Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/I

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P.-V. Stock, éditeur (p. 41-62).


CHAPITRE PREMIER

PRÉCAUTIONS ET CONFIDENCES


Touched with pensiveness
Thomas de Quincey.


« La chaîne des événements ténébreux que je vais prendre sur moi de retracer (malgré mes cheveux blancs et mon dédain de la gloriole), me paraissant comporter une somme d’horreur capable de troubler de vieux hommes de loi, je dois confesser, in primis, que si je livre ces pages à l’impression, c’est pour céder à de longues prières d’amis dévoués et éprouvés. Je crains même d’être, plus d’une fois, dans la triste nécessité d’atténuer, — (par les fleurs de mon style et les ressources d’une riche faconde), — leur hideur insolite et suffocante.

Je ne pense pas que l’Effroi soit une sensation universellement profitable : le trait d’un vieil insensé ne serait-il pas de la répandre, à la volée, à travers les cerveaux, mû par le vague espoir de bénéficier du scandale ? Une découverte profonde n’est pas immédiatement bonne à lancer, au pied levé, parmi le train des pensées humaines. Elle demande à être mûrement digérée et sassée par des esprits préparateurs. Toute grande nouvelle, annoncée sans ménagements, peut alarmer, souvent même affoler bon nombre d’âmes dévotieuses, surexciter les facultés caustiques des vauriens, et réveiller les antiques névroses de la Possession, chez les timorés.

Bien est-il vrai, cependant, que faire penser est un devoir qui prime bien des scrupules !… Tout pesé, je parlerai. Chacun doit porter en soi son aliquid inconcussum ! — D’ailleurs, mon siècle me rassure ; pour quelques esprits faibles que je puis atteindre, il est de nombreux esprits forts que je puis édifier. J’ai dit « esprits forts » et je ne parle pas au hasard. Quant à la véracité de mon récit, personne, je le parierais, ne la plaisantera outre mesure. Car, en admettant, même, que les faits suivants soient radicalement faux, la seule idée de leur simple possibilité est tout aussi terrible que le pourrait être leur authenticité démontrée et reconnue. — Une fois pensé, d’ailleurs, qu’est-ce qui n’arrive pas un peu, dans le mystérieux Univers ?

J’ai dit « mystérieux » et non « problématique » : et (qu’il me soit permis de le répéter), je ne parle pas au hasard.

Oiseuses seraient toutes digressions, crayonnées à la hâte et sans critère, sur ce sujet.

Maintenant, — puissent mes Lecteurs en être bien persuadés ! — ce ne sont pas des lauriers purement « littéraires » que je brigue. En vérité, s’il est un objectif, un non-moi, que je méprise au delà même des expressions licites à la langue d’un mortel élégant, je puis bien dire que ce sont les « Belles-Lettres » et leurs suppôts !

— Foin !

Réduit à me présenter moi-même au Public, n’est-il pas urgent de me décrire tel que je suis, une fois pour toutes, au moral et au physique ?

J’ai perdu, sans fruit, une partie de mon intelligence à me demander pourquoi les êtres qui m’ont vu pour la première fois ont pris des figures convulsées par le rire et des attitudes désolantes. Mon aspect, sans me vanter, devrait, au contraire, j’imagine, inspirer des pensées, par exemple, comme celle-ci : « Il est flatteur d’appartenir à une espèce dont fait partie un pareil individu !… »

Physiquement, je suis ce que, dans le vocabulaire scientifique, on appelle : « un Saturnien de la seconde époque. » J’ai la taille élevée, osseuse, voûtée, plutôt par fatigue que par excès de pensée. L’ovale tourmenté de mon visage proclame des tablatures, des projets ; — sous d’épais sourcils, deux yeux gris, où brillent, dans leurs caves, Saturne et Mercure, révèlent quelque pénétration. Mes tempes sont luisantes à leurs sommets : cela dénonce que leur peau morte ne boit plus les convictions d’autrui : leur provision est faite. — Elles se creusent, aux côtés de la tête, comme celles des mathématiciens. Tempes creuses, creusets ! Elles distillent les idées jusqu’à mon nez qui les juge et qui prononce. Mon nez est grand, — d’une dimension même considérable, — c’est un nez à la fois envahisseur et vaporisateur. Il se busque, soudain, vers le milieu, en forme de cou-de-pied, — ce qui, chez tout autre individu que moi, signalerait une tendance vers quelque noire monomanie. Voici pourquoi : le Nez, c’est l’expression des facultés du raisonnement chez l’homme ; c’est l’organe qui précède, qui éclaire, qui annonce, qui sent et qui indique. Le nez visible correspond au nez impalpable, que tout homme porte en soi en venant au monde. Si donc, dans le cours d’un nez, quelque partie se développe, imprudemment, au préjudice des autres, elle correspond à quelque lacune de jugement, à quelque pensée nourrie au préjudice des autres. Les coins de ma bouche pincée et pâle ont les plissements d’un linceul. Elle est assez rapprochée du nez pour en prendre conseil avant de discourir à la légère et, suivant le dicton, comme une corneille qui abat des noix.

