Triomphe de la Mort/01

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Triomphe de la Mort
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 598-642).
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TRIOMPHE DE LA MORT

PREMIÈRE PARTIE

LE PASSÉ



I

Lorsque Hippolyte aperçut un groupe d’hommes qui, penchés sur le parapet, regardaient en bas dans la rue, elle poussa un cri et s’arrêta.

— Qu’est-il arrivé ?

Elle avait eu un petit geste de frayeur, et sa main s’était appuyée involontairement sur le bras de George, comme pour le retenir.

George, après avoir examiné l’attitude de ces hommes, dit :

— Quelqu’un s’est sans doute jeté du haut de la terrasse.

Il dit encore :

— Veux-tu que nous revenions sur nos pas ?

Elle eut une seconde d’hésitation, suspendue entre la curiosité et l’effroi ; puis elle répondit :

— Non ; continuons notre promenade.

Ils s’avancèrent le long du parapet jusqu’au bout de l’allée. Sans y prendre garde, Hippolyte accélérait le pas pour se rapprocher du groupe des curieux.

En cette après-midi de mars, le Pincio était presque désert. Des bruits rares mouraient dans l’atmosphère grise et assourdie.

— C’est bien cela, dit George. Quelqu’un s’est tué.

Ils firent halte dans le voisinage du rassemblement. Tous les spectateurs fixaient sur le pavé des regards très attentifs. C’étaient des ouvriers désœuvrés. Leurs physionomies diverses n’exprimaient ni compassion ni tristesse, et l’immobilité du regard donnait à leurs yeux une sorte de stupeur bestiale.

Un jeune drôle survint, pressé de voir. Mais l’arrivant ne s’était pas encore penché, que déjà un quidam, sur un ton indéfinissable où il y avait de la jubilation et de la raillerie, comme si cet homme eût été bien aise que personne ne pût plus jouir du spectacle, l’interpellait :

— Trop tard : on l’a emporté.

— Où ?

— A Sainte-Marie-du-Peuple.

— Mort ?

— Oui, mort.

Un autre individu, décharné et verdâtre, avec un large cache-nez de laine autour du cou, avança le buste en dehors ; puis, s’ôtant la pipe de la bouche, il demanda tout haut :

— Qu’est-ce qui reste par terre ?

Il avait la bouche tordue, déviée, couturée comme par une brûlure, convulsée comme par l’afflux intarissable d’une salive amère ; et sa voix était si profonde qu’elle semblait sortir d’une caverne.

— Qu’est-ce qui reste par terre ?

En bas, dans la rue, un charretier était accroupi au pied de la muraille. Pour mieux entendre sa réponse, les spectateurs firent silence et ne bougèrent plus. On n’apercevait sur le pavé qu’un peu de boue noirâtre.

— C’est du sang, répondit le charretier, sans se remettre debout ; et, avec la pointe d’un bâton, il continuait à chercher quelque chose dans la fange sanglante.

— Et puis ? demanda derechef l’homme à la pipe.

Le charretier se redressa ; il tenait à la pointe de son bâton quelque chose qu’on ne distinguait pas d’en haut.

— Des cheveux.

— De quelle couleur ?

— Blonds.

Dans l’espèce de précipice que formaient les hautes murailles, les voix avaient une résonance étrange.

— Allons-nous-en, George ! supplia Hippolyte.

Troublée, un peu pâle, elle secouait par le bras son amant, qui restait penché hors du parapet, dans le voisinage du groupe, fasciné par cette scène atroce.

Ils s’éloignèrent silencieusement du lieu tragique. Tous deux étaient poursuivis par la pensée douloureuse de cette mort, et la tristesse se lisait sur leur visage.

George dit :

— Heureux les morts ! Ils ne doutent plus !

— C’est vrai.

Un découragement sans bornes rendait leur voix lasse.

Elle baissa la tête et reprit, avec une amertume mêlée de regret :

— Pauvre amour !

— Quel amour ? demanda George, absorbé.

— Le nôtre.

— Tu sens donc qu’il va finir ?

— En moi, non.

— Alors, tu veux dire : en moi ?

Une irritation mal contenue avait donné de l’aigreur à ses paroles. Il répéta en la regardant :

— Tu veux dire : en moi ? Réponds.

Elle baissa de nouveau la tête, et se tut.

— Tu ne veux pas répondre ? Tu sais bien que tu ne dirais pas la vérité.

Il y eut une pause, où tous deux éprouvèrent un indicible besoin de lire dans le cœur l’un de l’autre. Puis il poursuivit :

— C’est comme cela que commence l’agonie de l’amour. Tu n’en as pas encore conscience ; mais moi, depuis que tu es revenue, je t’observe sans cesse, et chaque jour je découvre en toi un indice nouveau…

— Quel indice ?

— Un indice fâcheux, Hippolyte… Quelle horrible chose d’aimer et d’avoir une clairvoyance qui ne faiblit jamais !

Elle secoua la tête d’un air de révolte, et se rembrunit. Cette fois encore, comme tant d’autres fois, une hostilité s’interposa entre les deux amans. Chacun se sentait blessé par l’injustice du soupçon, se révoltait intérieurement, avec cette colère sourde qui, de temps à autre, éclatait en paroles brutales et irréparables, en accusations graves, en récriminations absurdes. Une indicible fureur les saisissait de se torturer à l’envi, de se déchirer, de se martyriser le cœur.

Hippolyte se rembrunit, se ferma. Ses sourcils s’étaient froncés, sa bouche s’était serrée. George la regardait avec un irritant sourire.

— Oui, répéta-t-il, c’est ainsi que cela commence. — Et il souriait toujours de son mauvais sourire, la regardait toujours de son regard aigu. — Tu sens au fond de ton âme une inquiétude, une sorte d’impatience vague que tu ne parviens pas à réprimer. Quand nous sommes ensemble, tu sens que, du fond de ton âme, s’élève contre moi quelque chose qui ressemble à une répugnance instinctive et que tu ne parviens pas à réprimer. Et alors tu deviens taciturne ; et, pour m’adresser la parole, tu es obligée de faire un effort énorme ; et tu comprends de travers ce que je te dis ; et, sans le vouloir, tu mets de la dureté jusque dans une réponse insignifiante.

Elle ne fit pas même un geste pour l’interrompre. Blessé de ce mutisme, il continua ; et ce qui l’y engageait, c’était, non pas seulement l’âpre fureur de tourmenter sa compagne, mais encore un certain goût désintéressé pour les investigations, rendu plus vif et plus littéraire par la culture. En effet, il tâchait toujours de s’exprimer avec la sûreté et l’exactitude démonstrative que lui avaient apprises les ouvrages des analystes ; mais, dans les monologues, les formules par lesquelles il traduisait son examen intérieur exagéraient et altéraient l’état de conscience qui en était l’objet ; et, dans les dialogues, la préoccupation d’être perspicace obscurcissait souvent la sincérité de son émotion et l’induisait en erreur sur les secrets motifs qu’il prétendait découvrir chez les autres. Son cerveau, encombré d’un amas d’observations psychologiques, personnelles ou recueillies dans les livres, finissait par confondre et par embrouiller toutes choses, en lui-même et hors de lui.

Il continua :

— Écoute ; je ne te fais pas de reproche. Je sais bien que ce n’est pas ta faute. Chaque âme humaine ne porte en soi pour l’amour qu’une quantité déterminée de force sensitive. Il faut bien que cette quantité s’use avec le temps, comme toute autre chose ; et, lorsqu’elle est usée, nul effort n’a le pouvoir d’empêcher que l’amour finisse. Or, il y a longtemps déjà que tu m’aimes, presque deux ans ! C’est le 2 avril que tombe le second anniversaire de notre amour. Y as-tu pensé ?

Elle hocha la tête. Il répéta, comme pour lui-même :

— Deux ans !

Ils s’approchèrent d’un banc et s’assirent. Hippolyte, en s’asseyant, avait l’air de succomber sous une lassitude écrasante. Un lourd carrosse noir, un carrosse de prélat, passa dans l’allée en faisant crier le sable ; le son affaibli d’une trompe arriva de la voie Flaminienne ; puis le silence reprit possession des bosquets voisins. Des gouttes de pluie, rares, tombaient.

— Il sera funèbre, ce second anniversaire, reprit-il, sans pitié pour la taciturne. Cependant, il ne faut pas manquer de le célébrer. J’ai le goût des choses amères.

Hippolyte révéla sa peine dans un sourire douloureux ; puis, avec une douceur imprévue :

— Pourquoi toutes ces méchantes paroles ? dit-elle.

Et elle regarda George dans les yeux, longuement, profondément. Une indicible avidité de lire dans le cœur l’un de l’autre les saisit une seconde fois. Elle connaissait bien le mal horrible dont souffrait son amant ; elle connaissait bien la cause obscure de tant d’acrimonie. Pour l’engager à parler, pour lui permettre de décharger son cœur, elle ajouta :

— Qu’as-tu ?

Ce ton de bonté, auquel il ne s’attendait point, lui donna une sorte de confusion. Il comprit à cet accent qu’elle le devinait et qu’elle le plaignait, et il sentit grandir en lui la pitié pour lui-même. Une émotion profonde agita tout son être.

— Qu’as-tu ? répéta Hippolyte en lui touchant la main, comme pour augmenter sensuellement la puissance de sa douceur.

— Ce que j’ai ? répliqua-t-il. J’aime !

Ses paroles n’avaient plus rien d’agressif. En dévoilant sa plaie incurable, il ne songeait qu’à s’apitoyer sur son propre mal. Les vagues rancunes qui rampaient au fond de son esprit parurent se dissiper. Il reconnaissait l’injustice de tout ressentiment contre cette femme, parce qu’il reconnaissait un ordre supérieur de nécessités fatales. Non, sa misère ne provenait d’aucune créature humaine, elle provenait de l’essence même de la vie ! Il avait à se plaindre, non pas de l’amante, mais de l’amour. L’amour, vers lequel tout son être tendait spontanément avec une impétuosité invincible, l’amour était de toutes les tristesses de ce monde la plus lamentable. Et, jusqu’à la mort peut-être, il était condamné à cette suprême tristesse.

Comme il se taisait, rêveur, Hippolyte demanda :

— Tu crois donc, George, que je ne t’aime point ?

— Eh bien, oui, reprit-il, c’est vrai ! je crois que tu m’aimes. Mais peux-tu me prouver que demain, que dans un mois, que dans un an, que toujours tu seras aussi heureuse d’être mienne ? Peux-tu me prouver qu’aujourd’hui, qu’en ce moment même, tu es toute à moi ? Qu’est-ce que je possède de toi ?

— Tout.

— Rien ou presque rien. Et je ne possède pas ce que je voudrais posséder. Tu es pour moi une inconnue. Comme toute créature humaine, tu renfermes intérieurement un monde qui me reste impénétrable et dont nulle ardeur de passion ne m’ouvrira l’accès. De tes sensations, de tes sentimens, de tes pensées, je ne connais qu’une minime partie. La parole est un signe imparfait. L’âme est incommunicable. Ton âme, tu n’as pas le pouvoir de me la donner. Même dans l’extase des ivresses, nous sommes deux, toujours deux, séparés, étrangers, solitaires de cœur. Je baise ton front ; et sous ce front s’agite peut-être une pensée qui n’est pas pour moi. Je te parle ; et une de mes phrases éveille peut-être dans ton esprit le souvenir d’un autre temps et non pas de mon amour. Un homme passe, il te regarde ; et, dans ton esprit, ce petit fait engendre une émotion quelconque, que je ne suis pas capable de surprendre. J’ignore toujours si le moment présent ne s’éclaire pas pour toi d’un reflet de ta vie antérieure… Oh ! cette vie, j’en ai une peur folle !… Je suis à tes côtés ; je me sens envahi par le bonheur délicieux qui, à certaines heures, me vient de ta seule présence ; je te caresse, je te parle, je t’écoute, je m’abandonne. Tout à coup, une pensée me glace. Si, sans m’en rendre compte, j’avais évoqué dans ta mémoire le fantôme d’une sensation éprouvée jadis, une mélancolie revenant es jours lointains ?… Je ne saurai jamais te dire ma souffrance. Cette ardeur, qui me donnait le sentiment illusoire de je ne sais quelle communion entre toi et moi, s’éteint tout d’un coup. Tu te dérobes, tu t’éloignes, tu me deviens inaccessible. Et je reste seul, dans une épouvantable solitude. Dix, vingt mois d’intimité ne servent plus à rien. Tu me parais aussi étrangère qu’au temps où tu ne m’aimais pas encore. Je cesse de te caresser, je ne parle plus, je me ferme, j’évite toute manifestation extérieure, je redoute que le heurt le plus léger ne soulève du fond de ton esprit les sédimens obscurs qu’y a déposés la vie irrévocable. Et alors tombent sur nous ces longs silences angoissés où se consument inutilement et misérablement les énergies du cœur. Je te demande : « A quoi penses-tu ? » Et tu me réponds : « A quoi penses-tu ? » J’ignore ta pensée et tu ignores la mienne. De minute en minute, la séparation se creuse davantage, elle prend des profondeurs d’abîme………………

Hippolyte dit :

— Moi, je n’éprouve rien de tel. J’ai plus d’abandon. J’aime peut-être davantage.

Cette affirmation de supériorité blessa de nouveau le malade.

Hippolyte continua :

— Tu réfléchis trop. Tu notes trop ce que tu penses. J’ai peut-être moins d’attrait pour toi que n’en ont tes pensées, parce que tes pensées sont toujours diverses, toujours nouvelles, tandis que, moi, je n’ai plus rien de nouveau. Dans les premiers temps de ton amour, tu avais plus de spontanéité et moins de réflexion. Tu n’avais pas encore pris goût aux choses amères ; tu étais plus prodigue de baisers que de paroles. Si, comme tu le dis, la parole est un signe imparfait, il ne faut point en abuser. Et tu en abuses, presque toujours d’une façon cruelle.

Elle se tut un instant ; puis, séduite à son tour par une phrase, cédant à la tentation de l’énoncer, elle ajouta :

— On ne dissèque que les cadavres.

