupe en peau de mouton, les femmes avec leurs longues tresses, leurs dalmatiques soutachées de blanc, leurs manches et leurs cottes joliment brodées, donnent au marché de la capitale un aspect très pittoresque, très oriental.

Quelles sont exactement les origines du peuple bulgare et en quelle proportion le sang des anciens « bougres » qui furent la terreur de l’Europe au IXe et au Xe siècle, y entre-t-il ? Il est impossible de le dire aujourd’hui, tant sont divers et multiples les élémens dont est sortie la nation bulgare actuelle ; mais il est certain que si les Slaves ont fait adopter, aux envahisseurs de race finnoise ou tartare, leur alphabet, leur langue et leur religion, le type mongolique apparaît cependant très fréquemment. Il suffit de regarder certains Bulgares, aux yeux petits et légèrement bridés, aux pommettes saillantes, pour ne pas les confondre avec des Slaves pur sang. Ce mélange a donné aux Bulgares certains traits de caractère que l’on ne retrouve pas chez les Serbes, les Russes, les Tchèques ou les Polonais, chez qui le sang slave est resté plus intact. Les Bulgares ont l’imagination moins vive et moins brillante que leurs voisins serbes ; mais ils ont ce sens de la hiérarchie et de la discipline qui est la qualité distinctive des races tartares, turques ou mongoles ; ils sont plus gouvernables que les Slaves, plus maniables ; ils se plient aisément à toutes les circonstances et s’adaptent à tous les milieux, ils sont imitateurs et, si leur esprit est rarement inventif, il s’assimile aisément les connaissances qui lui sont enseignées. Le Slave aime la poésie et les chants ; il a l’esprit fin, ingénieux, subtil ; il poursuit des rêves mystiques, des utopies sociales ; il est individualiste, anarchiste même ; le Bulgare est utilitaire et pratique ; c’est un paysan et un soldat, âpre au gain, dur à la besogne, rude aux autres et à lui-même ; très brave, prodigue de son sang, mais peu ménager de celui d’autrui ; il est souvent resté grossier, brutal, il a peu d’aptitude aux beaux-arts et peu de goût pour la vie policée des villes ; mais, dans un pays où la lutte pour la vie est encore particulièrement âpre, il est bien armé pour y réussir ; il a ce que le président Roosevelt appelait un jour « les grandes vertus nécessaires » sans lesquelles un peuple ne saurait constituer un État organisé et puissant.

La Bulgarie, nouvelle venue parmi les nations, avait besoin d’un chef. Restée rude comme une fille sauvage qui tout à coup se trouverait transplantée dans une cité moderne, plus habile à frapper d’estoc qu’initiée aux belles manières diplomatiques du « concert européen, » toute frémissante de passions politiques, d’ambitions nationales et d’appétits individuels, entourée de pièges redoutables et de tentations plus dangereuses encore, travaillée par des intrigues étrangères, il lui fallait un souverain qui la représentât et qui parlât en son nom aux rois et aux chefs d’État, qui fût de leur famille, on pourrait presque dire de leur monde, et qui, en même temps, se tînt en dehors et au-dessus des partis pour pouvoir demeurer leur arbitre. Les Bulgares n’avaient chez eux aucune famille princière ; ils étaient donc dans la nécessité de s’adresser à un étranger. Mais où rencontrer l’homme d’une telle situation, l’homme qui viendrait de son plein gré, non comme un passant de l’ambition et de la politique, mais avec la volonté de s’identifier à son peuple et de comprendre son âme jusqu’à incarner ses aspirations nationales ? Il fallait aussi qu’il ne cessât pas d’être lui-même, c’est-à-dire, un prince venu du dehors, dont le dévouement et les services seraient, en quelque sorte, la récompense de la sagesse politique de ses sujets. Il avait à gagner, à la fois, la confiance des gouvernemens étrangers, pour pouvoir être vis-à-vis d’eux le répondant de son peuple, et la confiance de son peuple pour être à même de le défendre aussi bien contre l’animosité flagrante des uns que contre l’amitié indiscrète des autres. Le prince capable d’observer toutes ces nuances, de devenir l’homme de la fonction, paraissait d’autant plus difficile à découvrir que les Bulgares étaient plus ombrageux et les étrangers plus jaloux.

Malgré de brillantes qualités d’homme et de soldat, Alexandre de Battenberg ne put tenir le rôle. Trop russe, par sa parenté, ses origines et ses tendances, pour n’être pas suspect au nationalisme bulgare, il apparut, au contraire, trop bulgare et trop indépendant aux Russes qui se refusaient à voir, dans le souverain de la Principauté, autre chose que le « lieutenant » du Tsar. Le cabinet de Saint-Pétersbourg ne lui pardonna pas ses velléités d’indépendance ; la formation du ministère nationaliste et libéral de Karaveloff, les victoires de 1885 et la réunion de la Roumélie orientale à la Bulgarie mirent le comble aux ressentimens d’Alexandre III. Pour refaire partiellement l’œuvre de San Stefano, le prince avait compté sur les dispositions favorables de l’Angleterre et sur l’inertie calculée de la Turquie[1] : on lui fit, à Pétersbourg, un grief de son succès même ; après des tribulations dont le récit n’est plus à refaire, Alexandre de Battenberg fut réduit à céder : sur un télégramme impérieux du Tsar, il résigna sa principauté.

La succession, en vérité, était peu enviable. Le trône princier était à la merci des pronunciamientos militaires, encouragés par les Russes, ou des entreprises des partis en armes ; on avait vu, en 1887, un complot d’officiers arrêter le prince Alexandre dans Sofia et l’obliger à s’exiler, et c’était Stambouloff qui, à la tête de bandes de paysans, était rentré dans la capitale et y avait rétabli le prince dans son ombre de pouvoir. L’infortuné souverain définitivement disparu de la scène, retiré à Darmstadt auprès de sa mère, Stambouloff restait seul maître : véritable dictateur, sous le titre de régent, il organisait, pour sauver les apparences, une sorte de consulat à trois où il prenait pour collègues son beau-frère Moutkouroff, qui lui assurait le concours des Rouméliotes, et son adversaire Karavéloff qu’il pensait annihiler en se l’adjoignant. Derrière ce fantôme de légalité, pendant près d’un an, Stambouloff exerça la dictature : étrange personnage, odieux par sa brutalité, sa cruauté, son manque absolu de scrupules, et attirant, malgré tout, par son audace, son ardeur patriotique, sa foi bulgare. Il y avait, en ce petit homme noir, à la grosse tête carrée, aux yeux fauves et aux pommettes saillantes de Tartare, une terrible force de volonté et d’exécution. C’est lui qui a libéré son pays de la tutelle étrangère. Malgré sa rudesse presque sauvage qu’explique son milieu et son temps, il est digne de compter parmi ces « professeurs d’énergie » qui savent donner à leur pays, au moment critique, l’impulsion nécessaire, la secousse libératrice. De tels hommes n’ont pas de place dans une société policée, dans un État tranquille ; ils surgissent dans la tempête, comme ces grands oiseaux de mer aux larges ailes et au bec dur qu’amène l’ouragan. Notre XVIe siècle, pendant les guerres de religion, et, en Allemagne, l’époque de la guerre de Trente ans ont vu à l’œuvre quelques-uns de ces rudes forgerons. Installé à Sofia, Stambouloff frappait à coups redoublés sur ses adversaires, réprimant sans merci toute velléité de résistance, fusillant, emprisonnant, dominant par la terreur, mais remettant de l’ordre et de la discipline dans le pays.

Voilà le personnage dont il fallait d’abord, pour régner en Bulgarie, subir la tutelle et accepter la dictature. Il fallait, en outre, apaiser la Russie ou se maintenir malgré elle, et l’une ou l’autre alternative semblait également impraticable : l’exemple du prince de Battenberg était là pour montrer qu’il n’était possible ni de régner par les Russes malgré les Bulgares, ni de se maintenir par les Bulgares contre les Russes. La Bulgarie cependant avait besoin d’un prince pour retrouver une apparence d’ordre légal. L’assemblée de Tirnovo, élue sous les auspices ou plutôt sous la pression de Stambouloff, s’avisa de choisir un Danois, le prince Waldemar qui, trouvant la perspective peu engageante, préféra la cour paisible d’Elseneur aux hasards d’une royauté balkanique. Une nouvelle assemblée élut le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg (7 juillet 1887).

