Trente ans de vie française/III(1). – Le Bergsonisme /Livre V – Le Monde Qui Dure/I. L’élan vital

La bibliothèque libre.
Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (Tome Ip. 201-227).
◄  Livre IV
Livre V

Et Spencer donne à M. Bergson la même désillusion qu’Anaxagore à Socrate. Car, après avoir annoncé cette doctrine d’évolution, il laisse de côté l’évolution comme Anaxagore y avait laissé le νοῦς (noûs), il se met à tout expliquer par l’évolué comme Anaxagore par le mécanisme. L’analogie va d’ailleurs plus loin. Socrate et Platon opposent à une philosophie du total et du donné, exposée dans des poèmes ou des traités, une philosophie de l’étude progressive, de la recherche en commun qui implique le dialogue. Une idée analogue — mutandis mutatis — est impliquée dans la méthode bergsonienne, quoique mise en œuvre par des procédés directement contraires à ceux du dialogue socratique. N’oublions pas qu’entre les deux philosophies il y a une durée, vingt-trois siècles de systèmes, et la croûte épaisse des scolastiques, la pente inévitable qui conduit l’esprit vivant à cette systématique et à cette scolastique. De même que « la vie est un immense effort tenté par la pensée pour obtenir de la matière quelque chose que la matière ne voudrait pas lui donner[1] », de même la philosophie bergsonienne est un immense effort tenté par la pensée la plus subtile et la plus aiguë pour obtenir de l’intelligence, du langage, de la formation scolaire, de l’acquis normalien quelque chose qu’ils ne voudraient pas lui donner, que leur pente naturelle est de lui refuser. La réflexion sur Spencer est utilisée à la fois comme image de cette servitude et comme outil d’affranchissement.

Spencer, dit M. Bergson, a reconstitué l’évolution avec des fragments de l’évolué. Il a pensé en termes d’immobilité un mouvement. Il a formulé des lois d’évolution, et son déterminisme a pris l’évolution entière dans un réseau de lois. Or parler de lois d’évolution est évidemment limiter l’évolution, tracer un cercle qu’elle doit parcourir sans en sortir, et par rapport auquel il n’y a pas évolution. Il est d’ailleurs naturel à l’esprit philosophique de limiter et d’encadrer d’autant plus rigoureusement le monde dans l’ordre de la loi qu’il le desserre et le mobilise davantage dans l’ordre des faits. La philosophie d’Héraclite était à la fois une philosophie de l’écoulement universel et une philosophie de la loi. Et un sur-héraclitéisme analogue au sur-évolutionnisme de M. Bergson s’est formulé après lui avec ces héraclitéens extrêmes dont parle Platon et dont les critiques se font un malin plaisir de rapprocher M. Bergson. Non seulement nous ne nous baignons pas deux fois dans le même fleuve, mais dans le fleuve il n’y a pas de même. « Si l’évolution est une création sans cesse renouvelée, elle crée au fur et à mesure non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les termes qui serviraient à l’exprimer[2]. »

Notons qu’il y a là peut-être encore un point par où le bergsonisme pourrait s’embrancher sur la Critique de la Raison pure (car on ne peut, je crois, comprendre et classer une doctrine sans l’avoir confrontée avec la critique kantienne, tout au moins sans avoir marqué ses plans de confrontation possible). Cette critique décisive qui montre l’évolutionnisme de Spencer reconstituant l’évolution avec des fragments de l’évolué, ne pourrait-on y voir une application, poussée dans une direction nouvelle, de principes et d’une logique qui, donnés déjà dans le leibnizianisme et dans le calcul des fluxions, apparaissent formellement chez Kant ? Il s’agit de l’illusion critiquée par la Dialectique Transcendentale aux sixième, septième et huitième sections de l’Antinomie de la raison pure. C’est, selon Kant, une erreur naturelle de l’esprit que de voir une chose réalisée là où il n’y a qu’une série, une progression, et de prendre un principe régulateur pour un principe constitutif. Mais il semble que cette série, cette progression (plutôt que principe régulateur cette régulation continuelle), épousées dans leur mouvement, puissent coïncider avec une réalité, cette réalité qui est pour M. Bergson le changement même. C’est là un des points par lesquels on tentera de tourner la Critique pour obtenir quelque chose qu’elle ne voudrait pas donner, pour vaincre l’obstacle qu’elle s’est efforcée de mettre à jamais sur le chemin de la métaphysique.

Mais c’est une fois cette métaphysique formulée, une fois son risque couru, qu’on peut et qu’on doit rechercher les manières dont elle s’accorde ou ne s’accorde pas avec la critique kantienne. S’épuiser, devant la terrible Critique, en justifications préliminaires, c’est se condamner à courir comme l’Achille de Zenon dans un espace où on ne pourra jamais rattraper la tortue, et où il importe peu d’être Achille ou cul-de-jatte. Poser la question c’est la résoudre, avait coutume de dire un journaliste célèbre. Inversement la question critique ne sera bien posée pour l’intelligence que lorsqu’elle aura été résolue par l’action. Ce sont les tables de records et non la physiologie qui répondent à cette demande : À combien de mètres l’homme peut-il sauter ?

Or la réussite de la philosophie de l’évolution au XIXe siècle, sous sa forme dialectique avec Hegel, sous sa forme physique et physiologique avec Spencer, est un fait philosophique au même titre que la réussite de la Critique. Entendons réussite non seulement au sens de succès, mais au sens de fécondité. L’hégélianisme a apporté son oxygène dans l’atmosphère que respire l’histoire, l’évolutionnisme anglais dans l’atmosphère où baignent les sciences de la vie. Laissons ici de côté l’hégélianisme, qui a pu agir en Italie sur la philosophie de M. Croce comme le spencerisme en France sur celle de M. Bergson, mais dont l’action chez nous est épuisée, jusqu’au moment peut-être ou un néo-hégélianisme ferait suite au néo-évolutionnisme bergsonien. Avec M. Bergson une philosophie de l’évolution succède à la description des faits d’évolution qu’avait donnée Spencer. M. Bergson s’est rendu compte qu’après le développement des sciences de l’évolution au XIXe siècle, la position des problèmes philosophiques devait être modifiée, — comme Descartes l’avait compris après les découvertes de Galilée. L’évolutionnisme incomplet de Spencer suscite l’exigence d’un vrai évolutionnisme, qui aura des chances d’être un évolutionnisme vrai, — de même que les compromis des physiciens avec la philosophie de l’École devaient faire place avec Descartes à un vrai mécanisme (qu’on vit plus tard n’être pas un mécanisme vrai).

Or qui dit évolution dit action, et il ne saurait y avoir de vrai évolutionnisme que dans une philosophie qui, au lieu d’expliquer l’une par l’autre la décomposition du monde matériel et celle de l’intelligence qui le décompose, son évolution et les lois selon lesquelles nous le voyons évoluer, les explique l’un et l’autre par l’action. Comme Faust la philosophie doit effacer plusieurs principes avant de poser celui-ci : Au commencement était l’action.

« Chaque être décompose le monde matériel selon les lignes mêmes que son action y doit suivre : ce sont ces lignes d’action possible qui, en s’entrecroisant, dessinent le réseau d’expériences dont chaque maille est un fait… Dès que je pose les faits avec la configuration qu’ils ont aujourd’hui pour moi, je suppose mes facultés de perception et d’intellection telles qu’elles sont aujourd’hui en moi, car ce sont elles qui lotissent le réel, elles qui découpent les faits dans le tout de la réalité… Un évolutionnisme vrai se proposerait de rechercher par quel modus vivendi graduellement obtenu l’intelligence a adopté son plan de structure, et la matière son mode de subdivision. Cette structure et cette subdivision s’engrènent l’une dans l’autre. Elles sont complémentaires l’une de l’autre. Elles ont dû évoluer l’une avec l’autre[3]. » Un vrai évolutionnisme consistera donc à tourner la Critique de la Raison pure en substituant la « régulation » au principe régulateur, comme la Critique substituait le principe régulateur au principe constitutif — et à tourner (ce qui est beaucoup plus facile) les Premiers principes en substituant l’action évolutive à la décomposition de l’évolué. Le vrai évolutionnisme tente de faire coïncider la réflexion avec une action qui dure, de se maintenir dans une action continuée, de ne pas considérer l’action comme une chiquenaude initiale remplacée le plus vite possible par du mécanique et du tout fait. De même le vrai intellectualisme, avec Socrate et Platon, consistait à prendre le νοῦς (noûs) comme un principe d’explication continuel, et non pas, ainsi que le faisait Anaxagore, comme le déclenchement d’un mécanisme qui continue ensuite à fonctionner sans l’intelligence.