Mais à peine l’eût-elle énoncée qu’elle s’en repentit. Cette phrase lui parut très vulgaire, peu féminine, pleine d’aigreur. Elle regretta de n’avoir pas gardé ce ton de faiblesse et d’indulgence qui, tout à l’heure, avait si fort ému son amant. Une fois encore elle avait manqué à sa résolution d’être pour lui la plus patiente et la plus douce des gardes-malades.

— Tu vois, dit-elle avec un accent qui exprimait son repentir ; c’est toi qui me gâtes.

Il sourit à peine. Tous deux comprenaient que, dans cette querelle, leur amour seul avait reçu les coups.

Le carrosse du prélat repassa au petit trot de ses deux chevaux noirs à longues queues. Dans l’atmosphère que la brume du crépuscule rendait de plus en plus livide, les arbres prenaient des apparences de spectres. Des nuages de plomb violacé enfumaient les hauteurs du Palatin et du Vatican. Une raie de lumière, jaune comme du soufre, droite comme une épée, venait raser le mont Mario, derrière les pointes aiguës des cyprès.

George pensait :

« M’aime-t-elle encore ? Pourquoi s’irrite-t-elle si aisément ? Peut-être sent-elle que je dis la vérité, ou, du moins, ce qui sera bientôt la vérité ! L’irritation est un symptôme… Mais une irritation sourde et continuelle n’existe-t-elle pas aussi au fond de moi-même ?… Chez moi, je sais bien quelle en est la cause véritable. Je suis jaloux. De quoi ?… De tout ! Des objets qui se reflètent dans ses yeux… »

Il la regarda. « Elle est très belle, aujourd’hui. Elle est pâle. Cela me plairait, de la voir toujours affligée, toujours malade. Quand elle reprend ses couleurs, il me semble que ce n’est plus elle. Quand elle rit, je ne puis me défendre d’un vague mouvement d’hostilité et presque de colère contre son rire. Pas toujours, cependant. »

Sa pensée se perdit dans l’ombre du crépuscule. Il nota fugitivement, entre l’aspect du soir et l’aspect de l’aimée, une intime correspondance, qui lui plut. Sous la pâleur de ce visage brun transparaissait comme un léger épanchement de violet ; et le petit ruban d’un jaune exquis, qu’elle portait autour du cou, laissait à découvert la tache brune de deux grains de beauté.

« Elle est très belle. Son visage a presque toujours une expression profonde, significative, passionnée. Là réside le secret de son charme. Sa beauté ne me lasse jamais : sans cesse elle me suggère un nouveau rêve. Quels sont les élémens de cette beauté ? Je ne saurais le dire. Matériellement, elle n’est pas belle. Quelquefois, quand je la regarde, il m’arrive d’éprouver la pénible surprise d’une désillusion. C’est qu’alors ses traits me sont apparus dans leur vérité physique, sans être transfigurés, sans être illuminés par la force d’une expression spirituelle. Elle possède cependant trois élémens divins de beauté : le front, les yeux, la bouche. Oui, divins. »

L’image du rire se représenta à sa pensée.

« Que me racontait-elle hier ? Je ne sais plus quoi, un petit incident comique arrivé à Milan chez sa sœur pendant qu’elle y était… Comme nous avons ri !… Donc, loin de moi, elle pouvait rire, être joyeuse. Or j’ai gardé toutes ses lettres ; et toutes ses lettres débordent de tristesse, de larmes, de regrets désespérés. »

Il sentit le coup d’une blessure, puis une inquiétude tumultueuse, comme s’il se fût trouvé en présence d’un fait grave et irréparable, mais encore mal éclairci. En lui survenait le phénomène ordinaire de l’exagération sentimentale par voie d’images associées. L’innocent éclat de rire se transformait en une hilarité incessante, de tous les jours, de toutes les heures, pendant toute la durée de l’absence. Hippolyte avait vécu joyeusement une vulgaire existence, avec des gens inconnus de lui, parmi les camarades de son beau-frère, dans un cercle d’admirateurs stupides. Ses lettres affligées n’étaient que des mensonges. Il se rappela avec précision ce passage d’une lettre : « Ici, a vie est insupportable ; les amis et les amies nous assiègent sans nous laisser une heure de tranquillité. Tu connais la cordialité milanaise… » Et il eut dans l’esprit la vision nette d’Hyppolyte entourée d’une foule bourgeoise de commis, d’avocats, de négocians : elle souriait à tous, elle tendait la main à tous, elle écoutait d’ineptes conversations, elle faisait d’insipides réponses, elle s’assimilait à cette vulgarité.

Alors s’abattit sur son cœur tout le poids de la souffrance endurée depuis deux ans à la pensée de la vie que vivait sa maîtresse et du milieu ignoré où elle passait les heures qu’elle ne pouvait point passer près de lui. « Que fait-elle ? Qui voit-elle ? À qui parle-t-elle ? Comment se comporte-t-elle avec les personnes qu’elle connaît et dont elle partage la vie ? » Éternelles questions sans réponse !

Il pensa avec angoisse :

« Chacune de ces personnes lui prend quelque chose et, par conséquent, me prend aussi quelque chose. Jamais je ne saurai quelle influence ces gens ont exercée sur elle, quelles émotions et quelles pensées ils ont éveillées en elle. Hippolyte a une beauté pleine de séductions, ce genre de beauté qui tourmente les hommes et suscite en eux le désir. Certes, parmi cette foule odieuse, on l’a désirée souvent. Et le désir d’un homme transparaît dans son regard, et le regard est libre, et la femme est sans défense contre le regard de l’homme qui la désire ! Quelle peut être l’impression d’une femme qui se sent désirée ? Certainement, elle ne reste pas impassible. Il doit se produire en elle un trouble, un émoi quelconque, quand ce ne serait que de la répugnance et du dégoût. Et voilà que le premier homme venu a le pouvoir de troubler la femme qui m’aime ! En quoi consiste donc ma possession, à moi ? »

Il souffrait beaucoup, parce que des images physiques illustraient son raisonnement intérieur.

« J’aime Hippolyte ; je l’aime avec une passion que je jugerais indestructible, si je ne savais pas que tout amour humain doit finir. Je l’aime, et je n’imagine pas de voluptés plus profondes que celles qu’elle me donne. Plus d’une fois pourtant, à la vue d’une femme qui passait, j’ai été assailli d’un désir subit ; plus d’une fois deux yeux féminins, entrevus quelque part à la dérobée, m’ont laissé dans l’âme comme un vague sillage de mélancolie ; plus d’une fois j’ai rêvé à une femme rencontrée, à une femme aperçue dans un salon, à la maîtresse d’un ami. — Quelle peut être sa façon d’aimer ? En quoi consiste son secret voluptueux ? — Et, pendant quelque temps, cette femme m’a hanté l’esprit, non pas jusqu’à l’obsession, mais par intervalles et avec une longue persistance. Telle de ces images s’est même présentée soudain à mon esprit lorsque je tenais Hippolyte dans mes bras. Eh bien ! pourquoi, elle aussi, en voyant passer un homme, n’aurait-elle pas été surprise par le désir ? Si j’avais le don de lui regarder dans l’âme et si je voyais son âme traversée d’un tel désir, fût-il aussi fugitif que l’éclair, sans aucun doute je croirais ma maîtresse souillée d’une tache indélébile, et il me semblerait que je vais mourir de douleur. Cette preuve matérielle, je ne pourrai jamais l’avoir, parce que l’âme de ma maîtresse est invisible et impalpable ; ce qui ne l’empêche pas d’être bien plus que le corps exposée aux violations. Mais l’analogie m’éclaire : la possibilité est certaine. Peut-être qu’en ce moment même ma maîtresse observe dans sa propre conscience une tache récente et voit cette tache se dilater sous son regard. »

Heurté par la douleur, il eut un grand sursaut. Hippolyte lui demanda, d’une voix douce :

— Qu’as-tu ? À quoi pensais-tu ?

Il répondit :

— À toi.

— En bien ou en mal ?

— En mal.

Elle poussa un soupir et demanda encore :

— Veux-tu que nous nous en allions ?

Il répondit :

— Allons-nous-en.

Ils se levèrent et reprirent le chemin qu’ils avaient déjà parcouru. Hippolyte dit, avec des larmes dans la voix, lentement :

— Quelle triste soirée, mon amour !

Et elle s’arrêta, comme pour recueillir et savourer la tristesse éparse dans le jour qui se mourait. Autour d’eux, maintenant, le Pincio était désert, plein de silence, plein d’une ombre violette où les bustes sur leurs gaines avaient une blancheur de monumens funéraires. En bas, la ville se couvrait de cendres. Des gouttes de pluie, rares, tombaient.

— Où iras-tu ce soir ? Que feras-tu ? demanda-t-elle.

Il répondit avec accablement :

— Ce que je ferai ? Je n’en sais rien.

Ils souffraient, debout à côté l’un de l’autre ; et, en même temps, ils pensaient avec terreur à une autre souffrance, bien connue et beaucoup plus cruelle, qui les attendait : ils prévoyaient l’horrible torture que les imaginations nocturnes causeraient à leur âme sans défense.

— Si tu veux, je resterai avec toi cette nuit, dit Hippolyte timidement.

George, dévoré au dedans par une sourde rancune, poussé par une envie furieuse d’être méchant et de se venger, répliqua :

— Non.

Mais son cœur protestait : « Rester loin d’elle cette nuit, tu ne le pourras pas ; non, tu ne le pourras pas. » Et, en dépit des aveugles impulsions hostiles, le sentiment de cette impossibilité, la claire conscience de cette impossibilité absolue lui donna une sorte de frisson intérieur, un étrange frisson de fierté exaltante, à l’aspect de cette grande passion qui le possédait. Il se répéta à lui-même : « Cette nuit, je ne pourrai pas rester loin d’elle ; non, je ne le pourrai pas… » Et il eut l’obscure sensation qu’une force étrangère le dominait. Un souffle tragique passa sur son esprit.

— George ! s’écria Hippolyte en lui serrant le bras, effrayée.

Il tressaillit. Il reconnut le lieu où ils avaient fait halte pour regarder la tache sanglante laissée par le suicidé. Il dit :

— Tu as peur ?

— Un peu, répondit-elle, toujours attachée à son bras.

Il se dégagea de cette étreinte, s’approcha du parapet, se pencha en avant. Déjà l’ombre avait envahi le fond de la rue ; mais il crut distinguer la tache noirâtre sur les dalles, parce qu’il en avait encore l’image fraîche dans la mémoire. Les suggestions du crépuscule créèrent pour lui un vague fantôme de cadavre, une forme indécise de jeune homme blond, ensanglanté. « Qui était-il ? Pourquoi s’est-il tué ? » En ce fantôme, c’est lui-même qu’il vit mort. Des pensées très rapides, incohérentes, lui traversèrent le cerveau. Il revit, comme à la lueur d’un éclair, son pauvre oncle Démétrius, le frère cadet de son père, le consanguin suicidé : — un visage couvert d’un voile noir sur l’oreiller blanc ; une main longue, pâle et pourtant très virile ; un petit bénitier d’argent suspendu à la muraille par trois chaînettes et qui, de temps à autre, tintait au souffle du vent. « Si je me précipitais ? Sauter en avant, tomber très vite… Perd-on conscience à travers l’espace ? » Il imagina physiquement le heurt du corps contre la pierre et frissonna. Puis il ressentit par tous les membres une sorte de répulsion rude, angoissante, mêlée d’une étrange douceur. Ce qu’il avait maintenant dans l’esprit, c’étaient les délices de la nuit prochaine : — s’assoupir lentement dans la langueur ; se réveiller avec une surabondance de tendresse mystérieusement accumulée durant le sommeil. Images et pensées se succédaient en lui avec une rapidité extraordinaire.

Lorsqu’il se retourna, ses yeux rencontrèrent ceux d’Hippolyte, fixés sur lui, dilatés, démesurément ouverts ; et il crut y lire des choses qui accrurent son trouble. Il passa son bras sous celui de sa maîtresse, d’un geste affectueux qui lui était familier. Et elle serra bien fort ce bras contre son cœur. Tous deux éprouvaient un besoin subit de s’étreindre, de se fondre l’un dans l’autre, éperdument.

— On ferme ! on ferme !

Le cri des gardiens résonnait sous les bosquets, dans le silence.

— On ferme !

Après le cri, le silence paraissait plus lugubre ; et ces deux mots, vociférés à gorge déployée par des hommes qu’on ne voyait pas, causaient aux deux amans un heurt insupportable. Pour montrer qu’ils avaient entendu et qu’ils se disposaient à sortir, ils hâtèrent le pas. Mais, çà et là, dans les allées désertes, les voix s’obstinaient à répéter :

— On ferme !

— Maudits crieurs ! s’exclama Hippolyte avec un mouvement d’impatience, exaspérée, hâtant le pas davantage encore.

La cloche de la Trinité-des-Monts sonna l’Angélus. Rome apparut, semblable à un immense nuage grisâtre et informe, qui raserait le sol. Déjà, dans les maisons voisines, quelques fenêtres rougeoyaient, agrandies par le brouillard. Des gouttes de pluie, rares, tombaient.

— Tu viendras chez moi cette nuit, n’est-ce pas ? demanda George.

— Oui, oui, je viendrai.

— De bonne heure ?

— Vers onze heures.

— Si tu ne venais pas, j’en mourrais.

— Je viendrai.

Ils se regardèrent dans les yeux ; ils échangèrent une promesse enivrante.

George, vaincu par l’attendrissement, demanda :

— Tu me pardonnes ?

Ils se regardèrent de nouveau, et leur regard était chargé de caresses.

Il dit, tout bas :

— Adorée !

Elle dit :

— Adieu ! Jusqu’à onze heures, pense à moi !

— Adieu !

Au bas de la rue Grégorienne, ils se séparèrent. Elle descendit par la rue Capo-le-Case. Tandis qu’elle s’éloignait sur le trottoir humide et luisant du reflet des étalages, il la suivait du regard. « C’est cela. Elle me quitte, elle rentre dans une maison qui m’est inconnue, elle rentre dans la vie vulgaire, elle se dépouille de l’idéalité dont je la revêts, elle devient une autre femme, une femme quelconque. Je ne sais plus rien d’elle. Les nécessités grossières de la vie la prennent, l’envahissent, l’avilissent… »

La boutique d’un fleuriste lui envoya au visage un parfum de violettes, et son cœur se gonfla d’aspirations confuses. « Ah ! pourquoi nous serait-il donc interdit de rendre notre existence conforme à notre rêve et de vivre pour toujours en nous seuls ? »


II

Sur les dix heures du matin, George dormait encore d’un de ces sommeils profonds et réparateurs qui, dans la jeunesse, suivent une nuit de volupté, lorsque son domestique entra pour le réveiller.