Ce petit-fils de Louis-Philippe avait alors vingt-six ans : il avait rang de lieutenant dans l’armée autrichienne, mais le métier des armes, aujourd’hui que les armes se portent surtout au fourreau, paraissait avoir peu d’attraits pour le jeune prince ; il vivait volontiers au palais familial des Cobourg, ou au château d’Ebenthal, au milieu d’une petite cour qui avait conservé du XVIIIe siècle le goût des belles-lettres et des choses de l’esprit. Quitter son existence paisible, la libre culture des sciences et des arts, le rang et les prérogatives princières sans les charges et les périls, et pour quel trône ! la perspective n’était ni séduisante, ni même rassurante. Mais gouverner des hommes, vivre l’histoire, la faire suivre, dans le cours des événemens, dans les destinées d’un peuple, l’effet direct d’une volonté intelligente, n’est-ce pas, pour certaines natures, la plus noble des ambitions et, quand une fois on l’a goûtée, la plus élevée des jouissances, la plus captivante des voluptés ? Celui qui s’est senti mordu au cœur par cette divine passion n’hésite pas devant la couronne offerte : il l’empoigne et il la garde. Pour un prince dont les aïeux étaient des rois, régner, c’est le devoir, la fonction et, pour ainsi dire, le champ de bataille. « On s’engage, disait Napoléon, et puis on voit. » Cette maxime de l’art de vaincre s’applique à l’art de régner. A mesurer les périls et les obstacles, à disputer sur la forme d’une constitution ou la couleur d’un drapeau, on finit par mourir à Frohsdorf. Quand on a l’âme d’un roi, on règne d’abord : on résout les difficultés ensuite. Ferdinand était né avec les qualités qui font les conducteurs d’hommes et si, peut-être, comme on l’affirme, il eut des hésitations, sa mère, la princesse Clémentine, une vraie fille de France par l’énergie de son âme et l’élévation de son esprit, lui donna sans doute des conseils dignes de ceux que son aïeule Jeanne d’Albret fit entendre à Henri de Navarre. Clémentine de Bourbon-Orléans, avec le cœur d’une femme et d’une mère, avait le cerveau d’un politique : elle avait vu la débâcle du 24 février 1848, dont elle avait, comme ses frères, prévu la fatale échéance : ce fut la consolation et la joie de sa vie que cette fondation, par le plus jeune de ses fils, d’une dynastie nouvelle, partiellement issue du vieux sang de France, sur cette jeune terre où la sève est ardente et où l’avenir s’ouvre à de vastes espoirs. Jusqu’à un âge très avancé — elle mourut, on s’en souvient, il y a un an, — la fille du « roi citoyen » vécut à la cour de Sofia, parmi ces Bulgares dont sans doute Louis-Philippe savait à peine le nom, auprès d’un fils dont sa tendresse et ses conseils furent, jusqu’à la fin, le réconfort et la lumière. Il y a là, n’est-il pas vrai, pour nous Français, une page d’histoire qui mérite que nous ne l’oubliions pas ; elle crée un lien particulier de sympathie entre notre pays et la patrie Bulgare.

Le 14 août 1887, Ferdinand Ier prit en mains le pouvoir sous les auspices de Stambouloff qu’il garda comme premier ministre. Entre le nouveau souverain et son peuple, nulle affinité naturelle, partout le contraste : le prince très cultivé, très civilisé, observateur sagace et calculateur avisé, froidement brave, — de cette bravoure des rois d’aujourd’hui pour qui la vie est un champ de bataille où les menace, à chaque minute, la bombe, la carabine ou le revolver, plus difficile à coup sûr que le courage du combat, — mais peu guerrier, étant de ceux qui ne livrent au destin que ce qu’ils ne peuvent lui enlever et qui préfèrent le jeu patient et tenace, sur l’échiquier politique, au hasard qui fait dépendre du sort d’une bataille l’avenir d’une nation et d’une dynastie. Le peuple, au [contraire, batailleur, enthousiaste, peu soucieux des formes ou des subtilités de la diplomatie, et plus confiant dans la vigueur de ses bras que dans les combinaisons de ses hommes d’Etat. Ainsi les qualités de la nation et celles de son prince se trouvaient être complémentaires les unes des autres : et c’est peut-être là le secret de leur entente. Le prince s’imposait d’abord au respect général par l’autorité naturelle qu’il devait à sa race et qui émanait de toute sa personne, par son aisance « de roi partout chez soi, » par l’habitude héréditaire de commander aux autres et à soi-même, de contenir derrière un masque de froideur les élans d’une âme passionnée, impressionnable, sensible jusqu’à l’excès aux plus légères piqûres, enfin par le port naturellement imposant d’une tête dont la majesté est dans le front, haut et large, et la volonté dans l’éclair pénétrant de deux yeux d’acier. Les services qu’il rendit à la patrie bulgare achevèrent de serrer les liens qui l’unissent aujourd’hui à son peuple.

Le prince Ferdinand eut dès l’abord le mérite de comprendre que l’avenir de la Bulgarie n’était, à le bien prendre, que l’un des aspects de la question d’Orient, et que la question d’Orient elle-même étant, avant tout, européenne, il fallait qu’il fût européen avant même d’être bulgare. Avec une patience inlassable, il parcourut l’Europe ; mettant au service de son pays ses alliances et ses relations de famille, il chercha à tirer la Bulgarie de son isolement, à la distraire des affaires purement balkaniques et des querelles intestines où elle aurait usé ses forces sans profit. La Bulgarie, qui n’était après le Congrès de Berlin qu’une principauté en lisières, soumise à la tutelle ottomane et européenne, à peine autorisée à entretenir « une milice, » est devenue, grâce au tact et à l’ascendant de son prince, une puissance européenne, pratiquement indépendante et libre, munie d’une forte armée, accréditée dans tous les pays par des agens dits « commerciaux, » mais en réalité diplomatiques, recevant chez elle des envoyés de tous les grands États. Il fallut presque dix ans au prince Ferdinand pour apaiser les ressentimens du Tsar ; ce ne fut qu’en 1896 que la réconciliation se fit à Paris, sous des auspices français, entre le prince et le baron de Mohrenheim. Alexandre III consentit à reconnaître Ferdinand Ier comme prince de Bulgarie et, après lui, tous les gouvernemens de l’Europe s’empressèrent de suivre son exemple. Le passage à la religion orthodoxe du prince héritier Boris, né catholique comme son père et sa mère Marie-Louise de Parme, fut la conséquence et peut-être la condition de ce rapprochement : la chancellerie russe s’alarmait de voir une dynastie catholique s’implanter en Bulgarie ; elle craignait que la politique austro-hongroise ne cherchât, un jour ou l’autre, dans la communauté de religion, un moyen de battre en brèche l’influence de l’Eglise orthodoxe russe dans les Balkans. Faire du Tsar l’empereur de tous les orthodoxes, c’est un rêve que beaucoup de Russes ont fait et font encore ; c’est la vraie forme du panslavisme. En Orient d’ailleurs, et surtout dans la péninsule des Balkans où la religion est le cadre et la sauvegarde des nationalités, il est presque impossible à un prince de ne pas partager la religion de ses sujets. Les Bulgares, peu préoccupés de controverses religieuses, mais très intransigeans dans leur nationalisme, virent dans un tel acte un nouveau gage de l’union définitive de la dynastie et de la nation ; de ce jour grandit la popularité du jeune prince. Son père, respecté pour tout le bien qu’il fait, reste, malgré ses services, le souverain venu de l’étranger ; Boris, né dans le pays, sera le premier roi national.

La Bulgarie, pour assurer son indépendance et préparer ses progrès, a besoin d’entretenir de bonnes relations avec toutes les grandes puissances ; mais, selon les occurrences, ou selon les besoins immédiats de sa politique, elle s’est rapprochée davantage de tel groupement européen, ou de tel autre, sans jamais s’inféoder à aucun. Indépendance vis-à-vis de tous, mais bons rapports avec tous, tel a été son programme. Il lui était plus facile qu’à certains autres États, la Serbie par exemple, de le mettre en pratique, parce qu’elle a le bonheur de n’être en contact immédiat avec aucune des grandes puissances ; elle ne touche qu’à la Turquie, à la Roumanie et à la Serbie. On a parfois représenté la politique du prince Ferdinand comme ondoyante et tortueuse ; il eût été plus équitable de constater que la situation politique de la Bulgarie l’oblige à une perpétuelle tactique d’adaptation et d’équilibre. Il lui faut prendre sa place dans la vie générale de l’Europe tout en y poursuivant, de combinaison en combinaison, ses fins particulières. Épier, dans la politique européenne, les circonstances propices, canaliser les dispositions favorables afin d’en tirer un avantage pour les intérêts bulgares : telle est la méthode ; elle exige, pour être utilement appliquée, un tact toujours en éveil et un constant esprit de suite. Dans la politique du prince Ferdinand, ce qui varie, ce sont les aspects extérieurs, les moyens ; ce qui est permanent, c’est la méthode et le but. Durant toute la première période de son règne, le prince cherche à obtenir la reconnaissance de sa dynastie par les puissances : c’est dans un groupement nouveau des grands États, l’alliance franco-russe, qu’il en trouve le moyen, et ce sont des complications orientales, les troubles d’Arménie, qui lui en offrent l’occasion. Le prince fait valoir, en cette circonstance où une crise générale de la question d’Orient menaçait de mettre en feu l’Europe, le prix de son abstention. A partir de 1896, la politique bulgare s’oriente vers la Russie ; les cabinets Stoïloff et, plus tard, Daneff marquent nettement cette tendance.