Au terme de l’intellectualisme était la philosophie selon laquelle il n’y a pas de réalité sensible, mais les réalités du νοῦς (noûs), les Idées. Pareillement, au terme de l’évolutionnisme, est la doctrine selon laquelle « il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions. Plus particulièrement, si je considère le monde où nous vivons, je trouve que l’évolution automatique et rigoureusement déterminée de ce tout bien lié est de l’action qui se défait, et que les formes imprévues qu’y découpe la vie, formes capables de se prolonger elles-mêmes en mouvements imprévus, représentent de l’action qui se fait[4] ». De même qu’elle définit les deux groupes d’êtres vivants, animaux et végétaux, non comme la possession de certains caractères, mais comme une tendance à les accentuer, de même la philosophie bergsonienne se définit non comme un évolutionnisme formel et superficiel, mais comme une tendance à accentuer le point de vue évolutionniste, — non comme un chemin tout fait, mais comme un chemin qui marche, un trottoir roulant sur lequel d’abord nous n’avons pas le pied sûr parce qu’il se meut avec nous.

Ainsi, quand nous donnons à cette philosophie la forme didactique de Principes, celle sous laquelle Descartes et Spencer ont rédigé leur pensée une fois faite, nous posons le : Au commencement était l’Action. Nous posons l’Action comme Schopenhauer posait la Volonté, c’est-à-dire comme la réalité la plus simple et la plus féconde. La plus simple : « L’idée de spontanéité est incontestablement plus simple que celle d’inertie, puisque la seconde ne saurait se comprendre ni se définir que par la première, et que la première se suffit[5]. » La plus féconde. Non seulement l’idée de spontanéité se suffit à elle-même, mais la spontanéité, si elle existe, suffit à constituer l’être. Et qu’elle existe nous ne saurions en douter : elle est la réalité dont nous avons en nous-mêmes l’expérience immédiate ; la philosophie consiste à dégager cette expérience. On voit que le point de départ du bergsonisme ne diffère pas de celui des autres philosophes, ou tout au moins de la plupart. Philosopher c’est expliquer le monde par la réalité telle que nous la trouvons en nous.

Mais ce n’est là que la moitié de la philosophie, celle qu’ont pu représenter un Socrate, un Maine de Biran, un Schopenhauer, un Ravaisson. L’autre moitié, le second hémisphère cérébral, le second œil nécessaire à la vision binoculaire, c’est le contact étroit avec la science d’une époque ; le vrai philosophe n’est pas chose en soi différente du savant, il est le savant plus quelque chose : ainsi Platon, Aristote, Descartes, Leibnitz, Kant. Ou plutôt il était. Les nécessités de la spécialisation rendent aujourd’hui impossibles les cerveaux de ce modèle. La devise de la philosophie complète n’en demeure pas moins : conscience et science. De là les deux parties du bergsonisme, qui se rejoignent fort bien : une psychologie qui aboutit à une philosophie de la liberté, — une cosmologie écrite dans les marges de la biologie et de l’énergétique contemporaines. Si l’attention de quelques philosophes était allée d’emblée à la première, c’est seulement la seconde qui a attiré au bergsonisme, à partir des premières années du XXe siècle, sa renommée mondiale. Depuis Hartmann en Allemagne, depuis Spencer en Angleterre, les cosmologies étaient discréditées, et Renouvier croyait avoir réfuté suffisamment Spencer en montrant dans l’évolutionnisme un retour aux cosmogonies antésocratiques. Mais on ne réfute que ce qu’on remplace. Ce n’est pas le néo-criticisme qui a déblayé de la cosmogonie spencerienne le terrain philosophique, c’est une autre cosmogonie.

Il va de soi qu’on ne trouvera dans la cosmogonie bergsonienne rien de ces grosses naïvetés et de ces lieux communs sur l’Inconnaissable (précaution prise contre le clergé anglican, a-t-il avoué depuis) par lesquels débute celle de Spencer. La réalité que la philosophie prétend poser et que l’intuition peut atteindre comme principe du monde est bien un absolu, au même titre que le Dieu de Spinoza, l’Idée de Hegel ou la Volonté de Schopenhauer. On reconnaît dans l’Élan vital une réalité simple comme dans le Dieu de Spinoza ou la monade leibnitzienne ; — une réalité de durée comme dans l’Idée hegélienne ; — une réalité de vie comme dans la Volonté schopenhauerienne La question de son origine métaphysique ne se pose pas : toute explication n’est qu’une coupe sur la vie, et postérieure à la vie. C’est ainsi qu’éprouver en nous l’existence de la liberté, c’est admettre la primauté de l’acte libre sur les causes qui l’expliquent une fois accompli. Gardons-nous d’appliquer à la métaphysique quelque chose d’analogue à cette loi d’association qui, en posant les éléments avant le tout, l’inférieur avant le supérieur, compose avec du tout fait la réalité qui se fait. L’Élan vital ressemble à « un centre d’où les mondes jailliraient comme les fusées d’un immense bouquet[6] » et qu’il n’y a pas de raison bien forte de ne pas appeler Dieu. « Dieu ainsi défini, n’a rien de tout fait : il est vie incessante, action, liberté. La création, ainsi conçue, n’est pas un mystère ; nous l’expérimentons en nous dès que nous agissons librement. »

Mais ce Dieu est un Dieu qui dure. Descartes estimait que borner la toute-puissance divine en ce qui concerne la création libre des essences revenait à l’assujettir à un Styx. Et il entendait que cette toute-puissance portât sur les essences aussi bien que sur les existences. Pareillement son monde était un monde instantané, que Dieu recréait par un acte libre à chaque instant de la durée. Au principe du cartésianisme il y a le sentiment très vif de la liberté, tant chez Dieu que chez l’homme. Le bergsonisme part, lui aussi, de la liberté. On peut l’appeler une philosophie de la liberté. Mais il conçoit cette liberté, au contraire de Descartes, comme un effort limité et opprimé par mille obstacles, et qui, avec plus ou moins de succès, s’ingénie à les tourner. Déjà, dans l’Essai, la liberté de l’homme est donnée comme un état exceptionnel, atteint seulement à quelques moments de crise. Pareillement la liberté divine. La vie naît dans le temps, l’élan vital est durée, Dieu doit attendre comme moi qu’un morceau de sucre fonde. Et surtout Dieu n’est pas tout-puissant, la force de vie n’est pas illimitée, elle doit sacrifier, elle doit se borner, elle doit choisir : un Dieu absolument tout-puissant comme le Dieu de Descartes n’aurait pas plus à choisir que le Dieu spinoziste ; tous les possibles seraient pour lui des compossibles. Mais le Dieu de Leibnitz, dont la volonté est bornée par l’entendement, est un Dieu qui choisit : il règne d’ailleurs, et ne gouverne pas, et sanctionne le choix fait spontanément hors de sa volonté par le principe du meilleur. « Si la force immanente à la vie était une force illimitée, elle eût peut-être développé indéfiniment dans les mêmes organismes l’instinct et l’intelligence. Mais tout paraît indiquer que cette force est finie, et qu’elle s’épuise assez vite en se manifestant. Il lui est difficile d’aller loin dans plusieurs directions à la fois. Il faut qu’elle choisisse[7]. » Qu’elle choisisse en courant des risques. Il y a du tragique au principe de la vie. La liberté y est distribuée comme dans un tableau de Rembrandt, avec un clair-obscur dramatique.

