Trente ans de vie française/III(2). – Le Bergsonisme /Livre V – Le Monde Qui Dure (suite)/VI. La science

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Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 38-51).
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Livre V

VI

LA SCIENCE

Une philosophie originale s’avance dans les malentendus comme dans un nuage de poussière : nuage d’autant plus dense qu’elle dépasse plus vite le pas usuel des piétons. M. Bergson a dû être bien des fois stupéfait des extraordinaires interprétations qu’on donnait de sa pensée. Il y a une quinzaine d’années, Alfred Binet avait fait parmi les professeurs de l’enseignement secondaire, sur la philosophie au lycée, une enquête dont les résultats furent discutés à la Société de Philosophie. Certaines réponses déclaraient que les apprentis philosophes étaient incités, par la grande influence de M. Bergson, au mépris de la science. M. Bergson assistait à la séance, et bien que de sa nature il soit, comme Baruch de Spinoza, un homme doux, il protesta avec une énergie inaccoutumée. Il se déclara stupéfait des légendes qui couraient ainsi sur sa philosophie, même dans le monde universitaire, et s’écria : Qu’on me montre une ligne de moi qui pousse au mépris de la science positive ou qui la diminue ! Je sais bien que Montaigne eût pu en dire autant de la religion ; et pourtant !… M. Bergson n’en avait pas moins raison. Il est assez singulier qu’on ait pu parler ainsi d’un philosophe contemporain qui affirme que la science positive, en le domaine qui lui est propre, atteint l’absolu. L’opinion courante a trouvé commode de voir en lui, comme en Henri Poincaré, une sorte de syndic dans la fameuse faillite proclamée par Brunetière.

Ce qui s’est passé à ce sujet est cependant tout naturel. L’attitude originale d’une philosophie est pensée d’abord par autrui dans des cadres habituels, et il faut du temps pour comprendre que ce sont ces cadres eux-mêmes qu’elle a voulu modifier ou abolir. M. Bergson a réagi contre une certaine idée philosophique de la nature et de la portée de la science. Peu de choses dans la philosophie du XIXe siècle nous donnent le sentiment du bavardage et du néant comme les délimitations de la philosophie et de la science positive. (Je parle de cette délimitation chez les métaphysiciens, et non de la forte synthèse où le génie de Comte organise la cité des sciences.) C’est un héritage de l’école cousinienne, et l’on ne trouve rien de pareil chez les grands philosophes, dont l’esprit se porte du même fonds aux questions scientifiques et aux questions philosophiques. M. Bergson a réagi contre ces vaines et fausses délimitations de principe. Il n’y a qu’un terrain de toute pensée, l’expérience. M. Bergson écrit dans le Rire que le comble du comique lui paraît réalisé par un philosophe contemporain à qui on objectait que l’expérience démentait une de ses théories, et qui répondit : L’expérience a tort ! Réponse d’ailleurs aussi naturelle chez un philosophe spécialisé dans la dialectique que le serait, dans les conflits qui sont la raison d’être de certains bureaux ministériels, un : Les beaux-arts ont tort ! Toutes les connaissances doivent être fondées sur l’expérience comme tous les services publics sur l’intérêt national. Une expérience exacte et efficace est une connaissance absolue. Philosophie et science ne se distinguent et ne s’opposent pas comme deux sortes de connaissance, mais elles portent sur deux sortes d’objets, ce qui n’est pas la même chose. C’est contre une certaine théorie du bloc, et en même temps contre un morcellement artificiel, contraire des articulations réelles, que réagit M. Bergson. Pour lui la science est une connaissance absolue de l’inerte, la philosophie une connaissance absolue du vivant. La connaissance scientifique n’est pas coextensive, comme elle le prétend, à l’expérience totale. D’autre part la relativité de la connaissance n’est pas davantage coextensive à cette totalité de l’expérience. De la physique, si on ne considère « que sa forme générale, et non pas le détail de sa réalisation, on peut dire qu’elle touche à l’absolu ». Elle s’adapte à la matière inerte dont elle reflète les conditions d’existence. Et « si la science doit étendre notre action sur les choses, et si nous ne pouvons agir qu’avec la matière inerte pour instrument, la science peut et doit continuer à traiter le vivant comme elle traitait l’inerte[1] ».

