Trente ans de vie française/III(1). – Le Bergsonisme /Préface

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Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (Tome Ip. 7-16).

PRÉFACE

J’ajoute tout de même avec quelque hésitation ce livre à la bibliothèque qui a déjà été écrite, en tant de langues, sur la philosophie bergsonienne. Je sais tout le mépris qu’on peut éprouver pour cette littérature de commentaires, je connais les images peu flatteuses par lesquelles, depuis Montaigne, on s’est efforcé de la discréditer. Il serait pourtant facile de plaider en sa faveur. Commentaires, réflexions critiques, ou, d’une façon plus générale, critique, figurent la monnaie d’échange entre les maîtres et le public, entre les générations successives, entre les points de vue différents et hostiles qui sont impliqués dans la texture sociale et dans le progrès humain. Qu’est-ce que la philosophie en particulier, surtout depuis Socrate, sinon un véritable dialogue entre les philosophes, dialogue jamais terminé, et qui fournit toujours aux loisirs ingénieux, avec de nouveaux jardins, de nouveaux détours et de nouveaux ruisseaux, des approximations du vrai plus pénétrantes et plus riches ? M. Bergson a rajeuni ce dialogue, l’a conduit à un tournant où certains esprits ont cru apercevoir une nouvelle révolution socratique.

Je n’ose trop dire que je suis de ces esprits, mais j’oserais moins encore dire que je n’en suis pas. Pour apprécier pleinement cette philosophie de la durée, nous manquons en effet d’un élément capital, qui est sa durée elle-même. Nous lui voyons un passé, c’est-à-dire une mémoire historique, des éléments et des habitudes de pensée qu’elle tient, plus ou moins consciemment, de tout un élan vital philosophique. Nous lui voyons un présent, c’est-à-dire une action indiscutable sur la vie intellectuelle non seulement française, non seulement européenne, mais universelle. Et cette action légitime la place qu’elle doit tenir dans Trente ans de pensée française. Mais nous ne saurions voir encore son avenir. Nous sommes obligés de la classer par rapport à son élément actuel, c’est-à-dire par rapport à son action, et surtout à son action sur nous-mêmes.

Action dont je dirais qu’elle empêcherait de porter un jugement impartial, si je ne savais par ailleurs qu’il est vain, et même contradictoire, de prétendre juger impartialement ses contemporains. Notre bonne volonté doit s’y essayer, mais notre bon sens doit nous dire qu’à moins d’un fol orgueil nous ne saurions nous vanter d’y avoir réussi. Je suis donc obligé de bien marquer ici mon équation personnelle.

Il n’est pas de pensée contemporaine à laquelle je doive plus qu’à celle de M. Bergson. J’ai été autrefois son élève, et j’en tiens un certain nombre de directions d’esprit. J’eusse gardé moins de goût de la philosophie si elle ne m’avait été enseignée dès le lycée par trois maîtres aussi peu oratoires l’un que l’autre : M. Lévy-Brühl, incomparable pour débrouiller les questions et exposer les systèmes dans une lumière égale, froide et salubre ; M. Georges Dumas, psychologue lumineux et chercheur, excitant et vivant ; M. Bergson qui cherchait peu à convaincre, encore moins à réfuter, et qui se contentait de penser et de construire à haute voix devant vous. J’eusse été certainement capable de faire l’effort nécessaire pour me débarrasser de la figure et du rythme de cette pensée, pour la ranger dans un musée d’influences et de compagnies intellectuelles dépassées, s’il ne m’avait apparu ensuite qu’elle coïncidait avec le style le plus pur de la vie philosophique. Résister aux enthousiasmes et aux antipathies spontanés, réagir contre tous les automatismes, et surtout contre le plus dangereux, celui du mécanisme intellectuel que nous nous sommes donnés à nous-mêmes, envisager chaque problème sous sa figure particulière, avec un corps individuel que ne saurait bien habiller un vêtement fait en série, tenir à l’unité réelle de cette attitude plus qu’à l’unité factice des résultats, voilà un ensemble de directions que je voudrais avoir mieux suivies en matière de critique et d’histoire, mais qui m’apparaissent comme le meilleur bénéfice d’une familiarité avec la pensée bergsonienne.

