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Trio d’amour/2/6

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Albin Michel (p. 237-252).



VI


Robert Labrousse restait stupide d’étonnement en face de sa femme ; l’arrivée inopinée de Cécile le plongeait dans un monde de conjectures : que s’était-il passé ? Comment le savait-elle ici ?

Adrienne, étreinte d’une frayeur vague s’était rapprochée instinctivement de son mari. Descombes arborait la mine ennuyée, pacificatrice et goguenarde d’un ami intime qui va se trouver forcé d’intervenir dans une querelle de ménage. Et Cécile, incertaine, troublée, trop bouleversée pour parler, ne savait comment exprimer la tempête qui se déchaînait en elle, tout interdite dans ce rôle nouveau d’épouse outragée.

Que faire ? que dire ?

Tous quatre éprouvaient le même sentiment de désarroi. Ils se regardaient en silence, gênés, désorientés par cette situation anormale et pénible.

Robert reprit, le premier, son sang-froid. Incapable de s’imaginer qu’il avait été rencontré l’avant-veille, dénoncé la veille et qu’en trente-trois heures, sa femme, sa frêle et timide Cécile avait pu recevoir ce choc, réagir au point de vérifier les preuves de la trahison et venir aussitôt confondre le trompeur, il s’égara dans des suppositions beaucoup plus vraisemblables que la vérité.

Procédant par déduction, il réfléchit : « Par qui a-t-elle pu apprendre que je suis à Monte-Carlo ?… Par la seule personne qui sût mon adresse ici : Arnaud… C’est une gaffe d’Arnaud. »

Irrité contre son employé, il se calmait à cette pensée : « Non, Arnaud est trop fin pour commettre de ces bévues… S’il a livré le secret de mon séjour à Cécile, c’est qu’un motif grave l’y a déterminé… Il s’est produit certainement un fait nécessitant cette révélation… Par conséquent, il aura inventé en même temps quelque prétexte qui justifie ce mystère aux yeux de ma femme : à moi de le deviner en interrogeant adroitement Cécile. »

Il s’écria, jouant l’assurance et feignant une spontanéité tardive :

— Que se passe-t-il, chère amie ?… Je suis horriblement inquiet en te voyant, car je prévois quelque événement fâcheux… Il a fallu une raison bien puissante pour qu’Arnaud oubliât la discrétion professionnelle qui nous était imposée…

Agacé qu’aucune interruption de Cécile ne le mît sur la voie, Robert insista :

— Car c’est Arnaud qui t’a prévenue ?

— Oui ; balbutia Cécile, d’une voix indistincte.

Elle considérait d’un œil hagard Adrienne qui semblait figée par une peur muette, Edmond qui souriait avec gaucherie ; et son regard de suppliciée se reportait sur son mari, avec une expression d’orgueil blessé et d’amer reproche.

« Quelle chance, pensa Robert, que j’aie fait partir Mistiche ! »

Il avait besoin de se répéter qu’il était fort innocent, — ici, servi par son étoile, — pour oser s’aventurer davantage dans cette enquête malaisée.

Il poursuivit, à tout hasard :

— Arnaud t’a expliqué pourquoi j’avais été obligé de quitter Bourges, laissant tout à cause de… cette chose urgente ?

— Oui ; murmura Cécile, en continuant de le dévisager fixement.

Labrousse songeait : « Qu’est-ce qu’Arnaud a pu lui raconter, sapristi !… Je donnerais beaucoup pour l’apprendre. »

Il lançait des œillades d’appel du côté de Descombes. Le député s’efforça d’intervenir. Il eut cette pauvre inspiration :

— Avez-vous dîné, chère madame ?

Et, se tournant vers Robert :

— Ta femme semble exténuée de fatigue…

Mais il s’arrêta, foudroyé par le regard méprisant que lui jeta Cécile.

Labrousse reprit :

— Enfin, quel est le motif de ton voyage ? Est-ce une catastrophe, une mauvaise nouvelle ?