La science connaît un absolu, la matière, c’est-à-dire l’énergie défaite, mais elle ne connaît pas cet absolu absolument, et c’est par là qu’elle demeure jusqu’à un certain point relative. Elle porte sur ce qui ne dure pas, mais elle-même, étant le produit de l’intelligence humaine, dure et vit. Il n’y a pas d’objet de la science qui dure, au sens plein du mot durer, mais la suite de la science peut s’appeler une durée, dans laquelle les parties de la science s’enchaînent, se conditionnent les unes les autres. « Nous sommes obligés de poser les problèmes un à un, en termes provisoires, de sorte que la solution de chaque problème devra être indéfiniment corrigée par la solution qu’on donnera des problèmes suivants, et que la science, dans son ensemble, est relative à l’ordre contingent dans lequel les problèmes ont été posés tour à tour[2]. » Ainsi l’obligation où est la science, c’est-à-dire l’ordre des savants, de vivre dans la durée, implique pour elle un caractère de relativité, et un angle d’erreur possible, analogue à celui que la projection dans l’espace, l’emploi des idées et des mots, introduisent dans la connaissance philosophique de la vie. La philosophie est relative toutes les fois qu’elle est contrainte à l’espace, et la science toutes les fois qu’elle est obligée à la durée.

Même les mathématiques présenteront encore une ombre de relativité, qui est l’obligation non de les penser dans la durée, mais de les exposer dans la durée. La géométrie de l’espace à trois dimensions n’est pas seulement relative par rapport à la géométrie de l’espace à n dimensions, mais aussi chacune de ses propositions est relative à la totalité des propositions qu’une intelligence supérieure pourrait saisir d’un coup comme nous saisissons dans une sensation instantanée de couleur les trillions de vibrations qu’elle implique. C’est ce que Descartes avait fort bien compris quand il faisait de la durée et de la mémoire des obstacles à la science, qui ne pouvaient être levés que par une sorte d’intervention personnelle de Dieu.