D’autre part cette pensée philosophique ne prend corps que dans une philosophie, ce style ne se manifeste que par une œuvre, ce mouvement ne se révèle bien que par l’image qui l’arrête en une figure générale. J’ai éprouvé le besoin de dessiner cette figure ; après avoir longtemps vécu avec elle comme on vit avec un portrait ou un marbre de son cabinet de travail, j’ai voulu voir ce qu’elle rendait sous le crayon, — seule manière de la connaître de l’intérieur et de coïncider avec son élan créateur. Il se trouve qu’en dessinant cette figure je dessine une figure importante de la pensée française pendant ces trente ans.

La seule, ne l’oublions pas, qui soit en même temps une figure de la pensée universelle. Cette série de volumes a été conçue, exécutée en partie, pendant la guerre, et il était bien naturel qu’on y fît une place éminente aux deux maîtres du nationalisme français. Sans être précisément nationaliste (le mot tend à disparaître de notre langue intellectuelle et politique) je me sentais porté invinciblement à mettre en avant, dans ces trente ans, les valeurs nationales. Et loin de moi aujourd’hui l’idée de les déclasser. Mais, ayant vécu, depuis, souvent à l’étranger, j’ai pu voir que ces écrivains, qui tinrent une si grande place dans la vie intérieure française, en tiennent assurément beaucoup moins dans le rayonnement français, dans l’idée générale de la France. Et je sais bien ce qu’il y a de dangereux et de faux à se placer au point de vue de l’étranger. Mais un Français s’en dispense difficilement, et il est en somme possible de tourner ce penchant de vanité en une attitude de critique, de contrôle, de mise en place et de mise au point. L’art et la sagesse d’un Anatole France, la pensée d’un Bergson, sont aujourd’hui, autant et plus que des valeurs françaises, des valeurs planétaires. Toute civilisation moderne, dans le temps et l’espace, est faite d’alternances, d’accords, de conflits, d’équilibres entre des fonctions différentes. Les esprits qui répondent à ces fonctions différentes se gourment plus souvent qu’ils ne s’entendent. La division du travail humain fait qu’il est presque nécessaire qu’ils se comprennent peu les uns les autres. Le métier de la critique consiste à les comprendre les uns avec les autres, les uns par les autres, les uns contre les autres, comme la nature elle-même les produit, de chercher à épouser l’élan qui les dépose et les dépasse. Rien ne mérite dès lors mieux d’être utilisé par la critique que la psychologie bergsonienne de cet élan vital.

Ce livre est fait de notes écrites pour moi-même. Le publiant je pense qu’il sera utile à d’autres. Mais je ne voudrais pas qu’on lui demandât des services auxquels il serait peu propre.

Si les principaux aspects de la philosophie bergsonienne y sont passés en revue, on n’y trouvera pas pour cela un exposé méthodique de cette philosophie. Ce travail a été fait suffisamment par d’autres. Évidemment les livres de M. Bergson, à condition de ne pas se contenter d’une première lecture, sont plus clairs que toutes ces analyses, parfois déformées, inexactes ou tendancieuses. Mais on sait quels services a rendus le petit livre de M. Le Roy, lui-même philosophe original, qui s’est rallié comme James à la philosophie bergsonienne. C’est un guide clair, et, sauf en un point que nous verrons, assez sûr. On trouve même, plus élémentaire encore, un Bergson for Beginners : a Summary of His Philosophy, de Darcy B. Kitchen. Il va de soi que mon livre ne saurait rendre les mêmes services, et que les commençants qui l’ouvriraient perdraient leur temps.

