Troie d’après les dernières fouilles faites en Troade
I.
Le voyageur qui va de Smyrne à Constantinople par le canal de Lesbos voit, au moment d’en sortir, s’étendre devant lui, dans la direction de l’est à l’ouest, un long rivage terminé au couchant par un promontoire. C’est la Troade. Il tourne à gauche pour atteindre le cap, puis à droite pour le doubler, et un second rivage plus long que le premier fuit devant lui dans la direction du nord. Il le côtoie, et, l’ayant suivi sur une longueur d’environ 12 lieues, il entre dans le canal des Dardanelles, qui fut l’Hellespont. Chemin faisant, il a laissé à sa gauche l’île de Ténédos et à sa droite la baie de Béchika, où descend par un ancien canal une partie des eaux de la plaine de Troie. Au-dessus du rivage très bas de cette baie, il a pu apercevoir une hauteur dessinant une sorte d’acropole et qui porte aujourd’hui le nom d’Hissarlik. À l’entrée de l’Hellespont, il voit sur sa droite un château turc du nom de Koum-Kalé, bâti, comme le nom l’indique, sur le sable, et il distingue l’embouchure d’une rivière dont les eaux sont celles du Scamandre et portent encore le nom amoindri de Mendéré-Sou. Au-delà se développe une sorte de lagune formée par les alluvions de cette rivière torrentielle et capricieuse. De Koum-Kalé au tertre connu de tous les marins sous le nom de tombeau d’Ajax, il y a en ligne droite environ 3 600 mètres. C’est toute la largeur de la plaine de Troie, car au-delà du tombeau d’Ajax commence une série de hauteurs qui longent l’Hellespont et se rattachent au massif de l’Ida. C’est donc ici que nous allons nous arrêter.
Le niveau du sol entre Koum-Kalé et le tombeau d’Ajax est tellement bas et si exactement horizontal qu’il est impossible de s’expliquer à la première vue pourquoi les eaux des rivières coulent à droite plutôt qu’à gauche de la plaine. Parcourons donc ce rivage à peine praticable en été et tout à fait inondé en hiver. Nous ne tarderons pas à y reconnaître plusieurs embouchures inégales de la rivière qui coule aujourd’hui presque entière à Koum-Kalé. La première que nous rencontrons est le Califatli-Asmak, qui se divise lui-même en deux ou trois bras et se perd dans des lagunes salées. Il doit son nom au village de Califatli, situé dans la plaine, à 5 kilomètres environ de la mer. La dernière embouchure des eaux vers l’est de la plaine est celle de l’In-Tépé-Asmak, c’est-à-dire de la rivière de l’In-Tépé, nom turc du tombeau d’Ajax ; elle est à quelques centaines de mètres en avant de ce dernier.
En remontant ces divers lits de rivières, on reconnaît que le Califatli, qui vient du sud-est, n’est qu’une branche de l’In-Tépé, et que le point de séparation est au village de Koum-Kieui, à 2 700 mètres de la mer. Au-dessus de ce point, toutes les eaux de la plaine troyenne courent au hasard à travers une vallée marécageuse de 2 à 5 kilomètres de large, et, suivant la saison, coulent uniquement dans le lit du Mendéré ou dans tous les lits à la fois ; mais l’immense largeur du lit pierreux du Califatli prouve jusqu’à l’évidence que là se trouvait autrefois le cours principal de la rivière, et qu’elle n’a quitté cette direction que dans la suite des temps. Au fond de la plaine, en remontant toujours vers le sud-est, on trouve à 13 kilomètres de la mer les hauteurs devenues célèbres de Bounar-Bachi. C’est là que le Scamandre sort des croupes de l’Ida ; son cours au-dessus de ce point n’est plus marécageux : c’est une rivière de montagne aux eaux limpides, courant entre des rives souvent escarpées et presque toujours boisées. En résumant, on voit que le Scamandre, qui a toujours été le fleuve troyen par excellence et ne recevait le Simoïs que comme un faible affluent, a changé deux fois de direction, une première fois à Koum-Kieui, non loin de son embouchure, pour former le cours inférieur du Califatli, une seconde fois à 8 ou 9 kilomètres de la mer pour donner naissance au Mendéré-Sou, fleuve visiblement moderne. Le lit primitif longeait donc les hauteurs de l’est, et, se dirigeant ensuite vers le nord, là où est aujourd’hui la branche nommée In-Tépé, il passait à l’ouest du tombeau d’Ajax.