La science humaine, parce qu’elle est humaine, ne peut éliminer cette durée de la science, mais elle peut éliminer la durée des objets qu’elle étudie. L’astronomie est le type de la science de ce qui ne dure pas. « Les raisons qui font que la prédiction d’un phénomène astronomique est possible sont précisément les mêmes qui nous empêchent de déterminer à l’avance un fait émanant de l’activité libre. C’est que l’avenir de l’univers matériel, quoique contemporain de l’avenir d’un être conscient, n’a aucune analogie avec lui[3]. » La prévision astronomique consiste à précipiter idéalement les mouvements célestes de façon à les faire aller infiniment plus vite : ce qui ne change rien aux calculs, puisque ces calculs portent sur des points de départ et d’arrivée dans l’espace, et nullement sur la durée vraie par laquelle une conscience vivrait ces mouvements. L’astronomie se borne à établir « une série de relations numériques ; quant à la durée proprement dite, elle reste en dehors du calcul, et ne serait perçue que par une conscience capable, non seulement d’assister à ces simultanéités successives, mais d’en vivre les intervalles[4] ». De sorte qu’il y a ici analogie entre la science et la perception, et qu’un système astronomique se comporte, dans une certaine mesure, comme un système de vibrations moléculaires. Analogie, mais inversion. Dans toute perception présente il y a un élément de souvenir (celui qui apparaît seul dans la paramnésie) ; mais aussi toute perception présente est penchée sur l’avenir, et c’est cette inclinaison qui constitue le sentiment de la vie. Cette synthèse du passé et de l’avenir, qu’est la durée vécue, la science, qui va contre le courant vital et qui résoud la durée en matière, peut la dissocier de deux façons, en abstraire soit un passé pur ou un avenir pur (d’ailleurs interchangeables en un monde sans durée). Le présent vivant étant le mouvement indivisible projeté par le passé et porté vers l’avenir, la science peut l’imaginer (pour le rendre intelligible et maniable) détendu en passé ou détendu en avenir. La physique qui décompose une perception indivisible de couleur en des trillions d’ébranlements moléculaires détend cette perception dans son passé. L’astronomie qui perçoit, réellement ou idéalement, une comète, et qui en calcule la révolution, qui en prévoit la position future, détend cette perception en avenir. Toute perception est mémoire, et la physique détend cette mémoire-durée en une réalité d’ébranlements qui ne durent presque pas, et qui, si on les étalait dans la durée observable, rempliraient, au lieu d’une seconde qu’ils durent en une conscience, des centaines d’années. La physique crée donc des intervalles de durée là où la perception n’en met pas. Inversement l’astronomie les supprime là où la perception les voit. « Toute prévision est en réalité une vision, et cette vision s’opère quand on peut réduire de plus en plus un intervalle de temps futur en conservant les rapports de ses parties entre elles[5]. » Ainsi prédire c’est encore ramener l’avenir au passé, détendre une perception en avenir revient à la projeter en un passé, si nous entendons par passé non la mémoire d’une conscience vivante, mais la réalité du fait accompli et la négation du fait s’accomplissant. De même que notre perception néglige d’un aspect de l’univers tout ce qui n’intéresse pas notre action possible, de même la prévision astronomique néglige d’un système tout ce qui n’intéresse pas le calcul, tout ce qui est durée : elle convertit la succession en simultanéité. Elle suppose que ce système n’a pas d’histoire, c’est-à-dire que ce système n’est pas l’univers, mais une coupe pratique et abstraite sur l’univers. L’histoire exclut la prévision aussi rigoureusement que l’astronomie mathématique l’implique.

Un des principes essentiels de la métaphysique bergsonienne est celui-ci : Il y a des mouvements réels. D’autre part le procédé qui permet la science positive consiste à remplacer ces mouvements réels, qui ont lieu dans une durée, par l’abstraction spatiale qu’est leur trajectoire. La science ne porterait donc que sur des symboles du mouvement réel. Mais ces symboles gagnent toujours en délicatesse, en rigueur, en vérité objective, vérité d’un ordre d’ailleurs tout différent de la réalité qu’il y a dans les mouvements. Plus les considérations de mouvement s’introduisent dans la science, plus il devient nécessaire de maintenir la distinction entre les mouvements abstraits qui sont des idées de la science et ces mouvements réels que sont les pulsations de la vie. La question en est arrivée à son point aigu, et aussi à une véritable concentration de clarté, avec les découvertes einsteiniennes, avec cette confrontation du bergsonisme et de la théorie de la relativité restreinte qu’est Durée et Simultanéité. Le vieux problème zénonien a rebondi. Des temps fictifs, susceptibles de calcul, ont été introduits dans la physique, dans le monde où la physique existe. Mais le monde de la physique n’est pas plus le monde du physicien que le monde des arguments zénoniens n’était le monde de l’individu Zénon. Le temps réel diffère des mesures spatiales du temps, et la vérité de ces mesures spatiales (vraies parce qu’elles réussissent) n’est pas même chose que la réalité du temps (vrai parce qu’il est). Cette multiplicité de temps, que d’ingénieux exégètes tirent de la relativité restreinte, sont des fictions de la physique, et un seul devient le temps du physicien. « L’essence de la théorie de la Relativité est de mettre sur le même rang la vision réelle et les visions virtuelles. Le réel ne serait qu’un cas particulier du virtuel[6] », point de vue de mathématicien : Spinoza aurait raison s’il n’y avait pas de monades. Les temps que la physique mesure ne sont pas du temps qu’on vit, donc ils ne sont pas du temps. Une des plus élégantes démonstrations (le mot démonstration n’est qu’à peine trop fort) de M. Bergson est celle où il montre que l’Espace-Temps de Minkowski et Einstein est une forme de l’Espace à quatre dimensions, dont une de temps spatialisé, et que cet Espace lui-même n’est qu’un cas d’une loi qu’on peut formuler ainsi : « Ce qui est donné comme mouvement dans un espace d’un nombre quelconque de dimensions peut être représenté comme forme dans un espace ayant une dimension de plus[7]. » La théorie de la relativité restreinte ne sort pas de ce monde de symboles, de ces symbolisations du mouvement. Mais la théorie de la relativité généralisée, qui ne porte que sur l’espace, et qui en épuise la réalité dans la mesure, c’est-à-dire dans la relation, cette théorie due au génie d’Einstein qui retrouve par delà Newton les intuitions cartésiennes, elle atteint bien un absolu, la chose même de l’espace, et non une vue de l’esprit, chose qui dure, sur l’espace.