De fort mauvaise humeur, il cria en se retournant dans son lit :

— Je n’y suis pour personne. Laissez-moi tranquille !

Mais il entendit la voix du visiteur importun qui, de la chambre voisine, lui adressait une prière.

— Tu m’excuseras, George, d’avoir insisté. Il faut absolument que je te parle.

George reconnut la voix d’Alphonse Exili, et il n’en fut que plus ennuyé.

Cet Exili était un camarade de collège, garçon d’intelligence médiocre, qui, ruiné par le jeu et la débauche, était devenu une sorte d’aventurier à la chasse des picaillons. Il gardait encore les apparences d’un beau jeune homme, malgré sa figure dévastée par le vice ; mais, dans la personne et dans les manières, il avait ce je ne sais quoi de rusé et d’ignoble que prennent les gens réduits à vivre d’expédiens et d’humiliations.

Il entra, attendit que le domestique fût sorti, prit un air bouleversé, et dit en mangeant la moitié des mots :

— Pardonne-moi, George, si cette fois encore j’ai recours à ton obligeance. Il faut que je paye une dette de jeu. Viens-moi en aide. C’est une petite affaire ; il ne s’agit que de 300 francs. Pardonne-moi !

— Tiens ! tu paies donc tes dettes de jeu ? demanda George. Cela m’étonne.

Il lui infligea cet outrage avec un sans-gêne parfait. N’ayant pas su rompre tout commerce avec cet écornifleur, il employait contre lui le mépris, comme d’autres se servent d’un bâton pour se garer d’un animal immonde.

Exili eut un sourire :

— Allons ! ne fais pas le méchant, pria-t-il, d’une voix suppliante, comme une femme. Tu me les donnes, ces 300 francs ? Je te les rendrai demain, parole d’honneur !

George éclata de rire. Il tira la sonnette pour appeler le domestique. Le domestique vint.

— Cherchez le trousseau des petites clefs, là, dans les vêtemens qui sont sur le canapé.

Le domestique trouva les clefs.

— Ouvrez le second tiroir. Donnez-moi le grand portefeuille.

Le domestique donna le portefeuille.

— Bien. Allez.

Lorsque le domestique fut dehors, Exili, avec un sourire moitié timide et moitié convulsif, demanda :

— Ne pourrais-tu me donner 400 francs ?

— Non. Voici. C’est la dernière fois. Va-t’en.

George, au lieu de lui mettre les billets dans la main, les déposa sur le rebord du lit. Exili sourit, les prit, les mit dans sa poche ; puis, sur un ton ambigu où l’ironie se mêlait à l’adulation :

— Tu as un noble cœur ! ajouta-t-il.

Il promena ses regards autour de la pièce :

— Tu as aussi une chambre à coucher délicieuse.

Il s’installa sur le canapé, se versa un petit verre de liqueur, remplit son porte-cigares.

— Et ta maîtresse d’à présent, comment l’appelles-tu ? Ce n’est plus, je crois, celle de l’an passé ?

— Va-t’en, Exili : je veux dormir.

— Quelle splendide créature ! Les plus beaux yeux de Rome… Mais elle est absente, je suppose ? Depuis quelques jours, je ne la rencontre plus. Elle doit être partie en voyage. Elle a une sœur à Milan, ce me semble ?

Il se versa un autre petit verre et but d’un trait. Peut-être ne bavardait-il que pour se donner le temps de vider le flacon.

— Elle est séparée de son mari, n’est-ce pas ? J’imagine que ses finances sont assez mal en point ; et cependant elle est toujours habillée avec élégance. Il y a deux mois environ, je l’ai rencontrée rue du Babuino. Tu connais Monti, ton successeur probable ?… Mais non, tu ne dois pas le connaître. C’est un riche propriétaire, un grand et gros garçon d’un blond fadasse. Justement, ce jour-là, il était à ses trousses dans la rue du Babuino. Tu sais, cela se voit au premier coup d’œil, quand un homme suit une femme… Et il a des sous, Monti !

Il prononça la dernière phrase avec un accent indéfinissable : un odieux accent d’envie et de cupidité. Puis il but pour la troisième fois, sans bruit.

— Tu dors, George ?

Au lieu de répondre, George fit semblant de dormir. Il avait tout écouté, mais il craignait qu’à travers les couvertures Exili ne perçût les battemens de son cœur.

— George !

Il feignit de sursauter comme un homme qu’on réveille.

— Comment ! Tu es toujours ici ? Tu ne t’en vas pas ?

— Je m’en vais, fit l’autre en s’approchant du lit. Mais regarde donc ! Une épingle d’écaille !

Il se baissa pour la ramasser sur le tapis, l’examina curieusement, la posa sur le couvre-pied.

— Quel homme heureux ! fit-il encore, sur le même ton ambigu. Et maintenant, au revoir. Mille remerciemens !

Il tendit la main ; mais George laissa la sienne sous la couverture. Le bavard se dirigea vers la porte.

— Ton cognac est exquis : j’en prends encore un petit verre.

Il but et s’en alla. George, dans son lit, put savourer le poison à loisir.


III

Le second anniversaire tombait le 2 avril.

— Cette fois, dit Hippolyte, nous le célébrerons hors de Rome. Il faut passer une grande semaine d’amour, tout seuls, n’importe où, mais ailleurs qu’ici.

George demanda :

— Te rappelles-tu notre premier anniversaire, celui de l’an passé ?

— Oui, je me rappelle…

— C’était un dimanche, le dimanche de Pâques…

— Et je suis venue chez toi dans la matinée, à dix heures…

— Et tu avais cette petite jaquette anglaise qui me plaisait tant ! Tu avais apporté ton livre de messe…

— Oh ! ce matin-là, je n’ai pas été à la messe…

— Tu étais si pressée…

— Mon départ de la maison avait été presque une fuite. Tu sais, les jours de fête, je ne m’appartiens pas une seconde. Et pourtant, j’avais trouvé le moyen de rester avec toi jusqu’à midi. Et nous avions du monde à déjeuner, ce matin-là !

— Puis, de toute la journée, nous n’avons pas pu nous revoir. Ce fut un triste anniversaire…

— C’est vrai !

— Et ce soleil !

— Et cette forêt de fleurs dans ta chambre !…

— Moi aussi, je m’étais échappé un moment, ce matin-là ; j’avais acheté toute la place d’Espagne…

— Tu me jetais des poignées de feuilles de roses ; tu m’avais mis une quantité de feuilles dans le cou, dans les manches… Tu te rappelles ?

— Je me rappelle.

— Et puis, à la maison, en me déshabillant, j’ai tout retrouvé…

Elle sourit.

— Et, à mon retour, mon mari découvrit une de ces feuilles sur mon chapeau, dans le pli d’une dentelle !

— Tu me l’as raconté.

— Je ne sortis plus ce jour-là ; je ne voulus plus sortir. Je repensais, je repensais… Oui, ce fut un triste anniversaire !

Après un intervalle de rêverie silencieuse, elle dit encore :

— Croyais-tu, dans ton cœur, que nous serions arrivés jusqu’à l’anniversaire suivant ?

— Moi, non, répliqua-t-il.

— Et moi non plus.

George pensa : « Quel amour, que celui qui porte en soi le pressentiment de sa fin ! » Il pensa ensuite au mari, sans haine et même avec une sorte de bienveillance compatissante. « Maintenant, elle est libre. Pourquoi suis-je donc plus inquiet qu’autrefois ? Ce mari, c’était pour moi une sorte de garantie ; je me le représentais comme un gardien qui préservait ma maîtresse de tout danger. Mais je m’illusionne peut-être ; car, alors aussi, je souffrais beaucoup ; seulement la souffrance passée semble toujours moins dure que la souffrance présente. » Il poursuivait ses propres réflexions et n’écoutait plus les paroles d’Hippolyte.

Hippolyte disait :

— Eh bien ! où irons-nous ? Il faut se décider. C’est demain le 1er avril. J’ai déjà dit à ma mère : « Tu sais, maman : un de ces jours, je vais en voyage. » Il faut que je la prépare ; mais sois tranquille : j’inventerai pour elle un prétexte plausible.

Elle parlait gaiement ; elle souriait. Et, dans le sourire qui éclaira la fin de la phrase, il crut découvrir le contentement instinctif qu’éprouve une femme lorsqu’elle combine quelque tromperie. La facilité avec laquelle Hippolyte réussissait à tromper sa mère lui déplut. Il repensa encore, et non sans regret, à la vigilance maritale : « Pourquoi souffrir si cruellement de cette liberté, puisqu’elle est au service de mon plaisir ? Je ne sais ce que je donnerais pour me soustraire à mon idée fixe, à mes craintes qui l’offensent. Je l’aime et je l’offense ; je l’aime et je la crois capable d’une action basse ! »

Elle disait :

— Pourtant, il ne faudra pas que nous allions trop loin. Tu dois bien connaître un endroit paisible, solitaire, plein d’arbres, un peu étrange ? Tivoli, non ; Frascati, non.

— Prends le Bædeker, là, sur la table, et cherche.

— Cherchons ensemble.

Elle prit le livre rouge, s’agenouilla près du fauteuil où il était assis ; et, avec des gestes gracieux, d’une grâce enfantine, elle se mit à feuilleter. Par momens, elle lisait quelques lignes à voix basse.

Il la regardait, séduit par la finesse de la nuque d’où les cheveux, relevés vers le sommet de la tête, se tordaient en une sorte de volute, noirs avec des reflets lumineux. Il regardait les deux petites taches brunes des grains de beauté, les jumeaux, voisins l’un de l’autre sur la pâleur du cou velouté auquel ils donnaient un charme ineffable. Il fit la remarque qu’elle ne portait point de boucles d’oreilles ; et en effet, depuis deux ou trois jours, elle avait cessé de porter ses boucles de saphir. « Ne les aurait-elle point sacrifiées à un embarras d’argent ? Qui sait si, dans son intérieur, elle n’est pas réduite à subir la gêne de dures nécessités quotidiennes ? » Il se fit à lui-même une sorte de violence pour se contraindre à regarder en face son idée fixe, l’idée que voici : « Lorsqu’elle sera fatiguée de moi (et cela ne tardera guère), elle tombera aux mains de celui qui lui offrira une existence facile et qui, en échange d’un plaisir sensuel, l’affranchira du besoin. Cet homme pourrait bien être le négociant dont parlait Exili. Par dégoût des petites misères, elle triomphera de l’autre dégoût ; elle s’adaptera. Peut-être aussi n’aura-t-elle à triompher d’aucune répugnance. »

Il se souvint de la maîtresse d’un de ses camarades, la comtesse Albertini. Cette femme, séparée de son mari, restée libre sans grandes ressources, était descendue progressivement jusqu’aux amours lucratives, avec assez d’adresse pour sauver les apparences. Il se souvint encore d’un second exemple, qui rendit plus probable à ses yeux la possibilité de ce qu’il craignait. Et, devant cette possibilité qui émergeait de l’avenir obscur, il éprouva une indicible douleur. — Désormais, ses appréhensions ne lui laisseraient plus de répit ; tôt ou tard il était condamné à voir la chute de la créature qu’il avait placée si haut. La vie était pleine de semblables déchéances.

Elle disait, toute chagrine :

— Je ne trouve rien. Gubbio, Narni, Viterbe, Orvieto… Regarde le plan d’Orvieto : couvent de Saint-Pierre, couvent de Saint-Paul, couvent de Jésus, couvent de Saint-Bernardin, couvent de Saint-Louis, couvent de Saint-Dominique, couvent de Saint-François, couvent des Serviteurs de Marie…

Elle lisait sur un ton de cantilène, comme si elle eût récité une litanie. Tout à coup, elle éclata de rire, renversa la tête, offrit son beau front aux lèvres de son amant. Elle était dans une de ces minutes de bonté expansive qui lui donnaient un air de jeune fille.

— Que de couvens ! que de couvens ! Ce doit être un pays étrange ! Veux-tu que nous allions à Orvieto ?

George eut la sensation de recevoir sur l’âme une soudaine ondée de fraîcheur. Il s’abandonna avec gratitude à ce réconfort. Et, lorsqu’il pressa de ses lèvres le front d’Hippolyte, il y cueillit le souvenir de la cité guelfe, de la cité déserte qui s’abîme dans la muette adoration de son Dôme merveilleux.

— Orvieto ! Tu n’y es jamais allée ? Figure-toi, au sommet d’un rocher de tuf, sur une vallée mélancolique, une ville si parfaitement silencieuse qu’on la dirait sans habitans : fenêtres closes, ruelles grises où l’herbe croît ; un capucin qui traverse une place ; un évêque qui, devant un hôpital, descend d’un carrosse tout noir, avec un domestique décrépit à la portière ; une tour dans un ciel blanc, pluvieux ; une horloge qui sonne lentement les heures ; et, tout à coup, au fond d’une rue, un miracle : le Dôme !

Hippolyte dit, un peu songeuse, comme si elle avait eu dans les yeux la vision de cette cité du silence :

— Quelle paix !

— J’ai vu Orvieto en février, par un temps comme celui d’aujourd’hui, incertain : quelques gouttes de pluie, quelques rayons de soleil. Je n’y suis resté qu’un jour, et j’étais triste en partant : j’emportais avec moi la nostalgie de cette paix… Oh ! quelle paix ! Je n’avais pas d’autre compagnie que moi-même. Je faisais ce rêve : « Avoir une maîtresse ou, pour mieux dire, une sœur-amante qui serait pleine de dévotion ; venir ici, demeurer ici un mois, un long mois d’avril, d’un avril un peu pluvieux, cendré, mais tiède, avec des averses de soleil ; passer des heures et des heures dans la cathédrale, devant, autour ; aller cueillir des roses dans les jardins des couvens ; aller chez les religieuses acheter des confitures ; boire l’Est-Est-Est dans une petite tasse étrusque ; aimer beaucoup et dormir beaucoup, dans un lit moelleux, tout voilé de blanc, virginal… »

Ce rêve fit sourire Hippolyte de bonheur. Elle dit d’un air ingénu :

— Je suis dévote, moi ! Veux-tu m’emmener à Orvieto ?