Sans mon menton, qui me trahit, je serais un homme d’action ; mais un Saturne sénile, sceptique et lunatique, l’a rentré comme d’un coup de faux. La couleur et la qualité de mon poil sont dures comme celles de mes pairs en contemporanéité symbolique. Mon oreille, finement ourlée et longue comme celle des Chinois, notifie mon esprit minutieux.

Ma main est stérile ; la Lune et Mercure s’en disputent les bas-fonds ; mon grand médium noueux, spatulé, chargé de ratures à sa deuxième phalange, les laisse faire, en son nonchaloir. L’horizon de ma main est brumeux et triste ; des nuages, formés par Vénus et Apollon, en ont rarement brouillé le ciel ; la volonté de mon pouce repose sur un mont hasardeux : c’est là que Vénus indique ses velléités. La paume, seule, est positive comme celle d’un manœuvre : les doigts peuvent se replier en dessus, comme ceux des femmes, avec une certaine coquetterie qui sent de plusieurs stades sa parfaite éducation. Je suis, d’ailleurs, le fils unique du petit docteur amour BONHOMET, si connu par ses mornes aventures dans les Mines.

Depuis que je me connais j’ai toujours porté le même genre de vêtements, approprié à ma personne et à ma démarche. Savoir : un feutre noir, à larges bords, à l’imitation des quakers et des poètes lakistes ; une vaste houppelande fermée et drapée sur ma poitrine, comme mes grandes phrases le sont habituellement sur ma pensée ; une vieille canne à pomme de vermeil ; un volumineux solitaire, — diamant de famille, — à mon doigt de Saturne. Je rivalise avec les vieillards de roman pour la précieuse finesse et la délicieuse blancheur de mon linge ; j’ai l’honneur de posséder les pieds mêmes du roi Charlemagne dans mes bottes Souwaroff, avec lesquelles je méprise bien le sol ; j’ai presque toujours ma valise à la main, car je voyage plus qu’Ashavérus. À moi seul j’ai la physionomie de mon siècle, dont j’ai lieu de me croire l’ARCHÉTYPE. Bref, je suis docteur, philanthrope et homme du monde.

Ma voix est tantôt suraiguë, tantôt (spécialement avec les dames) grasse et profonde : le tout sans transition, ce qui doit plaire. — Rien ne me rattache à la société, ni femmes, ni parents d’aucune espèce, — j’en ai, du moins, l’espérance ; — mon bien est en viager : j’entends le peu qui me reste. Ma carte de visite est ainsi conçue :

LE DOCTEUR

TRIBULAT BONHOMET

EUROPE.

Voici maintenant mes particularités morales :

Les mystères de la science positive ont eu, depuis l’heure sacrée où je vins au monde, le privilège d’envahir les facultés d’attention dont je suis capable, souvent même à l’exclusion de toute préoccupation humaine. Aussi les infiniment petits, les Infusoires, comme les a nommés Spallanzani, mon maître bien-aimé, furent, dès l’âge le plus tendre, le but et l’objet de mes recherches passionnées. J’ai dévoré, pour subvenir aux nécessités de mes profondes études et de mes agissements, le patrimoine énorme que m’avaient légué mes ancêtres. Oui, j’ai consacré les fruits mûrs de leurs sueurs séculaires à l’achat des lentilles et des appareils qui mettent à nu les arcanes d’un monde momentanément invisible !

J’ai compilé les nomenclatures de tous mes devanciers. Non est hic locus de s’appesantir sur les lumières que j’ose croire y avoir apportées ; la postérité délivrera son verdict à ce sujet, si jamais je lui en fais part. Ce qu’il est important de constater, c’est que l’esprit d’analyse, de grossissement, d’examen minutieux est tellement l’essence de ma nature, que toute la joie de vivre est confinée pour moi dans la classification précise des plus chétifs ténébrions, dans la vue des enchevêtrements bizarres, pareils à une écriture très ancienne, que présentent les nerfs de l’insecte, dans le phénomène du raccourci des horizons, qui demeurent immenses selon les proportions de la rétine où ils se reflètent !… La réalité devient alors visionnaire — et je sens que, le microscope à la main, j’entre de plain-pied dans le domaine des Rêves !..

