Trente ans de vie française/III(2). – Le Bergsonisme /Livre V – Le Monde Qui Dure (suite)/Conclusion

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Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 242-253).

CONCLUSION

M. Bergson, dans les pages de l’Intuition philosophique qu’il a consacrées à quelques philosophes du passé, explique qu’au fond de chaque philosophie il y a une sorte de schème dynamique extrêmement simple, dont le philosophe a vainement essayé de rendre la simplicité par la complication et l’architecture de son système : c’est-à-dire l’intuition d’une vérité unique à laquelle il a toujours pensé et qu’il n a jamais réussi à transposer pleinement dans le langage humain du multiple et du juxtaposé. Si l’on essayait d’appliquer ce point de vue à M. Bergson lui-même, quel schème général trouverait-on derrière la série de ses pensées et de ses œuvres ?

Celui précisément que nous irons chercher le moins loin, à savoir l’intuition indivisible, inexprimable, et le schème du schème dynamique lui-même. Dire non à tout ce qui est arrêté, réalisé en choses, juger impur et artificiel tout ce qui n’est pas schème dynamique pur, connaître l’univers sous la figure de ce schème dynamique qu’est l’élan vital, se connaître soi-même sous la figure de ce schème dynamique qu’est le centre vivant d’indétermination, voilà en quoi consiste l’idée ou plutôt l’élan vraiment original du bergsonisme. La durée réelle ne vient qu’après ce droit, et donnée dans un fait, le fait que le schème dynamique ne saurait se réaliser que par la durée.

Aucune philosophie ne contribue davantage à renverser le point de vue ordinaire et naturel de l’esprit. Le schème dynamique est une exigence et une essence d’action, mais son action consiste à être arrêtée en choses, et notre connaissance consiste à avoir l’œil fixé sur ces choses, comme le démiurge du Timée, afin de faire, de faire d’autres choses. Le principe d’identité, fondement de notre logique, serait ici presque en défaut : faire, ce n’est pas faire, c’est faire quelque chose. L’intuition capitale du bergsonisme, la réforme qu’il exige de nous, l’attitude paradoxale à laquelle il nous contraint, consistent à purifier de ce quelque chose notre schème, à penser schèmes et non choses, à penser non les objets que devant nous formule notre pensée créatrice, mais le courant créateur de cette pensée créatrice.

Dès lors aucune philosophie plus que celle-là n’exige d’être « dépassée », d’être considérée comme un escalier qui conduit sinon à une autre philosophie, du moins à plus de philosophie. La réalisation d’un schème dynamique c’est ce qui le fait être pour l’intelligence, ce qui le fait agir, et en même temps ce qui le fait déchoir, ce qui lui donne, au regard de son dynamisme, le caractère d’un lieu de passage provisoire.

Mais chez M. Bergson la position est rendue encore plus singulière et aussi plus intéressante, plus suggestive, plus ennemie de ce repos qui est la corruption de la pensée : ce philosophe, qui pousse plus loin que les autres philosophes le souci de demeurer dans le plan du schème dynamique, il s’efforce de travailler aussi rigoureusement que n’importe lequel d’entre eux sur le tableau du mécanisme pratique, du schème réalisé. Il estime que la précision n’est pas donnée dans l’être sur lequel spécule le métaphysicien, mais il n’en tient que plus fermement à l’introduire dans le système et dans le style où s’explicitent sa métaphysique. Personne ne réalise mieux que cet adversaire des scolastiques la perfection des qualités scolaires : rigueur, clarté, composition, démonstration. C’est un lieu commun — et superficiel de voir en M. Bergson un ennemi de l’intelligence, mais aucun de ses innombrables adversaires n’a pu l’accuser de haïr par amour trahi, de ressembler à l’écourté dans le conseil des renards philosophes, bref de manquer d’intelligence. Bien au contraire, on lui a généralement reproché d’être intelligent avec trop de raffinement ; de déployer un talent de prestidigitateur, d’exceller à couper, comme disent les chevaliers du couteau de cuisine, les cheveux en quatre. Cette philosophie devrait, semble-t-il, coïncider chez le philosophe avec un génie d’artiste, et c’est ce qui arrive, chez Schopenhauer par exemple, à une philosophie un peu analogue, celle du romantisme allemand. Or il n’en va pas ainsi. L’artiste, chez M. Bergson, n’apparaît qu’à une place accessoire, dans l’élégance de l’exposition et la nouveauté des images, et encore, quand on compare ces images à celles (de même nature) de Montaigne, on leur voit un air un peu étranger, on croit reconnaître non les enfants de la maison, mais les amies des enfants de la maison. M. Bergson pense de la philosophie ces deux choses dont il a prouvé par son exemple qu’elles ne sont pas contradictoires : d’abord qu’il n’y a de philosophie vraie que celle qui est méditée dans les profondeurs de la vie intérieure, par la tension non de la seule intelligence, mais de l’être tout entier, — ensuite qu’il n’y a de philosophie exacte et montrable que celle qui peut s’exprimer en une suite didactique, présenter, avec un langage et des qualités de professeur, l’expérience à l’intelligence. Ce dorique et cet ionique collaborent à l’Acropole des philosophes, ces deux sexes sont nécessaires pour produire la philosophie vivante et vraie. Faute de familiarité avec l’intelligence on demeure un mystique, faute de familiarité avec l’intuition on devient un scolastique, On conçoit que cette philosophie soit pénible à penser, et surtout à penser clairement. Mais il ne s’agit pas de voir si une œuvre est pénible, il s’agit de savoir si elle doit être faite.