L’élan vital c’est cela même que nous éprouvons en nous : une énergie, une énergie qui ne deviendrait pas conscience sans les obstacles qu’elle rencontre. Le point de départ de M. Bergson appartient bien à la métaphysique, mais le départ tourne immédiatement du côté de l’énergétique. Encore une fois on ne saurait ici ni réfuter ni admettre l’objection préliminaire du criticiste qui veut empêcher ce départ. Paul-Louis Courier se moque des conservateurs entêtés qui le jour de la Création eussent crié, de leurs bancs de droite : Mon Dieu conservez le chaos ! Le criticisme figurait probablement dans le complexus de l’élan vital quand cet élan s’est décidé à remonter le courant qui le défaisait et à réagir. Et si l’élan vital échoue finalement, ce criticisme initial pourra lui dire : N’avais-je pas raison ? Mais il est probable que le diable porte sa pierre à Dieu. Tout se passe comme si, en philosophie, le criticisme était l’opposition et le dogmatisme le gouvernement. L’opposition voudrait empêcher le gouvernement, et rend tout de même des services au gouvernement, lui servant tantôt d’aiguillon, tantôt de frein.

La vie est l’énergie proprement dite, l’énergie à l’état de tension. Mais la physique nous apprend que toute énergie se dégrade. M. Bergson appelle le principe de Carnot la plus métaphysique des lois de la physique, et sa cosmologie métaphysique emboite exactement le pas à ce principe physique. C’est ainsi que pour Taine la même place et la même fonction étaient remplies par le principe de la conservation de l’énergie. Nous avons là un excellent exemple des liens entre la science positive et la métaphysique ; sans Clausius le bergsonisme (du moins comme cosmologie) n’aurait jamais pu se formuler, de même que sans Galilée le cartésianisme n’eût pas eu sa raison d’être, et de même que sans Newton la longue méditation de Kant eût en partie avorté. Aucun de ces savants n’a d’ailleurs tenté ni même aperçu ces conséquences philosophiques de sa doctrine, ou bien ils les ont vues, comme Newton, dans un sens très différent. Aujourd’hui les découvertes d’Einstein ne paraissent pas encore susceptibles de conséquences philosophiques, et lui-même ne s’est pas préoccupé qu’elles en eussent. Mais si elles amènent une révolution scientifique, elles amèneront aussi une révolution philosophique, dans un sens qu’il nous est impossible de prévoir.

La tâche du savant est de montrer que la science est vraie, que la mathématique pure ou la physique pure sont réelles. La besogne du philosophe (on le voit par la première partie des Prolégomènes à toute métaphysique future) consiste à faire comprendre comment elles sont possibles. Et il va de soi que le degré de certitude qui porte sur le possible n’est pas le même que celui qui porte sur le réel : c’est par d’autres voies que le philosophe ajoutera à la réalité que lui fournit la science une réalité propre à la philosophie. On me passera, j’espère, en raison de leur avantage de clarté, les artifices que j’emploie pour ramener les systèmes à un dénominateur commun. Je dirai donc que la question initiale de la dogmatique bergsonienne, analogue à celle de la critique kantienne (qui est d’ailleurs en même temps une dogmatique de la science newtonienne) est celle-ci : Comment le principe de Carnot est-il possible ?

Les remarques géniales de Carnot sur la puissance motrice du feu restèrent à peu près oubliées jusqu’à ce que Clausius, les ayant rectifiées, complétées et érigées en principes généraux, en eût tiré ses considérations sur l’entropie. On a remarqué souvent l’extraordinaire lenteur avec laquelle ce principe a fait son chemin dans la philosophie et la science. Il n’est pas étonnant que Ravaisson n’en dise rien du tout dans son Rapport. Mais le physicien à qui, pour la même Exposition de 1867, est confié le rapport sur les progrès de la science de la chaleur en France ne cite même pas le nom de Carnot. Le principe de la dégradation de l’énergie utilisable est complètement éclipsé jusqu’aux dernières années du XIXe siècle par le principe de la conservation de l’énergie. Dans la science comme ailleurs on voit ce qu’on veut voir plutôt que ce qui est. Or le principe de la conservation de l’énergie rehausse la dignité et la valeur de la science, la fait marcher dans une sorte d’Ersatz de l’éternel et de l’absolu. C’est ainsi que le comprend Taine dans l’Intelligence. Ayant posé la loi abstraite au sommet ! de la réalité il écrit : « Très probablement, la nouvelle loi mécanique sur la conservation de la force est une dérivée peu distante de cette loi suprême ; car elle pose que tout effet engendre son équivalent, c’est-à-dire un autre effet capable de reproduire le premier sans addition ni perte… On saisit là quelque chose d’éternel ; le fond invariable des êtres est atteint ; on a touché la substance permanente. Nous ne la touchons que du doigt ; mais il n’est pas défendu d’espérer qu’un jour nous pourrons étendre la main, et dès à présent, ce semble, nous pourrions l’étendre[8]. » Quant à la dégradation de l’énergie jusqu’à l’équilibre final, voici les raisons dont se paye Taine pour n’en pas tenir lieu : « Si toute la force en exercice pouvait à la longue se convertir en force disponible, si la nature ou l’arrangement des derniers éléments mobiles étaient la transformation des effets en effets équivalents, mais différents, dût un jour s’arrêter partout, cela serait déjà fait : or cela n’est pas fait. » Ce passage nous fait au moins pressentir que le philosophe, pour saisir la valeur philosophique du principe de Carnot, devra le comprendre dans une certaine idée de la durée. La loi de conservation de l’énergie, érigée en absolu, s’appliquerait à un monde donné dans une éternité, la loi de dégradation introduit dans le monde une durée.

Notons d’ailleurs que M. Bergson paraît avoir trouvé le principe de Carnot sur son chemin, lorsqu’il s’est mis à creuser dans la direction d’une cosmologie et d’une philosophie générale de la durée, mais qu’il n’en est nullement parti dans l’Essai, où il ne le mentionne même pas. Bien plus il en demeure, dans l’Essai, au principe de la conservation de l’énergie comme loi du monde matériel. Les limites à ce principe il les trouve, alors, avec la philosophie traditionnelle, dans la conscience et non dans la matière elle-même. Le philosophe, dit-il, doit « se demander si ce principe est également applicable aux moments du monde extérieur, qui s’équivalent, et aux moments d’un être à la fois vivant, et conscient, qui se grossissent les uns les autres[9] ». Mais une autre limite est posée par ce fait que l’énergie qui se conserve n’a pas d’action, et que l’énergie qui a une action, ce que Carnot appelait la force motrice, au lieu de se conserver, se dégrade. Il n’en reste pas moins que dès l’Essai M. Bergson identifie le principe de la conservation de l’énergie avec la négation de la durée. « La croyance vague et instinctive de l’humanité à la conservation d’une même quantité de matière, d’une même quantité de force, tient précisément peut-être à ce que la matière inerte ne paraît pas durer, ou du moins ne conserve aucune trace du temps écoulé[10]. » Or puisqu’il y a autre chose que la matière inerte et puisque le monde dure, nous devons admettre que le principe de la conservation de l’énergie ne suffit pas. Et puisque l’énergie matérielle efficace se dégrade, que la dénivellation entre énergies inégales, qui donne la puissance motrice, se comble, nous savons que la première partie de la formule : Rien ne se perd, rien ne se crée, — n’est vraie que de l’énergie potentielle. M. Lalande, quelques années avant l’Évolution Créatrice, écrivait sa thèse sur la Dissolution pour appliquer le principe de Carnot à tous les ordres de phénomènes et montrer que Tout se perd. Mais la vérité de la seconde partie était liée à la vérité de la première. Si quelque chose se perd, n’y a-t-il pas quelque chose qui se crée ? L’Évolution Créatrice est écrite sur ce thème : Tout se crée. Du point de vue de la force vive, tout se perd est une conclusion de la science, mais le principe de Tout se crée ne saurait être puisé par nous que dans la conscience, dans le sentiment de l’identité de notre force créatrice avec une force créatrice générale. Il était donc naturel qu’une philosophie qui aboutit à l’Évolution Créatrice commençât par l’Essai sur les données immédiates de la Conscience, et qu’elle rencontrât le principe de Carnot au moment où son élan créateur lui permettait de l’assimiler.