Dès 1902, l’agitation macédonienne vient compliquer la politique du prince. Le troisième tronçon de la nationalité bulgare, à son tour, mobilise ses forces ; des bandes, formées sur le territoire de la Principauté, passent la frontière ; des officiers se mettent à la tête de l’insurrection. On peut croire, en 1903, que la guerre est inévitable ; une grande partie de l’opinion bulgare, très surexcitée, y pousse. Mais le prince sait mieux que personne et l’insuffisance de ses forces et la volonté des cabinets européens de maintenir la paix : il ne renouvellera pas la faute qu’a commise la Grèce en 1897 ; il donne à la tranquillité du monde un gage de sa bonne volonté et de la sagesse de son pays ; il appelle au ministère M. Daneff qui dissout les Comités et fait son procès à Sarafoff. A Constantinople, M. Natchevitch est chargé de représenter à la Porte la situation difficile de la Bulgarie, les désirs pacifiques de son gouvernement contrariés par le courant d’opinion qui l’entraînera vers la guerre, si des satisfactions et des réformes sérieuses ne sont pas accordées aux populations chrétiennes de Macédoine. Le prince Ferdinand, par cette politique, se maintient d’accord avec les « puissances de l’entente : » Russie et Autriche-Hongrie. Mais l’application du programme de Muerzsteg est trop lente et ne donne que des résultats insuffisans : la diplomatie bulgare s’emploie à ramener la France et l’Angleterre, qui viennent de se « rapprocher, » à une ingérence plus directe dans les affaires balkaniques. Nous avons vu comment la création du contrôle financier et des missions militaires européennes a été le fruit de cette intervention. La politique des Stamboulovistes, revenus au pouvoir en 1902 (cabinet Pétroff-Petkoff, puis Petkoff seul après la démission du général Pétroff, puis Goudeff après l’assassinat de Petkoff), a consisté précisément à obtenir, par l’intermédiaire de l’Europe, des réformes en Macédoine. Les chefs de l’Organisation donnaient pour mot d’ordre aux bandes de s’abstenir de toutes violences. Sarafoff lui-même avait renoncé à la lutte armée ; il n’espérait plus que du temps et des circonstances la libération de la Macédoine ; c’est comme modéré qu’il a été récemment assassiné avec Garvanoff. M. Stancioff, en succédant, en septembre 1906, au général Pétroff comme ministre des Affaires étrangères, pouvait dire, dans son premier discours au Sobranié : « Il m’est agréable de constater que nos relations avec les grandes puissances sont plus que bonnes. Par la voie d’un développement pacifique qu’elle ne cesse de suivre, par le souci constant qu’elle a de faire honneur à ses engagemens internationaux et par l’idée claire qu’elle s’est formée de sa situation dans la péninsule des Balkans, la Bulgarie gagne de plus en plus dans l’estime et dans la sympathie des puissances. »

Avec M. Stancioff, la diplomatie princière, tout en restant en excellens termes avec toutes les puissances, a d’abord paru se rapprocher davantage de Vienne. La retraite du comte Goluchowski rendait les relations plus faciles. Le ministre qui avait vu naître les petits États balkaniques ne pouvait s’habituer à compter avec eux et les traitait en quantités négligeables ; il paraît, en outre, avoir eu une animosité personnelle contre le prince Ferdinand auquel il ne pouvait pardonner, après qu’il avait reçu l’appui de l’Autriche à son avènement, de s’être affranchi de sa tutelle et d’avoir cherché une réconciliation avec la Russie. Le baron d’Æhrenthal ne partage pas les préventions qui ont contribué à amener la retraite de son prédécesseur. L’entente ébauchée, en 1896, entre Sofia et Belgrade n’ayant pu aboutir à cause des propagandes rivales des deux nationalités en Macédoine, l’occasion était bien choisie, au moment où la crise austro-serbe était dans sa phase la plus aiguë, pour opérer un rapprochement entre Vienne et Sofia. M. Stancioff avait-il espéré d’autres avantages de cette politique et de ses relations personnelles avec MM. Isvolski et d’Æhrenthal ? Il vient de quitter le ministère des Affaires étrangères et il ne paraît pas avoir recueilli tous les fruits qu’il attendait de sa méthode. Peut-être même faut-il voir, dans le peu d’importance des résultats obtenus, l’une des raisons déterminantes de l’acceptation, par le prince, de la démission du cabinet Goudeff-Ghenadieff-Stancioff.

Un résultat paraît cependant avoir été acquis dans ces derniers mois : le conflit aigu entre la Roumanie et la Grèce d’une part et, de l’autre, les bonnes relations du prince Ferdinand avec Berlin et Vienne, ont amené une ère nouvelle de rapports confians et de procédés amicaux entre Bucharest et Sofia. Un pont a été jeté sur le Danube : l’expression n’est vraie encore qu’au figuré, elle le sera bientôt au propre. Est-ce là une œuvre durable ? Faut-il y voir l’amorce de cette entente des puissances danubiennes et balkaniques qui, de loin, semble si facile à réaliser et qui, dans la pratique, se heurte à tant d’obstacles, de rancunes anciennes et d’intérêts divergens ? Une telle combinaison de petits États serait de taille à se défendre par elle-même, et à résoudre, au besoin, par ses propres forces ou son propre poids, les questions balkaniques et orientales ; elle serait un obstacle à toute tentative des grandes puissances pour se frayer un passage vers le Bosphore ou vers Salonique ; de plus, par la force des choses et la logique des situations, elle serait amenée à chercher son appui sur la Russie d’une part et de l’autre sur les puissances occidentales, France et Angleterre. La bonne harmonie qui règne actuellement entre les cabinets de Londres, de Pétersbourg et de Paris, apporte, dans les affaires d’Orient, un élément nouveau. Le temps est passé où la rivalité de l’Angleterre et de la Russie était au fond de toutes les complications dans la Turquie d’Europe ou d’Asie. Un accord roumain-serbe-bulgare, conclu sous les auspices des trois puissances, apporterait peut-être avec lui la solution de bien des difficultés toujours renaissantes. S’il vient à se réaliser, la Bulgarie le devra en grande partie à la sagesse politique du prince Ferdinand.

Toute la politique intérieure du prince a été faite en fonction de sa politique extérieure ; elle en explique les méandres, elle en fait saisir l’unité persistante à travers une série de ministères dont la succession est déconcertante pour nos esprits occidentaux accoutumés au parlementarisme ; la politique extérieure est le fil conducteur qui permet de trouver une continuité de volonté, une fixité d’orientation parmi les fluctuations des partis. Le prince, avec une rare dextérité, avec un mélange adroitement dosé de souplesse et d’autorité, a établi, en dehors des factions et au-dessus d’elles, son autorité personnelle. Sans jamais heurter de front un parti vraiment populaire, il a su tirer de chacun d’eux ce qu’il pouvait donner pour le bien du pays, attendant que la lassitude des uns et les appétits des autres aient fait désirer le renouvellement des ministres au pouvoir. Il a usé les partis et les hommes les uns par les autres. Les partis n’ont été pour lui que des équipes que, successivement, il a attelées au char de l’Etat dont il n’a jamais cessé, lui, de guider la marche. Certes, le prince n’est pas arrivé du premier coup à un pareil résultat, si avantageux pour la stabilité politique de la Bulgarie ; il a dû subir d’abord la domination de Stambouloff ; mais il avait compris que le terrible dictateur était une force et que, tant que l’indépendance de la Bulgarie serait en question, un pareil homme pouvait, en face des grandes puissances, accomplir une œuvre brutale dont ni son propre caractère, ni sa situation, ne lui auraient permis de se charger. Ce fut Stambouloff lui-même qui proposa des lois destinées à fortifier les prérogatives et les droits constitutionnels du Souverain.

Une dictature que n’excusent plus les nécessités d’un péril public ou d’une crise révolutionnaire ne tarde guère à devenir insupportable : cette heure arriva pour Stambouloff. Depuis sept ans, le prince supportait, sans impatience apparente, l’autorité du tout-puissant ministre, mais, à cette rude école, il apprenait son métier de souverain et il préparait l’avenir. Un jour vint, en 1895, où, la Bulgarie étant définitivement affranchie du régime russe, les circonstances parurent propices pour un rapprochement avec le Tsar : Ferdinand accepta la démission que Stambouloff lui offrait périodiquement, et forma un ministère avec M. Stoïlolî. Quelques mois après, Stambouloff périssait assassiné dans une rue de Sofia.