Il eut l’audace d’ajouter :

— Tu as une attitude bien singulière…

Cécile se redressa, indignée, et déclara d’une voix coupante :

— J’ai que… j’arrive de Bourges.

« Patatras ! pensa Descombes. Il s’est enferré ! »

Trop combattif pour se laisser démonter, Robert s’écria :

— Eh bien, oui, là !… je t’ai menti… Il s’agit d’une obligation d’honneur… J’avais juré de taire ce voyage, cette affaire… seul, Arnaud était dans la confidence… Tu comprends qu’il m’a fallu des raisons toutes-puissantes…

— Pour rejoindre Mlle Adrienne Forestier ; acheva Cécile, d’un ton sarcastique.

Robert fut interloqué. Mais, illuminé d’une inspiration soudaine au nom d’Adrienne, voici qu’Edmond Descombes ripostait avec bonhomie :

— Évidemment !… Alors, vous comprenez qu’il ne pouvait pas vous en parler.

Défiante, Cécile toisait le député.

Comprenant l’intention d’Edmond Descombes, Labrousse saisit la balle au bond.

Il commença :

— Tu ignorais, ma chère Cécile, qu’Edmond a épousé Mlle Forestier il y a quelques mois…

Edmond continua :

— Nous avions, ma femme et moi, des raisons d’ordre personnel pour ne donner aucune publicité à notre mariage… vous me permettrez de n’ajouter rien de plus : cela entre dans le domaine intime.

Robert reprit vivement :

— Toujours est-il que lorsque Descombes m’a appelé ici par dépêche, comme je ne savais s’il continuait de garder le secret de son mariage, j’ai observé — dans le doute — une discrétion absolue et j’ai prétendu que j’allais à Bourges afin d’éviter toute question embarrassante.

Cécile Labrousse examinait profondément Mme Descombes.

Adrienne, d’abord inquiète puis décontenancée, avait mal réprimé un sourire furtif en se voyant choisie pour fournir l’alibi de Robert. L’ironie des choses lui inspirait à la fois une envie de ricaner et de pleurer. Elle qui, à cette minute vibrait d’un émoi, d’une jalousie presque semblable à celle de Mme Labrousse — c’était elle qui allait servir à justifier Robert. À l’aide de quel prétexte : le mystère de son mariage ! De cette union cachée aux Labrousse — et pour quelle raison !… Non ; la vie est trop sinistrement comique, par moments !… Adrienne ébauchait un rictus amer.

L’avocat, ennuyé du silence persistant de sa femme, appuyait :

— Tu vois qu’il n’y a, dans toute cette histoire, qu’un simple malentendu… auquel je dois une apparence bien ridicule de mari coupable… quand, au contraire, ton arrivée à l’improviste me surprend dans la compagnie très innocente de nos amis.

Descombes jugeait bon de remarquer :

— C’est donc moi qui suis fautif : je vous ai alarmée sans le vouloir, chère madame.

Cécile se contraignait, retenant ses mouvements nerveux, comprimant l’émotion qui l’étranglait. Sa figure blême, ses lèvres pâles, son teint décomposé la vieillissaient subitement et l’ennoblissaient de beauté douloureuse.

Soudain, son indignation éclata. S’adressant aux deux hommes interdits, Cécile, désignant Adrienne d’un doigt insolent, s’exclama avec véhémence :

— Cette femme… Tenez ! cette femme que je devrais détester pourtant, eh ! bien, je la méprise moins que vous… Au moins, elle n’est pas assez vile pour mentir, elle !

Avant que ses interlocuteurs fussent revenus de leur surprise, effarés par cette sortie, elle continuait d’un accent passionné :

— Tandis que vous parliez, je l’observais… Mais toute son attitude vous accuse, malgré elle… Vos inventions sonnent faux, quand son regard dit vrai… Elle a commencé par trembler pour Robert, à mon entrée… Elle a souri devant vos misérables défenses, vos erreurs, vos contradictions… À présent, elle rougit de se sentir devinée. Et vous voudriez m’abuser, lorsque je n’ai qu’à regarder cette femme pour voir qu’elle est amoureuse de mon mari !

