Trente poésies russes/30

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Ballade Écossaise

(D’APRÈS LE COMTE ALEXIS TOLSTOÏ)
















BALLADE ÉCOSSAISE



Richard, d’où vient le sang qui rougit ton poignard
Et pourquoi ce feu sombre et triste en ton regard ?
— J’ai tué mon faucon de chasse ;
Et sa perte à présent me paraît un malheur.
Il était de superbe race,
Aucun autre pour moi n’aura même valeur.
— Richard, Richard, tu sais mentir avec audace.
Mais le sang d’un faucon n’a pas cette couleur,
Et moins rouge en serait la trace…
Et puis, tu n’aurais pas au front cette pâleur.


— J’ai tué mon cheval. C’est sa mort qui m’afflige
Et me met en cruel souci.
La colère m’avait jeté comme en vertige…
— Richard, Richard, tu mens encor. Tu mens, te dis-je !
Ce n’est pas moi qu’on trompe ainsi.
Non. Ce n’est pas le sang d’un cheval que voici.
C’était mon bon cheval de guerre…
Richard, tu mens toujours. Ton cheval était vieux ;
Tout autre que lui vaudrait mieux,
Et sa mort ne mérite guère
Qu’on ait des larmes dans les yeux.
— Puisque je ne puis rien te cacher… ni me taire,
Écoute donc. Apprends le terrible mystère ;
Je suis l’assassin de mon père !…
Ce poignard que tu vois encore tout sanglant,
Je viens de le plonger tout à l’heure en son flanc
Et je succombe au poids du remords qui m’accable.
— Comment expieras-tu ce forfait exécrable ?
Où ton cœur pourra-t-il retrouver le repos,
Richard, Richard !…
Richard, Richard !…— Un jour où fouettés par l’orage,
Secoués par les vents, se gonfleront les flots,

Sur un fragile esquif j’affronterai leur rage
Et l’écueil brisera ma chaloupe et mes os !…

— Mais, Richard, si tu n’es plus là pour les défendre,
Que deviendront ta femme et tes enfants, demain ?
Ils seront sans asile et peut-être sans pain !…
— Je ne les connais plus. Je ne veux plus entendre
Leur nom, jamais, jamais ! Que sur le grand chemin,
Le sac au dos, les pieds meurtris, ils aillent tendre,
Comme des vagabonds, leur suppliante main,
Mendiant au hasard, frappant de porte en porte…
Pourvu que ma mémoire en eux soit morte, et morte
La leur en moi, le reste, à présent, que m’importe ?

— Mais ta mère ? Elle a droit à ta pitié, du moins.
Richard, souviens-toi d’elle. Avec quelle tendresse
Elle a veillé sur toi, jadis, et de quels soins
Elle entoura ta pâle et chétive jeunesse !
Souviens-toi. La douceur du baiser maternel
Apaise tout chagrin, calme toute colère…


N’as-tu rien à laisser à ta mère ?
N’as-tu rien à laisser à ta mère ? — À ma mère !…
Éternel anathème et supplice éternel
À qui, poussant mon cœur et mon bras jusqu’au crime,
M’a fait rouler au fond du ténébreux abîme,
Désespérant ma vie et me fermant le ciel !…