La conscience de cette difficulté est liée pour M. Bergson à l’effort philosophique, et nous ne devons pas l’oublier. Penser le bergsonisme avec facilité c’est le penser superficiellement, c’est rouler sur l’une des deux pentes d’automatisme qu’il comporte, soit une pente d’intuition qui le dissout en une rêverie, soit une pente d’intelligence qui le défait en une scolastique. Philosopher c’est penser difficilement une idée infiniment plus simple que les idées faciles.

M. Bergson, dans son petit livre sur la Philosophie française, attache une grande importance à l’impulsion fournie par Maine de Biran et par sa philosophie de l’effort. Et en effet, d’un certain point de vue, M. Bergson nous a donné, imposé sous des formes originales ce sentiment de l’effort qui était pour Biran au principe de sa vie intellectuelle et morale. Peu d’ouvrages philosophiques représentent une somme d’effort plus saisissante que Matière et Mémoire, un effort que d’ailleurs aucun lecteur ne paraît avoir pu suivre jusqu’au bout jusqu’à ce que l’Évolution Créatrice vînt, prolongeant cette psychologie en cosmogonie, nous donner le levier par lequel nous l’avons enfin soulevée.

L’effort dépend du poids de ce qu’on soulève et de la force de celui qui soulève. Être philosophe, ce n’est pas seulement mesurer et tenter l’effort, c’est le réussir en partie. Être un grand philosophe c’est le réussir en un élan de génie, c’est donner sur le crâne de Jupiter le coup de hache de Vulcain. On s’est demandé si M. Bergson pouvait être compté parmi ceux qui l’ont donné, si sa philosophie partait pour prendre place dans le cortège des douze grands Dieux, ou pour suspendre un instant ce qu’un de ses adversaires appelle un feu-follet d’étang romantique. M. Bergson se défend lui-même de prétendre compter parmi ces grands philosophes. Il croit sentir entre eux et lui la différence que Flaubert pensait voir entre lui et les grands classiques, sur les traces desquels il étudiait. Mais Flaubert disait d’autre part que, jusqu’au XIXe siècle, on n’avait pas écrit de prose parfaite, et M. Bergson estime que, sur le problème de l’être, tous les philosophes se sont trompés. Croirons-nous donc à une modestie conventionnelle ? Pas du tout. Les deux croyances sont également sincères et ne sont pas contradictoires. Flaubert, après son voyage d’Orient, introduit dans son art cet idéal de difficulté que M. Bergson introduit dans la pensée. Tous deux ont repéré la facilité comme un ennemi caché. Mais on ne saurait porter sans être conscient de quelque déficience et de quelque faiblesse ce sentiment de l’effort, cette angoisse de sa nécessité. Flaubert voyait Hugo réussir aussi bien et mieux que lui, et avec une facilité souveraine qui se justifiait par ses résultats, comme l’acte d’un génie plus ailé et plus haut. M. Bergson sait que si Platon, Descartes, Leibnitz, Schopenhauer, se sont trompés sur des points où il pense être parvenu à la vérité, c’est que la vérité ne se dévoile, en philosophie comme en science, que successivement. Il a consacré son effort à un champ restreint qu’il a creusé en profondeur et auquel il a incorporé, comme un travail de laboureur, un travail de pensée énorme. Un Platon, un Descartes, un Leibnitz, un Schopenhauer, eussent probablement remué à sa place un champ plus vaste, ils représentent sinon une plus grande puissance d’invention, du moins une plus grande puissance et un jeu plus libre pour appliquer, étendre, employer ces inventions. Mais précisément M. Bergson pense que l’ère de ces grands philosophes universels est peut-être close, — que la philosophie doit progresser par problèmes particuliers, et que la solution de l’un ne saurait préjuger de la méthode applicable à la solution des autres, — qu’ensuite ces problèmes particuliers représentent des efforts particuliers, individuels. Ajoutons qu’en philosophie comme ailleurs, la succession nécessaire des individus, l’impasse, la raideur, l’automatisme auxquels arrive inévitablement tout individu, quelles que soient ses ressources, et si haut que soit allé son génie, imposent constamment une mise au point, une refonte d’une durée passée par une durée agissante, imprévisible.