Mais je suis jaloux de mes découvertes et je me cache profondément de tout cela. Je hais les profanes, les squalides profanes, jusqu’à la mort. Lorsqu’on me questionne à ce sujet, JE FAIS LA BÊTE. Je m’efforce de passer pour un chiragre ! Et je concentre mes délices en songeant comme j’assombrirais les visages si je disais ce que mes instruments m’ont laissé entrevoir de surprenant et d’inexploré !… Laissons cela ; j’en ai peut-être déjà trop dit…

Mes idées religieuses se bornent à cette absurde conviction que Dieu a créé l’Homme et réciproquement.

Nous sortons d’on ne sait quoi : la Raison n’est que douteuse. J’ajouterai, pour être franc, que la Mort m’étonne encore plus que sa triste Sœur ; c’est, vraiment, la bouteille à l’encre !… En elle, tout doit résulter, nécessairement, d’un mode de logique inverse de celui dont nous nous satisfaisons, en grommelant, dans le « decursus vitæ » et qui n’est évidemment que provisoire et local.

Quant aux fantômes, je suis peu superstitieux ; je ne donne pas dans les insignifiantes balivernes des intersignes, à l’instar de tant d’hurluberlus, et je ne crois pas aux singeries frivoles des morts ; entre nous, cependant, je n’aime pas les cimetières ni les lieux trop sombres — ni les gens qui exagèrent !… Je ne suis qu’un pauvre vieillard, mais si Pluton m’avait fait naître sur les marches d’un trône, et s’il suffisait, à présent, d’un mot de moi pour que s’opérât le parfait carnage de tous les fanatiques, je le prononcerais, je le sens, « en pelant un fruit », comme dit le poète.

Néanmoins, — je suis forcé de l’avouer, — je suis sujet à un mal héréditaire qui bafoue, depuis longtemps, les efforts de ma raison et de ma volonté ! Il consiste en une Appréhension, une Anxiété sans motif précis, une AFFRE, en un mot, qui me prend comme une crise, me fait savourer toute l’amertume d’une inquiétude brusque et infernale, — et cela, le plus souvent, à propos de futilités dérisoires !

N’est-ce pas de quoi grincer des dents, que de se sentir l’âme empoisonnée aussi mortellement que voilà ? Cela me confond quand j’y songe.

Étant un esprit cultivé, je me rends facilement le compte le plus clair de toutes choses : mais, — c’est singulier ! — j’ai beau m’expliquer, par exemple, en acoustique, — et même, en physique, à l’aide de deux extrêmes soudains du froid et du chaud, — le bruit du vent, — eh bien ! quand j’entends le Vent, j’ai peur. Aux mille tressaillements du Silence, — produits par les causes les plus simples, — je deviens livide.

Toutes et quantes fois que l’ombre d’un oiseau passe à mes pieds, je m’arrête, et, posant par terre ma valise, je m’essuie le front, voyageur hagard ! Alors je reste oppressé sous le poids d’une inquiétude nerveuse, — pitoyable ! — du ciel et de la terre, des vivants et des morts. — Et, malgré moi, je me surprends à vociférer : — Oh ! oh ! que peut signifier ce caravansérail d’apparitions, tenant leur sérieux pour disparaître incontinent ? — L’univers est-il oiseux ?… L’Univers dévorateur — chaîne indéfinie où les pieds de l’un craquent entre les mâchoires de l’autre — est-il destiné lui-même à la voracité de quelque Éon ? Quel sera son ver de terre ? Réponds-moi, bruit du vent, oiseau qui passes !… et toi qui le sais, ô Silence !

Telles sont les lubies inconcevables, jaculatoires, poétiques et, par conséquent, grotesques, qui me hantent et qui troublent la lucidité de mes idées. C’est une simple maladie ; — je suis un angoisseux. Je me suis traité par les douches, le quinquina, les purgatifs, les amers et l’hydrothérapie ; — je vais mieux, beaucoup mieux ! — Je commence à me rassurer et à reconnaître que le Progrès n’est pas un rêve, qu’il pénètre le monde, l’illumine et, finalement, nous élève vers des sphères de choix, seules dignes des élans mieux disciplinés de nos intelligences. Cela ne fait plus question, aujourd’hui, pour les gens de goût.