Et, se pelotonnant toute aux pieds de l’aimé, elle lui prit les mains. Une immense douceur l’envahissait ; elle avait déjà l’avant-goût de ce repos, de ce loisir, de cette mélancolie.

— Raconte encore !

Il lui mit un baiser sur le front, longuement, avec une émotion chaste. Puis il la caressa longuement du regard.

— Tu as le front si beau ! dit-il avec un petit frisson.

En ce moment-là, l’Hippolyte réelle correspondait pour lui à la figure idéale qui vivait dans son cœur. Il la voyait bonne, tendre, soumise, respirant une noble et douce poésie. Selon la devise qu’il lui avait donnée, elle était grave mais suave : — gravis dum suavis.

— Raconte encore, murmura-t-elle.

Une lumière adoucie entrait par le balcon. De temps à autre, on entendait un faible bruissement sur les vitres ; et les gouttes de pluie avaient un clapotement étouffé.


IV

« Puisque nous avons déjà savouré en rêve l’essence du plaisir, puisque nous avons déjà goûté ce que nos sensations et nos sentimens auraient de plus rare et de plus délicat, je suis d’avis que nous renoncions à l’expérience du réel. N’allons pas à Orvieto. » Et il choisit un autre lieu : Albano-Laziale.

George ne connaissait ni Albano, ni Ariccia, ni le lac de Némi. Hippolyte, dans son enfance, était venue à Albano chez une tante, morte maintenant. Ce voyage aurait donc pour lui le charme de l’inconnu, et, pour elle, le mirage des lointains souvenirs. « Un nouveau spectacle de beauté ne semble-t-il pas renouveler et purifier l’amour ? Les souvenirs de l’âge virginal n’embaument-ils pas le cœur d’un parfum toujours frais et bienfaisant ? »

Ils décidèrent de partir le 2 avril, par le train de midi. Exacts au rendez-vous donné dans la gare, ils sentirent tous deux, en se retrouvant parmi la foule, une joie inquiète leur pénétrer l’âme.

— Ne va-t-on pas nous voir ? Dis, ne va-t-on pas nous voir ? demandait Hippolyte, moitié rieuse et moitié tremblante, parce qu’elle s’imaginait sentir tous les yeux fixés sur elle. Combien de temps encore avant le départ ? Mon Dieu ! comme j’ai peur !

Ils espéraient trouver dans le train un compartiment vide ; mais, à leur grand regret, ils durent se résigner à avoir trois compagnons de voyage. George salua un monsieur et une dame.

— Qui est-ce ? demanda Hippolyte en se penchant à l’oreille de son ami.

— Je te le dirai.

Elle examina le couple curieusement. Le monsieur était un vieillard à la longue barbe vénérable, au large crâne chauve et jaunâtre marqué sur le milieu d’une dépression profonde, d’une espèce d’ombilic énorme et difforme, pareil à l’empreinte que ferait un gros doigt pressé sur une matière molle. La dame, enveloppée d’un châle persan, laissait voir sous une sorte d’abat-jour un visage émacié et méditatif ; et, dans sa toilette, dans sa physionomie, on retrouvait quelque chose de la caricature anglaise d’une blue-stocking. Les yeux du vieillard, glauques, avaient cependant une vivacité singulière ; on aurait dit qu’une flamme intérieure les illuminait comme ceux d’un extatique. D’ailleurs il avait répondu au salut de George par un sourire très doux.

Hippolyte cherchait dans sa mémoire. Où donc pouvait-elle avoir rencontré ces deux personnes ? Elle ne parvenait pas à préciser son souvenir ; mais elle avait le sentiment confus que ces étranges figures de vieillards faisaient partie d’un de ses souvenirs d’amour.

— Qui est-ce ? dis-moi, répéta-t-elle à l’oreille de George.

— Les Martlet : master Martlet et sa femme. Ils nous portent bonheur. Sais-tu où nous les avons rencontrés ?

— Non ; mais je suis sûre de les avoir vus quelque part.

— C’était à la chapelle de la rue Belsiana, le 2 avril, quand je t’ai connue…

— Oui, oui ; je me rappelle !

Ses yeux rayonnèrent ; le hasard lui parut merveilleux. Elle examina de nouveau les deux vieillards avec une sorte d’attendrissement.

— Quel bon augure !

Une mélancolie délicieuse l’envahissait. Elle appuya sa tête au dossier et repassa dans sa mémoire les choses d’autrefois. Elle revit la petite église de la rue Belsiana, mystérieuse, noyée dans une pénombre bleuâtre : — sur la tribune, dont la courbure ressemblait à celle d’un balcon, une couronne de jeunes filles ; en bas, un groupe de musiciens avec leurs instrumens à cordes, debout devant des pupitres de sapin blanc ; tout autour, dans les stalles de chêne, les auditeurs assis, peu nombreux, presque tous blancs ou chauves ; au centre, le maître de chapelle qui battait la mesure. Un pieux parfum évaporé d’encens et de violettes se mélangeait à la musique de Sébastien Bach.

Vaincue par la suavité des souvenirs, elle se pencha encore vers son amant et murmura :

— Tu y repenses, toi aussi ?

Elle aurait voulu lui communiquer son trouble, lui prouver qu’elle n’avait rien oublié, pas même les moindres circonstances de cet événement solennel. Lui, d’un geste furtif, prit la main d’Hippolyte sous les larges plis du manteau de voyage, et il la garda serrée dans la sienne. Tous deux éprouvaient dans l’âme un frémissement qui leur rappelait certaines sensations délicates des tout premiers jours. Et ils demeurèrent en cette attitude, pensifs, un peu extatiques, un peu engourdis par la chaleur, bercés par le mouvement égal et continu du train, avec, par instans, la vision fuyante d’un paysage verdâtre aperçu dans la brume à travers les glaces de la portière. Le ciel s’était couvert ; il pleuvait. Master Martlet somnolait dans un coin ; mistress Martlet lisait une revue, le Lyceum. Le troisième voyageur dormait profondément, la toque rabattue sur les yeux.

« Lorsque le chœur perdait la mesure, master Martlet battait les temps avec énergie, comme le maître de chapelle. À un certain moment, tous les vieillards battaient les temps, envahis par la folie de la musique. Il y avait dans l’air un parfum évaporé d’encens et de violettes. » George s’abandonnait avec délices au remous capricieux de sa mémoire. « Aurais-je pu rêver pour mon amour un prélude plus étrange et plus poétique ? On dirait un souvenir de quelque lecture romanesque ; et, au contraire, c’est un souvenir de ma vie réelle. J’en garde les moindres détails présens aux yeux de l’âme. La poésie de ce commencement a répandu plus tard sur tout mon amour une ombre de rêve. » Dans l’engourdissement d’une légère torpeur, il s’attardait à certaines images confuses qui prenaient pour son esprit une sorte d’enchantement musical. « Quelques grains d’encens… Un petit bouquet de violettes… »

— Regarde comme master Martlet dort ! lui dit tout bas Hippolyte. Aussi calme qu’un enfant !

Puis elle ajouta, souriante :

— Toi aussi, n’est-ce pas ? tu as un peu sommeil. Il pleut toujours. Quel alanguissement étrange ! Je sens mes paupières lourdes.

Et, les yeux mi-clos, elle le regarda d’entre ses longs cils.

George pensait : « Tout de suite, ses cils m’ont plu. Elle était au milieu de la chapelle, assise sur un siège à haut dossier. Son profil se dessinait sur la clarté pleuvant de la fenêtre. Lorsque les nuages se dissipèrent au dehors, la clarté s’aviva soudain. Elle fit un petit mouvement, et, dans la lumière, toute la longueur de ses cils m’apparut : une longueur prodigieuse ! »

— Dis, pour arriver, faut-il beaucoup de temps encore ? demanda Hippolyte.

Le sifflet de la locomotive annonçait l’approche d’une station.

— Je te parie, reprit-elle, que nous avons été plus loin qu’il ne fallait.

— Oh ! non.

— Eh bien, informe-toi.

Une voix rauque criait le long des portières :

— Segni-Paliano.

George, un peu effaré, tendit la tête et demanda :

— C’est Albano ?

— Non, monsieur ; c’est Segni-Paliano, répondit l’homme avec un sourire. Vous allez à Albano ? Alors vous auriez dû descendre à la Cecchina.

Hippolyte partit d’un éclat de rire si fort que master et mistress Martlet la regardèrent avec stupéfaction. George partagea immédiatement cette hilarité contagieuse.

— Que faire ?

— Avant tout, il faut descendre !

George tendit les valises à un homme de service, tandis qu’Hippolyte continuait à rire de son rire frais et alerte, réjouie de cette mésaventure dont elle avait pris tout de suite son parti. Master Martlet avait l’air de recevoir en pleine poitrine, avec une bénignité radieuse, cette ondée de jeunesse semblable à une ondée de soleil. Il salua de la tête Hippolyte qui, au fond du cœur, éprouvait un vague regret de descendre.

— Pauvre master Martlet ! dit-elle sur un ton moitié grave et moitié badin, en suivant des yeux le train qui s’éloignait dans la campagne terne et solitaire. Cela me chagrine de le quitter. Sais-je si je le reverrai jamais ?

Puis, se tournant vers George :

— Et maintenant ?

Un employé de la station les renseigna :

— Le train pour la Cecchina passe à quatre heures et demie.

— Cela s’arrange, reprit Hippolyte. Il est deux heures et demie. Or, je te déclare que, à partir de ce moment, je prends la haute direction du voyage. Toi, tu te laisseras conduire. Allons, mon petit George, serre-toi bien contre moi, fais bien attention de ne pas te perdre.

Elle lui parlait comme à un bébé, par plaisanterie. Ils se sentaient tous deux pleins d’allégresse.

— Où est Segni ? Où est Paliano ?

On n’apercevait aucun village aux alentours. Les collines basses étalaient sous un ciel gris leur verdure incertaine. Près de la voie, un seul petit arbre, grêle et tordu, se balançait dans l’air humide.

Comme il bruinait, les deux fourvoyés cherchèrent un refuge à la gare, dans une petite salle où il y avait une cheminée sans feu. Sur une muraille, une vieille carte géographique pendait en lambeaux, sillonnée de lignes noires ; sur une autre muraille pendait un carré de carton, avec une réclame pour un élixir. Vis-à-vis de cette cheminée qui n’avait plus mémoire de la flamme, un canapé recouvert de toile cirée perdait par mille blessures son âme d’étoupe.

— Regarde ! s’écria Hippolyte qui lisait le Bædeker. A Segni, il y a l’hôtellerie de Gaetanino !

Cette dénomination les fit rire.

— Si nous fumions une cigarette ? dit George. Il est trois heures. C’est l’heure où j’allais entrer dans la chapelle, il y a deux ans…

Et, de nouveau, le souvenir du grand jour lui occupa l’esprit. Pendant quelques minutes, ils fumèrent sans rien dire, écoutant la pluie qui redoublait. À travers les vitres embuées, ils voyaient le chétif petit arbre se tordre sous la rafale.

— Mon amour date de plus loin que le tien, dit George. Dès avant ce jour-là, il était né.

Elle protesta. Et lui, d’un air tendre, fasciné par le charme profond des jours irrévocablement enfuis :

— Je te vois encore passer, la première fois ! continua-t-il. Quelle impression ineffaçable ! C’était vers le soir, lorsque les lumières commencent à s’allumer, lorsque tombent sur les rues des flots d’azur… J’étais devant les vitrines d’Alinari, seul ; je regardais les figures, mais je les distinguais à peine ; c’était un état indéfinissable : un peu de lassitude, beaucoup de tristesse, avec je ne sais quel vague besoin d’idéalité… Ce soir-là, j’avais une soif ardente de poésie, d’élévation, de choses délicates et spirituelles. Était-ce un pressentiment ?

Il fit une longue pause ; mais Hippolyte resta muette, attendant qu’il poursuivît, toute au plaisir exquis de l’entendre, parmi la fumée légère des cigarettes qui semblait mettre un voile de plus sur le souvenir voilé.

— C’était en février. Note ceci : justement, ces jours-là, j’avais visité Orvieto. Je crois même que, si j’étais alors chez Alinari, c’était pour lui demander une photographie du reliquaire. Et tu as passé !… Depuis, en deux ou trois autres circonstances, deux ou trois, pas davantage, je t’ai vue aussi pâle, de cette pâleur singulière. Tu ne peux te figurer, Hippolyte, combien tu étais pâle. Jamais je n’ai réussi à trouver une comparaison. Je pensai : « Comment cette femme peut-elle se tenir debout ? Elle ne doit plus avoir dans les veines une seule goutte de sang. » C’était une pâleur surnaturelle qui te donnait l’apparence d’une créature sans corps, dans ce flot d’azur tombant du ciel sur le pavé. Je ne fis pas attention à l’homme qui t’accompagnait ; je ne voulus pas te suivre ; je n’obtins pas même de toi un regard dérobé… Voici un autre détail que je me rappelle : tu t’arrêtas quelques pas plus loin, parce qu’un allumeur de becs de gaz encombrait le trottoir. Eh bien ! je vois encore en l’air le scintillement de la petite flamme au sommet de la hampe, je vois l’embrasement subit du gaz qui t’inonda de clarté.

Hippolyte sourit, mais avec un peu de tristesse, avec cette tristesse qui serre le cœur des femmes lorsqu’elles regardent leur ancien portrait.

— Oui, j’étais pale, dit-elle ; j’avais quitté le lit depuis quelques semaines seulement, après une maladie de trois mois. J’avais vu la mort de près.