Aussi la grande puissance de cette philosophie est-elle dans son ouverture vers l’avenir, dans son appel baconien à l’invention, au mouvement de l’esprit, et, pour tout dire en un mot, dans les schèmes dynamiques dont l’esprit se sent habité et sous-tendu après une longue familiarité avec elle. Schèmes dynamiques qui impliquent une vigilance et une tension, non idées faites qui absorberaient l’esprit dans un arrêt. Certes le bergsonisme, malgré son appel à la mobilité et à la fluidité, est bien obligé de se formuler en un système, de se poser en thèses, de se composer en doctrine, de comporter une matière, un corps. Mais ce corps — comme d’ailleurs tout le corpus des philosophes — n’est que l’instrument provisoire d’un esprit qui le déborde de toutes parts. Il nous invite par tout son rythme — j’allais dire par sa danse — à le dépasser pour coïncider avec ce flux créateur, mais à le dépasser en vivant la philosophie et non pas en la rêvant, à le dépasser en mettant au jour des corps, ou des mécanismes, encore plus souplement et plus efficacement organisés.

Ce débordement de la matière par l’esprit, du corps par les schèmes dynamiques, du présent par la durée, voilà la vision et l’intuition du monde que le bergsonisme nous suggère. Arrivé aux dernières pages de ces deux gros volumes, il me semble que je n’ai encore presque rien dit de la philosophie bergsonienne, et que j’ai simplement multiplié les points d’approche vers tout ce qui resterait à dire. Je m’en console en songeant que ce sentiment n’est autre que celui même du schème dynamique qui est au fond de cette philosophie : qu’est-ce que l’élan créateur lui-même sinon le déclassement constant de ce qui est fait au profit de ce qui reste à faire ?

Le volume que j’écrirais le plus volontiers sur tout ce qui demeure à dire de la philosophie bergsonienne, c’est celui dont on a trouvé quelques fragments sommaires dans le chapitre précédent du Dialogue avec les philosophes. Il n’est pas, dans toute cette philosophie, de matière en laquelle l’opinion du critique soit et surtout doive être plus différente de celle du philosophe créateur, c’est-à-dire de M. Bergson lui-même.

On a dit que M. Bergson n’était pas doué pour l’histoire de la philosophie. Et cette opinion laissera rêveurs ceux de ses anciens élèves qui se parlent, lorsqu’ils se rencontrent, de tels cours sur Descartes et sur Leibnitz comme des Bourguignons s’entretiennent des crus de 1911. Des pages de l’Intuition philosophique sur Spinoza et Berkeley on pourra dire un jour ce que M. Bergson a dit des dernières pages du Rapport de Ravaisson, que des générations de philosophes les ont sues par cœur. J’ai comparé plus haut le dernier chapitre de l’Évolution Créatrice aux Maîtres d’Autrefois. Et cependant, si richement doué que soit M. Bergson pour l’histoire de la philosophie, si profondes qu’aient été les percées de lumière jetées sur tel philosophe, il semble bien que la forme de l’élan vital dont il ait l’intuition la plus discutable, pour un critique, ce soit l’élan vital de la philosophie.