Quels partis, depuis lors, se sont tour à tour succédé au pouvoir, c’est ce que nous nous garderons de raconter[2]. Les partis, en Bulgarie, ne représentent pas, comme en d’autres pays, des doctrines politiques très différentes et très clairement définies ; ce sont plutôt des groupemens formés autour de certains chefs pour la conquête et parfois pour l’exploitation du pouvoir ; on les désigne généralement par les noms de leurs chefs : Stamboulovistes, Stoïlovistes, Radoslavistes, etc. Le chef mort, il arrive souvent que le parti se dissout ou se rallie à un autre programme. A quelques années d’intervalle, le même nom sert à désigner des partis tout à fait différens par leurs tendances. Sans doute, il ne faut rien exagérer, il existe entre les diverses nuances politiques qui se partagent le Sobranié des divergences de doctrines ; mais elles sont rarement profondes ; le pays est trop jeune pour que les partis aient poussé des racines historiques lointaines ; le plus souvent, c’est une question de tactique ou d’opportunité qui les sépare, ou tout simplement une question d’ambitions personnelles. Quand une faction occupe la place depuis longtemps, les appétits impatiens se coalisent pour la renverser et la remplacer. C’est l’heure que choisit le prince pour exercer sa prérogative de nommer les ministres. Son choix ne s’exerce pas forcément dans la majorité du Sobranié, car alors le même parti resterait toujours au pouvoir, le parti qui détient le gouvernement étant à peu près certain de faire élire un Sobranié qui lui soit favorable. Le prince appelle les hommes qui lui semblent le mieux répondre à la situation ; il dissout l’assemblée, et les élections nouvelles donnent généralement la majorité au nouveau cabinet. Ainsi les partis ne sont rien que par le prince, qui n’est d’aucun et qui se sert de tous.

Une crise toute récente vient de montrer la manière dont il procède. Les Stamboulovistes (parti national-libéral, bien différent d’ailleurs de ce qu’il était au temps de Stambouloff) étaient depuis 1902 au pouvoir avec un cabinet présidé successivement par le général Pétroff, M. Petkoff et M. Goudeff. La Chambre arrivant à l’expiration de son mandat, le cabinet a remis sa démission au prince qui l’a acceptée. Son journal Nov Vek explique ainsi sa résolution : « Le gouvernement a cru utile de donner sa démission dans un dessein d’intérêt national. Il n’était en désaccord ni avec le chef de l’Etat, ni avec la représentation nationale, il n’y avait pas même de désaccord entre les membres du cabinet. Sa retraite n’a d’autre raison d’être que l’expiration du mandat constitutionnel de la Chambre dont la confiance lui permettait de gouverner le pays. Il laisse ainsi toute liberté à un autre cabinet de consulter la volonté du pays. » Equipe fatiguée ! Le prince n’a pas fait appel aux deux principaux partis d’opposition, ni aux Tsankovistes (progressistes) dirigés par M. Daneff, ni aux nationalistes (anciens Stoïlovistes) qui reconnaissent pour chef M. Ivan Guéchoff ; il est allé chercher des hommes nouveaux, jeunes, groupés depuis peu autour d’un chef dont le nom était hier encore inconnu, M. Malinoff ; ils s’intitulent démocrates ; c’est une fraction dérivée de l’ancien parti Karaveliste ; elle est surtout dirigée par des professeurs, des publicistes, des intellectuels. Dans le Sobranié actuel, ce parti n’a que trois députés ; il reviendra probablement en majorité après les élections : en tout cas, il gouvernera tant qu’il paraîtra au prince que le bien du pays et le succès de sa politique extérieure l’exigent.

Ainsi, malgré les luttes des partis et les rivalités des hommes, la stabilité gouvernementale résulte de l’action personnelle du souverain, et celui-ci est en parfaite communion avec la masse du pays qui travaille et se développe dans la paix et le calme. Les divisions politiques, querelles de coteries et conflits d’ambitions, n’atteignent pas un peuple de paysans et de petits artisans, laborieux et économes, qui n’a aucune éducation politique et qui, il y a trente ans, vivait encore sous le joug des Turcs ; il se contente de jouir, sans s’en laisser enivrer, de son indépendance et de sa liberté. Et l’on ne sait, en vérité, ce qu’il convient d’admirer davantage, ou du prince qui sait faire accepter de tous son autorité bienfaisante, ou du peuple qui a le bon sens de se laisser conduire.


III

La force de la Bulgarie, son avenir, est dans la masse de ses paysans. La Bulgarie est une démocratie rurale, un pays de petite propriété. Les grands domaines ne s’y rencontrent qu’à l’état d’exception très rare. Au temps des Turcs, il existait une classe de grands propriétaires fonciers : on les appelait les tchorbadjis ; ils possédaient les tchifliks ou grands domaines, sur lesquels beaucoup de paysans travaillaient comme colons ; ils étaient des intermédiaires entre le gouvernement ottoman et les paysans bulgares. L’état social de la Bulgarie était donc comparable à celui que nous voyons encore en Macédoine, avec cette différence que les grands propriétaires qui bénéficiaient du régime turc étaient chrétiens, tandis qu’en Macédoine ils sont en majorité Turcs. Nous avons expliqué, ici même, comment la question macédonienne est avant tout une question sociale[3] : c’est cette question sociale que nous voyons aujourd’hui résolue en Bulgarie et en Serbie. Les tchorbadjis bulgares ont disparu en tant que grands propriétaires, mais comme ils étaient restés chrétiens, ils se sont retrouvés patriotes et ils ne se distinguent plus du reste de la nation ; ceux qui étaient Turcs ou Bulgares musulmans ont, pour la plupart, quitté le pays. Les terres vacantes ont été achetées, à bon compte, par les paysans qui les cultivaient ; ils se sont endettés pour devenir propriétaires, mais ils s’acquittent, peu à peu, grâce à la Banque agricole bulgare. Ainsi a grandi cette classe nombreuse de paysans propriétaires qui forme presque toute la nation bulgare : les ouvriers d’usines ne sont que 6 000 sur 4 millions d’habitans. Les ruraux sont des travailleurs acharnés, tenaces, prolifiques ; c’est une forte race qui exporte jusqu’en Amérique ses aptitudes spéciales à la culture et au jardinage. A Budapest, tous les jardiniers sont des Bulgares ; autour de Constantinople, avant les bombes de 1903, ils étaient très nombreux ; ce sont eux qui faisaient pousser ces belles fraises, gloire des maraîchers du Bosphore. Presque tous ont été chassés au moment des troubles ; ils ont dû refluer en Macédoine ou dans la Principauté, et c’est en partie parmi ces déracinés que les bandes se sont recrutées.

Les paysans bulgares ont gardé du passé une défiance invincible contre tout grand propriétaire : ce sentiment est si vif, dans certaines régions, qu’un capitaliste qui tenterait de réunir les élémens d’un grand domaine risquerait d’être molesté dans ses biens et même dans sa personne. Les dispositions de notre Code civil, cette « machine à hacher le sol, » introduites en Bulgarie en 1889, empêchèrent la reconstitution de grands domaines. Le tableau ci-dessous est très significatif à cet égard ; il montre à merveille l’extraordinaire morcellement de la propriété bulgare. Le chiffre le plus considérable est celui des propriétaires possédant de 5 hectares à 7 hectares et demi. Le nombre total des propriétaires possédant plus de 100 hectares n’est que de 66 sur 546 084 propriétaires possédant 3 428 466 hectares[4]. La vie de l’Etat bulgare repose donc sur la classe des paysans propriétaires. Que la récolte soit mauvaise, la rentrée des impôts devient difficile, et le budget est menacé de perdre son équilibre ; les propriétés grevées de trop lourdes hypothèques sont vendues ; et si la période des vaches maigres vient à se prolonger durant quelques années consécutives, une crise grave peut s’ensuivre. Depuis 1901, les récoltes ont été excellentes et l’on a vu les paysans rembourser à la Banque agricole le tiers de leurs dettes (20 millions sur 60).