Pour se rendre compte de cette topographie, il est bon d’avoir sous les yeux une carte développée du pays, comme celle que publièrent en 1840 le commandant Th. Graves et le lieutenant Spratt. Cette étude doit précéder toute discussion relative à Troie et aux poèmes homériques, car les changemens survenus dans cette plaine célèbre sont indépendans de toute opinion suggérée par la critique littéraire et de l’existence même de la ville de Priam ; elle a le pas sur toute solution qui pourra être donnée aux problèmes historiques ou archéologiques. Somme toute, la plaine de Troie était fort petite ; la partie inférieure, aujourd’hui occupée par un marais et par une lagune, n’existait probablement pas dans les anciens temps ; la plage de Koum-Kalé était occupée par la mer, et le rivage, fort plat lui-même, devait s’étendre en ligne plus ou moins irrégulière du tombeau d’Ajax au village de Yéni-Gheir, situé à 2 500 mètres vers le sud de Koum-Kalé. Là en effet se trouve un cap assez élevé dans lequel tout le monde a reconnu l’ancien promontoire de Sigée. Le voyageur le laisse à sa droite avant d’atteindre l’entrée de l’Hellespont.
La position du Scamandre ancien sur la carte de Troade entraîne nécessairement celle du Simoïs. Il n’est pas possible de le voir dans les petites sources de Bounar-Bachi, car, si elles avaient autrefois envoyé leurs eaux au Scamandre, elles l’auraient rencontré immédiatement et n’auraient pu former une rivière ayant un nom. Aujourd’hui elles alimentent un petit cours d’eau qui se détourne vers l’ouest, se perd en partie dans des marécages et en partie se jette à la mer dans la baie de Béchica. Il faut donc chercher le Simoïs à l’est du Scamandre et non à l’ouest, où il n’y a pas de cours d’eau. Si en effet, partant du tombeau d’Ajax, on chemine vers le sud jusqu’à Koum-Kieui, on voit sur sa gauche s’étendre une longue vallée courant de l’est à l’ouest, et dont la rivière est connue sous le nom de Dombrek-Sou ; elle tire son nom du village de Dombrek, situé à 10 kilomètres vers l’est. Les alluvions ont relevé le sol et transformé en marais l’espace où le Simoïs atteint l’ancien Scamandre ; mais son lit est parfaitement reconnaissable au pied des hauteurs qui bordent la vallée au midi. Derrière celles-ci, l’on rencontre le lit d’un torrent de montagne, puis des hauteurs accidentées, enfin, un peu avant Bounar-Bachi, une seconde rivière que des découvertes récentes nous obligent à reconnaître comme le Thymbrios. Par une trompeuse ressemblance de mots, celui-ci avait été assimilé au Dombrek-Sou ; mais le mot Dombrek peut avoir une signification en turc, et d’ailleurs les faits démontreront qu’il y avait ici une erreur. Il ne paraît donc pas possible de voir dans cette rivière de Dombrek autre chose que le Simoïs.