Rien de plus naturel. Sauf à des moments dont l’intuition philosophique contient des traces, M. Bergson n’a pas abordé, ne pouvait pas aborder ce problème avec désintéressement. Il a projeté sur l’histoire de la philosophie les lignes d’intérêt impliquées par l’œuvre de précision qu’il tentait, par les besoins pratiques d’une philosophie originale. Une philosophie originale, a-t-il dit lui-même, débute par un non, par un refus d’admettre ce qui est ordinairement admis. Sa vue de l’histoire de la philosophie, sa perception des doctrines, ont suivi le pointillé de ce non. De là le dernier chapitre de l’Évolution Créatrice. De là l’intérêt qu’il perd à Zénon et à Kant, et son indifférence à l’égard, sinon de Plotin, du moins d’Héraclite, philosophe du changement, et de Schopenhauer, philosophe de l’intelligence mécanicienne. Mais maintenant que ce travail est accompli, nous n’avons pas, nous critiques, d’« intérêt » à admettre la « vision canalisée », utilement et solidement canalisée, de M. Bergson. Notre fonction est de coïncider, de la manière la plus désintéressée qu’il se peut, avec un élan vital qui ne comporte pas seulement ces intuitions individuelles de la vérité qu’admire M. Bergson chez certains des grands philosophes, un peu arbitrairement choisis, mais l’intuition d’un progrès, d’une explicitation dans la durée même. Nous en serions empêchés par la matérialité du bergsonisme, nous y sommes conduits par son esprit. L’écart énorme aperçu par M. Bergson, du point de vue de la durée, entre sa philosophie et les autres philosophies, est un point de vue indispensable à un créateur : il fait partie de la conscience inventive, et aussi de l’efficacité pratique. Mais l’élan de la critique coïncide avec l’élan des genres, des ensembles sociaux, plutôt qu’avec l’élan des individus. La critique sympathise avec l’élan qui crée les créateurs plutôt qu’avec l’élan des créateurs. Ou plutôt elle va de l’un à l’autre élan, elle les compose tous deux comme le calcul astronomique compose le mouvement de rotation et celui de translation.

Nous devons préférer ici ce schème de l’élan à l’idée confuse et dangereuse d’influence. Quand on nous dit, de l’un et de l’autre côté du Rhin, que M. Bergson a pris à la philosophie du romantisme allemand l’« idée de vie», on use du verbalisme le plus conventionnel ; ce genre d’influence est en contradiction d’abord avec ce que nous savons des conditions où s’est développée la pensée de M. Bergson, et ensuite avec tous les exemples que nous fournit l’histoire de la philosophie. Mais les analogies si réelles qui existent entre la philosophie de M. Bergson et celles de Schelling, de Hegel, de Schopenhauer, attestent dans la philosophie moderne l’unité d’un élan vital qui s’attache au même problème capital, celui de la vie dans ses rapports et dans sa contradiction avec les catégories de l’intelligence, celui du « monde comme volonté et représentation ». D’une part ce problème ne pouvait se poser dans toute son ampleur qu’après la Critique de la Raison Pure. D’autre part, en France, en Allemagne, en Angleterre, tout le XIXe siècle, celui de l’histoire, de la biologie, de la sociologie, de la psychologie, ébauche, postule une philosophie de la durée. Dès lors il est évident que la philosophie bergsonienne n’aurait pu se produire sans le kantisme ni sans l’évolutionnisme.