En tout pays la routine est l’inconvénient de la petite propriété, surtout lorsqu’elle n’est pas avoisinée par de grands domaines. Les modes d’assolement, en Bulgarie, sont encore très rudimentaires malgré les grands progrès réalisés en ces dernières années ; la plus grande partie des terres à blé sont encore laissées en jachère une année sur deux ; elles servent de pâture pour les bœufs, les buffles et les moutons. L’usage des engrais commence à peine à s’introduire ; les fumiers, entassés au milieu du village en un immense monceau sur lequel jouent, et grouillent des légions d’enfans, de porcs et de volailles, demeurent inutilisés ; les paysans croient que, s’ils les répandaient dans leurs champs, le blé pousserait tout en feuilles et ne donnerait pas d’épis. Le froment, le maïs, l’avoine, le seigle, l’orge sont les principales cultures[5] ; le riz et le haricot prospèrent dans la plaine de Philippopoli ; le ministère de l’Agriculture a introduit la betterave autour de Sofia où une sucrerie a été fondée ; en Roumélie on replante les mûriers que les Turcs avaient coupés en 1876 ; le tabac prospère dans plusieurs départemens[6] ; enfin les roses, dont l’essence si renommée est exportée surtout en France, fleurissent en champs immenses dans la « vallée des roses » (Kazanlick)[7]. Le gouvernement s’emploie, avec une intelligente activité, à favoriser les progrès de la culture : le séjour de M. Ghenadieff au ministère de l’Agriculture laissera, à ce point de vue, une trace durable. On encourage par des allégemens d’impôts la mise en culture des terres en friches : quiconque transforme en vignes ou en prairies artificielles une terre abandonnée est exempt d’impôts, pour cette terre, pendant douze ans. Le programme des écoles pédagogiques et des séminaires comporte un cours d’agriculture pour les prêtres et les maîtres d’école. L’Etat distribue la graine de vers à soie, les plants de mûrier, les meilleures semences et les meilleures greffes ; il fait venir des professeurs et des jardiniers étrangers ; il s’applique à améliorer les races de bétail, il introduit l’emploi des machines et s’efforce de faire abandonner l’usage des jachères ; grâce à l’amélioration du réseau des canaux d’irrigation, beaucoup de terres sont rendues à la culture ou mises en état de produire davantage. En 1892, les guérets ou jachères occupaient 42 et demi pour 100 du sol labourable ; en 1899, la proportion n’était plus que de 31 pour 100 ; elle a beaucoup diminué depuis. Le labourage se fait encore dans beaucoup d’endroits avec la charrue primitive, l’antique araire en bois ; cependant, grâce à la propagande faite par le gouvernement et par les fabricans d’instrumens agricoles, l’usage des machines se répand de plus en plus ; les charrues en fer se multiplient, ainsi que les moissonneuses, les vanneuses, les arroseuses. Les herses, qui n’étaient que 5 353 en 1899, étaient déjà 38 080 en 1902, indice du soin nouveau que les paysans bulgares apportent à ce que notre vieil Olivier de Serres appelait si joliment le « ménage des champs. »

L’État bulgare s’est beaucoup préoccupé de protéger les paysans contre l’usure, fléau des classes agricoles en progrès. L’instinct du paysan le porte à acheter la terre, mais il est souvent victime des races dont la vocation est de servir d’intermédiaires : levantins, grecs, juifs, arméniens. Les juifs sont beaucoup moins nombreux en Bulgarie qu’en Roumanie ou en Russie ; on n’en compte guère que 30 000, répartis surtout dans les villes de la Mer-Noire et de la Roumélie. Un réseau d’institutions de crédit et de coopération, dont l’État a pris l’initiative, protège le cultivateur contre lui-même et contre les usuriers. La Banque agricole, dont l’origine première remonte à 1863 et à l’administration bienfaisante de Midhat-Pacha, a été réorganisée par une loi du 23 décembre 1894, dont M. Ivan Guéchoff a été le promoteur ; elle administre 160 caisses rurales qui mettent, jusque dans les bourgs des campagnes, le crédit à la portée des ruraux ; dans les villes où la banque nationale n’a pas de succursale, ces caisses sont autorisées à la représenter et à faire des opérations pour elle. Elles font des prêts sur hypothèques ou sur gages, à des taux relativement modérés, 7 et 8 pour 100, avancent des fonds aux cultivateurs pour achat de bétail, semences, instrumens aratoires, reçoivent des dépôts, etc. ; elles sont, en outre, autorisées à faire des avances aux sociétés coopératives du type Raiffeisen et l’on a vu, depuis le commencement de ce siècle, cette forme de la prévoyance sociale se développer étrangement. A la fin de 1907, la Bulgarie comptait 293 sociétés de crédit coopératives dont le bilan s’élevait, au 30 septembre, à 4 741 609 francs. Une loi récente a créé une institution analogue au homestead qui réserve aux paysans un noyau insaisissable et incessible de propriété.

L’élevage va de pair avec la culture des céréales : c’est, comme disait Sully, la « seconde mamelle » de la Bulgarie. La diminution des jachères ayant amoindri les surfaces livrées à la pâture, le gouvernement se préoccupe de développer la culture des fourrages artificiels ; tous les terrains semés en luzerne sont exemptés d’impôts ; l’étendue totale des champs de luzerne qui était de 31000 hectares en 1892, était déjà en 1900 de 88 000. C’est l’élevage des chevaux, des bœufs, des buffles et des moutons qui s’est le plus accru ; des animaux reproducteurs ont été importés pour l’amélioration des races indigènes ; des primes sont accordées aux éleveurs qui exposent les plus beaux spécimens. Deux écoles d’agriculture, avec fermes modèles, et cinq haras, s’occupent tout particulièrement de la sélection des races. Des laiteries ont été créées et l’exportation des beurres a commencé. Une section spéciale, au ministère du Commerce et de l’Agriculture, est chargée de la surveillance et de l’application des lois rurales ; le pays est divisé en quarante-quatre rayons agricoles dont chacun est surveillé par un inspecteur : il veille à l’application des lois de police dans les villages, des règlemens concernant le phylloxéra, les graines de vers à soie, etc. ; il a mission d’organiser des cours, des expériences. La Société nationale d’agriculture seconde activement l’action de l’Etat ; elle édite une Revue agricole et de nombreux manuels et tracts destinés à éclairer le paysan bulgare sur ses véritables intérêts.

La question des forêts et du reboisement est capitale pour l’avenir de la Principauté. Les Turcs et, en général, les peuples musulmans apportent partout, avec eux, le fléau du déboisement dont les troupeaux de moutons et de chèvres complètent l’œuvre destructive ; le roc est bientôt dénudé ; le torrent entraîne dans les plaines et jusque dans la mer la bonne terre des montagnes ; il ravine profondément les plaines, il ruine irrémédiablement le pays. La chèvre, si on l’en laissait libre, ferait des contrées les plus fertiles des Saharas dénudés ; elle est le fléau de la péninsule des Balkans, comme de la Grèce, de la Sicile, de l’Espagne et de l’Afrique du Nord ; aucune verdure n’échappe à sa dent. Tout le flanc méridional du Balkan bulgare et le Rhodope ont été déboisés : les montagnes apparaissent de loin nues, âpres et stériles. Au contraire, le flanc Nord du Balkan est couvert de magnifiques forêts de hêtres et de conifères ou d’épais maquis. Le gouvernement s’est préoccupé, dès les premières années de l’indépendance, d’assurer l’exploitation régulière en même temps que la conservation de la richesse forestière.

En 1884 une première loi, suivie d’une seconde en 1889, introduisirent dans le régime forestier la notion nouvelle de l’intérêt public ; elles se heurtèrent longtemps aux habitudes invétérées des paysans et des communes qui se croyaient libres d’user et d’abuser de leur droit de propriétaires, coupant, incendiant sans contrôle et sans mesure dans les forêts. Peu à peu cependant on réussit, par persuasion ou par contrainte, à venir à bout de ces déplorables erremens. Un cadastre forestier fut dressé : les propriétés de l’Etat, celles des communes et celles des particuliers furent soigneusement séparées et délimitées, les droits des paysans fixés et surveillés. On commença à créer autour des villages des pépinières de jeunes arbres, que l’on planta ensuite sur les routes, autour des bourgs ou dans les endroits les plus dénudés. Des lois de 1897 et de 1904 ont achevé d’établir le code forestier ; le salut des bois de la Bulgarie et même leur renaissance est aujourd’hui assuré. Des inspecteurs français ont été appelés pour diriger le travail d’aménagement et d’exploitation rationnelle et pour former un personnel indigène. Les forêts sont une grande richesse pour la Bulgarie ; elles couvrent 3 041 324 hectares, dont 902 000 appartiennent à l’Etat, 1 million et demi aux communes et le reste aux particuliers. Le pays exporte, par ses ports de la Mer-Noire ou du Danube, des bois durs ou flexibles, à l’état brut ou ouvragé : la Turquie, entièrement déboisée, est le meilleur acheteur.

L’Etat bulgare a donc eu le mérite de comprendre quelles étaient les sources principales de sa prospérité ; il s’est appliqué à défendre et à développer la classe des paysans et les industries rurales. Peu de pays ont une législation agraire plus complète et mieux adaptée à ses besoins, un système de crédit mieux organisé.