Et la théorie de la Relativité généralisée atteint un absolu précisément parce qu’elle vide absolument la matière de tout mouvement réel, c’est-à-dire qu’elle en fait, par la réduction de la gravitation à l’inertie et du mouvement à la relation, une matière vraiment pure, tellement pure que sans doute elle n’existe et n’existera jamais que contaminée d’un minimum d’élan vital, et que cet absolu physique ne serait qu’une limite, tout comme l’absolu philosophique d’un élan vital pur. Il y a des mouvements absolus, ce sont ceux où est présent l’élan vital, et le monde de ces mouvements absolus est le monde même de la philosophie. Ce mouvement absolu, « nous n’avons pas à en tenir compte dans la construction de la science… La science ne peut et ne doit retenir de la réalité que ce qui est étalé dans l’espace, homogène, mesurable, visuel. Le mouvement qu’elle étudie est donc toujours relatif et ne peut consister que dans une réciprocité de déplacement[8] ».

Ainsi le retour à Descartes que constituent les démonstrations d’Einstein, la substitution d’un mécanisme complet au dynamisme newtonien, sont considérés par M. Bergson comme des progrès définitifs de la science vers son objet, qui est la mesure et la précision. Mais la théorie de la Relativité généralisée forme en quelque sorte, sur l’univers, l’hyperbole du point de vue partiel. La science s’arrête à son objet pour le séparer du tout. La philosophie dépasse son objet pour atteindre par lui le tout. Peut-être faut-il « qu’une théorie se maintienne exclusivement à un point de vue particulier pour qu’elle reste scientifique, c’est-à-dire pour qu’elle donne aux recherches de détail une direction précise. Mais la réalité sur laquelle chacune de ces théories prend une vue partielle doit les dépasser toutes. Et cette réalité est l’objet propre de la philosophie, laquelle n’est point astreinte à la précision de la science, puisqu’elle ne vise aucune application[9] ». M. Bergson écrit cela à propos d’une discussion serrée sur l’évolution biologique, où il montre que les théories néo-darwinienne et néo-lamarckienne ont leur part de vérité, mais que cette part de vérité ne prend tout son sens que dans une vérité philosophique totale, dans une « idée plus compréhensive, quoique par là même plus vague, du processus évolutif ». Les théories scientifiques suivent la voie de la connaissance intellectuelle. Elles sont elles-mêmes des parties découpées selon un pointillé qui concorde avec leurs possibilités pratiques.