Je dois maintenant appeler l’attention sur les différens sites auxquels on a tour à tour fait l’honneur d’y placer la ville de Troie. Mon intention n’est pas de discuter ici avec des textes dont la plupart sont eux-mêmes sujets à discussion. On ne doit pas oublier que l’Iliade est le document le plus ancien que les Grecs nous aient laissé sur la guerre de Troie, — que ce poème, chanté çà et là par fragmens, n’a été reconstitué qu’après Solon, qu’il a été l’objet de nombreuses interpolations, qu’il a été expurgé, réédité et réduit, autant que possible, à l’unité d’action par les anciens eux-mêmes, — que l’Iliade d’aujourd’hui est le dernier produit de ces remaniemens, et que pourtant une foule de passages sont encore regardés comme apocryphes par beaucoup de savans. Nous admettrons donc provisoirement sur la foi des anciens qu’il y a eu jadis une ville de Troie, qu’elle était dans la contrée où nous sommes, sur quelque lieu élevé, non loin du Scamandre et du Simoïs, que les Grecs, qui alors se nommaient eux-mêmes Achéens, y firent une longue expédition, qu’ils y périrent en grand nombre, mais qu’enfin ayant pris cette citadelle ils la livrèrent aux flammes, la pillèrent et se retirèrent chacun dans son pays, s’ils le purent et comme ils le purent. C’est bien là en effet le plus gros de la tradition. Cette expédition fut entreprise en pleine féodalité, lorsque les peuples étaient sous un régime seigneurial, n’ayant eux-mêmes que peu de droits à faire valoir, « dévorés, » comme dit Homère, par les princes qui les gouvernaient. Rien n’indique que les belligérans parlassent deux langues différentes ; leurs noms de part et d’autre sont ou également grecs ou également étrangers à la langue grecque ; la guerre semble avoir eu lieu entre peuples frères, entre seigneurs qui se connaissaient dès longtemps et se comprenaient entre eux.
De l’aveu de tous, anciens et modernes, nous voilà bien en Troade ; mais où était Troie ? Tel est l’objet de la controverse. Nous devons revenir un moment encore à la topographie du pays. Qu’il faille exclure les villages situés dans la plaine, c’est ce dont personne ne doute, puisqu’Ilion était une citadelle et qu’elle dominait la plaine. Il ne faut pas non plus chercher cette acropole dans les vallées latérales qui ne dominent ni la plaine ni la mer. Enfin il doit y avoir entre la mer et la citadelle un espace assez grand pour le déploiement des batailles, assez petit pour qu’il puisse être franchi plusieurs fois en un jour. Telles sont les données fournies par Homère et par la tradition. Les collines qui ont tour à tour été prises pour le site d’Ilion sont celles d’Hissarlik, de Chiblak, d’Atchi-Kieui et de Bounar-Bachi, énumérées dans l’ordre où on les rencontre en partant de la mer. Je vais en indiquer la situation relative. Si l’on remonte les lits de l’In-Tépé et du Galifatli jusqu’à leur point de séparation, on trouve le village de Koum-Kieui : 2 kilomètres au-delà, le fleuve passe devant une hauteur qu’il laisse sur sa rive droite et qui est Hissarlik. À l’est d’Hissarlik et à 3 kilomètres de la rivière est le village de Chiblak, bâti sur la pente des collines et regardant le midi ; Chiblak tourne donc le dos à la mer, il est dans une vallée torrentielle et ne voit la plaine que par une sorte d’échappée latérale. Si, revenant au Scamandre, nous continuons à en remonter l’ancien cours, une marche de 2 lieues dans la direction du sud-est nous conduit à un marais plus ou moins cultivé, à l’est duquel est le village d’Atchi-Kieui ; il est situé sur une colline au pied de laquelle coule une rivière appelée aujourd’hui Kemar et autrefois Thymbrios. Bounar-Bachi est à une lieue de là sur la droite, c’est-à-dire vers le sud-ouest. Ce village s’étend sur le penchant d’une colline tout au fond de la plaine de Troie à l’endroit où le Scamandre sort des montagnes pour devenir lent et stagnant ; ce fleuve du reste ne passe point à Bounar-Bachi, il reste à près d’une demi-lieue sur la gauche. Derrière le village, il entoure de deux côtés des collines rocheuses, escarpées du côté du fleuve et en pente douce du côté du nord. Sur le haut de ces éminences, on aperçoit trois grands tumuli ou tertres de forme conique et rangés en ligne.