Nous considérons en ce moment le bergsonisme comme une cosmologie, et à la base de cette cosmologie il y a les deux lois de la conservation de l’énergie et de la dégradation de l’énergie utile. Évidemment toute métaphysique qui interprète les résultats de la science est sujette, au fur et à mesure des rectifications de la science, à des rectifications ou même à des démentis. Nous l’avons vu en ce qui concerne Taine. Est-ce une raison pour dire avec M. René Berthelot : « La façon dont Bergson interprète la loi de la dissipation de l’énergie rappelle la manière dont les naturalistes de l’école de Cuvier interprétaient par des créations successives les données paléontologiques qui nous montrent des couches géologiques nettement distinctes et dont chacune correspond à un groupe d’espèces bien caractérisées… C’est ériger en solution ce qui n’est pour le savant que la position d’un problème et c’est condamner les philosophes à mener contre les sciences de la nature une guerre de guérillas, à l’abri de remparts précaires d’où chaque progrès scientifique les déloge[11]. » Évidemment la philosophie ne peut pas être au courant des progrès scientifiques futurs, et le progrès scientifique peut déloger de leurs positions les philosophes aussi bien que les savants. Est-ce une raison pour ne rien faire ? Ne pas philosopher est le meilleur moyen de ne jamais se tromper en philosophie : il vaut mieux chercher des moyens moins bons.

Dans un monde infini, aucune des deux lois n’aurait de sens. Mais, il s’agit de lois physiques, et la physique ne peut penser que des systèmes clos. Ou plutôt la loi de conservation de l’énergie fait corps avec la nécessité où elle est de penser par systèmes clos, par quantités réelles (et non comme les mathématiques par quantités idéales). Cette loi n’est qu’une loi quantitative qui indique pour un changement qui se produit quelque part la nécessité d’être compensé par un autre changement. Quelque part, c’est-à-dire autrement qu’à l’infini. Toute connaissance, dit Leibnitz, est seu theoremata seu historia. Le principe de la conservation de l’énergie appartient aux theoremata. Mais si la loi de dégradation est, selon M. Bergson, la plus métaphysique des lois de la physique (en attendant qu’on trouve, pour donner raison à M. Berthelot, une loi plus métaphysique encore, car Taine en disait déjà autant de la loi de la conservation) c’est qu’elle se rapporte à l’historia, « qu’elle nous montre du doigt, sans symboles interposés, sans artifices de mesure, la direction où marche le monde[12] ». Elle prouve que le monde dure, et dure d’une certaine façon. Elle est peut-être la première justification éclatante de la métaphysique.

Et voilà peut-être une des raisons pour lesquelles la philosophie scientifique lui a opposé si longtemps une telle force d’inertie. Cette loi gênait les aspirations de la science à tenir lieu de philosophie et de religion, puisqu’elle, mettait au terme du monde matériel qu’étudie la science l’irrémédiable dégradation, et qu’elle faisait de l’évolution une marche au néant. Au contraire la loi de la conservation de l’énergie donnait la même clef de voûte positive que fournissait celle de la conservation de la matière dans la matérialisme hérité de Démocrite. Certain pragmatisme se vérifierait ici singulièrement : un Spencer et un Taine vont à la loi de conservation et s’écartent de la loi de dégradation par une impulsion analogue à celle qui conduit un organisme vers un aliment utile et l’écarte d’un aliment inassimilable. La méditation de cette loi de dégradation eût cependant fourni un aliment intéressant au pessimisme de Taine. Mais Taine ne devint vraiment pessimiste qu’assez tard, après son mariage, et à ce moment sa philosophie était faite : c’était le scientisme de 1848, ce même scientisme de l’Avenir de la Science auquel Renan reste fidèle dans les Dialogues Philosophiques. Il se contentera de méditer dans les Origines ce qu’il croyait la dégradation de l’énergie française. Quant à Auguste Comte, il ignora le principe de la dégradation de l’énergie, et la trentième et la trente-et-unième leçons du Cours (1835) ne font pas la moindre allusion à l’ordre de recherches dont était né onze ans plutôt le mémoire de Sadi Carnot.

M. Bergson voit dans le principe de la dégradation le tremplin même de la métaphysique, la preuve expérimentale que la science nous fait tourner le dos à la réalité qui se fait. Le sens où marche la réalité physique suggère au physicien « l’idée d’une chose qui se défait : là est, sans aucun doute, un des traits essentiels de la matérialité. Que conclure de là, sinon que le processus par lequel cette chose se fait est dirigé en sens contraire des processus physiques, et qu’il est par définition même immatériel[13] ? »

Ainsi la loi de dégradation fournit au philosophe une réponse à cette question : Qu’est-ce que la matière ? — La matière c’est dans l’univers l’ordre de ce qui se défait. S’il n’y avait que de la matière le monde serait une chose qui se défait. Mais la vie et la conscience existent : nous les éprouvons en nous et les connaissons hors de nous comme quelque chose qui se fait. Et d’autre part leur existence est toujours liée à la matière. Qu’est-ce à dire sinon que la chose qui se défait et la chose qui se fait ne sont pas, comme la res extensa et la res cogitans, deux choses distinctes, mais que la même chose est vie, conscience, liberté, en tant qu’elle se fait, matière en tant qu’elle se défait ? La matière, simple interruption de ce qui se fait, n’aurait donc pas de réalité positive. Et c’est précisément ce qu’ont dit tous les philosophes depuis Platon. Tous les philosophes, sauf Descartes, dont la res extensa a fondé le mécanisme moderne. Mais depuis Spinoza tous ses successeurs n’ont philosophé qu’en revenant, à travers ce mécanisme, au courant traditionnel.

De même que, pour Platon, la matière était l’Autre, pour Aristote puissance, et pour Leibnitz de l’esprit éteint, de même la chose qui se défait n’est pour M. Bergson que l’interruption de la chose qui se fait. La vie pose la matière par sa seule interruption. Sans cette interruption, sans une déficience de la vie, il n’y aurait donc pas de matière. Si la matière nous semble réelle, si l’interruption de la vie est donnée avec la vie même, c’est que la vie n’est pas une force illimitée, que son existence ne remplit pas son essence. Aussi ne saurait-elle être sans un corps, une matière, une limite, — défaut, déficience, défaite. Si la force vitale était illimitée, il n’y aurait que de la réalité qui se ferait. Rien ne se déferait. Il n’y aurait donc pas de matière et par conséquent pas d’organismes. Et il n’y aurait pas d’univers, mais un seul être, qui serait Dieu. L’existence de la matière s’explique en somme dans le bergsonisme comme dans le platonisme et le néo-platonisme.

La vie, n’étant pas une force illimitée, est liée à sa limite, c’est-à-dire à la matière. En tant qu’elle est liée à la matière elle ne peut arrêter la dégradation de l’énergie. Mais elle la retarde, en créant chez les végétaux des réserves d’énergie chimique qui se transforment en mouvements chez les animaux, ou, plus généralement, en emmagasinant, dans les organismes, de l’énergie solaire dont la dégradation se trouve ainsi provisoirement suspendue, jusqu’au moment où elle se dépense d’un coup en des explosions dont le type le plus haut est fourni par l’acte libre. Ce qui se dégrade, c’est en effet l’énergie utilisable, cette capacité de chute, cette dénivellation de deux énergies inégales que Carnot appelait la puissance motrice. La matière étant de l’énergie de moins en moins utilisable, la vie est de l’énergie de plus en plus utilisable (en principe et réserve faite pour les accidents et les échecs partiels inévitables, l’échec total toujours possible.) La réalité de l’une comme la réalité de l’autre ne consiste qu’en un mouvement, mais le mouvement de l’une est inverse du mouvement de l’autre.

Mais cette idée de mouvement inverse est-elle bien claire ? On peut entendre par mouvements inverses des mouvements synchroniques et des mouvements alternatifs. Les mouvements inverses des poids d’une horloge sont des mouvements synchroniques, les mouvements inverses du flux et du reflux sont des mouvements alternatifs. Les deux mouvements de la vie et de la matière ne sont pas synchroniques, puisque l’un peut être conçu sans l’autre, et que des planètes sans vie où fonctionnerait seul le principe de la dégradation de l’énergie sont possibles et même vraisemblables. Reste qu’ils soient alternatifs, ou plutôt (n’introduisons pas la question compliquée du rythme) successifs. Mais alors lequel est antérieur à l’autre ? Il semble que M. Bergson s’exprime indifféremment en des termes qui laisseraient supposer tantôt l’une et tantôt l’autre des deux antériorités.