— Cécile !

Mme Labrousse se taisait, domptée par l’intonation impérieuse de Robert, étonnée de la sensation que causait sa dernière phrase. Adrienne avait caché son visage dans ses mains ; et Descombes prenait un air dur, ce qui est l’expression de souffrance des hommes.

Edmond dit avec dignité :

— Je ne puis supporter qu’on traite ma femme…

Cécile coupa :

— Oh ! je vous en prie, Descombes, cessez votre comédie ! Vous êtes un paravent qui a trop servi… on voit à travers.

Le député protesta, en se forçant à rire :

— Ah ! çà, ma chère amie, vous croyez donc qu’on vous monte le coup ? Faut-il que j’exhibe des pièces légales, comme pour un passeport ? Je vais vous prouver que nous sommes légitimement unis.

Joignant le geste aux paroles, il passa dans la pièce voisine afin d’y prendre ses papiers.

Robert Labrousse fut horriblement gêné de rester seul entre ces deux femmes. Il ne savait quelle contenance adopter. Cécile l’impressionnait, l’intimidait, de se révéler soudain si différente. Où était sa blonde poupée insignifiante, docile, monotone et minutieuse ? Il contemplait avec une sorte d’anxiété cette créature échevelée, aux yeux cernés, au visage tiré, sali, fatigué, enlaidi, tragique…

Puis, il regardait sournoisement du côté d’Adrienne, très sincèrement peiné que, dans le but de couvrir sa conduite, Descombes et sa femme se fussent attiré une telle avanie. Il se disait : « Comme ils doivent m’en vouloir. »

Il ne put s’empêcher de murmurer à voix basse :

— Je vous demande pardon, Adrienne…

Cécile s’était dressée, d’un jet brusque. Elle balbutia, outrée :

— Comment, tu oses… c’est à elle que tu fais des excuses… devant moi, à ta maîtresse !

Robert s’emporta ; il eut un cri de rage naïve :

— Mais sacré nom d’un chien, puisque je te jure que c’est faux !… Naturellement, je dis la vérité, alors tu ne me croiras pas… Oui, j’ai eu des maîtresses ; oui, je t’ai trompée, c’est encore vrai… Mais pas avec Adrienne… c’est la femme de Descombes… Me croiras-tu, maintenant !

Exaspéré d’être incriminé d’adultère juste à propos de cette Adrienne qu’il n’avait jamais désirée, il eût voulu crier à sa femme le nom de ses vraies maîtresses, de celles, au moins, qu’on avait le droit de lui reprocher.

Cécile prit ses dénégations pour un excès d’amour.

— Ah ! tu la défends bien !

Ivre de jalousie, les yeux fous, les mouvements désordonnés, elle ébaucha un geste de menace.

Adrienne avait suivi cette scène avec une émotion grandissante. Elle ne savait plus où elle était ni ce qu’elle était. Quelqu’un l’accusait, la traitait ainsi que la maîtresse de Labrousse : et cette accusation faisait passer en son être une volupté ineffable, la calomnie lui apparaissait comme une espèce de réalisation de son impossible amour. Elle était reprise, à cet instant, par toutes ses folies passées, électrisée au contact de la passion de Cécile.

À l’instant où Mme Labrousse se précipita vers son mari, Adrienne, bouleversée de terreur, subit un phénomène étrange : elle douta de la réalité ; elle douta d’elle-même, de son passé, de sa mémoire. Suggestionnée par la conviction de Cécile, elle eut l’illusion qu’elle était bien la maîtresse de Labrousse et que sa femme venait de les surprendre, ensemble ; et qu’ils étaient coupables…

Elle eut le cri instinctif, le geste d’effroi d’une amante qui a peur du drame :

— Robert !

