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Trio d’amour/1/4

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 47-56).



IV


« Il a une maîtresse, » songeait Adrienne.

Depuis sa visite à Descombes, elle ne pensait qu’à cette révélation : Robert Labrousse, l’homme sérieux, admiré par elle ; le « patron », enfin ! menait une vie déréglée…

En lui faisant ces confidences scabreuses, Edmond Descombes obéissait à deux raisons : d’abord il tenait à vérifier ses soupçons en tendant à l’amour présumé d’Adrienne le piège infaillible de la jalousie ; ensuite, il s’efforçait d’anéantir cette passionnette sentimentale grâce à son indiscrétion voulue sur la vie galante de Robert : ce portrait ressemblant d’un licencieux banal, berné par une petite gourgandine, ne risquait-il point de refroidir une créature aussi sensible et originale qu’Adrienne ?

Le député aimait trop les femmes pour bien les connaître. Il ne se disait pas que c’est rarement à la supériorité d’un homme que leurs sentiments s’adressent — alors que l’image d’une rivale, fût-elle méprisable, excite toujours leur instinct d’émulation.

Adrienne, cinglée par les propos de son vieil ami, revenait au bureau dans un état de fièvre et d’exaspération maladive qui l’éclairait subitement. Elle avait la même exclamation que Descombes :

— Parbleu : je l’aime !

Elle ajoutait avec amertume :

— Sans cela, que m’importerait son existence, en dehors du contentieux ?… C’est son droit, de s’amuser, d’avoir des maîtresses… Pourquoi sentirais-je cette douleur intolérable qui me comprime le cœur ; et cette petite boule qui m’étrangle, à la gorge… si je n’étais pas jalouse en me représentant ces choses ?… J’aime M. Labrousse… C’est un homme qui n’est plus jeune, qui n’a jamais été beau et qui ne m’honore d’aucune attention… Cependant, je l’aime. Je ne peux pas m’expliquer ça… Je ne me suis encore éprise de personne ; je me croyais sérieuse, puisque j’ai atteint mes vingt-cinq ans sans avoir commis de bêtise… Et c’est un monsieur marié, partagé entre sa famille et ses plaisirs, que je m’en vais choisir sottement !

Atterrée, consternée, elle résumait sa situation avec la lucidité des désespérés :

— Ça date de notre première entrevue… Ses yeux bleus m’intimidaient délicieusement et le petit coin mouvant de ses lèvres m’attirait, quand il parlait… Je me suis imaginé qu’il m’inspirait une affection déférente : son âge me rassurait… Étais-je folle ! Comme si les femmes ne sont pas toutes les mêmes : dès que nous éprouvons, à l’égard d’un étranger, un autre sentiment que l’indifférence, à quoi bon nous donner le change ?… Nous prononçons le mot : amitié, mais c’est le diminutif d’amour.

Adrienne ne retirait aucun regret, aucune honte de sa découverte. Elle ne murmurait pas : « Si j’avais su ! » Elle en était encore à la première période de sa passion, la période de violence et de fougue où l’on se dit : « Je veux ! » en ne considérant que l’intensité de l’amour ressenti.

Il lui semblait que l’effet de réagir eût été un demi-suicide : tâcher à oublier, c’est mourir un peu ; quand la joie de vivre ne vous apparaît que sous la forme d’une seule espérance. Jusqu’ici, l’existence d’Adrienne avait consisté en l’expérience des différentes sortes de difficultés pécuniaires et de la nécessité absolue de se donner beaucoup de peine pour gagner peu d’argent ; son ambition morose pouvait se comparer à celle d’un Sisyphe qui aurait déjà vu son rocher retomber plusieurs fois : elle ne désirait plus rien, à force de douter de tout.

Et tout à coup, sous l’effet brutal d’une conversation dangereuse, Adrienne venait d’entrevoir le véritable intérêt de son avenir : le bonheur d’aimer, la peur de souffrir. Inquiète mais résolue, elle décidait de poursuivre le seul but possible : plaire à Robert Labrousse.

C’est un homme marié ? Qu’importe ! Sa femme ?… Il la trompe déjà. D’ailleurs, un premier amour est trop impétueux pour s’embarrasser de scrupules. L’unique obstacle à considérer c’est la maîtresse : elle est assez piètre et d’une condition sociale indigne ; mais telle quelle, elle a su charmer Labrousse : c’est donc une ennemie à redouter — à combattre…

Adrienne réfléchissait, accoudée devant sa machine à écrire. Elle prit subrepticement sa petite glace de poche et s’examina minutieusement : « Moi aussi, je suis jolie… Mais Descombes dit qu’elle est blonde… Il n’aime peut-être pas les brunes ?… Et puis, elle est plus jeune que moi. »

Mordue d’angoisse, Adrienne se figurait ce que pouvaient être les avantages, la fraîcheur et les attraits d’une femme plus jeune qu’elle ; et ses vingt-cinq ans ingénus connaissaient les affres d’une quadragénaire dédaignée qui envie la jeunesse étincelante d’une rivale.

« Il faut que je la voie ! » songea impérieusement Adrienne.