Faraday disait à peu près qu’une théorie n’existait pour lui que s’il pouvait s’en représenter le dessin comme celui d’une machine. C’est en effet ce caractère de précision et de détail que l’esprit scientifique doit naturellement demander à une théorie. Et la science trouve dans le mécanisme sa théorie la plus naturelle, puisque l’intelligence appartient à l’homme en tant qu’homo faber. Mais toute machine est une réalité partielle, elle suppose au moins le constructeur ou le mécanicien, à la différence de l’œil ou de la main, de la trompe ou de l’antenne, qui font partie de l’unité du tout vivant et ne supposent rien en dehors de lui. Si nous appliquons au tout ces catégories de l’organisme naturel ou de la machine artificielle, de l’instinct ou de l’intelligence, nous aurons un hylozoïsme ou un mécanisme. Il n’est pas plus absurde d’assimiler l’univers à une machine que de l’assimiler à un être vivant. Mais ce qui est absurde c’est de lui donner les caractères de l’un et de l’autre, d’en faire une machine qui se suffirait à elle-même comme un organisme. Si vous posez la machine vous posez l’artisan, et Voltaire a parfaitement raison de ne pas vouloir comprendre que l’horloge marche sans qu’il y ait d’horloger. Le mécanisme matérialiste conçoit comme un tout cela qui est, par définition, partie, et ne fait qu’étendre, de manière irréfléchie, à la philosophie les habitudes qu’il a contractées dans la pratique de la science et qui sont nécessaires à cette pratique. La science d’un organisme est la science des parties de cet organisme, mais la vie d’un organisme consiste dans son tout, et la philosophie s’efforce de sympathiser avec ce tout. Certes, comme il y a non seulement la science, mais les savants, non seulement la philosophie, mais les philosophes, l’un et l’autre point de vue, si distincts en droit, se fondent souvent dans la richesse vivante d’une conscience humaine. Il n’en est pas moins vrai que l’objet de la science « n’est pas de nous révéler le fond des choses, mais de nous fournir le meilleur moyen d’agir sur elles. Or, la physique et la chimie sont des sciences déjà avancées, et la matière vivante ne se prête à notre action que dans la mesure où nous pouvons la traiter par les procédés de notre physique et de notre chimie. L’organisation ne sera donc étudiable scientifiquement que si le corps organisé a été assimilé d’abord à une machine. Les cellules seront les pièces de la machine, l’organisme en sera l’assemblage. Et les travaux élémentaires, qui ont organisé les parties, seront censés être les éléments réels du travail qui a organisé le tout[10]. » C’est le point de vue de la science, le point de vue des parties. Mais la philosophie se place au point de vue du tout. Et l’on reconnaît peut-être ici les schèmes de Lachelier et de la philosophie universitaire, les discussions du Fondement de l’Induction sur la cause efficiente et la cause finale, sur la réalité des parties et l’idée du tout. Mais M. Bergson les dépasse singulièrement. Il déclasse les concepts de cause efficiente et de cause finale, qui s’appliquent au travail humain, et sont sortis avec Aristote de l’atelier de Platon. La science est obligée de traiter l’œil comme un instrument d’optique, c’est-à-dire comme une machine, parce que l’œil dont elle s’occupe est une partie de quelque chose, partie d’un tout. Mais la philosophie, qui se place au point de vue du tout, attribue la machine à une simple déficience vis-à-vis de ce tout. L’œil n’est pas la réalité effective qui fait que nous voyons ce que nous devons voir, mais la limitation qui fait que nous ne voyons pas ce que nous ne devons pas voir. « La vision est une puissance qui atteindrait en droit une infinité de choses inaccessibles à notre regard. Mais une telle vision ne se prolongerait pas en action : elle conviendrait à un fantôme, et non pas à un être vivant. La vision d’un être vivant est une vision efficace, limitée aux objets sur lesquels l’être peut agir : c’est une vision canalisée, et l’appareil visuel symbolise simplement le travail de canalisation[11]. » Ce qui est dit ici de la vision pourrait être dit de la science, qui est une vision collective, systématisée, précisée. Il ne saurait y avoir de connaissance tout-à-fait vraie que la connaissance du tout, et l’intuition philosophique, en essayant de nous replacer dans ce tout, nous donne au moins une approximation de la connaissance vraie. Mais une telle connaissance ne peut se prolonger en action. La connaissance flambeau de l’action est une connaissance limitée à la zone de cette action possible. C’est une connaissance canalisée, et notre science symbolise ce travail de canalisation. Elle continue l’opération de la vie, qui consiste à accumuler de l’énergie utilisable, pareille à ces bassins de retenue par lesquels on s’efforce d’utiliser la force des marées. Mais cette énergie utilisée n’est rien à côté de l’énergie inutile, originelle, illimitée, déployée par la mer. Il serait absurde de s’imaginer qu’il y ait un rapport de destination naturelle entre la mer et tel bassin de retenue, que la force des marées, qui épouse la forme de ce bassin, lui soit destinée plutôt qu’à n’importe quelle autre forme de bassin, ou bien qu’à n’importe quelle autre forme possible de cette utilisation de l’énergie. « On comprendra ainsi que notre science soit contingente, relative aux variables qu’elle a choisies, relative à l’ordre où elle a posé successivement les problèmes, et que néanmoins elle réussisse. Elle eût pu, dans son ensemble, être toute différente, et pourtant réussir encore. C’est justement parce qu’aucun système défini de lois mathématiques n’est à la base de la nature, et que la mathématique en général représente simplement le sens dans lequel la matière retombe[12]. » Et comme notre intelligence est destinée à la science et non à la philosophie, à la connaissance des parties et non à la connaissance du tout, il en est des systèmes philosophiques comme des systèmes scientifiques, de la dialectique comme de la géométrie. La géométrie euclidienne est l’une des géométries possibles, et la dialectique d’un système est l’une des dialectiques possibles. Mais comme la géométrie est une science du possible, la vérité de la géométrie euclidienne n’est nullement entamée par la possibilité d’autres géométries. Au contraire la philosophie cherche la connaissance du réel, et ces dialectiques du possible ne nous le font pas atteindre. « La dialectique est ce qui assure l’accord de notre pensée avec elle-même. Mais par la dialectique — qui n’est qu’une détente de l’intuition, bien des accords différents sont possibles, et il n’y a pourtant qu’une vérité. L’intuition, si elle pouvait se prolonger au delà de quelques instants, n’assurerait pas seulement l’accord du philosophe avec sa propre pensée, mais encore celui de tous les philosophes entre eux[13]. »