Et, d’un élan, elle se dressait entre eux, les bras tendus, offrant son corps comme un rempart contre l’agression possible de Cécile ; sans réfléchir, sans raisonner, sous l’empire d’une sorte de délire hystérique.

Son acte fut une preuve écrasante de la duplicité de Robert aux yeux de Mme Labrousse. Comment suspecter de fausseté cette démence qui prenait l’apparence d’un aveu ?

Furieux, l’avocat saisissait les poignets d’Adrienne, écartait rudement la jeune femme en grondant :

— Taisez-vous donc, malheureuse… est-ce que vous divaguez ?… ou le faites-vous exprès ?

Il allait jusqu’à soupçonner Adrienne d’avoir inventé contre lui cette vengeance raffinée.

Il voulut s’approcher de Cécile.

— Ne me touche pas ! cria la jeune femme, hors d’elle.

Robert haussa les épaules, agacé par cette scène, et chercha à lui prendre la main.

Cécile, physiquement horrifiée, à cette minute, par le contact de son mari, s’efforça de le repousser, de le frapper. Sa main tâtonnait sur la table, s’empara d’un objet de défense, et, armée involontairement — savait-elle ce qu’était cette chose froide posée sur la nappe ? — fit le geste de lutte, atteignit l’adversaire au cou.

Quelle argile molle et fragile protège nos muscles, nos nerfs, nos veines, notre vie : c’est une matière sans résistance où la lame s’enfonce d’un jet…

Robert, étouffé par le sang qui jaillit de la carotide, s’affaissa sans un cri.

Dans le train qui les emportait — Descombes avait voulu soustraire sa femme, le plus tôt possible, à l’obsession du décor où le drame s’était déroulé — Adrienne et Edmond réfléchissaient, profondément absorbés.

Le député songeait, avec un vague respect superstitieux envers la « volonté inconnue », à ce hasard qui s’était abattu sur Labrousse au moment même où il ne fut point fautif. Et malgré toute l’affliction qu’il voulait éprouver de la fin brutale de son ami, Descombes était obligé de combattre en lui-même une indécente sensation de soulagement.

Pour comprendre la raison de ce sentiment férocement humain, il n’avait qu’à jeter les yeux sur Adrienne.

La jeune femme songeait : « Est-ce que l’amour ne serait vraiment qu’un phénomène hypnotique dont les manifestations cesseraient dès que cesse d’agir l’énergie qui l’a suscité ? En dépit de tous mes efforts et de toute son indifférence, j’étais irrémédiablement possédée par cet homme, attachée, aimantée à lui. Et je sentais que mon âme serait toujours imbue de lui, quoi qu’il arrivât. Et voilà qu’il est mort. Si je l’avais aimé au sens strict du mot, je devrais éprouver une douleur atroce. Au contraire. Pour la première fois depuis près d’un an, je me sens l’esprit libre. Je puis regarder Edmond sans dégoût, avec affection. Mon immense, mon inguérissable désir de Robert, il me semble qu’il fut tué du même coup qui a tué l’homme. J’ai l’impression d’être exorcisée. Est-ce réellement cela, qu’on peut appeler l’amour ? Et cependant, j’ai souffert d’une passion d’amante ; j’étais sincère… Ou bien, n’est-ce qu’une cruelle loi naturelle : l’instinct d’exister qui nous pousse inconsciemment à rejeter de notre être, à oublier — avec une promptitude effrayante qui n’est peut-être qu’une forme de la sagesse sacrée — ceux qui nous ont précédés dans le néant, et dont le souvenir nous attirerait vers leur nuit… »

Edmond Descombes suivait ces pensées sur le visage d’Adrienne ; il assistait à cette résurrection sentimentale, il prévoyait un avenir de joie — oubliant vingt ans d’amitié pour rêver à la prochaine heure d’amour.

Alors, exprimant sincèrement, cyniquement ce qu’ils constataient l’un et l’autre en eux-mêmes, le député murmura d’un air de regret et de résignation :

— Dire que c’est la mort qui nous fait aimer à vivre !


Fin.