Dans une première partie, j’ai cherché à isoler un peu artificiellement les directions d’une philosophie où l’idée même de direction a tant d’importance. Durée, changement, qualité, tension, action ne sont d’ailleurs que les points de vue d’une même méthode et les aspects successifs d’une même réalité.

Ces directions une fois aperçues, ce mouvement une fois épousé, une philosophie non complètement réalisée, mais complètement vivante, comporte trois démarches, s’explicite en trois parties.

D’abord une théorie de la connaissance spontanée sous ses deux formes : connaissance extérieure et connaissance intérieure, l’une et l’autre fondues d’ailleurs dans l’unité de l’être vivant et dans l’unité de la vie.

Ensuite une théorie de la connaissance réfléchie, ou méthode. Toute théorie de la méthode comporte, depuis Bacon, une pars destruens et une pars construens. La première expose et décompose les illusions de la connaissance spontanée, contre laquelle toute philosophie constitue une réaction. Illusions qui, pour M. Bergson, sont les illusions utiles et nécessaires de l’action. Cette logique de l’illusion utile n’est donc pas illusoire au point qu’elle ne soit portée par une vérité pratique. Mais la philosophie, qui ne se propose que connaissance pure et désintéressée, construit sa logique de la vérité en contrôlant l’illusion.

Cette logique de la vérité nous conduit à une idée du monde, — d’un monde qui dure. La cinquième partie, la principale de l’ouvrage, celle dont pourront se contenter les lecteurs pressés, dessine librement la figure du monde bergsonien. Je me permets d’insister sur le sens de ce mot : librement.

Dans cette quatrième partie, et même dans les autres, il ne faudrait pas qu’on vît une analyse véritable de la doctrine de M. Bergson. Encore une fois, je n’ai nullement voulu ajouter un exposé nouveau à ceux qui ont été fournis par d’excellents exégètes. Ayant essayé de saisir le sens intérieur de cette philosophie, m’étant habitué à prolonger en elle et par elle l’élan vital de la philosophie humaine (sans prétendre l’y arrêter, et d’ailleurs M. Bergson lui-même ne le prétend pas), je me suis placé non au point de vue du bergsonisme, mais au point de vue de l’élan vital du bergsonisme en tant qu’il continue l’élan vital de la philosophie. J’ai constamment oscillé autour de sa pensée, je l’ai interprétée, prolongée, parfois contredite. Le dernier chapitre de mon livre est intitulé le Dialogue avec les Philosophes, et il est employé à analyser et à commenter l’attitude de M. Bergson envers quelques-uns des grands philosophes du passé. Mais le livre tout entier n’est autre chose qu’un Dialogue avec un Philosophe. Dans les jardins, ou dans l’École d’Athènes, où se passe ce dialogue, M. Bergson, qui représente aujourd’hui, à peu près, sur la planète, l’agmen de l’élan philosophique, n’est pas le personnage central. Au centre, ou plutôt au principe, se trouve ce double personnage, cet hermès œkiste de la cité philosophique, qu’est le couple indivisible Socrate-Platon. Philosopher c’est s’approcher de ce dialogue perpétuel, écouter, réfléchir, parler, noter, savoir qu’après nous il se continuera sur un registre plus haut encore, mais sans qu’aucun de ses moments l’emporte en dignité sur ce tout unique qu’est sa courbe indivisible, et souple, et lente, — c’est-à-dire sur sa durée.