La science est une pente donnée dans notre nature intellectuelle, une pente que nous descendons, tandis que la philosophie est une pente que nous devons remonter. L’intelligence se trouve, comme la matière, dans le mouvement d’une énergie spirituelle qui se détend. « Nous n’avons qu’à suivre la pente de notre esprit pour devenir mathématiciens… Nous naissons artisans comme nous naissons géomètres, et même nous ne naissons géomètres que parce que nous naissons artisans[14]. » Et c’est encore du même fonds que « nous naissons tous platoniciens ». Tout cela roule sur notre pente de facilité. Mais facilité est un nom de l’habitude, facilité est un terme d’action. Ce qui nous apparaît comme facile est donné dans notre nature d’action, et quand nous voulons passer de là à la connaissance désintéressée, il nous faut rompre une habitude, et remonter une pente ardue.

La connaissance scientifique est donc connaissance partielle parce qu’elle est connaissance partiale, connaissance intéressée, et la connaissance mathématique n’apparaît désintéressée que parce qu’elle est connaissance des formes non d’une certaine action, mais d’une action quelconque. La solidarité des mathématiques et de l’action est mise en lumière par la place que tient dans celles-là et celle-ci la précision. Les mathématiques sont la science de la précision, mais d’autre part « dans le domaine psychologique le signe extérieur de la force est toujours la précision[15] ». La précision de l’instinct sur un point donné vient de sa toute-puissance sur ce point vivant isolé du tout de la vie. L’instinct n’est précis que dans la mesure où il coïncide avec cette puissance d’isolement. La connaissance intuitive de l’élan vital dans son tout dynamique ne saurait jamais être pour la philosophie une connaissance précise, — claire et distincte. Pour l’intelligence comme pour l’instinct il ne peut y avoir d’autre connaissance précise que la connaissance partielle. Et aucune connaissance n’est plus partielle que la connaissance mathématique, puisqu’elle ne retient de l’être que son extrait le plus nu. Mais précisément l’intelligence consiste à faire coïncider le caractère partiel de cet extrait avec son usage le plus universel. La précision y fonctionne comme l’interférence de la connaissance infiniment partielle et de la connaissance indéfiniment utile. La phrase célèbre de Condorcet sur le marin qui doit la vie à des observations astronomiques exactes faites deux mille ans auparavant par des mathématiciens qui ne soucient que de connaître, met en lumière les deux bouts de la chaîne et les anneaux qui les réunissent. La connaissance précise n’est pas une connaissance particulièrement valable pour l’action propre du mathématicien, mais une connaissance indéfiniment valable pour toute action d’un être vivant éloigné dans l’espace et lointain dans le futur. C’est ainsi que les mathématiques comportent une science telle qu’a tenté de l’établir Reuleaux, la science de toutes les machines possibles inventées par des êtres intelligents quelconques. Cette science, bien qu’infiniment générale, n’en demande pas moins une pureté de précision incommensurable avec l’approximation qui suffit, pour la conduite de sa machine, à un mécanicien de locomotive.