« La vie est possible partout où l’énergie descend la pente indiquée par la loi de Carnot et où une cause, de direction inverse, peut retarder la descente, c’est-à-dire, sans doute, dans tous les mondes suspendus à toutes les étoiles[14]. » L’idée claire serait donc ici celle d’une matière préexistante, d’une dégradation d’énergie, à laquelle, à un certain moment, un mouvement inverse, qui est celui de la vie, vient faire rebrousser chemin. C’est ainsi que nous comprenons d’abord les deux mouvements. Mais certainement ce n’est pas là la pensée de M. Bergson, et ce ne saurait être la pensée d’un philosophe. La vérité est que l’idée de là matière constitue pour l’intelligence spontanée l’idée primitive, qu’il nous est plus commode de la poser avant l’esprit, et que le langage philosophique s’inspire simplement de cette commodité. Cette commodité coïncide d’ailleurs avec celle de la science, qui est matérialiste, et qui étudie toujours les phénomènes, même ceux de la vie, dans le sens où leur énergie se dégrade : c’est ainsi que M. Bergson cite et retient l’observation de Cope, d’après laquelle la physicochimie aurait prise seulement sur les faits physiologiques catagénétiques, c’est-à-dire qui impliquent une descente d’énergie, et non sur les forces anagétiques.

La réalité primitive devra donc consister dans une réalité inverse de celle de la matière, dans une énergie qui ne se dégrade pas, c’est-à-dire dans une énergie spirituelle. Si la matière est de l’esprit éteint, il y a, avant là matière, de l’esprit non éteint. Une énergie qui se défait ne peut provenir que d’une énergie faite, ou d’une énergie qui s’est faite. De sorte que, d’un point de vue métaphysique qui nous rappelle les théories alexandrines, il y aurait trois hypostases de l’être, trois actes du drame cosmique, analogues à la Création, à la Chute et à la Rédemption. D’abord une énergie spirituelle pure, qui se confondrait avec l’acte créateur. Ensuite la dégradation de cette énergie sous forme de matière. Et enfin l’énergie qui se ressaisit dans des formes vivantes, qui accumule ses réserves de chaleur, ses possibilités de mouvement, ses ressources d’indétermination, et qui remonte le courant que la matière descendait. Comme il s’agit de remonter un courant, on conçoit dès lors que le sens de ce courant, c’est-à-dire la matière, apparaisse comme quelque chose de premier. « La vie qui évolue à la surface de notre planète est attachée à de la matière. Si elle était pure conscience, à plus forte raison supra-conscience, elle serait pure activité créatrice. De fait, elle est rivée à un organisme qui la soumet aux lois générales de la matière inerte. Mais tout se passe comme si elle faisait son possible pour s’affranchir de ces lois…Incapable d’arrêter la marche des changements matériels, elle arrive cependant à les retarder[15]. » La matière c’est « un geste créateur qui se défait » et la vie « une réalité qui se fait à travers celle qui se défait ».

La réalité originelle et absolue serait donc représentée par ce « geste créateur ». Mais ce geste créateur, non seulement nous ne pouvons l’exprimer par une idée claire, mais il ne tombe que fort mal sous l’intuition. La réalité que nous fera saisir l’intuition ne sera jamais que la vie, c’est-à-dire non pas une réalité qui se fait, mais une réalité qui se fait à travers une réalité qui se défait, c’est-à-dire une réalité que nous ne pouvons concevoir que dans les cadres de la réalité inverse, enfin la réalité d’un mouvement qui sera toujours composée avec la réalité d’un autre mouvement. En d’autres termes les deux mouvements alternatifs qui s’impliquent ne sont pas pour nous de l’action qui se fait et de l’action qui se défait, mais de l’action qui se défait et de l’action qui se refait, ou plutôt qui tente de se refaire. « Partout c’est la même action qui s’accomplit, soit qu’elle se défasse soit qu’elle tente de se refaire[16]. » Dès lors ni les catégories de la matière, ni les catégories de la vie, ni les catégories de leurs rapports ne sauraient s’appliquer à cette réalité suprême, à cette supraconscience originelle qui serait ou qui aurait été de l’action qui se ferait. Le nouvel évolutionnisme a reculé les bornes de l’inconnaissable : il ne l’a pas fait disparaître.

La réalité qu’essaie de dégager l’Évolution Créatrice, c’est donc l’élan vital composé avec la défaite vitale. Nous ne pouvons penser l’élan vital pur. Tout au plus pouvons-nous le rêver. « On conçoit (quoiqu’on n’arrive guère à l’imaginer) que de l’énergie puisse être mise en réserve et ensuite dépensée sur des lignes variables, courant à travers une matière non encore solidifiée. Tout l’essentiel de la vie serait là puisqu’il y aurait encore accumulation lente d’énergie et détente brusque. Entre cette vitalité, vague et floue, et la vitalité définie que nous connaissons, il n’y aurait guère plus de différence qu’il n’y en a, dans notre vie psychologique, entre l’état de rêve et l’état de veille. Telle a pu être la condition de la vie dans notre nébuleuse avant que la condensation de la matière fût achevée, s’il est vrai que la vie prenne son essor au moment même où, par l’effet d’un mouvement inverse, la matière nébulaire apparaît[17]. » Mais avant ces deux mouvements inverses, avant la matière nébulaire et la vie, si fluide et diffuse qu’on l’imagine, la réalité originelle, élan vital pur, durée pure, supraconscience, n’est pour nous qu’un x.

Cependant la philosophie bergsonienne doit être moins que toute autre arrêtée par cette difficulté originelle. L’élan vital regarde en avant et non en arrière. On pourrait définir le bergsonisme comme une série de pragmatismes concentriques dont chacun, vrai pour son ordre d’action, cesserait de l’être pour l’ordre d’action supérieur qui l’enveloppe. L’ordre d’action supérieur, au delà duquel nous ne pouvons imaginer aucune action, serait l’acte de l’élan vital insérant, dans la matière, de l’indétermination. « Le rôle de la vie est d’insérer de l’indétermination dans la matière. Indéterminées, je veux dire imprévisibles, sont les formes qu’elle crée au fur et à mesure de son évolution. De plus en plus indéterminée aussi, je veux dire de plus en plus libre, est l’activité à laquelle ces formes doivent servir de véhicule[18]. » L’élan vital pourrait donc être originellement indétermination pure. On ne saurait l’identifier avec l’énergie et que nous l’éprouvons en nous, il ne crée pas de l’énergie. « Cet effort ne peut aboutir à créer de l’énergie, ou, s’il en crée, la quantité créée n’appartient pas à l’ordre de grandeur sur lequel ont prise nos sens et nos instruments de mesure, nos expériences et notre science. Tout se passera donc comme si l’effort visait simplement à utiliser de son mieux une énergie préexistante qu’il trouve à sa disposition[19]. » Cette énergie préexistante, c’est l’énergie qui se dégrade, c’est la matière, dont l’effort vital épouse la direction, comme la machine, dit M. Bergson, suit d’abord le rail qu’elle doit quitter.

Ainsi l’énergie utilisable de l’univers est bien une énergie qui se dégrade. Vivre, c’est retarder cette dégradation sur un point tout le temps qu’on vit. Mais dès que la mort a fait son œuvre, le processus de dégradation triomphe. Dans cet antre du Cyclope que le principe de Carnot fait de l’univers, l’élan vital est l’Ulysse qui doit être mangé le dernier.

Ulysse devait être mangé le dernier. Mais Ulysse n’a pas été mangé du tout, parce qu’il était πολύτροπος (polutropos). Or la polytropie ne saurait-elle vaincre l’entropie ? Ulysse a biaisé comme la vie aux prises avec la matière. Il n’a pas attaqué le Cyclope de face. Il s’est insinué dans ses bonnes grâces, il l’a manœuvré, et c’est parce qu’il avait su d’abord faire en sorte de ne devoir être mangé que le dernier, qu’il a pu ensuite trouver le moyen de ne pas être mangé. La vie est poursuivie par la fatalité hostile qui la dégrade en matière. Ne saura-t-elle parvenir à l’Ithaque du retour ?