Une rafale de pluie s’abattit sur les glaces. On voyait le petit arbre s’agiter d’un mouvement presque circulaire, comme sous l’effort d’une main qui aurait voulu le déraciner. Pendant quelques minutes, ils regardèrent ensemble cette agitation furieuse qui, dans le blêmissement, dans la nudité, dans l’inerte torpeur de la campagne, prenait une apparence étrange de vie consciente. Hippolyte éprouva presque de la compassion. Cette souffrance imaginaire de l’arbre les mettait en face de leur propre souffrance. Ils considérèrent en pensée la grande solitude qui s’étendait autour de la gare, ce misérable édifice devant lequel passait de temps à autre un train chargé de voyageurs divers dont chacun portait en son âme une inquiétude différente. Les images tristes se succédaient dans leur esprit, très rapides, suggérées par les mêmes choses qu’ils avaient vues tout à l’heure avec des yeux gais. Et, lorsque les images se dissipèrent, lorsque leur conscience, cessant de s’y attacher, se replia sur elle-même, ils trouvèrent tous deux au fond de leur être une angoisse unique et indicible : le regret des jours irrémédiablement perdus.

Leur amour avait derrière lui un long passé : il traînait derrière lui, dans le temps, un immense filet obscur plein de choses mortes.

— Qu’as-tu ? demanda Hippolyte, avec une légère altération dans la voix.

— Et toi, qu’as-tu ? demanda George en fixant son regard sur elle.

Ni l’un ni l’autre ne répondit à la question. Ils se turent, et recommencèrent à regarder par les glaces. Le ciel parut avoir comme un sourire éploré. Une faible lueur effleura une colline, y répandit une dorure fugitive, s’éteignit. D’autres lueurs s’allumèrent encore, puis moururent.

— Hippolyte Sanzio ! dit George, qui prononça ce nom avec lenteur comme pour en savourer le charme. Combien mon cœur palpita, lorsque je sus enfin que c’était ton nom ! Dans ce nom, combien de choses j’ai vues et senties ! C’était le nom d’une de mes sœurs, qui est morte. Ce beau nom m’était familier. Je pensai immédiatement, avec une émotion profonde « Oh ! si mes lèvres pouvaient reprendre leur chère habitude ! » Ce jour-là, du matin au soir, les souvenirs de la morte se mêlèrent d’une façon exquise à mon rêve secret. Je ne me mis point en quête de toi ; je m’interdis toute poursuite ; je voulus n’être jamais importun ; mais, au fond, j’avais une confiance inexplicable : j’étais sûr que, tôt ou tard, tu me connaîtrais et m’aimerais. Quelles sensations délicieuses ! je vivais hors du réel ; je ne nourrissais mon esprit que de musique et de lectures exaltantes. Un jour, il m’arriva de t’apercevoir à un concert donné par Jean Sgambati ; mais je t’aperçus seulement lorsque tu étais sur le point de quitter la salle. Tu me jetas un regard… Une autre fois encore, tu m’as regardé, tu te rappelles peut-être ? lorsque nous nous rencontrâmes à l’entrée de la rue du Babuino, juste en face de la librairie Piale.

— Oui, je me rappelle.

— Tu avais une fillette avec toi.

— C’était Cécile, une de mes nièces.

— Je m’arrêtai sur le trottoir pour te laisser passer. Je remarquai que nous avions tous deux la même taille. Tu étais moins pâle que d’habitude. Un éclair d’orgueil me traversa l’esprit…

— Tu avais deviné juste.

— Tu te rappelles ? Ce fut vers la fin de mars. J’attendais avec une confiance croissante. Je vivais au jour le jour, m’absorbant dans la pensée de la grande passion que je sentais venir. Comme je t’avais vue deux fois avec un petit bouquet de violettes, j’emplissais de violettes toute ma maison. Oh ! ce début de printemps, je ne l’oublierai jamais ! Et ces sommeils du matin dans le lit, si légers, si diaphanes !… Et ces réveils lents, indécis, où, pendant que mes yeux s’ouvraient à la lumière, mon esprit tardait encore à reprendre le sentiment de la réalité !… Je me rappelle que des artifices puérils suffisaient pour me procurer une sorte d’ivresse illusoire. Je me rappelle qu’un jour, au concert du Quintette, en écoutant une sonate de Beethoven qu’emplissait le retour d’une phrase grandiose et passionnée, je m’exaltai jusqu’à la folie par la répétition intérieure d’un certain rythme de syllabes où il y avait ton nom.

Hippolyte sourit ; mais, en l’entendant parler avec une préférence évidente des toutes premières manifestations de son amour, elle éprouvait au fond du cœur un déplaisir. Ce temps-là lui paraissait donc plus doux que le présent ? Ces souvenirs lointains étaient donc ses plus chers souvenirs ?

George continua :

— Tout le dédain que j’ai pour la vie vulgaire n’aurait jamais suffi à m’inspirer le rêve d’un asile aussi fantastique, aussi mystérieux que l’oratoire abandonné de la rue Belsiana. Tu te rappelles ? La porte qui s’ouvre sur la rue, en haut des marches, était close, close depuis des années peut-être. On passait par une ruelle latérale qui sentait le vin et où il y avait l’enseigne rouge d’un cabaret, avec un grand bouchon. Tu te rappelles ? On entrait par derrière, en traversant une sacristie à peine assez grande pour contenir un prêtre et un sacristain. C’était l’entrée du sanctuaire de la Sagesse… Oh ! ces vieillards, ces vieilles femmes, tout autour, dans les stalles vermoulues ! Où Alexandre Memmi était-il allé chercher son auditoire ? Ce que tu ne savais pas sans doute, mon amour, c’est que, dans ce concile de philosophes mélomanes, tu personnifiais la Beauté. Martlet, vois-tu, master Martlet est un des bouddhistes les plus convaincus de notre époque ; et sa femme a écrit un livre sur la Philosophie de la Musique. La dame assise près de toi, c’était Marguerite Traube Boll, une doctoresse célèbre qui continue les travaux de son défunt mari sur les fonctions visuelles. Le nécromancien au long manteau verdâtre qui entra sur la pointe des pieds, c’était un juif, un médecin allemand, le docteur Fleischl, pianiste supérieur, fanatique de Bach. Le prêtre assis sous la croix, c’était le comte Castracane, un botaniste immortel. Un autre botaniste, un bactériologiste, un microscopiste insigne, Cuboni, lui faisait face. Et il y avait aussi Jacques Moleschott, ce vieillard inoubliable : candide, énorme. Il y avait Blaserna, le collaborateur d’Helmholtz pour la théorie des sons ; il y avait master Davys, un peintre philosophe, un préraphaélite plongé dans le brahmanisme… Et les autres encore, peu nombreux, c’étaient tous des intelligences d’élite, des esprits rares, adonnés aux plus hautes spéculations de la science moderne, froids explorateurs de la vie et adorateurs passionnés du rêve.

Il s’interrompit pour évoquer en lui-même le tableau. — Ces sages écoutaient la musique avec un enthousiasme religieux ; les uns prenaient une attitude inspirée ; d’autres faisaient des gestes inconsciens, à l’imitation du maître de chapelle ; d’autres, tout bas, unissaient leur chant au chant du chœur. Ce chœur, voix d’hommes et voix de femmes, occupait la tribune de bois peint, où l’on ne distinguait plus que quelques traces de dorure. Sur le devant, les jeunes filles formaient un groupe, avec leurs partitions élevées à la hauteur du visage. En bas, sur les pupitres grossiers des violonistes, des bougies brûlaient, taches d’or sur un fond d’ombre bleuâtre. Çà et là, leurs petites flammes se reflétaient sur la caisse vernie d’un instrument, mettaient un point lumineux au bout d’un archet. Alexandre Memmi, un peu raide, chauve, avec une courte barbe noire, avec des lunettes d’or, debout en face de l’orchestre, battait la mesure d’un geste sévère et sobre. A la fin de chaque morceau, un murmure s’élevait dans la chapelle, et des rires mal réprimés descendaient de la tribune, parmi le froissement des cahiers dont on tournait les pages. Lorsque le ciel venait à s’éclaircir, on voyait pâlir la flamme des bougies ; une croix très haute qui avait figuré jadis aux processions solennelles, une croix tout ornée de feuillages et d’olives d’or, se détachait sur la muraille en saillie de lumière. Les têtes blanches et chauves des auditeurs luisaient sur les dossiers de chêne. Puis, tout à coup, par un nouveau changement du ciel, l’ombre recommençait à s’étendre sur les choses, pareille à un brouillard léger. Une onde à peine perceptible de subtils effluves — encens ou benjoin ? — se dispersait dans la nef. Sur l’unique autel, dans un vase de verre, deux bouquets de violettes un peu passées exhalaient un souffle de printemps ; et ce double parfum mourant était comme la poésie des songes que la musique évoquait dans l’âme des vieillards, tandis qu’à côté d’eux, en de tout autres âmes, s’épanouissait un tout autre songe, telle une aurore sur des neiges fondantes.

Cette scène, il se plaisait à la reconstruire, à la poétiser, à la réchauffer d’un souffle lyrique.

— N’est-ce pas invraisemblable, incroyable ? s’écria-t-il. À Rome, dans la ville de l’inertie intellectuelle, un maître de musique, un bouddhiste qui a publié deux volumes d’essais sur la philosophie de Schopenhauer, se donne le luxe de faire exécuter une messe de Sébastien Bach, pour son seul plaisir, dans une chapelle mystérieuse, devant un auditoire de grands savans mélomanes dont les filles chantent en chœur. N’est-ce point une page d’Hoffmann ? Par une après-midi de printemps, un peu grise mais tiède, ces vieux philosophes quittent les laboratoires où ils ont lutté obstinément pour arracher à la vie un de ses secrets ; et ils se rassemblent dans un oratoire caché, pour satisfaire jusqu’à l’ivresse la passion qui rapproche leurs cœurs, pour s’élever hors de la vie, pour vivre idéalement dans le rêve. Et, au milieu de ce concile de vieillards, une exquise idylle musicale se déroule entre la cousine du bouddhiste et l’ami du bouddhiste, idéalement ! Et, quand la messe est finie, le bouddhiste, qui ne se doute de rien, présente l’amant futur à la divine Hippolyte Sanzio !

Il se mit à rire et se leva.

— J’ai fait, ce me semble, une commémoration dans les règles. Pendant un instant,

Hippolyte resta encore un peu absorbée. Ensuite elle dit :

— Tu te rappelles ? C’était un samedi, la veille du dimanche des Rameaux.

À son tour elle se leva, s’approcha de George, lui mit sur la joue un baiser.

— Veux-tu que nous sortions ? Il ne pleut plus.

Ils sortirent et se promenèrent sur le trottoir humide, que faisait reluire un soleil amorti. L’air froid leur donna un saisissement. Aux alentours, les petites collines ondulées verdoyaient, sillonnées de stries lumineuses ; çà et là, de larges flaques d’eau reflétaient l’image pâle d’un ciel dont l’azur profond se dilatait entre les nuages floconneux. Le petit arbre, dégouttant d’eau, s’éclairait par momens d’une lueur.

— Ce petit arbre restera dans notre souvenir, dit Hippolyte en s’arrêtant pour le contempler. Il est si seul, si seul !

La cloche annonça l’approche du train. Il était quatre heures un quart. Un homme de service s’offrit pour aller prendre les billets. George demanda :

— Quand serons-nous à Albano ?

— Vers sept heures.

— Il fera nuit, dit Hippolyte.

Comme elle avait un peu froid, elle prit le bras de George ; et elle eut plaisir à penser qu’ils arriveraient dans un hôtel inconnu, par cette soirée fraîche, et qu’ils dîneraient seuls ensemble devant un feu flambant.

George s’aperçut qu’elle tremblait et lui demanda :

— Veux-tu rentrer ?

Elle répondit :

— Non. Tu vois bien qu’il fait du soleil : je me réchaufferai.

Un indicible besoin d’intimité l’avait prise. Elle se serra contre lui, devint subitement caressante, eut des séductions dans la voix, dans le regard, dans le contact, dans les gestes, dans tout son être. Elle voulait répandre sur l’aimé les plus féminins de ses charmes ; elle voulait l’enivrer ; elle voulait l’éblouir d’un éclat de bonheur présent capable d’éclipser le reflet du bonheur passé ; elle voulait lui paraître plus aimable, plus adorable, plus désirable qu’autrefois. Une peur l’assaillit, atroce : qu’il pût regretter la femme de jadis, soupirer après les douceurs abolies, croire qu’alors seulement il avait atteint le comble de l’ivresse. Elle pensait : « Ses ressouvenirs m’ont mis tant de mélancolie dans l’âme ! J’ai eu peine à retenir mes pleurs. Et lui aussi, peut-être, il est triste intérieurement. Comme le passé pèse sur l’amour ! » Elle pensait : « Peut-être est-il fatigué de moi ? Peut-être ignore-t-il cette fatigue, et ne se l’avoue-t-il point à lui-même, et se fait-il illusion ? Mais il est peut-être incapable, maintenant, de trouver en moi aucun bonheur ; si je lui suis chère encore, c’est peut-être seulement parce qu’il rencontre en moi un motif pour ses chères tristesses. Hélas ! moi aussi, à ses côtés, je ne goûte que de rares momens de bonheur véritable ; je souffre moi aussi. Et cependant je l’aime, et j’aime ma souffrance, et mon unique désir est de lui plaire, et je ne conçois point la vie sans cet amour. Pourquoi sommes-nous donc si tristes, puisque nous nous aimons ? »

Elle s’appuyait fort sur le bras de l’aimé, en le regardant avec des yeux où l’ombre des pensées donnait à sa tendresse une expression plus profonde.