M. Bergson attribue une grande importance à l’acquisition par l’esprit humain, chez les Grecs, du sens de la précision. Il en a même fait le sujet d’un cours au Collège de France. Ce sens de la précision aurait fort bien pu ne pas apparaître, et l’humanité aurait pu s’en passer. M. Bergson s’est demandé un jour, dans une lecture faite à la Société pour les recherches psychiques, ce qui serait arrivé si la science à ses débuts s’était tournée vers l’esprit au lieu de se tourner vers la matière, si Copernic, Galilée, Newton, avaient été des psychologues, si la connaissance essentielle avait consisté dans l’intuition de l’esprit par l’esprit. Et il estime qu’après tout ce n’était pas désirable. Ce royaume de Dieu, ce monde bergsonien eût présenté de graves désavantages. L’esprit humain a contracté dans les sciences de la matière le bienfait de la précision, « la rigueur, le souci de la preuve, l’habitude de distinguer entre ce qui est simplement possible ou probable et ce qui est certain. Ne croyez pas que ce soient là des qualités naturelles à l’intelligence. L’humanité s’est passée d’elles pendant fort longtemps ; et elles n’auraient peut-être jamais paru dans le monde s’il ne s’était rencontré jadis, en un coin de la Grèce, un petit peuple auquel l’à peu près ne suffisait pas, et qui inventa la précision. La démonstration mathématique — cette création du génie grec fut-elle ici l’effet ou la cause ? je ne sais, mais incontestablement c’est par les mathématiques que le besoin de la preuve s’est propagé d’intelligence à intelligence, prenant d’autant plus de place dans l’esprit humain que la science mathématique, par l’intermédiaire de la mécanique, embrassait un plus grand nombre de phénomènes de la matière. L’habitude d’apporter à l’étude de la réalité concrète les mêmes exigences de précision et de rigueur qui sont caractéristiques de la pensée mathématique est donc une disposition que nous devons aux sciences de la matière, et que nous n’aurions pas eue sans elles[16] ». Et l’empire de ces sciences est considérable. Il s’accroît, comme la vitesse d’un corps qui tombe, en proportion géométrique. L’appareil de la société, de l’administration, de la vie économique modernes implique une somme de précision (et par là même de prévision) dont l’habitude nous empêche de nous étonner, et qui eût semblé inconcevable il y a un siècle. Dans une revue (de Rip je crois) qui se jouait avant la guerre, un homme de 1814, devant qui un prophète évoquait le monde actuel, riait beaucoup quand on lui montrait un indicateur des chemins de fer de 1914. Qu’on pût décider à Paris, six mois à l’avance, que chaque jour le courrier de Marseille passerait à Mâcon à 8 heures 47 et non à 45 ou 48, cela lui semblait une imagination dans le genre des antibaleines de Fourier ou de la queue avec un œil au bout. Mais l’imprécision qui aurait dû paraître l’état normal à l’homme de 1814 devenait pour celui de 1914 l’état anormal, insupportable et comique, ainsi qu’en témoignait dans la même revue la scène obligatoire sur les retards de l’Ouest-État. En comptabilité publique l’exigence d’exactitude qui ne tolère pas plus une erreur d’un centime qu’une erreur d’un million ; dans l’administration de la justice le respect des formes ; dans la vie militaire la rigueur qui commence au lit en billard et au paquetage géométrique pour donner à toute l’action humaine le maximum d’efficace : tout cela fait partie de la même armature de précision. L’homo faber devient l’homo machinista, l’homo machina, l’homo mathematicus. Et comme ce n’est là que l’une des deux directions de l’homme, le rire intervient pour rétablir les droits et le domaine de l’autre. Je viens de citer trois exemples de précision. Ce sont aussi trois exemples de comique habituel : la paperasse qu’entasse M. Lebureau sur le fameux centime, la forme de Brid’oison, les fonctions de l’adjudant Flick, font le pain quotidien de la gaîté française. La précision et le rire forment ici les deux seaux alternés de la même vie sociale, l’un qui se vide quand l’autre s’emplit, le rythme d’une tension et d’une détente.