J’ai bien encore quelques accès !…

Dans le monde, je dissimule cette émotion par bon ton. S’il m’arrive, dans quelque raoût, de deviser trop longtemps avec une dame, à un moment donné, elle ne sait pas, — non, heureusement, je le vois dans ses yeux ! — elle ne sait pas qu’à l’instant même où je laisse fondre, en souriant, un bonbon innocent de ma joue droite à ma joue gauche, avec un bruit tendre et sirupeux et en traitant les autres de « fanatiques », elle ignore, dis-je, qu’à ce moment-là même, — un minuit ébranle en moi des glas rouillés, profonds, lugubres ! et que ce Minuit-là sonne plus de douze coups !

Maintenant, j’ai une manie, adoptée depuis des années comme voile de mes travaux préférés.

Elle me permet d’aller dans les sociétés, d’y confabuler avec les hommes, les femmes et les petits enfants et d’en être bien accueilli. J’ose à peine la nommer, tant je redoute une raillerie déplacée : je veux parler de la manie de Faire des mariages. La brochette de mes décorations ne provient pas d’une autre source.

Voici pourquoi j’ai adopté cette manie : c’est extrêmement simple.

Et, d’abord, disons mon faible pour Voltaire, ce créateur de Micromégas (page immortelle), où bon nombre de mes innombrables découvertes sont, pour ainsi dire, pressenties. Toutefois, mon admiration pour ce précieux écrivain n’est pas servile ; chacun doit chercher, en effet, à se développer par lui-même, au mépris profond de ses maîtres et de tous ceux qui, l’ayant élevé, ont cherché à lui inculquer leurs idées propres. — Ce que j’estime dans Voltaire, c’est cette habileté vantée dans Pozzo di Borgo et dans Machiavelli, — mes maîtres bien-aimés, — qui consiste à fouler aux pieds tout respect de son semblable sous les dehors d’un dévouement humble jusqu’à l’obséquiosité. Parfaites apparences dont le terme suprême serait de rendre réellement service ! Je recommande, en passant, cette manière d’entendre la charité. C’est la seule digne d’être appelée sérieuse : elle sert à cacher ses occupations réelles. — Or, je ne me soucie pas qu’on sache que je m’adonne, corps et âme, aux Infusoires, moi ! Les visites, les questions, les consultations et les compliments m’empêcheraient d’apporter la concentration désirable dans mes vertigineux travaux. — D’autre part, comme il faut bien que je parle, quand il m’arrive d’être en quelque société, je m’empresse de parler à chacun de ce qui doit le préoccuper le plus — afin d’éviter toute question sur la nature de mes investigations scientifiques : — et n’est-ce pas, presque toujours, le mariage de soi ou des siens qui préoccupe le plus les risibles enfants de la Femme ? Ça tombe sous le sens ! Et voilà comment, sans grands frais d’imagination, je me suis glissé dans l’intimité de beaucoup de gens ! et comment j’ai fait, — miraculeusement aidé par le Hasard, — quantité de mariages.

Les unions qui se sont accomplies sous mes auspices ont été favorisées du Ciel, — bien que, maintes fois, dans ma précipitation, j’aie marié, comme on dit, au pied levé, les uns pour les autres ; — enfin, tout s’est bien passé : — toujours. — Sauf une seule fois ! — Et c’est sur le couple étonnant que j’ai rivé en cette union, que mon but est d’appeler l’attention de tous.

Dois-je même affirmer, qu’à tout prendre, il ne fut pas heureux, cet hymen, dont la crise définitive, — crise innommable !… — a donné lieu à ma découverte la plus capitale ? Je serais un ingrat vis-à-vis du Destin si j’avais l’impudence de le penser une seconde ! La Science, la véritable Science, est inaccessible à la pitié : où en serions-nous sans cela ? Aussi, — bien que cette affaire ait été pour moi la source d’une ample damnation, — d’une frayeur sans nom qui a bouleversé ma cervelle au point que je sais à peine ce que j’écris, — que j’en suis venu, moi, le docteur Bonhomet, professeur de diagnôse, à douter de ma propre existence — et même de choses beaucoup plus certaines encore à mes yeux, — je maintiens mes opinions sur Voltaire !… Je ne me repens pas !… Je me lave indifféremment les mains d’avoir parachevé cette catastrophe épouvantable ! — Et je me pique d’être encore l’une des plus belles âmes échappées des mains du Très-Haut. Tous les hommes vraiment modernes, tous les esprits qui se sentent « dans le mouvement » me comprendront.

Je vais me borner au rapide exposé des faits, tels qu’ils se sont présentés et classés d’eux-mêmes. Commentera l’histoire qui voudra, je ne la surchargerai d’aucunes théories scientifiques : ainsi son impression générale dépendra des proportions intellectuelles fournies par le Lecteur.