Or la réalité de l’élan vital ne consiste pas dans l’individu, mais dans ce courant de germe à germe que transmettent les individus. Si ce courant de germe à germe pouvait durer indéfiniment, la dégradation de l’énergie, indéfiniment suspendue sur certains points, n’arriverait jamais au point final. La pluralité des individus et des espèces, l’instinct et l’intelligence, sont autant de moyens qu’emploie l’élan vital pour arriver à cette suspension indéfinie. L’énergétique nous apprend qu’il ne lui est pas impossible d’y arriver, mais que l’improbabilité diffère ici infiniment peu de l’impossibilité absolue. Rappelons les trois propositions que lord Kelvin formulait pour résumer les idées de Carnot et de Clausius.

I. — Il y a actuellement, dans le monde matériel, une tendance universelle à la dissipation de l’énergie mécanique.

II. — Toute restauration de l’énergie mécanique qui ne serait pas plus que compensée par son équivalent de dissipation, est impossible dans les phénomènes que présente la matière inanimée, et probablement n’est jamais effectuée non plus par le moyen de la matière organisée, que celle-ci soit enfermée dans la vie végétale ou soumise à la volonté d’une créature animée.

III. — La terre doit avoir été dans le passé, à une époque séparée de nous par un temps fini, et sera dans l’avenir, à une époque séparée de nous par un temps fini, impropre à l’habitation de l’homme tel qu’il est constitué à présent, à moins que des opérations n’aient eu lieu ou ne soient destinées à être accomplies, qui sont impossibles sous l’empire des lois auxquelles sont soumises les opérations connues qui ont lieu actuellement dans le monde matériel.

J’ai écrit en italiques les passages où, dans ces principes formulés il y a un demi-siècle, a pu s’insinuer, pour desserrer cette nécessité physique, une philosophie de la vie. Lord Kelvin parle ici en physicien, et d’autres physiciens se sont demandé si le principe de la dégradation de l’énergie utilisable avait, comme celui de la conservation, une valeur absolue. Le principe de la conservation est un principe nécessaire dont le contraire est inconcevable. Il n’en est pas de même du principe de la dégradation, qui nous est fourni par l’expérience. Nous pouvons concevoir un monde où aurait lieu une restauration de l’énergie. Maxwell a donné le schème d’un tel monde, et expliqué comment des démons extrêmement subtils et capables d’agir sur les atomes, pourraient tenter avec succès, en un certain lieu, cette restauration. Boltzmann s’est demandé si le seul jeu des lois mécaniques ne pourrait pas sur un certain point, par exemple dans un ballon où deux gaz superposés ont fini par se mélanger, amener un retour à la différence et une régénération de l’énergie utilisable. Cela n’est pas impossible, mais, d’après le calcul des probabilités, aurait, pour avoir chance de se produire, besoin d’un nombre de siècles représenté par l’unité suivie de dix milliards de zéros…

Cela pourrait suffire à un infinitisme naïf comme celui de Renan dans les Dialogues Philosophiques. Mais un tel infinitisme n’est qu’un genre de sophisme paresseux, une manière de croire que les choses se font toutes seules. Disons seulement que cette probabilité infiniment petite constitue la figure par laquelle la vie peut s’insinuer dans le mécanisme. Les démons de Maxwell ne sont pas une fiction, mais une réalité : ils sont à l’œuvre dans les tissus vivants. Lorsqu’il s’agit d’une restauration absolue de l’énergie par le moyen de la matière organisée, lord Kelvin n’emploie plus le terme d’impossible, mais celui d’improbable. Or la conscience, la volonté, la liberté sont précisément les forces qui diminuent cette improbabilité. Élargissons la troisième affirmation de lord Kelvin, et de la terre étendons-la à l’ensemble de l’univers. Nous dirons alors que le maintien, le mouvement, le progrès de l’élan vital, l’évolution créatrice indéfinie, ne peuvent être assurées que par des opérations « impossibles sous l’empire des lois auxquelles sont soumises les opérations connues qui ont lieu actuellement dans le monde matériel ». Mais c’est précisément ici que la philosophie vient relayer la science, que la réflexion sur l’évolution créatrice s’ajoute aux formules de la thermodynamique et de l’énergétique. Ce « monde matériel », pris isolément, n’est qu’une abstraction, l’abstraction même du mouvement qui se défait, séparé du mouvement qui se fait, l’abstraction de l’évolution destructrice isolée de l’évolution créatrice.

L’univers est une chose qui dure, et la science isole, pour les besoins de l’action, les systèmes qui ne durent pas. Le principe de la conservation de l’énergie s’adapte exactement à cette nécessité scientifique : il définit ce qui reste de l’univers quand on a supprimé la durée, ce qui resterait de l’univers si la dégradation de l’énergie utilisable était achevée. Là où il y a durée réelle il y a quelque chose de plus ou d’autre que la simple conservation de l’énergie. « Si le point matériel, tel que la mécanique l’entend, demeure dans un éternel présent, le passé est une réalité pour les corps vivants peut-être, et à coup sûr pour les êtres conscients. Tandis que le temps écoulé ne constitue ni un gain ni une perte pour un système supposé conservatif, c’est un gain sans doute pour l’être vivant, et incontestablement pour l’être conscient. Dans ces conditions, ne peut-on pas invoquer des présomptions en faveur de l’hypothèse d’une force consciente ou volonté libre, qui, soumise à l’action du temps et emmagasinant la durée, échapperait par là même à la loi de la conservation de l’énergie ?[20] » Quand M. Bergson écrivait l’Essai, l’attention des philosophes était fixée sur le principe de la conservation, dont les déterministes tiraient leurs conséquences, et M. Bergson n’y mentionne nulle part le principe de la dégradation. Aussi M. René Berthelot trouve-t-il que ce principe est amené de façon artificielle et précaire dans l’Évolution Créatrice, et que le rapport entre l’énergie du physicien et la liberté psychologique n’est guère compatible avec l’analyse de l’Essai. Mais adversaires et partisans de la liberté posaient depuis longtemps le problème sur ce terrain, et considéraient dans la liberté l’énergie qu’elle est censée ajouter à l’univers. Science et philosophie en viennent à voir tous leurs problèmes s’absorber pour un temps dans le problème de l’énergie. Le passage de l’Essai à l’Êvolution Créatrice est parfaitement accordé sur la durée même de la science et de la philosophie pendant ces quinze ans. On en trouverait tout le graphique dans la biologie et même dans la philosophie de l’époque. Des livres comme l’Eau de Mer de M. Quinton, la Dissolution opposée à l’Évolution de M. Lalande, jalonnent très clairement ce chemin. Quand M. Bergson écrivait les lignes que je viens de citer, il posait bien la question sur le terrain qu’il retrouvera en somme dans l’Évolution. Si a priori « le temps écoulé ne constitue ni un gain ni une perte pour un système supposé conservatif », en réalité le principe de Carnot nous montre que nous vivons en un monde où il constitue une perte, et l’Évolution Créatrice s’efforce de faire voir que nous vivons en un monde où il se constitue un gain qui compense cette perte.

Je suis une chose qui dure. L’univers est une chose qui dure, et l’élan vital, c’est-à-dire la force créatrice, c’est cette durée même. « La durée de l’univers ne doit donc faire qu’un avec la latitude de création qui y peut trouver place[21]. » Et cette latitude de création à son tour est mesurée par la conscience. Il y a à peu près conscience partout où il y a des êtres doués de mouvement, et Platon définissait déjà le psychique ce qui se meut soi-même. Ou plutôt la conscience est liée non au mouvement, mais à la capacité de mouvement, à la quantité et à la qualité d’énergie que l’être vivant peut mettre en réserve, non pour l’accumuler comme les végétaux, mais pour la libérer sous forme d’énergie utile. « La conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose, elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle : conscience est synonyme d’invention et de liberté. » Coextensive à la frange d’action possible, mais aussi à la frange d’action empêchée, — empêchée par la matière ou empêchée par la nécessité même du choix entre des actions incompatibles. M. Bergson a insisté plusieurs fois sur ce fait que la conscience apparaît avec l’empêchement. Sans la matière, sans le mouvement de dégradation, elle n’apparaîtrait pas. Mais, en dehors de la conscience, ce qui peut exister ce n’est pas seulement l’infra-conscient ou l’inconscient, c’est aussi le supra-conscient.