« Il y a deux ans, vers la même heure, nous sortions ensemble de la chapelle ; et il me parlait de choses étrangères à l’amour, d’une voix qui me touchait le cœur, qui m’effleurait l’âme comme une caresse de lèvres ; et cette caresse idéale, je la savourais pourtant comme un long baiser. Je tremblais, je tremblais sans cesse, parce que je sentais naître en moi un sentiment inconnu. Oh ! ce fut une heure divine !… Nous avons atteint aujourd’hui notre second anniversaire, et nous nous aimons encore. Tout à l’heure, il parlait ; eh bien ! si sa voix me troublait autrement que jadis, elle me troublait toujours jusqu’au fond de l’âme. Nous avons devant nous une soirée délicieuse. Pourquoi regretter les jours lointains ? Notre liberté, notre intimité présente ne valent-elles pas les incertitudes et les hésitations de ce temps-là ? Nos souvenirs mêmes, si nombreux, n’ajoutent-ils pas un nouveau charme à notre amour ? Je l’aime, je me donne à lui tout entière ; en présence de son désir, je ne connais plus de pudeur. En deux ans, il m’a transformée ; il a fait de moi une autre femme ; il m’a donné des sens nouveaux, une âme nouvelle, une intelligence nouvelle. Je suis sa créature. Il peut s’enivrer de moi comme d’une de ses pensées. Je lui appartiens toute, aujourd’hui et pour toujours. »

Elle demanda, en se serrant plus fort contre lui, avec passion :

— N’es-tu pas heureux ?

L’accent de cette demande le troubla, et, comme si un souffle chaud l’eût enveloppé à l’improviste, il eut un frisson de bonheur vrai. Il répondit :

— Oh ! oui, je suis heureux !

Et, lorsqu’ils entendirent le sifflet de la locomotive, leurs cœurs eurent le même sursaut.

Enfin ils étaient seuls dans leur compartiment. Ils fermèrent toutes les glaces, attendirent que le train se mît en marche, s’enlacèrent, s’embrassèrent, se répétèrent tous les noms caressans dont leur tendresse de deux années avait fait usage. Puis ils se tinrent assis à côté l’un de l’autre, avec un vague sourire sur les lèvres et dans les yeux, avec la sensation que la course rapide de leur sang se ralentissait petit à petit. Ils regardèrent à travers les glaces le paysage monotone qui fuyait dans une brume teintée de violet.

Hippolyte dit :

— Pose la tête sur mes genoux, ici, et couche-toi.

Il posa la tête, se coucha.

Elle dit :

— Le vent t’a ébouriffé les moustaches.

Et, du bout des doigts, elle releva quelques poils légers qui retombaient sur la bouche. Il lui baisa le bout des doigts. Elle lui passa la main dans les cheveux et dit :

— Toi aussi, tu as les cils très longs.

Pour admirer les cils, elle lui ferma les yeux. Ensuite elle lui caressa le front et les tempes ; elle se fit encore baiser les doigts l’un après l’autre, la tête penchée au-dessus de lui. Et, d’en bas, George voyait sa bouche s’ouvrir avec une lenteur infinie, voyait s’épanouir le calice neigeux de ses dents. Elle refermait la bouche, puis la rouvrait encore avec lenteur, d’un mouvement presque insensible, comme une fleur à deux pétales ; et une blancheur perlée apparaissait au fond du calice.

Ce jeu délicieux leur donnait une langueur ; ils oubliaient, ils étaient heureux. Le roulement monotone du train les berçait. Ils échangèrent tout bas des mots d’adoration.

Elle dit, avec un sourire :

— C’est le premier voyage que nous faisons ensemble ; c’est la première fois que nous sommes seuls dans un wagon.

Elle se complaisait à répéter que ce qu’ils faisaient était une chose nouvelle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, une fois encore, elle eut la vision de l’hôtel silencieux, de la chambre aux meubles démodés, du grand lit caché sous une moustiquaire blanche. Pour distraire l’aimé, elle dit :

— En cette saison, il n’y aura presque personne à Albano. Comme nous serons bien, tout seuls, dans l’hôtel désert ! On nous prendra pour deux jeunes mariés.

Elle s’enveloppa dans son manteau avec un frisson, s’appuya contre l’épaule de George.

— Il fait froid aujourd’hui, n’est-ce pas ? En arrivant, nous allumerons vite un grand feu et nous prendrons une tasse de thé.

Ce fut pour eux un plaisir troublant d’imaginer l’ivresse prochaine. Ils se parlaient à voix basse, se communiquant l’ardeur de leur sang, échangeant de brûlantes promesses. Ensuite, il leur parut à tous deux qu’un voile s’écartait de leurs yeux, qu’un brouillard intérieur se dissipait, qu’un enchantement se rompait. Le feu s’éteignit dans le foyer de la chambre imaginaire ; le lit sembla glacé, le silence de l’hôtel désert devint lourd. Hippolyte appuya la tête au dossier et regarda le vaste paysage monotone qui s’éloignait dans l’ombre.

À côté d’elle, George était retombé sous l’empire de ses pensées perfides. Une horrible vision le torturait, à laquelle il ne lui était pas possible de se soustraire, parce qu’il la voyait avec les yeux de l’âme, ces yeux sans paupière qu’aucune volonté ne peut clore.

— À quoi penses-tu ? demanda Hippolyte inquiète.

— À toi ?

Il pensait à elle, à son voyage de noces, aux façons d’agir des nouveaux mariés. « Sans aucun doute, elle s’est trouvée seule, jadis, avec son mari comme elle l’est maintenant avec moi. Et c’est peut-être ce souvenir qui maintenant la rend si triste ! » Il pensa aussi aux rapides aventures entre deux stations, aux troubles soudains que cause un regard, aux surprises de la sensualité pendant la longueur étouffante des après-midi caniculaires. « Quelle horreur ! quelle horreur ! » Il eut un sursaut, ce sursaut particulier qu’Hippolyte savait trop bien être le sûr symptôme du mal dont son amant était affligé. Elle lui prit la main et lui demanda :

— Tu souffres ?

De la tête il fit signe que oui, en la regardant avec un douloureux sourire. Mais elle n’eut pas le courage de pousser plus loin ses questions, parce qu’elle craignait une réponse amère et déchirante. Elle préféra se taire ; mais elle lui mit sur le front un long baiser, son baiser habituel, dans l’espoir de desserrer ainsi le nœud des réflexions cruelles.

— Voici la Cecchina ! s’écria-t-elle avec soulagement au bruit du sifflet d’arrivée. Vite, vite, mon amour ! il faut descendre.

Pour l’égayer, elle affectait d’être gaie. Elle baissa la glace et tendit la tête.

— La soirée est froide, mais belle. Vite, mon amour ! C’est notre anniversaire. Il faut que nous soyons heureux.

Le son de cette voix tendre et forte chassa loin de lui les choses mauvaises. En sortant à l’air vif, il se sentit rasséréné.

Un ciel limpide comme le diamant se recourbait envoûte sur la campagne abreuvée d’eau. Dans l’atmosphère diaphane erraient encore des atomes de clarté crépusculaire. Les étoiles s’allumaient une à une, successivement, comme sur les branches d’invisibles lampadaires qui auraient oscillé.

« Il faut que nous soyons heureux ! » Cette parole d’Hippolyte, George l’entendait résonner intérieurement ; et son âme se gonflait d’aspirations indéfinies. En cette nuit solennelle et pure, la chambre tranquille, le foyer flambant, le lit avec ses blanches gazes lui paraissaient des élémens trop humbles de bonheur. « C’est notre anniversaire, il faut que nous soyons heureux ! » Que pensait-il, que faisait-il deux ans auparavant, à la même minute ? Il vaguait par les rues, sans but, poussé par le besoin instinctif de gagner des espaces plus larges, attiré néanmoins vers les quartiers populeux, où son orgueil et sa joie lui semblaient grandir par le contraste de la vie commune, où les bruits ambians de la cité ne lui arrivaient aux oreilles que comme une rumeur lointaine.


V

Le vieil hôtel de Ludovic Togni, avec son long vestibule aux murailles de stuc peintes en marbre, avec ses paliers aux portes vertes décorés partout de pierres commémoratives, donnait immédiatement une impression de paix quasi conventuelle. Tout le mobilier avait un air de vieillesse familiale. Les lits, les chaises les fauteuils, les canapés, les commodes avaient des formes d’un autre âge, tombées en désuétude. Les plafonds de couleur tendre, jaune clair et bleu céleste, portaient au centre une guirlande de roses ou quelque autre symbole usuel : une lyre, une torche, un carquois. Sur les tentures de papier et sur les tapis de laine, les bouquets de fleurs avaient pâli, étaient devenus presque invisibles ; les rideaux des fenêtres, blancs et modestes, pendaient à des bâtons dédorés ; les glaces rococo, en reflétant ces images vieillottes dans une buée terne, leur donnaient cet air de mélancolie et presque d’irréalité que donnent parfois à leurs rives les étangs solitaires.

— Que je suis contente d’être ici ! s’écria Hippolyte, pénétrée par le charme de ce milieu paisible. Je voudrais y rester toujours.

Et elle se pelotonna dans le grand fauteuil, en appuyant sa tête au dossier que garnissait un croissant de coton blanc, humble ouvrage fait au crochet.

Et elle se ressouvint de sa défunte tante Jeanne, de sa lointaine enfance.

— Pauvre tante ! Elle avait, je me rappelle, une maison pareille à celle-ci, une maison où, depuis un siècle, les meubles n’avaient pas bougé de place. Je me rappelle toujours son désespoir, lorsque je lui cassai un de ces globes de verre sous lesquels on abrite des fleurs artificielles, tu sais bien… Elle en pleura, je me rappelle… Pauvre vieille tante ! Je la vois encore avec sa coiffe de dentelle noire, avec ses papillotes blanches qui lui pendaient le long des tempes…

Elle parlait lentement, avec des pauses, les regards fixés sur le feu qui flambait dans l’âtre ; et, par momens, pour adresser à George un sourire, elle relevait ses yeux un peu battus et cernés d’une ombre violette, tandis que montait de la rue un bruit régulier et monotone de paveurs battant le pavé.

— Dans la maison, je me rappelle, il y avait un grand grenier avec deux ou trois lucarnes, où étaient logés des pigeons. On y montait par un petit escalier raide, aux parois duquel étaient pendues. Dieu sait depuis quand, des peaux de lièvre garnies de tout leur poil, desséchées, tendues par deux bouts de roseaux mis en croix. Tous les jours je portais à manger aux pigeons. Dès qu’ils m’entendaient monter, ils se pressaient devant la porte. Lorsque j’entrais, c’était un véritable assaut. Alors je m’asseyais à terre et je répandais l’orge tout autour de moi. Les pigeons m’environnaient ; ils étaient tous blancs ; et je les regardais becqueter. Un son de flûte arrivait d’une maison voisine : toujours la même ariette, et à la même heure Cette musique me semblait délicieuse. J’écoutais, la tête levée vers la lucarne, la bouche béante, comme pour boire les notes qui pleuvaient. De temps à autre, un pigeon retardataire rentrait en me battant la tête de ses ailes, en me mettant dans les cheveux des plumes blanches. Et la flûte invisible jouait, jouait toujours… J’ai encore l’ariette dans les oreilles ; je pourrais la fredonner. Voilà comment m’est venue la passion de la musique, à cette époque, dans un colombier…

Et elle répétait mentalement l’air de l’ancienne flûte d’Albano ; elle en savourait la douceur avec une mélancolie comparable à celle de l’épouse qui, après bien des années, retrouve au fond de son coffre de mariage une dragée oubliée. Il y eut un intervalle de silence. Une sonnette retentit dans le corridor de l’hôtel paisible.

— Je me rappelle. Une tourterelle boiteuse sautillait dans l’appartement, et c’était une des grandes tendresses de ma tante. Un jour, une fillette du voisinage vint jouer avec moi, une belle fillette blonde qui se nommait Clarisse. Ma tante gardait le lit à cause d’un rhume. Nous nous amusions sur la terrasse, au grand dommage des vases d’œillets. La tourterelle apparut sur le seuil, nous regarda sans défiance, se blottit dans un coin pour jouir du soleil. Mais à peine Clarisse l’eut-elle aperçue qu’elle s’élança pour la saisir. La pauvre petite bête tâchait de s’échapper en clopinant ; mais elle boitait d’une façon si drôle que nous nous mîmes à rire sans pouvoir nous arrêter. Clarisse la rattrapa ; c’était une enfant cruelle. À force de rire, nous étions toutes deux comme grisées ; la tourterelle se débattait de peur entre nos mains. Clarisse lui arracha une plume ; puis (je frissonne encore en y repensant), elle la pluma presque entière, sous mes yeux, avec des éclats de rire qui me faisaient rire aussi. On aurait cru qu’elle était ivre. La pauvre bête, plumée, sanglante, se sauva dans la maison aussitôt qu’elle fut libre. Nous nous mîmes à la poursuivre. Mais, presque au même moment, nous entendîmes un tintement de sonnette et les appels de ma tante qui toussait dans son lit… Clarisse s’esquiva prestement par l’escalier ; moi, je me cachai derrière les rideaux. La tourterelle mourut le soir même. Ma tante me renvoya à Rome, convaincue que j’étais coupable de cette barbarie. Hélas ! je n’ai plus revu tante Jeanne. Comme j’ai pleuré ! Mon remords dure toujours.

Elle parlait lentement, avec des pauses, en fixant des yeux dilatés sur l’âtre flamboyant qui la magnétisait presque, qui lui donnait un commencement de torpeur hypnotique, tandis que montait de la rue un bruit régulier et monotone de paveurs battant le pavé.


VI

Un jour, les amans revinrent du lac de Némi un peu las. Ils avaient déjeuné à la villa Cesarini, sous les fastueux camélias en Heur. Seuls, avec l’émotion qu’on éprouve quand on contemple seul la plus secrète des choses secrètes, ils avaient contemplé le Miroir de Diane, aussi froid, aussi impénétrable à la vue que l’azur d’un glacier.

Ils commandèrent le thé, comme d’habitude. Hippolyte, qui cherchait quelque chose dans une valise, se tourna tout à coup vers George en lui montrant un paquet noué avec un ruban.

— Tu vois, ce sont tes lettres !… Elles ne me quittent jamais.

George s’écria avec une visible satisfaction :

— Toutes ? Tu les as gardées toutes ?

— Oui, toutes. J’ai jusqu’aux billets, jusqu’aux télégrammes. La seule qui me manque, c’est le petit billet que j’ai jeté au feu pour le soustraire aux mains de mon mari. Mais j’en conserve les morceaux brûlés : on peut y lire encore quelques mots.

— Laisse-moi voir, veux-tu ? dit George.

Mais, d’un mouvement jaloux, elle cacha le paquet. Puis, comme George s’avançait vers elle avec un sourire, elle s’enfuit dans la chambre voisine.