Le schème dynamique, dont l’élan vital n’est qu’un aspect, ne saurait être accueilli, utilisé que par un esprit familier avec le mode de philosopher que représente la Critique de la Raison pure. Kant n’a d’ailleurs pas pu écrire la Critique sans le trouver sur son chemin. Et la philosophie d’un être qui dure, d’un monde qui dure, ne pouvait se produire avant que les différents systèmes de l’évolution eussent étalé cette durée du monde comme un large problème à l’horizon philosophique. On ne peut donc pas concevoir que sans Kant, sans le romantisme allemand, sans l’évolutionnisme anglais, le bergsonisme ait pu naître. Mais on ne peut non plus le concevoir sans une réaction contre tous trois, sans le non initial autour duquel cristallise l’originalité d’une philosophie. Et de fait il existe chez M. Bergson une véritable hostilité contre la manière kantienne de philosopher, — de l’indifférence ou de la méfiance à l’égard de toute la philosophie allemande, — un certain mépris pour la belle candeur de Spencer. D’une part cette communauté d’élan vital et cette place irréversible dans la durée, d’autre part cette opposition et ce refus, apparaissent comme l’oxygène et l’azote qui permettent la respiration d’une pensée féconde. On apercevrait ces deux inspirations à la source de toute grande philosophie. Et jamais n’ont manqué ceux qui interprétaient par des combinaisons mécaniques d’éléments l’unité dynamique d’élan inventif et les habitudes organiques d’un genre

Avant lui Juvénal avait dit en latin
Qu’on est assis à l’aise aux sermons de Cotin.

Mais là où le philosophe met l’accent sur ce refus, qui lui permet d’être, le critique met l’accent sur cette communauté d’élan vital, sur cette place irréversible qui lui permettent de situer, de comprendre, d’utiliser le philosophe. On passe d’un schème dynamique individuel à un schème dynamique spécifique. Et nulle part ce renversement de point de vue n’est plus saisissant que lorsque l’on considère la position de M. Bergson en face de Platon.

Pour M. Bergson le platonisme, philosophie des Idées, philosophie anti-temporelle, c’est l’ennemi. Nous naissons platoniciens parce que nous naissons homines fabri, et philosopher c’est transcender l’homo faber. M. Bergson a fait dans le platonisme, aussi sûrement que le sphex pique la chenille, la coupe utile qui donnait à sa philosophie un adversaire sur mesure. Mais le critique, désintéressé dans l’affaire, et qui a profité des leçons de M. Bergson comme Agnelet de celles de Patelin, ne tient pas à cette coupe utile, — il transcende le philosophus faber, artisan de son système. Il néglige le Platon d’école, l’homme des Idées-nombres. Il va, en sens inverse, plus loin que le Platon individuel, à cet hermès Platon-Socrate élevé à la source même de la philosophie, et il voit la courbe du fleuve se dessiner jusqu’au bergsonisme même. D’un certain point de perspective, le schème dynamique bergsonien coïncide avec l’Idée platonicienne, ou, plutôt, Idée des Grecs, loi des modernes, schème dynamique, prennent place le long d’une ligne vivante. Cette ligne vivante, c’est celle du dialogue socratique, indivis entre Socrate et Platon, et, plus loin, indivis entre tous les philosophes. Qu’est-ce que le dialogue ? Une réalité rayonnante d’où émane de la vie, la vie philosophique elle-même ; une recherche jamais terminée, — l’élan vital de la pensée. Cette pensée peut bien s’arrêter en systèmes, comme en thèses. Mais dès que cet arrêt s’est produit, le Socrate éternel vient poser la question ironique qui conduira à un aveu d’ignorance et à une quête nouvelle. Nous naissons tous platoniciens, soit. Mais quand il a vu le schème dynamique et l’Idée se rapprocher, et le dialogue socratique, élan vital de la philosophie, conduire si élégamment à une philosophie de l’élan vital, le critique conclut : Nous restons tous platoniciens.

La vérité et la fécondité du bergsonisme viennent de ceci : qu’il a le dialogue socratique derrière lui et qu’il a le dialogue socratique devant lui. Il l’a dans le plan de sa mémoire qui est sa richesse de passé, et dans le plan de son indétermination qui est sa richesse d’élan, — mais non dans la pointe de son présent, dans sa vision canalisée pour une tâche précise. Si la philosophie prend aujourd’hui l’élan vital pour objet, c’est que d’abord, en sa source vive d’Occident, le dialogue socratique et platonicien, elle s’est affirmée comme un élan vital. Et qu’est-ce que M. Bergson, qu’est-ce que la philosophie de l’élan vital lui-même proposent maintenant, sinon un retour conscient au dialogue socratique ? Qu’est-ce que nous demande ce prétendu anti-intellectualiste, celui que James lui-même félicitait d’avoir terrassé le monstre Intellectualisme, sinon de reconnaître en l’intelligence la seule forme de l’élan vital qui ait la voie libre devant elle, et de tenter la genèse de l’intelligence ? À cette genèse sont convoquées les puissances mêmes du dialogue. — Phèdre et Théétète, Calliclès et Protagoras, Simmias et Cébès, qu’ils descendent parmi nous de la frise panathénaïque ! Cette genèse, dit M. Bergson, sera nécessairement une entreprise « collective et progressive. Elle consistera dans un échange d’impressions qui, se corrigeant entre elles et se superposant aussi les unes les autres, finiront par dilater en nous l’humanité et par obtenir qu’elle se transcende elle-même[1] ». La vieille inscription : Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! gardera son éclat et sa vérité intacts. C’est à force de précision que la philosophie devient capable de dépasser la précision, à force d’humanité que nous obtiendrons de l’humanité qu’elle se transcende ainsi.