Le paysan bulgare, pour cultiver sa terre, a besoin de main-d’œuvre ; il a intérêt à avoir beaucoup d’enfans ; il se marie de bonne heure et souvent, à quarante ans, il est grand-père : aussi l’augmentation de la population est-elle très rapide. La Bulgarie dépasse aujourd’hui 4 millions d’habitans (3 744 283 en 1900) ; en 1887, après l’annexion de la Roumélie orientale, la population n’était que de 3 154 000. L’excédent des naissances sur les décès dépasse annuellement une moyenne de près de 60 000. — Malgré l’émigration d’un grand nombre de musulmans, malgré le départ, lors des troubles de l’année dernière, de plusieurs milliers de Grecs, la population n’a pas cessé de s’accroître ; elle a remplacé les par tans ; elle fait déjà tache d’huile sur les pays voisins, elle émigré. Le nombre des Turcs est encore de près de 500 000, et l’on compte environ 70 000 Roumains, 40 000 Grecs, 80 000 Tziganes, 30 000 juifs.


IV

Que la Bulgarie ne soit pas actuellement un pays industriel, il n’y a pas lieu de s’en étonner : le temps lui a manqué pour une pareille transformation. Mais possède-t-elle les moyens de créer chez elle la grande industrie, et a-t-elle intérêt à le faire, c’est ce qu’il est intéressant de se demander. Le pays n’est pas très riche en minéraux, mais il a quelques bassins houillers assez importans : les mines de lignite de Pernik, au Sud-Ouest de Sofia, ont été les premières exploitées et donnent encore de bons rendemens ; celles de Bobov-Dol n’ont pas encore de chemin de fer. Enfin, dans le Balkan central, sur le parcours de la future ligne de Tirnovo à Borouchtitza, des mines de charbon considérables ont été récemment étudiées par un ingénieur français des mines, M. de Launay, et il nous suffira, pour cette question, de renvoyer à son livre. En « houille blanche, » les montagnes bulgares, Balkan, Rhodope, ou Rilo, abondent : les torrens qui dévalent des hauteurs, et qui sont aujourd’hui un fléau, peuvent devenir une source considérable de richesse. Malgré tout, il ne semble pas que la Bulgarie doive mettre dans l’industrie ses espérances de richesse et d’avenir ; elle est et elle restera avant tout un pays agricole ; mais elle a évidemment intérêt à créer, comme elle a déjà commencé à le faire, les principales usines nécessaires à sa consommation. En 1900, la Principauté ne comptait que vingt industries différentes ; elle en avait déjà quarante-deux en 1905, et, depuis lors, le mouvement n’a fait que s’accroître : les industries textiles et surtout celles de la laine tiennent le premier rang.

Au temps des Turcs, les petites villes bulgares étaient habitées par un grand nombre de petits artisans, organisés en « métiers » ou corporations : c’était le petit atelier familial, tel qu’il existe chez tous les peuples qui n’ont pas suivi l’évolution industrielle déterminée par l’invention des machines. Deux exemples : il existait à Sofia, en 1876, soixante savetiers ; ils n’étaient plus que quatre en 1896, bien que la population eût quadruplé. A Stara-Zagora, on comptait avant la guerre 2 500 ateliers de filature de laine à domicile ; il n’y en avait plus que 20 en 1905. Tous ces petits ateliers de famille, tous ces petits métiers ne purent résister à la concurrence des articles étrangers, importés en masse grâce à la libre concurrence commerciale. Il en résulta des souffrances et des ruines pour beaucoup d’artisans, et c’est pour les protéger, en même temps que pour préparer l’avènement d’une industrie plus centralisée, que le gouvernement princier a fait voter par le Sobranié toute une série d’intéressantes lois sociales. La loi de 1903 sur « l’organisation des métiers et des syndicats ouvriers » pose les principes, conformes aux décisions générales de la Conférence de Berlin, et la loi de 1905, sur « la protection du travail des femmes et des enfans dans les fabriques, » prescrit une série d’applications pratiques destinées à protéger les femmes et les enfans contre les abus du travail dans les usines, et même dans les ateliers familiaux lorsque le nombre des personnes qui y sont occupées dépasse cinq. L’inspection du travail a été organisée et, en outre, le ministère exerce son contrôle par l’intermédiaire des Comités du travail institués dans les villes, et composés du maire, d’un médecin, de l’inspecteur des écoles de la région, d’un ingénieur de l’Etat et d’un représentant des associations ouvrières de la commune. La loi du 23 janvier 1904 détermine l’organisation des métiers ; elle oblige les artisans « à s’organiser en corporations afin de prévenir toute concurrence déloyale, de collaborer au progrès des métiers, de créer des caisses de prévoyance et de crédit, etc. » Nul ne peut exercer un métier quelconque sans être muni d’un certificat délivré par le syndic de la corporation et certifiant que le candidat justifie d’une pratique suffisante dans le métier qu’il se propose d’exercer. Les relations entre patrons et apprentis sont également fixées. Ainsi toute une série de lois et de règlemens, dans le détail desquels il nous est impossible d’entrer, mettent, au point de vue de la protection ouvrière et de l’organisation des métiers, la Bulgarie en avance sur beaucoup de nations plus anciennement civilisées, et l’on peut dire que, dans la Principauté, l’industrie a sa charte avant d’avoir eu son essor.

Cet essor, le gouvernement s’est préoccupé de l’assurer à la Bulgarie par des lois protectrices, notamment par la « loi sur l’encouragement du commerce et de l’industrie bulgares, » votée le 25 janvier 1905 ; elle détermine une série d’avantages généraux, dont bénéficient toutes les entreprises industrielles, et une série d’avantages spéciaux, dont bénéficient seulement certaines industries nominativement désignées : ce sont celles dont la création ou le développement ont paru au gouvernement particulièrement nécessaires. En outre, la Bulgarie a arrêté le programme d’un nouveau tarif douanier qui a servi de base à ses négociations commerciales avec les États européens. Il est très étroitement protecteur ; il ne se contente pas de frapper de droits très élevés les produits que la Bulgarie peut fabriquer elle-même, ou dont elle souhaite de promouvoir la fabrication, mais il atteint même les articles que la Principauté est dans l’impossibilité de produire, tels que les articles de luxe, les machines, les soieries. L’importation française s’est trouvée, de ce fait, l’une des plus atteintes. Les droits, d’ailleurs, sont si élevés qu’ils ne jouent pas. La population, où les grosses fortunes sont rares, préfère se passer des articles qui sont frappés de ces droits exorbitans et ainsi se trouvent entravés le développement du luxe, du bien-être, raffinement des mœurs, l’usage même de certains articles considérés en Occident comme de première nécessité. Il est à souhaiter que le nouveau ministère se rende compte que le but a été dépassé et apporte quelques amendemens aux rigueurs de ses tarifs douaniers.

Le commerce bulgare, — dont nous ne pouvons ici qu’esquisser la physionomie générale, — consiste tout naturellement en une exportation de produits agricoles qui varie avec la récolte, et en une importation d’objets manufacturés et de matières premières destinées à l’industrie. Le mouvement général des affaires a dépassé, en 1904, 288 millions de francs et, depuis 1901, période de bonnes récoltes, les exportations l’emportent considérablement sur les importations. Dans les premières années de l’indépendance, alors que les chemins de fer n’étaient pas encore construits, le commerce se faisait uniquement par eau, soit par la Mer-Noire, soit surtout par le Danube ; presque toute l’importation venait d’Autriche-Hongrie et presque toute l’exportation se dirigeait vers la Turquie. Depuis, ces deux pays ont respectivement conservé le premier rang, mais la part des autres nations s’est considérablement accrue. Il est curieux de constater que les échanges entre la Russie et la Bulgarie, malgré leurs affinités politiques, sont très restreints.

Le gouvernement a beaucoup fait pour l’essor du commerce en améliorant les voies de communication, et en créant de nouvelles routes et des chemins de fer. Deux bons ports ont été creusés et outillés, à Varna et à Bourgas, sous la direction d’ingénieurs et d’entrepreneurs français ; les lignes de navigation de la Mer-Noire y font escale. La Bulgarie a même une marine de guerre : un petit croiseur et trois torpilleurs, commandés par un officier français. Les ports du Danube ont été améliorés. La Principauté possède actuellement 1 600 kilomètres de chemins de fer dont 1 209 appartiennent à l’Etat : le reste est la propriété de la Compagnie des Chemins de fer orientaux, dont l’administration est surtout austro-allemande. Elle avait construit, avant la guerre de 1877, le tronçon de ligne entre la frontière méridionale de la Roumélie et la station de Sarambey (entre Sofia et Philippopoli) ; les tentatives du gouvernement pour racheter cette fraction si importante du réseau bulgare n’ont pas abouti. Il suffit de jeter un coup d’œil sur une carte pour y voir les chemins de fer actuellement ouverts : la grande ligne Nisch-Sofia-Philippopoli-Andrinople avec embranchement sur Bourgas ; la ligne de Sofia à Tirnovo et Varna, dont deux embranchemens atteignent le Danube à Nikopoli et à Routschouk. Il est plus intéressant d’insister sur celles qui vont être prochainement ouvertes ou commencées, à cause de leur grande importance politique et stratégique. Dans un an, la petite ligne de Sofia à Pernik et Radomir sera inaugurée jusqu’à Kustendil et à la frontière : c’est la direction d’Uskub où une vallée conduirait le rail sans grandes difficultés. Un vieil iradé turc concède la construction de celle ligne, mais le gouvernement s’oppose aux travaux. Il redoute qu’une invasion bulgare ne descende trop facilement par cette voie vers Uskub et Salonique ; naturellement les Serbes l’encouragent dans sa résistance. En échange, les Turcs se montrent disposés à autoriser une ligne qui-descendrait sur Serès par Djuma-Ibala. Il semble que l’intérêt bien compris du gouvernement ottoman serait de favoriser la construction immédiate des deux lignes ; elles contribueraient plus efficacement, que des soldats et des gendarmes à la pacification du pays ; ils accorderaient en même temps, aux Serbes, la jonction de Mitrovitza avec Nisch, fraction de la ligne qui reliera un jour l’Adriatique au Danube par Mitrovitza, Nisch et Vidin. Aux Grecs, ils accorderaient Salonique-Larissa. Ce seraient, pour la tranquillité et la prospérité de la Macédoine, les plus efficaces des réformes. S’il est vrai, comme on l’annonce, que les Autrichiens aient obtenu la jonction de leur réseau bosniaque avec la ligne de Mitrovitza à Uskub, les Turcs ne pourront plus longtemps refuser d’accorder des concessions compensatrices aux Bulgares et aux Serbes.