Elle se leva, regardant autour d’elle comme pour chercher quelque inspiration. Ses yeux parcouraient machinalement les rayons de la bibliothèque où s’alignaient des reliures sévères. Soudain, avisant un annuaire mondain, elle le prit, l’étendit sur sa table et le feuilleta rapidement jusqu’à la lettre M.

Entre l’adresse du marquis de Miramont et celle de M. Miston, le grand distillateur (Demandez l’apéritif Miston. — Se méfier des imitations) une ligne indiquait :

« Mistiche (Mlle). Artiste dramatique,
5, rue de Saint-Senoch. »

Artiste dramatique… Cette mention fit sourire Adrienne, avec un haussement d’épaules. Puis, elle relut l’adresse. Mistiche… le petit nom drôlatique lui produisait l’effet d’une pichenette qu’elle aurait reçue… Ces deux syllabes énigmatiques et gouailleuses la défiaient et l’irritaient d’être le paraphe qui signait l’aventure de Robert Labrousse… Mistiche… Oui, ce nom frappait bien comme une chiquenaude lancée d’un doigt sec.

— Voyons, mademoiselle Forestier : il y a une heure que le patron vous appelle !

Adrienne sursauta : en face d’elle, sa collègue, Mlle Claire — une vieille fille anguleuse — enchantée de la surprendre en faute, lui désignait Me Labrousse qui, visiblement impatienté, attendait sur le seuil de son cabinet qu’Adrienne lui répondît.

La jeune fille se précipita ; tandis que Mlle Claire chuchotait avec malveillance :

— Elle se dérange, l’employée modèle ; elle se reluque dans sa glace et baye aux corneilles, au lieu de travailler…

Adrienne, un peu confuse, suivait Me Labrousse dans son bureau, attendant ses ordres. Robert reprocha négligemment :

— Qu’est-ce que vous aviez donc, tout à l’heure ?… Vous dormiez ? J’ai sonné trois fois.

Puis, il se mit à lui dicter une lettre.

Robert parlait sans regarder Adrienne ; il examinait ses mains, qu’il avait fort blanches, et polissait ses ongles enduits de vernis comme ceux d’une femme. À un moment donné, il leva la tête, d’un mouvement machinal ; et s’aperçut avec stupéfaction que sa sténographe n’avait pas encore écrit un mot et le considérait fixement, profondément, hypnotisée.

Robert gronda :

— Ah ! çà… Vous ne m’écoutez pas !

Adrienne pensait : « Voilà l’amant de Mistiche. » Elle détaillait ses traits, son teint mat, ses lèvres épaisses ; sa moustache blonde où couraient des fils d’argent ; ses yeux bleus au reflet verdâtre. Elle se demandait : « Comment est-il, lorsqu’il courtise une femme ? Quelle douceur passe dans ses prunelles et quelles phrases prononce-t-il ? »

Robert l’interpellait, moitié fâché, moitié souriant :

— Êtes-vous distraite, aujourd’hui ! Vous rêvez à vos amours ?

— Je n’ai pas d’amoureux, monsieur.

Adrienne avait répliqué d’une voix sifflante, blessée à l’idée que Labrousse pût lui soupçonner une intrigue vulgaire. Elle dardait ses yeux sombres sur le visage de l’avocat ; et criait tout bas : « C’est toi que j’aime… Et tu ne comprends rien… Et tu t’en moquerais, du reste !… Je ne suis pas une Mistiche, moi. »

Robert, déconcerté, se dit : « Pourquoi me lance-t-elle des regards farouches ? »

Les manières bizarres d’Adrienne lui inspiraient une sorte d’appréhension. La jeune fille lui paraissait d’une mentalité presque redoutable à force d’être inintelligible. Il éprouvait à son contact le malaise et l’énervement que nous procure le voisinage d’un déséquilibré, d’un innocent, d’un malade délirant ; bref, de tout être anormal dont la pensée nous échappe. Il songea : « Est-ce qu’elle ne serait pas un peu maboul, la petite amie de Descombes ? »

Et il l’interrogea, sur un ton rude :

— Qu’est-ce que vous avez, à la fin ?

Adrienne se retint de pleurer. Il ne devait pas brusquer ainsi sa maîtresse ! À l’aide de quelles séductions pouvait-on conquérir cet homme ?…

Elle répondit en balbutiant :

— J’ai une migraine très douloureuse, monsieur… J’en reste hébétée… Je vous demande pardon.

— Eh ! bien, il fallait le dire plus tôt ! Allez vous reposer, si vous êtes souffrante : je vous autorise à quitter le bureau immédiatement.

— Merci, monsieur.

Robert ressentait le besoin de se débarrasser momentanément de cette présence qui l’agaçait, sans qu’il s’expliquât pourquoi. Il ajouta :

— Envoyez-moi Mlle Claire, à votre place… Au cas où votre indisposition persisterait, je vous donne campos pour demain.

Adrienne rentra dans l’étude et se disposa à partir, sous le regard hostile de Mlle Claire qui remarqua aigrement qu’il est fort profitable de se relâcher dans son service lorsqu’on possède la faveur du maître : à la place de remontrances, on s’attire un congé supplémentaire. Et les clercs — blessés en leur esprit d’égalité bureaucratique par la chance de la camarade qui s’octroyait un jour de liberté qu’ils n’auraient point… répétèrent à tour de rôle :

— Décidément, Adrienne est bien avec le patron !