— Non, non ! tu ne verras rien. Je ne veux pas.

Elle refusait, un peu par jeu, un peu aussi parce que, les ayant toujours conservées précieusement comme un trésor occulte, avec orgueil et avec crainte, il lui répugnait de les montrer même à celui qui les avait écrites.

— Laisse-moi voir, je t’en prie ! Je suis si curieux de relire mes lettres d’il y a deux ans ! Qu’est-ce que je t’écrivais ?

— Des paroles de flamme.

— Je t’en prie, laisse-moi voir !

Elle finit par consentir en riant, vaincue par les caresses persuasives de son ami.

— Attendons du moins qu’on apporte le thé ; ensuite nous les relirons ensemble. Te plaît-il que j’allume le feu ?

— Non, la journée est presque chaude.

C’était une journée blanche, avec des réverbérations argentines diffuses dans une atmosphère inerte. La blancheur du jour s’adoucissait encore en filtrant à travers la gaze des rideaux. Les violettes fraîches, cueillies à la villa Cesarini, avaient déjà embaumé toute la chambre.

— Voici Pancrace, dit Hippolyte en entendant frapper à la porte.

Le bon serviteur Pancrace apportait son thé inépuisable et son inextinguible sourire. Il posa la théière sur la table, promit une primeur pour le dîner, sortit d’un pas allègre et sautillant. Tout chauve qu’il était, il conservait encore un air de jeunesse ; cet homme extraordinairement serviable avait, comme certaines divinités japonaises, des yeux rieurs, longs, étroits et un peu obliques.

George dit :

— Pancrace est plus amusant que son thé.

En effet le thé n’avait pas d’arôme ; mais les accessoires lui prêtaient comme une saveur étrange. Le sucrier et les tasses avaient une forme et une capacité qu’on n’avait jamais vues ; la théière était historiée d’une pastorale amoureuse ; au milieu de l’assiette qui contenait de minces tranches de citron, on lisait en caractères noirs une énigme rimée.

Hippolyte versa le thé, et les tasses fumèrent comme des encensoirs. Puis elle dénoua le paquet. Les lettres apparurent, bien classées, mises en petites liasses.

— Que de lettres ! s’écria George.

— Pas tant que cela ! Deux cent quatre-vingt-quatorze seulement. Et deux années, mon chéri, se composent de sept cent trente jours.

Ils sourirent tous deux, s’assirent près d’une table côte à côte, et commencèrent la lecture. George, devant ces documens de son amour, était envahi d’une émotion étrange, d’une émotion délicate et forte. Les premières lettres lui mirent l’esprit en désarroi. Tel ou tel état d’âme excessif, dont ces lettres gardaient l’empreinte, lui sembla d’abord incompréhensible. L’envolée lyrique de telle ou telle phrase l’emplit presque de stupeur. La violence et le tumulte de la passion juvénile lui causèrent une sorte d’effroi, par le contraste avec le calme qui l’enveloppait maintenant, dans cet hôtel modeste et silencieux.

Une des lettres disait : « Combien mon cœur a soupiré vers toi, cette nuit ! Une sombre angoisse m’accablait, même pendant les courts intervalles de sommeil ; et j’ouvrais les yeux pour fuir les fantômes qui montaient des profondeurs de mon âme… Je n’ai plus qu’une pensée, et cette pensée me torture : tu pourrais t’en aller loin de moi ! Jamais, non, jamais cette possibilité ne m’a mis dans l’âme une douleur et une terreur plus folles. En ce moment j’ai la certitude, la certitude précise, claire, évidente, que sans toi la vie m’est impossible. Quand je songe que je pourrais te perdre, le jour s’obscurcit brusquement, la lumière me devient odieuse, la terre m’apparaît comme une tombe sans fond, j’entre dans la mort. » Une autre lettre, écrite après le départ d’Hippolyte, disait : « Je fais un effort énorme pour tenir la plume. Je n’ai plus ombre d’énergie, ombre de volonté. Je succombe à un découragement tel que la seule sensation qui me reste de ma vie extérieure, c’est une insupportable nausée de vivre. La journée est grise, étouffante, lourde comme du plomb : une journée pour ainsi dire homicide. Les heures passent avec une lenteur inexorable, et ma misère grandit de seconde en seconde, toujours plus horrible et plus farouche. Il me semble qu’au fond de mon être j’ai des eaux stagnantes, mortes et mortelles. Est-ce une souffrance morale ou physique ? Je l’ignore. Je demeure hébété et inerte sous un fardeau qui m’écrase sans me faire périr. » Une autre lettre disait : « Enfin j’ai reçu ta réponse, aujourd’hui, à quatre heures, lorsque je désespérais. Je l’ai lue et relue mille fois pour trouver entre les mots l’Indicible, ce que tu n’as pas pu exprimer, le secret de ton âme, quelque chose de plus vivant et de plus doux encore que les mots écrits sur le papier sans âme… J’ai un terrible désir de toi… »

Ainsi criaient et gémissaient les lettres d’amour, sur la table couverte d’un tapis de ménage et chargée de tasses rustiques où fumait paisiblement une innocente infusion.

— Tu te rappelles, dit Hippolyte. C’était la première fois que je quittai Rome, et seulement pour quinze jours.

George s’absorbait dans le souvenir de ces émois affolés ; il tâchait de les ressusciter en lui-même et de les comprendre. Mais le bien-être environnant ne favorisait pas son effort intérieur. La sensation présente de ce bien-être lui emprisonnait l’esprit dans une sorte d’enveloppe lâche. La lumière voilée, la boisson chaude, le parfum des violettes, le contact d’Hippolyte l’engourdissaient. Il pensa : « Suis-je donc si loin des ardeurs de jadis ? Non ; car, pendant sa dernière absence, mon angoisse n’a pas été moins cruelle. » Néanmoins, il ne réussissait pas à combler l’intervalle entre le moi de jadis et le moi d’aujourd’hui. Malgré tout, il ne se retrouvait plus identique à l’homme dont ces phrases écrites attestaient la consternation et le désespoir ; il sentait que ces effusions de son amour lui étaient devenues étrangères, et il sentait aussi tout le vide des mots. Ces lettres ressemblaient aux épitaphes qu’on lit dans les cimetières. De même que les épitaphes donnent des morts une idée grossière et fausse, de même ces lettres représentaient inexactement les divers états dame par où son amour avait passé. Il connaissait bien la fièvre singulière qui s’empare d’un amant lorsqu’il écrit une lettre d’amour. Au feu de cette fièvre, toutes les ondes diverses du sentiment se mêlent et s’agitent en un bouillonnement confus. L’amant n’a pas la conscience précise de ce qu’il veut exprimer, et il est gêné par l’insuffisance matérielle des vocables ; aussi renonce-t-il à décrire son excitation intérieure telle qu’elle est, et cherche-t-il à en exprimer l’intensité par l’exagération de la phrase et par l’emploi de vulgaires effets de rhétorique. De là vient que toutes les correspondances amoureuses se ressemblent et que le langage de la passion la plus exaltée est presque aussi pauvre qu’un argot.

George pensait : « Dans ces lettres, tout est violence, excès, convulsion. Mais où sont mes délicatesses ? Où sont mes mélancolies exquises et compliquées ? Où sont les chagrins profonds et sinueux où mon âme s’égarait comme dans un labyrinthe inextricable ? » Il avait maintenant le regret de s’apercevoir qu’il aurait vainement cherché dans ses propres lettres les qualités les plus rares de son esprit, celles qu’il avait toujours cultivées avec le plus de soin. Au cours de sa lecture, il commençait à sauter les longs morceaux de pure éloquence et recherchait l’indication des menus faits, le détail des événemens, les allusions aux épisodes mémorables.

Il trouva dans une lettre : « Vers dix heures, machinalement, je suis entré à l’endroit ordinaire, au jardin Morteo, où je t’avais vue tant de soirs. Les trente-cinq minutes qui ont précédé l’heure exacte de ton départ ont été pour moi un supplice. Tu partais sans que j’eusse pu te dire adieu, couvrir ton visage de baisers, te répéter une fois encore : Souviens-toi ! Souviens-toi ! Vers onze heures, une sorte d’instinct fit que je me retournai. Ton mari entrait avec son ami et la dame qui les accompagne d’habitude. Sans aucun doute, ils revenaient de te faire la conduite. J’eus alors un spasme de douleur si cruel que je dus bientôt me lever et sortir. La présence de ces trois personnes qui parlaient et riaient comme les autres soirs, comme si rien de nouveau ne tût arrivé, m’exaspérait. Leur présence était pour moi la preuve visible et indubitable que tu étais partie, partie irrémissiblement. »

Il repensa aux soirs d’été où il avait vu Hippolyte assise à une table, entre son mari et un capitaine d’infanterie, en face d’une petite dame insignifiante. Il ne connaissait aucune de ces trois personnes ; mais il souffrait de chacun de leurs gestes, de chacune de leurs attitudes, de tout ce qu’il y avait de vulgaire dans leur extérieur ; et son imagination lui représentait l’imbécillité des discours auxquels son élégante maîtresse paraissait prêter une attention soutenue.

Dans une autre lettre, il trouva : « Je doute. Aujourd’hui, j’ai contre toi l’âme hostile, je suis plein d’une colère sourde. »

— Celle-ci, dit Hippolyte, est du temps où j’étais à Rimini. Août et septembre, quels mois de tempêtes ! Te rappelles-tu quand tu vins enfin avec le Don Juan ?

— Voici une lettre écrite à bord : « Aujourd’hui, sur les deux heures, nous sommes arrivés à Ancône, venant à la voile de Porto San Giorgio. Tes prières et tes souhaits nous ont valu un vent favorable. Navigation merveilleuse, que je te raconterai. A l’aube, nous reprendrons le large. Le Don Juan est le roi des cotres. Ton pavillon flotte au haut du mât. Adieu ; peut-être à demain. — 2 septembre. »

— Nous nous sommes revus ; mais quelles journées de supplice ! Tu te rappelles ? On nous espionnait sans cesse. Oh ! cette belle-sœur ! Tu te rappelles la visite au temple des Malatesta ? Tu te rappelles notre pèlerinage à l’église de San Giuliano, la veille de ton départ ?

— En voici une de Venise…

Ils la relurent ensemble, avec la même palpitation.

« Depuis le 9, je suis à Venise, plus triste que jamais. Venise est pour moi suffocante comme une joie inhumaine. Le plus radieux des rêves n’égale pas en magnificence ce rêve de marbre qui émerge des flots et qui fleurit dans un ciel chimérique. Je meurs de mélancolie et de désir. Pourquoi n’es-tu point ici ? Oh ! si tu étais venue, si tu avais mis à exécution ton projet d’autrefois ! Peut-être aurions-nous pu dérober une heure à l’espionnage, et dans le trésor de nos souvenirs, nous en compterions un de plus, divin entre tous… » Ils lurent encore sur un autre feuillet : « J’ai une étrange pensée qui, de temps à autre, me traverse l’esprit comme un éclair et me trouble jusqu’au fond : une pensée folle, un rêve. Je pense que tu pourrais venir ici à l’improviste, seule, pour être toute à moi ! » Plus loin encore : « La beauté de Venise est le cadre naturel de ta beauté. Le coloris de ton teint, si riche et si chaud, fait tout entier d’ambre pâle et d’or mat où se mêlent peut-être quelques tons de rose languissante, c’est le coloris idéal qui s’harmonise le plus heureusement avec l’air vénitien. J’ignore comment pouvait être Catherine Cornaro, reine de Chypre ; mais, je ne sais pourquoi, je me figure qu’elle devait te ressembler…

— Tu vois, dit Hippolyte : c’était une séduction continuelle, raffinée, irrésistible. Je souffrais plus que tu ne pourrais te le figurer. Au lieu de dormir, je passais les nuits à chercher un moyen de partir seule, sans éveiller les soupçons de mes hôtes. Je fis un prodige d’habileté. Je ne sais plus ce que je fis lorsque enfin je me trouvai seule avec toi, dans la gondole, sur le Grand-Canal, par cette aube de septembre, je ne croyais pas que cela fût réel. Te rappelles-tu ? J’éclatai en sanglots, sans pouvoir te dire une parole…

— Mais moi, je t’attendais. J’étais sûr que tu viendrais, à tout prix.

— Et ce fut la première des grandes imprudences.

— Tu as raison.

— Qu’importe ? Cela ne vaut-il pas mieux ? Ne vaut-il pas mieux que maintenant je t’appartienne toute ? Non, je ne me repens de rien.

George lui mit un baiser sur la tempe. Ils causèrent longuement de cet épisode qui, parmi leurs souvenirs, était l’un des plus beaux et des plus extraordinaires. Ils revécurent minute par minute les deux journées de vie secrète à l’hôtel Danieli, les deux journées d’oubli, d’ivresse suprême, où il semblait qu’ils eussent perdu l’un et l’autre toute notion du monde et toute conscience de leur être antérieur.