La véritable ligne historique du bergsonisme, il faut la chercher non dans le corps matériel des grands systèmes, mais dans cette fine substance cérébrale et nerveuse qui fait la vie de la philosophie, et que les systèmes ont pour fonction de servir, — ou plutôt dans quelque chose de moins matériel encore, dans cet élan du germe au germe auquel, lorsque nous le considérons dans son ensemble, nous pourrions donner le nom, au premier abord étrange et si diversement ravalé, d’Académie.

De Socrate à Platon, de Platon aux Nouveaux Académiciens, de ceux-ci à Cicéron, de Cicéron à Plutarque, de Plutarque à Montaigne, de Montaigne à Bayle et au XVIIIe siècle, du XVIIIe siècle à Renan, à Nietzsche et à James, on voit circuler la même flamme et se prolonger le même dialogue, né dans les rues d’Athènes et les jardins d’Académus. Dialogue où le dogmatisme et le scepticisme n’apparaissent que comme les longues et les brèves d’un unique vers harmonieux, sur le thème infiniment varié du Connais-toi ! Dialogue qui d’ailleurs ne se suffit pas plus à lui-même que l’Académie, et qui implique ces partenaires, le Lycée, le Cynosarge, le Portique, le jardin d’Épicure, — les grands systèmes dogmatiques, — les grands partis des philosophies ancienne et moderne, — française, anglaise, allemande, italienne, américaine ; mais qui les dépasse en ceci : qu’il représente et conserve, comme un sel marin et comme un oxygène, l’esprit même de la recherche, le schème dynamique de la philosophie. Enlevez de la philosophie ce dialogue socratique de l’homme moderne avec lui-même que sont les Essais de Montaigne. Vous n’en aurez rien ôté de solide. Il n’y manquera aucun des grands systèmes monumentaux. Et pourtant comme tout paraîtra lourdement transformé ! Ce sera un changement de climat : cet air léger du matin, ce ciel nuancé et doux des pays tempérés auront disparu. Et si, après Montaigne, vous supprimez tout ce fleuve frais dont il n’est qu’un moment, les systèmes ne se lèveront plus que comme des villes mortes dans un désert.