C’est à peine si M. Bergson prend part à certains moments de mon dialogue. On trouvera dans ce livre des chapitres sur l’art, la religion, la morale, l’histoire, alors que M. Bergson ne s’est jamais expliqué là-dessus, ou ne s’est expliqué que par allusions fragmentaires, et il serait illégitime de systématiser ces allusions en vues d’ensemble. Allons plus loin. Il est extrêmement probable que si M. Bergson donnait un jour une philosophie historique ou religieuse, une esthétique et une morale, leur marche et leurs conclusions seraient très différentes de celles qui apparaissent ici. Mais le Bergson qui formulerait, comme Hegel ou Spencer, un système de philosophie complète ne saurait exister qu’en imagination. Ce qui est bergsonien, c’est de croire qu’en continuant à réfléchir, à penser librement et consciencieusement sur ces principes de la durée, du mouvement, de l’expérience interne, de l’élan vital, on arrivera peut-être à résoudre les problèmes esthétiques, moraux, religieux et le problème même de la mort. Quoi qu’il en soit de l’absolu, et à plus forte raison de l’art, de la religion, de la morale et de nous-mêmes, — nous en sommes, nous sommes sur une route le long de laquelle nous pouvons cheminer non vers l’absolu, mais en lui. Amorcer le dialogue sur des points de la philosophie que M. Bergson n’a pas touchés, l’amorcer en tenant compte de ce que M. Bergson a apporté de nouveau en philosophie, ce n’est nullement, me semble-t-il, se livrer à la besogne vaine qui consisterait en une maïeutique du bergsonisme analogue à celle que Fouillée tenta jadis pour la Philosophie de Socrate, — ni déduire mécaniquement des écrits de M. Bergson une doctrine sur tous les problèmes philosophiques. La philosophie bergsonienne ne constitue pas seulement une philosophie de la vie ; c’est, comme toutes les grandes philosophies du passé, une philosophie vivante, qu’il ne suffit pas de penser, mais qu’il faut vivre, — et vivre une philosophie en philosophe, c’est la replacer dans le rythme socratique, c’est l’incorporer à ce dialogue des philosophes, en lequel le Socrate du Phédon voit avec justesse sa destinée d’outre-tombe.

On trouvera dans ce livre ce qui fait le fond ordinaire du dialogue : des remarques et des réserves. On n’y trouvera pas de « réfutation ». En philosophie tout se réfute et rien ne se réfute, et cela égaye beaucoup les esprits étrangers à la philosophie, qui concluent à une vaste et séculaire mystification. Mais si Tout se réfute et Rien ne se réfute paraissent également vrais, c’est sans doute que le plan dialectique de la réfutation et le plan réel de la philosophie constituent deux plans distincts. Le Platon du Parménide et de l’Euthydème serait peut-être ici d’un avis différent. Mais songeons aux Méditations de Descartes. Il suffit à un philosophe d’un souvenir intuitif pour connaître comment les Méditations ont apporté des résultats à la perennis philosophia et comment elles ont été dépassées par le mouvement même qu’elles avaient alimenté. Elles ont été dépassées par un mouvement beaucoup plus que réfutées par des raisons : il n’y a qu’à songer à la somme d’arguties inopérantes que représentent les trois quarts des Objections provoquées par Descartes et rédigées par les meilleurs esprits de l’Europe. Aujourd’hui encore une page des Méditations nous apparaît plus vraie, vraie de cette vérité de mouvement, que dix des meilleures pages des Objections, et cela bien que, d’un certain point de vue, on puisse dire que les réfutateurs l’aient emporté. L’ardeur de réfutation, d’impugnation, la robe sur laquelle on peut lire Argumentabor, ce sont des illusions et du bagage de jeunesse, de scolastique ou de pédantisme. Tout philosophe mûri dans l’exercice de la pensée en arrive à dire avec Leibnitz : « Je suis prévenu contre les réfutations, et il faut qu’elles soient bien bonnes pour être passables. »