A Sofia, le 7 mars prochain, aura lieu l’adjudication de la ligne de Mezdra (au Nord de Sofia) à Vidin, qui va desservir toute une partie de la Principauté encore privée de chemins de fer. Enfin une seconde ligne traversant le Balkan va être entreprise entre Tirnovo et Nova-Zagora par Borouchtitza ; elle desservira le district carbonifère et tracera la voie terrestre la plus courte de Bucharest à Constantinople, si toutefois, comme on l’espère, les négociations engagées pour relier enfin, par un pont sur le Danube, le réseau bulgare au réseau roumain ne tardent pas à aboutir. Tous ces chemins de fer contribueront à rendre plus faciles et plus étroites les relations de la Bulgarie avec le reste du monde, et il est permis d’en attendre un heureux résultat. Les Bulgares ont en effet les défauts de leurs qualités : nationalistes intransigeans, ardens patriotes, ils sont souvent, surtout en affaires, hostiles à tout ce qui vient du dehors ; qu’un étranger cherche à établir chez eux une industrie, une entreprise commerciale dont leur pays profiterait cependant tout le premier, il se heurte à d’étranges mauvaises volontés, qui ne fléchissent qu’au moment où le gouvernement a besoin de faire un emprunt. Il est presque impossible de faire des affaires en Bulgarie si l’on ne se résigne pas à passer par l’entremise d’un intermédiaire ou d’un courtier indigène. Cette tendance à l’exclusivisme s’explique chez un peuple qui vient seulement de secouer le joug étranger, mais elle n’est plus compatible avec l’état de prospérité, de progrès et de force où est aujourd’hui parvenue la Bulgarie.

Pays de petite propriété, pays de bons soldats : dans l’armée, plus encore que partout ailleurs, les Bulgares donnent la preuve de cet esprit de patriotisme et de discipline qui constitue le patrimoine moral de leur race. Ils ont fait leur apprentissage militaire en 1877 et en 1885 ; depuis, le gouvernement a dépensé beaucoup d’argent pour son armée : le prince lui témoigne la sollicitude d’un chef d’Etat qui sait qu’en définitive le sort de son pays peut dépendre, un jour, d’une bataille. Sur le pied de paix, l’armée active compte 53 000 hommes présens sous les drapeaux ; sur le pied de guerre, 190 000 ; en y comprenant toutes les classes de la réserve et de la territoriale, on arrive à 320 000 hommes. Ces troupes sont réparties en neuf divisions d’infanterie à quatre régimens, qui deviennent, en temps de guerre, neuf corps d’année, avec neuf régimens d’artillerie à cinquante-quatre pièces, sans compter l’artillerie de montagne, et quatre régimens de cavalerie. Toute l’artillerie est neuve : on sait qu’elle a été récemment achetée au Creusot. Les troupes font de fréquentes manœuvres et sont très entraînées : officiers et soldats sont animés du meilleur esprit. Que serait le haut commandement ? On dit généralement que les généraux ne sont pas encore tous au courant de la stratégie et de la tactique modernes ; mais ils ont à côté d’eux des officiers d’état-major, formés en France, en Allemagne, ou même à l’École militaire de Sofia, qui pourraient au besoin les éclairer et les guider, comme cela s’est passé, dit-on, pour quelques chefs japonais dans la dernière guerre. En tout cas, l’armée bulgare a confiance dans son prince ; elle a la foi patriotique, la volonté de vaincre ; elle est bien outillée ; elle est donc une force.


V

Nous n’avons jamais espéré tracer ici, en si peu de pages, un tableau complet des progrès de la Bulgarie depuis sa libération ; nous n’avons même pas pu esquisser tout le travail législatif si remarquable, accompli par les différens ministères et par le Sobranié, qui a doté la Bulgarie de toutes les institutions et de tous les organes nécessaires au fonctionnement d’un État moderne. Nous avons cherché seulement à donner cette impression que la Bulgarie, même isolée, est de taille à jouer, dans l’histoire présente et future de la péninsule des Balkans, un rôle de premier plan. Est-ce à dire que le tableau soit sans ombres, l’édifice sans lacunes, la situation sans périls ? Personne certes ne nous croirait, si nous l’affirmions. Ces dangers et ces points faibles, la meilleure preuve d’intérêt et de sympathie que nous puissions donner aux Bulgares, c’est de les indiquer, comme nous croyons les voir, sans ambages.

Les peuples jeunes, qui ont lutté longtemps pour l’indépendance et la liberté, qui ont travaillé avec ardeur, avec bonheur, à édifier, dans la fièvre et l’enthousiasme, la Cité nouvelle, sont sujets à une sorte de griserie qui les porte à faire table rase du passé, à toujours détruire pour reconstruire, à n’apercevoir ni une limite à leurs progrès, ni un terme à leur prospérité. Nous permettra-t-on, ici, un souvenir personnel ? Nous entretenant un jour avec plusieurs Bulgares de marque, parmi lesquels le très distingué maire de Sofia, nous témoignions notre admiration pour le travail colossal qui transforme la petite ville d’autrefois en une capitale moderne, dotée de beaux monumens, de larges avenues, de palais, d’hôpitaux, de tous les organes nécessaires à la vie d’une grande cité ; mais nous exprimions aussi le plaisir que nous avions goûté en pénétrant, près de la nouvelle cathédrale, dans les vieilles petites chapelles presque enfouies sous terre, basses et humiliées comme les anciens Bulgares, ceux d’avant l’indépendance, qui venaient y invoquer les naïves et saintes icônes pour la délivrance de la patrie ; nous disions enfin l’attrait de nos visites à l’église à demi ruinée qui seule reste encore debout du monastère d’où Sofia tire son nom et son origine, et à la dernière mosquée dont le minaret, quand on suit le boulevard de la Gare, semble marquer l’entrée de la ville nouvelle. Nos interlocuteurs s’étonnaient et, visiblement, ne comprenaient pas l’intérêt qu’on pouvait prendre à ces vieilles choses : on n’avait pas encore eu le temps de les raser, on construirait une belle église neuve à la place des bicoques anciennes, et quant à la mosquée, elle dérangeait la perspective rectiligne des boulevards et dépassait l’alignement, on la démolirait donc. Nous contâmes alors, en manière d’apologue, à nos amis bulgares, l’histoire d’un illustre cousin germain de leurs ancêtres asiatiques, le grand Khübilaï-Khan. petit-fils du fameux Tchinghiz-Khan : quand il eut installé à Pékin, dans la capitale des Empereurs d’Or, centre et foyer de toute civilisation, la dynastie mongole, il fit venir des graines des herbes qui poussent librement dans les steppes de l’Asie centrale et les fit semer dans une cour de son palais merveilleux ; puis, montrant à ses enfans cette minuscule prairie, il leur dit : « Souvenez-vous de vos ancêtres et de vos humbles origines ; gardez ce pré : c’est l’herbe de modestie… »

Certes, les Bulgares d’aujourd’hui ont le droit d’être fiers de l’œuvre qu’ils ont accomplie, de la patrie qu’ils ont ressuscitée, des lois qu’ils ont établies, de l’instruction qu’ils ont répandue, des établissemens scientifiques qu’ils ont fondés, de l’armée où tous servent avec abnégation ; qu’ils se défient cependant d’eux-mêmes et se gardent d’oublier que ce qui fait la force d’un pays ce ne sont ni ses institutions, ni ses lois, mais son âme. Or, si l’on n’y prend garde, l’âme bulgare pourrait être menacée. Une génération nouvelle grandit, qui n’a pas connu les temps de souffrances et de luttes ; toute une jeunesse intellectuelle s’agite ; élevée dans les Universités de l’Europe occidentale, ou, en Bulgarie même, d’après les méthodes européennes, elle a pris, des sciences et des philosophies modernes, les hypothèses audacieuses et les théories extrêmes, mais elle n’a pas acquis en même temps le sens critique qui en pourrait atténuer la virulence ; elle croit avec enthousiasme au progrès nécessaire et continu des institutions, des idées et des mœurs ; elle a perdu la faculté de voir les réalités, la Bulgarie si jeune encore, inachevée, plus affamée de calme et de bon gouvernement que de quotidiennes réformes ; elle est impatiente et, en politique, l’impatience s’appelle souvent révolution.