Si la matière apparaît comme de l’énergie qui se dégrade, on pourra en conclure que la matière a commencé dans le temps : si elle n’avait pas commencé, l’énergie finie aurait toujours derrière elle une durée infinie où elle aurait dû déjà se dissiper. La probabilité presque infiniment petite, dont parle Boltzmann, d’une marche inverse de reconstruction, ne concerne qu’un commencement sans suite, un instant qui ferait place immédiatement à la reprise de la dégradation. Avant l’énergie qui se dégrade, il y avait donc de l’énergie qui ne se dégradait pas, et qui pouvait n’avoir pas eu de commencement. Cette énergie antérieure à la phase de dégradation serait la supra-conscience bergsonienne, la source de l’élan vital. Comme la conscience est coextensive à une frange d’action empêchée par la dégradation, la supra-conscience serait coextensive, soit à une toute-puissance sur un univers dont la plasticité et la mobilité ne feraient qu’un avec la plasticité et la mobilité de cette supra-conscience, — soit à une multiplicité de possibles analogues à ceux de l’intelligence divine dans la théologie de Leibnitz. Rien ne nous empêche d’imaginer un état d’invention, de liberté, d’aisance dionysiaques dont la conscience humaine retrouve peut-être, à certains moments d’extase, une ombre très vague, — d’imaginer aussi qu’il était naturel que cette facilité suprême coulât à un certain moment sur cette pente même de facilité qu’est la dégradation, puisque, par un mouvement précisément inverse, c’est quand elle atteint avec les mathématiques la limite même de cette détente, que la vie, sous la forme de l’intelligence, apparaît avec le plus d’efficace sous la forme d’une réalité qui se refait.

Il y a une vie intérieure de l’univers, que nous ne pouvons saisir, que nous entrevoyons à travers des voiles, et qui doit être, à une puissance infinie, génie comme celle d’un Platon, d’un Léonard, d’un Gœthe. Peut-être la supraconscience a-t-elle eu, comme le génie, ses moments tragiques. Peut-être les grandes tragédies du théâtre et de l’histoire, les grands drames de la vie intérieure, nous font-ils communier avec cette supraconscience cosmique d’où les mondes sont tombés comme les feuilles mortes d’un arbre. Renan a divisé fort à propos ses dialogues philosophiques en certitudes, probabilités et rêves. M. Bergson a essayé de ne présenter qu’un noyau de certitudes, il a dû l’entourer d’une frange de possibilité. Mais il reste autour de ses pages de grandes marges blanches où on peut loger beaucoup de rêves.

Le noyau de ces rêves, c’est la communauté d’essence entre notre être intérieur et l’être de l’univers, entre notre élan de durée individuelle et la durée de l’élan vital. M. Bergson rappelle dans une note de l’Évolution Créatrice que l’Essai montrait la vie psychologique transcendant à la fois le mécanique et l’intelligent, et il ne fait, dit-il, qu’appliquer dans l’Évolution « ces mêmes idées à la vie en général, envisagée d’ailleurs elle-même du point de vue psychologique[22] ». De notre vie, qui est intérieure, nous pouvons conclure à la vie de l’univers. M. Bergson, dans l’Essai, considérait déjà la durée comme un « développement organique ». Il était dès lors amené à considérer le développement organique comme une durée, à fusionner les deux idées, à poser le problème de la vie, non différent du problème de notre vie. Nous atteignons notre moi réel « par une réflexion approfondie, qui nous fait sentir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure, qui se pénètrent les uns les autres, et dont la succession dans la durée n’a rien de commun avec une juxtaposition dans l’espace homogène[23] ». Mais pour nous saisir dans cet état, dans cette réalité, pour vivre intérieurement à nous-mêmes, nous avons besoin d’un effort, et cet effort nous n’avons qu’à le continuer pour vivre intérieurement à l’univers, pour retrouver la réalité de l’univers comme nous avons retrouvé la nôtre.

Cette conversion vers l’intérieur est nécessaire pour éprouver dans la vie une réalité, pour ne pas la voir comme une abstraction ou « une simple rubrique sous laquelle on classe les êtres vivants[24] ». La vie c’est un courant de vie, qui a eu un commencement. Mais quand M. Bergson écrit : « À un certain moment, en certains points de l’espace, un courant bien visible a pris naissance », nul doute qu’il ne faille voir là une façon populaire de parler, (comme lorsqu’on dit : Le soleil se lève,) et que la métaphysique ne consiste à dépasser ces apparences. Des difficultés immenses s’opposent à ce qu’elle y parvienne complètement, mais elle y parviendra d’autant mieux qu’elle tournera le dos à ces termes de spatialité et de discontinuité que M. Bergson lui-même est obligé d’employer. « Plus on fixe son attention sur cette continuité de la vie, plus on voit l’évolution organique se rapprocher de celle d’une conscience[25]. »

Dès lors l’Évolution Créatrice applique à la vie les catégories qu’a révélées l’étude de la vie intérieure : multiplicité de fusion, imprévisibilité, liberté.

Le problème de l’élan vital comme le problème du moi implique deux points de vue d’unité et de multiplicité, et les développements de l’Essai sur ce sujet ont pour pendant les considérations analogues de l’Évolution Créatrice. Saisir l’élan vital dans sa réalité profonde et métaphysique, c’est le saisir dans son unité. Mais d’autre part il nous apparaît dans une multiplicité infinie de tendances, d’espèces, d’individus. Ferons-nous avec Schopenhauer de cette multiplicité le monde illusoire et de cette unité le monde réel ? Mais si le type de réalité nous est fourni par notre conscience, notre conscience nous révélant en nous une multiplicité vraie, nous n’aurons nulle raison de ne pas considérer comme vraie au même degré la multiplicité de l’élan vital. « L’erreur capitale, celle qui, se transmettant depuis Aristote, a vicié la plupart des philosophies de la nature, est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie raisonnable trois degrés successifs d’une même tendance qui se développe, alors que ce sont trois directions divergentes d’une même activité qui s’est scindée en grandissant[26]. » Il ne s’agit pas d’une division du travail, mais du développement de caractères qui s’excluent à peu près, et qui, s’ils restaient associés les uns aux autres, ne sauraient aller bien loin. De même que notre personne tout entière donne dans chacun de nos états de conscience, et que pourtant ces états de conscience sont multiples, de même toutes les tendances de la vie se trouvent également dans la végétation, l’instinct et la raison, dans chaque espèce et dans chaque individu. Mais l’une ou plusieurs de ces tendances ne peuvent s’expliciter largement, s’éprouver, courir leurs chances, que si les autres sont implicites. L’élan vital existe en droit dans chaque être, mais en fait ce qui ne sert pas à l’explicitation d’une tendance particulière reste virtuel, subit une occlusion que probablement la mort, mort des individus, mort des espèces, mort des mondes, fait cesser de façon mystérieuse. Cette occlusion n’est jamais parfaite, la multiplicité tient toujours par quelque côté à l’unité, de même que l’unité a sans doute toujours une tendance à s’expliciter en multiplicité. « Il n’y a pas d’intelligence où on ne découvre des traces d’instinct, pas d’instinct surtout qui ne soit entouré d’une frange d’intelligence[27]. » Et de même il n’y a pas un être qui ne se sente lié à tous les êtres, et en qui le Tat tvam asi ne puisse susciter un écho profond.