Tel critique mélancolique ne manquera pas de me faire dire que M. Bergson est irréfutable, et d’avoir beau jeu à se moquer de moi. Entendons-nous bien. Il est fort peu probable que les écrits de M. Bergson soient acceptés en bloc, par la postérité, comme un Évangile de la vérité philosophique. Mais, encore une fois, la philosophie se développe sur le plan du dialogue et non sur le plan d’un Évangile écrit. L’écrit qui l’arrête n’est même pour elle, comme Platon l’indique dans le Phèdre, qu’un mal nécessaire. La destinée de l’œuvre de M. Bergson sera pareille à celle des philosophes du passé. Il en restera une impulsion plutôt qu’une vérité fixe, un mouvement plutôt qu’un monument. Ce qu’on peut reconnaître, c’est que M. Bergson s’est efforcé de réduire dès maintenant la part nécessaire de la déperdition d’énergie, de l’usure impliquée dans le fonctionnement même de la machine qu’il a créée. Et cela de deux façons : d’abord en limitant sa réflexion et sa production (un millier de pages environ) à des points étudiés à part comme des problèmes spéciaux ; et ensuite en intégrant à sa philosophie ce mouvement même, ces transformations inévitables d’une doctrine dans la durée et par la durée. Eschyle confiait ses œuvres au temps qui conserve. M. Bergson, plus hardi, confie son œuvre au temps qui modifie, qui modifie pour se souvenir. Quoiqu’il en soit, quelque chose en sera détruit, comme de tous les systèmes, car le bergsonisme n’a pu se formuler qu’en un système, comme il n’a pu s’exprimer qu’en mots, et un système est construction provisoire, marchepied d’un autre système, belle occasion aux ignorants de dire que tout système est vanité. Ainsi ce vali turc qui ne voulait pas de chemin de fer dans son gouvernement, sous prétexte qu’avec les Européens c’était toujours provisoire, que les types de chemins de fer et les chemins de fer eux-mêmes seraient bientôt déclassés par d’autres inventions plus nouvelles, et que pour avoir ce qu’il y aurait de mieux en inventions comme il l’avait déjà en religion (louange à Allah !) il préférait attendre. Il attend sans doute encore. Comme tout homme d’Occident a dans le cœur un Oriental qui sommeille, on voit des écrivains distingués appliquer ce beau raisonnement aux changements continuels de la science et de la philosophie. Une doctrine de l’évolution créatrice (en laquelle des esprits prévenus ont cru voir un retour des théologies orientales) nous purge au moins de cet orientalisme paresseux, nous amène à notre pleine et pure conscience occidentale.

Le bergsonisme, si, comme je le crois, il est appelé à vivre, est appelé aussi à se modifier, puisque vivre c’est changer. Le cartésianisme aussi a vécu, a changé, il s’est appelé Malebranche, Spinoza, Leibnitz, et il importe peu que tel ou tel de ces philosophes ait éprouvé le sentiment qu’il enfermait en lui tout l’élan vital de la philosophie : c’est l’illusion individualiste même, et le progrès, sur la terre, ne s’accomplit que par des individus. On ne détruit que ce qu’on remplace. Mais, dans l’ordre de la vie, ce qui est remplacé n’est pas détruit ; l’œuvre d’une génération ne détruit jamais, malgré les apparences, l’œuvre de la génération précédente. Quiconque connaît l’histoire de la philosophie a une vue assez claire de la manière dont les systèmes se modifient, se substituent, se prolongent les uns les autres dans l’élan vital de la perennis philosophia, mais aussi il sait à quel point, dans ce stream of philosophy, les réfutations dialectiques comptent peu. Le mépris de Leibnitz pour les réfutations est bien naturel à l’homme qui a eu la vision la plus claire et la conscience la plus vive de ce courant. Le théologien de Sorbonne ou de Leyde qui avait réfuté M. Descartes, le cardinal qui avait fait un Anti-Lucrèce, le professeur wolfien qui réfutait M. Kant, le scolastique de droite ou de gauche qui a réfuté M. Bergson, contribuent à l’évolution de la philosophie à peu près comme les Sentiments de l’Académie sur le Cid ont contribué à l’évolution du théâtre. Ce n’est pas Chapelain, c’est Racine qui a modifié les perspectives du public sur le Cid et sur Corneille. Bien entendu il ne faut prendre la comparaison qu’avec réserves, et mutandis mutatis. Une suite de doctrines n’est pas une suite d’œuvres d’art. Mais les deux suites ne sont composées de ce qui « existe ». Et ce ne sont jamais les réfutations en forme qui ont enlevé quoi que ce soit de son être véritable à une doctrine philosophique : leur abondance et leur pugnacité, au lieu de lui porter dommage, en prouvent au contraire la santé.