La précision scientifique a pu rester chez les Grecs une connaissance désintéressée. Nous voyons aujourd’hui que ce désintéressement était provisoire, se ramenait à une utilité suspendue. Nos sociétés dépensent des réserves de précision comme elles dépensent les réserves d’énergie solaire accumulées dans les forêts fossiles de l’ère carbonifère. Précision et application — à plus ou moins longue échéance — sont liées. Mais la philosophie « n’est point astreinte à la précision de la science, puisqu’elle ne vise aucune application[17] ». Qui dit précision dit distinction et nombre. Or le domaine de la philosophie est celui de la vie intérieure, où la multiplicité est indistincte et fondue, et le mode de connaissance qui s’applique à elle ne saurait être que l’intuition désintéressée. Mais dès qu’elle veut s’exprimer par le langage, elle doit s’astreindre à la précision que l’exposition philosophique implique. La séparation de droit de la science et de la philosophie ne saurait pas plus devenir une réalité de fait que la séparation de droit qu’il y a entre la perception et la mémoire. Rien de plus inopérant pour la philosophie que l’intuition seule. L’intuition, dit M. Bergson, « est sans doute une opération originale de l’esprit, irréductible à la connaissance fragmentaire et extérieure par laquelle notre intelligence, dans son usage ordinaire, prend du dehors une série de vues sur les choses ; mais il ne faut pas méconnaître que cette manière de saisir le réel ne nous est plus naturelle, dans l’état actuel de notre pensée ; pour l’obtenir, nous devons donc, le plus souvent, nous y préparer par une longue et consciencieuse analyse, nous familiariser avec tous les documents qui concernent l’objet de notre étude. Cette préparation est particulièrement nécessaire quand il s’agit de réalités générales et complexes, telles que la vie, l’instinct, l’évolution : une connaissance scientifique et précise des faits est la condition préalable de l’intuition métaphysique qui en pénètre le principe[18] ». Non seulement précision dans la connaissance, mais précision dans l’expression : la philosophie implique un style, et ce style consiste à exprimer en une forme précise une réalité imprécise.

  1. Évolution Créatrice, p. 216.
  2. Id. p. 225.
  3. Essai, p. 147.
  4. Id
  5. Essai, p. 150.
  6. Durée et Simultanéité, p. 229.
  7. Id., p. 205.
  8. Durée et simultanéité, p. 41.
  9. Évolution Créatrice, p. 92.
  10. Évolution Créatrice, p. 101.
  11. Évolution Créatrice, p. 102.
  12. Id., p. 239.
  13. Évolution Créatrice, p. 259.
  14. Id., p. 48.
  15. Énergie Spirituelle, p. 56.
  16. L’Énergie Spirituelle, p. 88.
  17. Évolution Créatrice, p. 92.
  18. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. Intuition.