Mais si le mouvement seul porte le signe de la réalité, nous en revenons bien par un certain côté au point de vue de Schopenhauer, pour qui réalité et unité coïncident. Plus nous essayons de saisir la vie dans son mouvement, plus ce mouvement nous apparaît comme une impulsion indivisible et comme une unité. Le flot qui tombe d’une pomme d’arrosoir est aussi un que celui qui s’écoule d’un robinet. La multiplicité des filets ne tient pas au mouvement de l’eau, mais à la plaque qui fait office d’obstacle. Elle n’existe que parce que le mouvement est arrêté sur certains points, au lieu que, du robinet, le mouvement est libre. La matière, principe de multiplicité, et, comme disait l’École, d’individuation, ressemble à cette plaque. Mais d’autre part, cet obstacle qui donne au mouvement indivisible l’aspect extérieur de multiplicité conduit à une meilleure utilisation de ce mouvement, permet de projeter l’eau sur une plus grande surface. Ainsi la multiplicité de la vie a son principe dans une occlusion et dans une utilité. La vie des espèces, la vie des individus, ne constituent pas une déchéance, mais un enrichissement de l’élan vital. Le courant vital « s’est divisé entre les espèces et éparpillé entre les individus sans rien perdre de sa force, en s’intensifiant plutôt à mesure qu’il avançait[28] ». Si la matière est du vital inverti, de l’esprit éteint, il y a eu un moment où du vital s’est inverti, où de l’esprit s’est éteint, — et la mort continue à multiplier ces moments autour de nous. Comme il n’y aurait pas d’espèces et pas d’individus sans cette inversion, sans l’obstacle de la matière, devons-nous considérer les espèces et les individus comme des moyens de plus en plus efficaces pour tourner l’obstacle de la matière et retarder la dégradation de l’énergie ? Peut-être. Nous retrouverons tout à l’heure cette question de l’individualité.

Une intuition supérieure éprouverait l’intérieur de l’élan vital, c’est-à-dire son être, comme un intérieur psychologique, — dirons-nous l’intérieur d’une conscience ? « Tout se passe, dit M. Bergson, comme si un large courant de conscience avait pénétré dans la matière, chargé, comme toute conscience, d’une multiplicité énorme de virtualités qui s’entrepénétraient[29]. » Mais selon M. Bergson la conscience ne représente que la partie de nous-mêmes utilisée momentanément pour une action. Ce que nous appelons conscience du point de vue de l’élan vital correspond donc à une synthèse du conscient et de l’extra-conscient, à un x que Hartmann appelait l’Inconscient, que M. Bergson appelle le supraconscient, sans que ces termes contraires soient au fond bien différents de l’un de l’autre. Mais peu importe ici : conscience, supraconscience, inconscience, l’essentiel est que cet intérieur soit fait de virtualité, qui s’entrepénètrent, c’est-à-dire de multiplicité interne. « Cette vie commune à tous les vivants présente, sans aucun doute, bien des incohérences et bien des lacunes, et d’autre part elle n’est pas si mathématiquement une qu’elle ne puisse laisser chaque vivant s’individualiser dans une certaine mesure. Elle n’en forme pas moins un seul tout[30]. » On conçoit que les termes psychologiques, individualité, élan vital, unité, pluralité, chevauchent les uns sur les autres, apparaissent comme les attributs d’une même substance, des coupes sur un même mouvement.

Ce mouvement qu’est l’élan vital ressemble à notre mouvement intérieur par la nouveauté, l’imprévisibilité, l’invention. Ce qui dure c’est ce qui change, et ce qui change, lorsqu’il s’agit de la vie, se crée. Comme Descartes parlait de création continuée, M. Bergson parlerait de continuité créatrice. C’est que pour Descartes création est le terme primitif, passage du néant à l’être, tandis que pour M. Bergson le passage du néant à l’être est un non-sens, et l’idée de création « se confond avec celle d’accroissement[31] » ou mieux avec celle même de durée vivante. « Durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l’absolument nouveau[32]  : » le contraire du mouvement inverse, de la dégradation de l’énergie, qu’on pourrait appeler la contre-durée.

Cette contre-durée va à une non-durée où il n’y aurait que conservation et répétition. Mais dans l’ordre de la durée vivante rien ne se répète. « L’hérédité ne transmet pas seulement les caractères ; elle transmet aussi l’élan en vertu duquel les caractères se modifient, et cet élan est la vitalité même[33]. » La vie transmet ses caractères à la façon d’un thème musical susceptible d’une infinité de variations. À mesure qu’on s’élève dans l’échelle ces thèmes musicaux deviennent de plus en plus simples, mais gardons-nous d’y voir une régularité qui serait une manière de mécanisme. L’élan vital organise la matière, mais il se donne par là le poids même de la matière, et il est souvent entraîné par elle à l’automatisme. À d’autres moments il triomphe de cet automatisme dans une sorte de liberté lyrique analogue à ces mutations brusques d’une plante qu’a étudiées De Vries.

Il y a donc dans l’élan vital une grande part de contingence. En lui-même il serait entièrement contingence, mais le courant de matière qu’il remonte et organise le charge de nécessité. Nous ne pouvons concevoir la matière que comme nécessaire. Et la science nous y aide en nous montrant, jusqu’aux plus lointaines nébuleuses et peut-être dans l’infinité de l’espace, un monde de matière analogue à la matière où nous vivons, à la matière qu’est notre corps. Elle ne nous dit rien de tel sur la vie et ne nous la révèle, hors de la terre, que comme un possible. Un bergsonien ne saurait guère admettre que la vie ne soit, comme le dit Anatole France, qu’une sorte de moisissure et de maladie accidentelle limitée à notre planète. L’originalité du bergsonisme est d’exposer comment la vie est plus ou moins coextensive à la matière, que l’une ne se conçoit pas sans l’autre, et que, dans tout système relativement clos, le mouvement descendant que nous appelons matière n’est que l’inversion d’un mouvement ascendant qui est la vie. Dès lors la matière étant remontée par le courant vital n’est pas pure nécessité, mais la vie n’est pas non plus pure contingence. M. Bergson parle de la « possibilité, la nécessité même d’un processus inverse de la matérialité, créateur de la matière par sa seule interruption[34] ». Dès lors « Contingentes, le plus souvent, sont les formes adoptées ou plutôt inventées. Contingente, relative aux obstacles rencontrés en tel lieu, à tel moment, la dissociation de la tendance primordiale en telles et telles tendances complémentaires qui créent des lignes divergentes d’évolution. Contingents les arrêts et les reculs ; contingentes, dans une large mesure, les adaptations. Deux choses sont nécessaires : 1° une accumulation graduelle d’énergie, 2° une canalisation élastique de cette énergie dans des directions variables et indéterminables, au bout desquelles sont les actes libres[35] ». Il n’y a pas de vie sans ces conditions matérielles. Il n’y a pas non plus de vie si l’élan vital ne dépasse pas ces conditions matérielles, s’il n’est pas élan créateur. Au principe du bergsonisme il y avait une philosophie de la liberté. L’Évolution Créatrice a pour but de retrouver dans l’élan vital la liberté que l’Essai cherchait dans l’élan de notre vie psychologique. Mais l’Essai restreignait la liberté à des moments de crise exceptionnelle. L’Évolution Créatrice assouplit et étend ce domaine de la liberté.

  1. Bulletin de la Société de Philosophie, 2 mai 1901.
  2. Évolution Créatrice, p. 112.
  3. Évolution Créatrice, p. 398.
  4. Id., p. 270.
  5. Essai, p. 108
  6. Évolution Créatrice, p. 270.
  7. Évolution Créatrice. p. 154.
  8. L’Intelligence, I, p. 10.
  9. Essai, p. 175.
  10. Essai, p. 117.
  11. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 241.
  12. Évolution Créatrice, p. 264.
  13. Évolution Créatrice, p. 266.
  14. Évolution Créatrice, p. 278.
  15. Évolution Créatrice, p, 267.
  16. Id., p. 270.
  17. Évolution Créatrice, p. 279.
  18. Id., p. 137.
  19. Id., p. 125.
  20. Essai, p. 118.
  21. Évolution Créatrice, p. 367.
  22. Évolution Créatrice, p. VII.
  23. Essai, p. 175.
  24. Évolution Créatrice, p. 28.
  25. Id., p. 29.
  26. Évolution Créatrice, p. 146.
  27. Id., p. 147.
  28. Évolution Créatrice, p. 28.
  29. Id., p. 197.
  30. Évolution Créatrice, p. 47.
  31. ld., p. 262.
  32. ld., p. 11.
  33. ld., p. 251.
  34. Évolution Créatrice, p. 267.
  35. Id., p.227.