Est-ce à dire que la critique, devant le bergsonisme, doive donner sa démission ? Pas du tout. Mais la critique ne tient pas toute dans les réfutations dialectiques, dont je ne nie pas l’utilité limitée. La critique qui s’applique à la littérature ou à l’histoire ne saurait être employée telle quelle en philosophie, et chaque discipline originale doit comporter une critique sui generis. Peut-être même chaque philosophe original. La fonction du critique c’est de faire ce que le philosophe ne peut faire, c’est-à-dire de classer le philosophe dans un ordre, de mesurer et de soupeser son élan, de voir où cet élan se ralentit et s’arrête, de pressentir l’élan qui pourra le relayer. — En second lieu le philosophe compose sa doctrine et l’oppose aux autres doctrines, ou plutôt il commence par l’opposer, et c’est ensuite qu’il la compose, et que son oui succède à son non. En tant que créateur, que fabricateur d’un système, il est obligé de se conformer aux exigences de la fabrication. Il a beau faire de la philosophie une connaissance désintéressée, il ne peut aller jusqu’au bout de ce désintéressement puisqu’il le systématise en une œuvre individuelle, efficace, attachée à un but de construction et d’enseignement. Le critique non plus d’ailleurs, mais le critique peut cependant aller plus loin dans la voie de ce désintéressement, dont l’état pur est irréalisable. Ou plutôt le critique n’est pas, comme le philosophe, intéressé à servir la doctrine, mais à s’en servir, surtout lorsque, comme c’est le cas ici, cette doctrine est une doctrine ouverte qui suggère des emplois nouveaux, qui demande plus à servir qu’à être servie. — Enfin, et en conséquence, le critique peut ajouter à la pensée d’un philosophe (comme d’ailleurs à l’œuvre d’un artiste) ce qui lui manque par définition, ce qui a dû lui manquer pour qu’elle fût créée, à savoir une profondeur de durée. Toute originalité naît d’une rupture avec un passé. Un Mirabeau, un Frédéric II ne sont d’abord eux-mêmes que par leur hostilité contre leur père ; c’est plus tard, parvenus à l’âge de la critique, qu’ils rendent justice à leur ancien ennemi, se reconnaissent ses fils spirituels, veulent être enterrés dans le même tombeau. Ainsi le critique, désintéressé de la création et de l’action, est parfois mieux apte que le philosophe à voir le génie du philosophe dépassé, comme celui d’un Mirabeau ou d’un Frédéric, par l’élan vital d’une longue lignée. Et il en est de même du visage de la durée tournée vers l’avenir. Le critique, en prolongeant une doctrine à ses risques et périls, en lui faisant subir ce que Bacon appelle la translation, le renversement, le hasard de l’expérience, en la maniant librement, en la décomposant et en a recomposant, en l’ouvrant pour voir ce qu’il y a dedans, accélère le mouvement qui la conduit vers sa fonction de maturité, vers son rôle de porte-graines, vers le moment où elle devra se transformer, s’invertir, s’assouplir comme l’expérience baconienne. Philosophie de l’expérience, philosophie de la durée, le bergsonisme y répugne moins que tout autre. Aussi je voudrais que le lecteur oubliât ce titre, dont il m’a bien fallu adopter l’étiquette, et que le livre entier reçut celui de la page qui suit celle-ci, le plus propre à justifier cette endosmose d’une doctrine et de sa critique : Une philosophie de la durée.