La vraie philosophie d’Occident ne va pas sans ce dialogue. Mais le criticisme kantien, l’idéalisme hegelien, le relativisme et l’évolutionnisme anglais, le pragmatisme et la pluralisme américains, le bergsonisme français nous amènent plus particulièrement à donner une place importante à ce fleuve du dialogue éternel, à voir en lui, pour le philosophe, ce que le Nil est pour l’Égyptien. Jusqu’alors le dialogue figurait comme un moment, comme un mode de la connaissance et de l’attitude de l’homme devant les choses. La succession, la relativité, la probabilité, le doute, le progrès que le dialogue impliquait étaient des moments et des états de l’esprit, mais non de la réalité ; ils marquaient seulement les détours et les approximations auxquels est contrainte notre infirmité. Mais le dialogue prend un tout autre caractère, une tout autre valeur quand nous l’apercevons placé au cœur même de la réalité, quand il se confond avec l’élan vital lui-même, élan vital de la philosophie, élan vital de la nature, élan vital de Dieu. Le dialogue, c’est la pensée qui se conforme à ces deux faits : que nous vivons dans le temps, et que le monde où nous cherchons la vérité implique une pluralité d’individus, une diversité d’intelligences. Mais la philosophie vient maintenant nous dire que derrière ces faits d’expérience réelle se tient toute l’expérience possible, que cette durée et cette pluralité ne traduisent pas une déficience de notre être incapable de connaître l’éternel et l’un, mais qu’ils coïncident avec la vérité et l’efficience de l’être. Le dialogue, mouvement et respiration de la philosophie, est dès lors installé dans l’être, dans l’élan vital lui-même. Cette connaissance dans la durée et dans la pluralité, qu’est le dialogue, soutient avec l’être de durée et de pluralité qu’est l’élan vital un rapport analogue à celui de la relativité restreinte et de la relativité généralisée dans la physique d’Einstein. Le « plusieurs » du dialogue correspond à un « plusieurs » dans la réalité. C’est ainsi qu’on aurait du bergsonisme une idée aussi inexacte, aussi immobile, aussi scolastique, si on en faisait une philosophie de l’intuition pure que si on en faisait une philosophie de l’intelligence : mais il suppose entre l’intelligence et l’intuition, dont se sert alternativement le philosophe, ce même dialogue jamais achevé qu’elles comportent au sein même de l’élan vital. Pareillement, quand nous nous mettons en face de la philosophie toute fraîche, non encore déformée par les exégètes, des dialogues de Platon, nous y apercevons non la philosophie des Idées, mais la philosophie d’un dialogue continuel entre les Idées et la Vie : il diffère beaucoup de ce monde d’abstractions qu’on en a tiré pour l’usage des écoles.

Philosopher, quand on se place dans cette tradition occidentale du dialogue, ce n’est pas essayer de lire par-dessus l’épaule de Dieu un livre déjà écrit, épeler une vérité toute faite. Il n’y a pas plus une vérité toute faite qu’une réalité toute faite. Il y a ce mouvement, infiniment complexe du point de vue de l’intelligence, infiniment simple du point de vue de l’intuition, mouvement d’une réalité qui se fait et d’une réalité qui se défait, tel que la philosophie bergsonienne a tenté d’en donner un crayon imparfait. Perfectionner ce crayon, dans l’esprit du dialogue, c’est participer au rythme de ce qui se fait. Le diviser, l’immobiliser en scolastique, c’est participer au rythme de ce qui se défait, — sans que nous puissions d’ailleurs affirmer que cette défaite provisoire ne soit pas tournée finalement au bénéfice de l’élan créateur, ni que sur la voie où elle paraît réussir la marche de la pensée vivante n’implique pas le danger d’une impasse. Lorsqu’il eût lu l’Évolution Créatrice, William James écrivit à M. Bergson : « Nous combattons le même combat, vous comme chef, moi sous vos ordres. Les positions sur lesquelles nous devons nous maintenir, c’est le tychisme(a) et un monde en croissance. » Soit. Mais le tychisme d’abord : et le tychisme ne va pas sans une décroissance, une décadence, une détente toujours possibles. La philosophie la plus riche peut-être d’élan vital, la plus bergsonienne avant M. Bergson, celle de Schopenhauer, aboutit à une démission de l’élan vital, au pessimisme et à la négation du vouloir-vivre. Une partie de l’Asie nous montre l’humanité conduite à une démission du même genre. L’Allemagne, après l’échec de sa grande transgression organisatrice, paraît incliner vers cette impasse et cette démission, où les imprudents qui l’y pousse ne font probablement qu’accroître leurs chances de l’y suivre. Mais Socrate, le philosophe du dialogue, était aussi le philosophe des métiers. La tradition occidentale d’une doctrine qui, si on en arrête le mouvement, peut bien sembler sur une de ses faces un anti-héllénisme et un anti-intellectualisme, mais qui n’en fait pas moins de l’intelligence et de l’héllénisme les libérateurs de l’élan vital, — l’accent qu’elle met constamment sur les valeurs de lucidité et de précision, d’énergie spirituelle et de création, — tout concourt à la désigner comme la pointe d’un effort intellectuel où un délicat et solide « tychysme » a fait rejoindre, d’une façon à la fois inattendue et logique, l’élan désintéressé de la réflexion philosophique et l’élan intéressé du travail humain.


(a). En anglais Tychism

  1. Évolution Créatrice, p. 209.