Ces journées avaient marqué pour Hippolyte le commencement de la ruine. Les lettres suivantes faisaient allusion à ses premières épreuves. « Quand je pense que je suis la cause initiale de tes douleurs et de tes ennuis de famille, un regret indicible me tourmente ; et, pour me faire pardonner le mal dont je suis cause, je voudrais que tu connusses ma passion tout entière. Ma passion, la connais-tu ? Es-tu sûre que mon amour pourra payer ton long supplice ? En es-tu sûre, certaine, profondément convaincue ? » L’ardeur allait croissant de page en page. Puis, d’avril à juillet, il y avait un intervalle obscur, sans documens. C’était précisément pendant ces quatre mois que s’était accomplie la catastrophe. Le mari, trop faible, n’ayant su trouver aucun moyen pour vaincre la rébellion ouverte et obstinée d’Hippolyte, avait pris la fuite en laissant derrière lui des affaires très embrouillées où avait été engloutie la plus grande partie de sa fortune. Hippolyte s’était réfugiée chez sa mère, puis chez sa sœur, à Caronno, dans une maison de campagne. Et alors un mal terrible dont elle avait déjà souffert dans son enfance, une maladie nerveuse analogue à l’épilepsie, avait reparu. Les lettres datées d’août en parlaient. « Non ! tu ne saurais concevoir l’effroi que j’ai dans l’esprit. Ce qui me torture, surtout, c’est l’implacable lucidité de ma vision imaginaire. Je te vois te tordre, je vois ton visage qui se décompose et blêmit, je vois tes yeux qui roulent désespérément sous les paupières rougies par les pleurs… Je vois toute l’horreur de ton mal comme si j’étais à tes côtés ; et, quelque effort que je fasse, je ne réussis pas à chasser la vision horrible. Et puis, je t'entends aussi m’appeler ; j’ai réellement dans les oreilles le son de ta voix, un son rauque et lamentable, comme quand on demande de l’aide et qu’on n’a pas l’espoir d’être aidé. »

Un peu plus tard : « Tu m’écris : — Si ce mal me prenait lorsque je suis dans tes bras ? Non, non, je ne te reverrai plus, je ne veux plus te revoir ! — Étais-tu folle en écrivant ? As-tu réfléchi à ce que tu écrivais ? C’est comme si tu m’avais ôté la vie, comme si je ne pouvais plus respirer. Vite, une autre lettre ! Dis-moi que tu guériras, que tu espères toujours, que tu veux me revoir. Tu dois guérir. Entends-tu, Hippolyte ? Tu dois guérir. »

Pendant la convalescence, les lettres se faisaient douces et câlines. « Je t’envoie une fleur cueillie sur le sable. C’est une espèce de lis sauvage, merveilleux quand il vit, et d’un parfum si aigu que je trouve souvent au fond du calice un insecte pâmé d’ivresse. Toute la plage est couverte de ces lis passionnés qui, sous le soleil cruel, sur le sable torride, s’épanouissent en une minute et ne durent que quelques heures. Vois combien cette fleur est charmante, même après qu’elle est morte ! Vois combien elle est délicate, et fine, et féminine ! »

Jusqu’au mois de novembre, les lettres se suivaient sans interruption ; mais, peu à peu, elles devenaient amères, troublées, pleines de soupçons, de doutes, de reproches.

« Comme tu t’en es allée loin de moi ! Ce qui me torture, c’est encore autre chose que le chagrin de la séparation matérielle. Il me semble que ton âme aussi s’éloigne et m’abandonne… Ton parfum fait d’autres heureux. Te regarder, t’entendre, n’est-ce pas jouir de toi ?… Écris-moi ; dis-moi que tu m’appartiens toute, dans tous tes actes et dans toutes tes pensées, et que tu me désires, et que tu me regrettes, et que, séparée de moi, tu ne trouves de beauté à aucun instant de la vie. » Plus loin : « Je pense, je pense ; et ma pensée m’aiguillonne ; et l’aiguillon de cette pensée me cause une abominable souffrance. Parfois, il me vient un désir frénétique d’arracher de mes tempes endolories cette chose impalpable, qui est pourtant plus forte et plus inflexible qu’un dard. Respirer est pour moi une insupportable fatigue, et le battement de mes artères m’excède comme un résonnement de marteau que je serais condamné à entendre… Est-ce l’amour, cela ? Oh, non ! C’est une sorte d’infirmité monstrueuse qui ne peut fleurir qu’en moi, pour ma joie et pour mon martyre. Je me complais à croire que ce sentiment, nulle autre créature humaine ne l’a jamais éprouvé. »

Plus loin : « Jamais, non, jamais je n’aurai la paix complète et la complète sécurité. Je ne pourrais être content qu’à une seule condition : si j’absorbais tout, tout ton être, si je ne faisais plus avec toi qu’un être unique, si je vivais de ta vie, si je pensais tes pensées. Ou, du moins, je voudrais que tes sens fussent clos à toute sensation qui ne te viendrait pas de moi… Je suis un pauvre malade. Mes journées ne sont qu’une longue agonie. J’ai rarement désiré que cela finisse autant que je le désire et l’implore à cette heure. Le soleil va se coucher, et la nuit qui descend sur mon âme m’enveloppe de mille horreurs. L’ombre sort de tous les coins de la chambre, et elle s’avance vers moi comme une personne vivante dont j’entendrais les pas et le souffle hostile… »

Pour attendre le retour d’Hippolyte, George était revenu à Rome dans les premiers jours de novembre ; et les lettres datées de cette époque faisaient allusion à un épisode très douloureux et très obscur « Tu m’écris ; — J’ai eu grand’peine à te rester fidèle. — Qu’entends-tu par là ? Quelles sont les terribles péripéties qui t’ont bouleversée ? Mon Dieu, comme tu es changée ! J’en souffre inexprimablement, et mon orgueil s’irrite contre ma souffrance. J’ai entre les deux sourcils, profonde comme une entaille de blessure, une ride où s’amasse ma colère réprimée, où s’accumule l’amertume de mes doutes, de mes soupçons, de mes dégoûts. Je crois que tes baisers mêmes ne suffiraient pas pour m’en délivrer. Tes lettres frémissantes de désirs me troublent. Je ne t’en suis pas reconnaissant. Depuis deux ou trois jours, j’ai quelque chose contre toi dans le cœur. Je ne sais ce que c’est. Peut-être un pressentiment ? Peut-être une divination ? »

Pendant cette lecture, George souffrait comme si une plaie se se fût ouverte en lui. Hippolyte aurait voulu l’empêcher de poursuivre. Elle se rappelait cette soirée où son mari s’était présenté à l’improviste dans la maison de Caronno, avec une contenance froide et tranquille mais avec un regard de fou, déclarant qu’il venait pour la ramener avec lui ; elle se rappelait le moment où ils étaient restés seuls ensemble, l’un en face de l’autre, dans une chambre écartée où le vent agitait les rideaux de la fenêtre, où la lumière avait de brusques oscillations, où montait du dehors le gémissement des arbres ; elle se rappelait la lutte sauvage et muette soutenue alors contre cet homme, qui l’avait enlacée d’un mouvement soudain — horreur ! — pour la prendre de force.

— Assez ! assez ! dit-elle en attirant à soi la tête de George. Assez ! ne lisons plus.

Mais il voulut poursuivre : « Je ne parviens pas à comprendre la réapparition de cet homme, et je ne peux pas me défendre d’un emportement de colère qui en partie s’adresse à toi. Mais, pour ne pas te faire souffrir, je ne t’écris pas mes pensées sur ce sujet. Ce sont des pensées amères et très obscures. Je sens que, pour quelque temps, ma tendresse est empoisonnée. Mieux vaudrait, je crois, que tu ne me revisses plus. Si tu veux t’épargner à toi-même une inutile douleur, ne reviens pas à présent. À présent, je ne suis pas bon. Mon âme t’aime à l’adoration ; mais ma pensée te mord et te souille. C’est un contraste qui recommence sans cesse et qui ne finira jamais. » Dans la lettre du lendemain : « Une douleur, une douleur atroce, intolérable, jamais éprouvée… O Hippolyte ! reviens, reviens ! Je veux te voir, te parler, te caresser. Je t’aime plus que jamais… Pourtant il faudra m’épargner la vue de tes meurtrissures. Je suis incapable d’y penser sans épouvante et sans colère. Il me semble que, si je voyais les marques mises sur ta chair par les mains de cet homme, mon cœur se briserait… C’est horrible ! »

— Assez, George ! ne lisons plus ! supplia de nouveau Hippolyte en prenant dans ses mains la tête de l’aimé et en le baisant sur les yeux. George, je t’en conjure !

Elle réussit à l’éloigner de la table. Et il souriait de cet indéfinissable sourire qu’ont parfois les malades lorsqu’ils cèdent aux instances d’autrui, tout en sachant bien que le remède est tardif et inutile.


VII

Le soir du Vendredi Saint, ils repartirent pour Rome.

Avant le départ, sur les cinq heures, ils prirent le thé. Ils étaient taciturnes. La vie simple qu’ils avaient vécue dans cet hôtel leur apparut, au moment où elle allait finir, extraordinairement belle et désirable. L’intimité de ce modeste logis leur apparut plus douce et plus profonde. Les lieux où ils avaient promené leurs mélancolies et leurs tendresses s’éclairèrent de clartés idéales. C’était donc encore un fragment de leur amour et de leur être qui tombait anéanti dans l’abîme du temps.

George dit :

— Cela aussi est passé !

Hippolyte dit :

— Comment vais-je faire ? Il me semble que je ne pourrais plus dormir ailleurs que sur ton cœur.

Ils se regardèrent dans les yeux, se communiquèrent leur émotion, sentirent que le flot montant leur serrait la gorge. Ils se turent, ils écoutèrent le bruit régulier et monotone que faisaient dans la rue les paveurs battant le pavé. Mais ce bruit fastidieux augmenta leur malaise.

George se leva et dit :

— C’est insupportable !

Ces chocs cadencés irritaient en lui le sentiment de la fuite du temps, qu’il avait déjà si vif ; ils lui inspiraient cette sorte de terreur anxieuse, si souvent éprouvée déjà en écoutant les oscillations du pendule ; Et cependant, les jours précédons, ce bruit ne l’avait-il pas bercé dans un vague bien-être ? Il pensa : « Dans deux ou trois heures, nous nous séparerons. Je recommencerai ma vie habituelle, qui n’est qu’une série de petites misères. Mon mal habituel me reprendra inévitablement. D’ailleurs je connais les troubles que le printemps suscite en moi. Je souffrirai sans trêve. Et je pressens déjà qu’un de mes bourreaux les plus impitoyables sera l’idée qu’Exili m’a enfoncée dans la tête. Si Hippolyte voulait me guérir, le pourrait-elle ? Peut-être ; en partie du moins. Pourquoi ne viendrait-elle pas avec moi dans un lieu solitaire, non pas pour une semaine mais pour très longtemps ? Elle est adorable dans l’intimité, pleine de menues prévenances et de grâces mignonnes. Peut-être réussirait-elle à me guérir par sa présence assidue, ou du moins à me rendre la vie plus légère. »

Il s’arrêta devant Hippolyte, lui prit les deux mains, lui demanda :

— Pendant ces quelques jours, as-tu été très heureuse ? Réponds.

Il avait la voix émue et insinuante.

Elle répondit :

— Heureuse comme jamais !

George, sentant dans cette réponse une sincérité profonde, lui serra les mains avec force et reprit :

— Te serait-il possible de continuer ta vie ordinaire ?

Elle répondit :

— Je n’en sais rien ; je ne regarde pas devant moi. Tu sais que tout est perdu.

Elle baissa les yeux. George la saisit dans ses bras, passionnément.

— Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Je suis l’unique but de ton existence ; dans ton avenir, tu ne vois que moi…

Avec un sourire imprévu qui releva ses longs cils, elle dit :

— Oui, tu le sais bien.

Il ajouta encore, à voix basse, le visage penché jusque sur son sein :

— Tu connais mon mal.

Elle semblait avoir deviné la pensée de son amant. Comme en confidence, d’une voix chuchotante qui semblait rétrécir le cercle où ils respiraient et palpitaient ensemble, elle demanda :

— Que puis-je faire pour te guérir ?

Ils se turent, enlacés. Mais, dans le silence, leurs deux âmes examinaient et décidaient la même chose.

— Viens avec moi, s’écria George. Allons dans un pays inconnu ; restons-y tout le printemps, tout l’été, tant que nous pourrons… Et tu me guériras.

Elle répondit sans la moindre hésitation :

— Je suis prête. Je t’appartiens.

Ils se détachèrent l’un de l’autre, consolés. L’heure du départ était venue ; ils bouclèrent la dernière valise. Hippolyte ramassa toutes ses fleurs, déjà fanées dans les verres : les violettes de la villa Cesarini, les cyclamens, les anémones et les pervenches du parc Chigi, les roses simples de Castel-Gandolfo, une branche d’amandier cueillie dans le voisinage des Bains de Diane, en revenant de l’Emissaire. Ces fleurs auraient pu raconter toutes leurs idylles. — Oh ! la course folle dans le parc, en dévalant par une pente raide, sur les feuilles sèches où les pieds s’enfonçaient jusqu’à la cheville ! Elle criait et riait, piquée aux jambes par les orties vertes à travers le bas fin ; et alors, devant elle, George abattait à coups de canne les tiges piquantes, qu’elle foulait ensuite sans danger. Très vertes, d’innombrables orties ornaient les Bains de Diane, l’antre mystérieux où les échos propices transformaient en musique les lentes stillations. Elle, du fond de l’ombre humide, regardait la campagne toute couverte d’amandiers et de pêchers argent et rose, infiniment suaves sur la pâleur glauque des eaux lacustres. Autant de fleurs, autant de souvenirs !

— Vois, dit-elle en montrant à George un ticket ; c’est le billet de Segni-Paliano ! Je le garde.

Pancrace frappa à la porte. Il apportait à George la note acquittée. Dans l’attendrissement que lui causa la générosité de Monsieur, il se confondit en actions de grâces et en souhaits. Finalement, il tira de sa poche deux cartes de visite et les offrit pour rappeler à Monsieur et à Madame son pauvre nom, en s’excusant de la hardiesse.

À peine fut-il sorti, que les faux jeunes mariés se mirent à rire. Les cartes portaient en caractères pompeux : — Pancrace Pétrella.

Hippolyte dit :

— Je les garde aussi en souvenir !

Pour la seconde fois, Pancrace frappa à la porte. Il apportait à Madame un cadeau : quatre ou cinq oranges magnifiques. Ses yeux brillaient dans son visage rubicond. Il avertit :

— Il est temps de descendre.

En descendant l’escalier, les deux amans sentirent retomber sur eux la tristesse et une sorte d’effroi, comme si, au sortir de cet asile de paix, ils allaient affronter un péril obscur. Le vieil hôtelier les salua sur la porte en disant avec regret :

— J’avais pour ce soir de si belles alouettes !

George répondit avec une contraction dans les lèvres :

— Nous reviendrons bientôt ! Nous reviendrons bientôt !

Pendant qu’ils regagnaient la gare, le soleil se couchait dans la mer, à l’extrême horizon de la campagne latine, rougeâtre parmi les brumes. À la Cecchina, il bruinait. Lorsqu’ils se séparèrent, Rome leur apparut, en cette soirée de Vendredi Saint humide et brumeuse, comme une ville où l’on ne pouvait que mourir.