Beaucoup de ces jeunes gens, fils de petits propriétaires, élevés dans les écoles ou les collèges, restent, avec une mentalité primaire, des demi-savans qui désertent la terre et à qui la carrière encombrée de fonctionnaires n’offre pas de débouchés. D’autres, anciens élèves des universités, aspirent aux professions libérales qui ne peuvent les nourrir tous. Des Bulgares, émigrés de Macédoine, presque tous intelligens, habiles, instruits, viennent faire concurrence, dans toutes les carrières, aux jeunes gens nés en Bulgarie ; beaucoup aussi deviennent artisans, envahissent les métiers, provoquent une gêne générale : ainsi la question macédonienne se traduit, pour les Bulgares de la Principauté, par une crise sociale qui les atteint directement. Parmi ces déracinés, ces mécontens et ces impatiens, les partis socialistes, — on n’en compte pas moins de trois, — recrutent leurs adeptes. Ces socialistes, dans un pays où il y a peu d’ouvriers d’usine et où la législation sociale est très complète, sont plutôt des anarchistes intellectuels, à la mode russe. On en trouverait jusque parmi les fonctionnaires, plus zélés pour le triomphe de leurs utopies personnelles que dévoués au service de l’Etat. Entre le conservatisme foncier du pays, composé en immense majorité de petits propriétaires ruraux, et les tendances révolutionnaires de « l’intelligence, » qui se croit l’élite appelée à gouverner, un fossé se creuse, un malentendu s’accentue : il en résulte pour la Bulgarie un péril prochain. La crise universitaire a contribué à faire apparaître ce danger. Quelques jeunes gens et quelques grévistes ayant, à l’inauguration du nouveau théâtre de Sofia, en janvier 1907, assez vivement sifflé le prince, des mesures radicales furent prises par le président du Conseil, M. Petkoff, qui devait, peu de temps après, périr assassiné ; l’Université fut fermée. Rouverte à l’automne 1907, elle reste presque vide d’étudians ; ils manifestent, en faisant grève, leur mécontentement des mesures, à la vérité un peu sévères, prises contre certains professeurs. Sans exagérer la portée de tels incidens, il convient cependant de ne pas négliger l’avertissement qu’ils comportent.

La vie parlementaire fait naître un autre péril : la politique devient une carrière, et les partis, avec l’exagération qui leur est propre, s’accusent les uns les autres de concussion. On ne voit pourtant pas les hommes politiques faire de scandaleuses fortunes, mais, dans ce pays d’agriculteurs où il n’y a pas de classe moyenne, les politiciens tendent à en constituer une. C’est surtout en développant le commerce et l’industrie, c’est-à-dire en facilitant la naissance et l’enrichissement d’une bourgeoisie urbaine, beaucoup plus que par des moyens répressifs toujours inefficaces, que le gouvernement pourra enrayer ce mal dont sont plus ou moins atteintes toutes les sociétés démocratiques.

A l’extérieur, des difficultés plus graves encore attendent le gouvernement du prince Ferdinand ; et ici, il ne s’agit plus seulement de la Bulgarie, mais de l’Europe : nostra res agitur. Qu’un conflit vienne à éclater dans les Balkans, et c’est peut-être la guerre générale déchaînée, en tout cas l’invasion presque certaine du choléra en Occident. L’état de la Macédoine, loin de s’améliorer, semble empirer ; manifestement, les « réformes » de l’Europe sont insuffisantes ; la Porte les applique sans bonne volonté ; les bandes font rage au nez et à la barbe de ses soldats ; le gouvernement d’Athènes ne se lasse pas d’encourager les bandes grecques, et celui de Sofia commence à se lasser de la patience dont il a essayé loyalement de faire preuve. A Constantinople, les ambassadeurs, unanimes seulement en apparence, multiplient en vain, auprès du Sultan, les démarches pour obtenir le renouvellement des pouvoirs des agens des réformes et pour obtenir la création d’inspecteurs judiciaires : les Turcs sont fondés à croire qu’ils n’épuiseront jamais la longanimité de l’Europe, et ils en abusent. Le récent discours du baron d’Æhrenthal semble avoir rompu, entre les cabinets de Vienne et de Pétersbourg, le bon accord qui, depuis Muerzsteg, maintenait en Orient le statu quo ; et, en même temps, Fdouard VII, dans son discours du trône, insiste sur « la vive anxiété » que lui cause la situation des vilayets macédoniens. L’Angleterre qui rentre en scène, la Russie qui reprend sa liberté d’action, l’Autriche qui se remet en marche vers Salonique, voilà des faits nouveaux qui peuvent modifier profondément l’aspect actuel de l’éternelle question d’Orient.

Nous avons vu, d’autre part, de quel poids pesé la crise macédonienne sur la vie politique et jusque sur la vie sociale des Bulgares. Le péril, ici, prend la forme d’une tentation. C’en est une, en vérité, on ne saurait trop le redire, quand on a dans la main une armée nombreuse, entraînée, qui brûle du désir de se battre, qui se ronge dans l’inaction et qui coûte cher, de la jeter un beau jour vers ces plaines de la Maritza au-delà desquelles miroitent les flots bleus de la mer Egée, la coupole de Sainte-Sophie, et la couronne royale, qui ne s’acquiert qu’au prix d’une victoire ! Un prince moins sage, moins patient, moins confiant dans l’avenir, que ne l’est Ferdinand Ier, n’y résisterait pas : il entraînerait la Bulgarie à la délivrance de la Macédoine. Et lui-même, le prince Ferdinand, pourra-t-il toujours y résister ? L’opinion, aujourd’hui, plus que les souverains, est reine du monde. S’il se croyait assuré de puissantes amitiés, s’il recevait certains encouragemens significatifs, l’action ne deviendrait-elle pas, pour lui, une nécessité, un devoir même ? Alors les biens et les maux seraient déchaînés la grande crise commencerait.


RENE PINON.

  1. Voyez sur ce point notre article du 15 septembre 1906 : L’évolution de la question d’Orient depuis le Congrès de Berlin.
  2. On trouvera tout le détail des luttes des partis, de leur organisation et de leurs tendances dans le récent livre de M. René Henry : Des monts de Bohême au golfe Persique (Plon, 1908).
  3. Voyez la Revue du 15 mai 1907, page 387.
  4. Nombre de propriétaires Superficie de chaque propriété Superficie totale de chaque catégorie de propriété
    65 870 jusqu’à 50 ares 15 722 hectares
    37 256 de 50 à 100 ares 27 836 —
    59 735 — 1 à 2 hectares 89 579 —
    54 841 — 2 à 3 — 137 382 —
    49 637 — 3 à 4 — 173 551 —
    44 093 — 4 à 5 — 198 224 —
    85 177 — 5 à 7 1/2 — 525 416 —
    53 418 — 7 ½ à 10 — 461 526 —
    53 018 — 10 à 15 — 641 826 —
    21 108 — 15 à 20 — 362 173 —
    14 112 — 20 à 30 — 339 095 —
    4 017 — 30 à 40 — 137 280 —
    1 593 — 40 à 50 — 70 860 —
    1 591 — 50 à 100 — 105 118 —
    428 — 100 à 200 — 57 774 —
    96 — 200 à 300 — 22 990 —
    56 — 300 à 500 — 21 481 —
    33 500 et au-dessus 40 158 —
  5. Production moyenne en céréales : 30 000 000 d’hectolitres par an, dont 12 millions de froment. Voyez pour tous ces détails la Bulgarie contemporaine (ouvrage publié par la Direction du commerce et de l’agriculture pour l’exposition de Bruxelles, 1905). Cf. L. de Launay : la Bulgarie d’hier et de demain. Hachette, 1907, in-12.
  6. Haskovo ; 800 000 kilogrammes ; Philippopoli, 300 000 ; Kustendil, 270 000 ; Silistria, 210 000. — Superficie cultivée en tabac : 3 000 hectares.
  7. Exportation d’essence de roses : entre 4 000 et 6 000 kilogrammes, valant de deux à quatre millions de francs.