Trente poésies russes/19

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L’Amour d’un Mort

(D’APRES LERMONTOW)
















L’AMOUR D’UN MORT



Hélas ! c’est vainement que sous l’humide terre,
Habitant des tombeaux, je suis enseveli ;
Vainement que, couché dans l’ombre, solitaire,
Je cherche le repos et j’aspire à l’oubli.

Malgré la mort, toujours et partout, ma pensée
Est avec toi ; mon âme à toute heure te suit.
Je croyais ton image à jamais effacée ;
Ton image à jamais rayonne dans ma nuit.


Je croyais que la mort guérirait la blessure
Qu’avaient faite à mon cœur nos terrestres amours.
Je me trompais je sens encore la morsure
De mes anciens tourments et j’en saigne toujours.

Affrontant sans effroi l’heure de l’agonie,
Je croyais que de toi je serais séparé…
Non. Mon âme te reste obstinément unie ;
De nos liens brisés je suis mal délivré.

Dieu se révèle à moi, glorieux. Que m’importe
Dieu, sa gloire et l’éclat serein du paradis,
Si dans l’éternité des cieux mêmes j’emporte
Ce mal dont je souffrais sur la terre, jadis !

Dans mon sommeil sans fin toujours le même rêve
M’obsède et fait couler comme autrefois mes pleurs ;
Ensemble triste et doux, il m’agite sans trêve
Et des mêmes désirs et des mêmes douleurs.


Dans ma tombe, vivante encor, la jalousie
Brûle de ses transports mes sens pourtant glacés.
Le trépas n’en a point calmé la frénésie…
Je suis jaloux, jaloux, ainsi qu’aux jours passés.

Ah ! si le souffle pur et frais de ton haleine
Est frais et pur encor pour un autre que moi !…
J’y songe frémissant, angoissé, l’âme pleine
De la muette horreur d’un impuissant émoi !

Quand j’écoute les bruits humains, je crois entendre
Ta voix, ta chère voix, qui murmure tout bas,
Tout bas, et d’un accent voluptueux et tendre,
Un nom… Et c’est un nom que je ne connais pas !

Alors chacun des mots que prononcent tes lèvres
Semble un tison cruel qui tombe sur mon cœur
Et sous mon front blêmi vient rallumer des fièvres
Dont j’espérais éteinte enfin la folle ardeur !…


Hélas ! c’est vainement que sous l’humide terre,
Habitant des tombeaux, je suis enseveli ;
Vainement que, couché dans l’ombre, solitaire,
Je cherche le repos et j’aspire à l’oubli.