C’est là que la plupart des critiques modernes depuis la fin du siècle dernier ont placé la ville de Troie et la citadelle de Pergame. On a considéré ces tumuli comme des tombes de héros troyens, et les sources de Bounar-Bachi comme celles où les jeunes Troyennes allaient laver leurs vêtemens. Cette idée étant admise, on n’a plus eu qu’à faire concorder l’Iliade avec la configuration du pays et à donner un nom ancien à chaque site indiqué par Homère. Quant à Atchi-Kieui, un seul critique, M. Ulrichs, a voulu y reconnaître le site d’Ilion. Cet auteur, qui avait déjà tenté de bouleverser la topographie d’Athènes, n’a été suivi de personne dans ses opinions sur la Troade. Chiblak n’a pas eu un meilleur sort : MM. Glarke et Barker-Webb soutinrent en 1844 que là avait été la ville de Troie ; mais la position topographique de ce village, situé dans une vallée latérale et tourné au sud, ne convenait en aucune manière aux faits donnés par la tradition classique.
La lutte se simplifiait donc et n’existait plus qu’entre Hissarlik et Bounar-Bachi. Jusqu’au commencement du iie siècle avant Jésus-Christ, toute l’antiquité grecque plaçait Ilion à Hissarlik. Là en effet, postérieurement à la guerre de Troie, s’était établie une colonie grecque portant le nom d’Iliens et datant au moins du viie siècle. La tradition des anciens est attestée par Hérodote, par Xénophon, Arrien, Plutarque, Justin, par Strabon même, qui admet une opinion différente. Vers l’année 180 avant Jésus-Christ, au temps où les érudits alexandrins discutaient les textes d’Homère et les questions de topographie qui s’y rattachaient, un critique né dans une petite ville voisine et poussé peut-être par quelque intérêt patriotique, un certain Démétrius de Scepsis, avança que Troie n’avait pu être là où les anciens la plaçaient : il disait que l’espace compris entre la ville des Iliens (Hissarlik) et la mer n’était tout entier qu’une alluvion postérieure à la guerre de Troie, qu’au temps de cette expédition la ville se serait trouvée sur le rivage ; il ne serait donc pas resté de place pour le développement des armées. Ainsi Démétrius reportait Ilion vers le fond de la plaine, au lieu nommé à cette époque Iliéôn-cômé, un peu en avant d’Atchi-Kieui ; il avouait cependant que l’on n’y trouvait aucune ruine ; mais on savait aussi que Troie avait été ruinée par les Grecs de fond en comble. Le fait naturel allégué par Démétrius était exagéré : les terrains en avant d’Hissarlik sont des alluvions anciennes, de beaucoup antérieures aux temps épiques et peut-être même à la présence de l’homme sur la terre. L’alluvion moderne ne comprend qu’une lisière de lagunes et de terrains salés allant de Yéni-Cheir au tombeau d’Ajax. L’objection de l’historien grec serait tombée d’elle-même devant un examen plus scrupuleux du pays. Strabon lui donna de l’autorité en l’acceptant ; mais Strabon n’était pas allé en Troade, et au fond son opinion n’avait que la valeur de celle de Démétrius. Cependant elle paraît n’avoir pas été adoptée par le public de la longue période gréco-romaine, car au temps où l’empire romain se divisa, et où il fallut choisir une capitale pour l’empire d’Orient, il fut question de Troie, et l’on n’entendait pas par ce mot un autre site que celui où était alors la ville des Iliens, le moderne Hissarlik. Cette ville avait acquis une certaine importance, si l’on en juge par l’étendue de sa partie fortifiée ; elle était le principal centre de population de la plaine de Troie.
Le problème, résolu de deux façons si opposées par les érudits de l’antiquité et par la tradition populaire locale, a dormi pendant tout le moyen âge, et a passé inaperçu à travers les temps modernes jusqu’à la fin du siècle dernier. En 1788, Le Chevalier visita la Troade et, à son retour en France, écrivit une relation qui eut un grand succès : en 1802, on en publiait la troisième édition. Ce voyageur n’avait aucunement étudié le site d’Hissarlik, et, s’écartant un peu de l’idée de Démétrius de Scepsis rapportée par Strabon, il plaça la Troie homérique sur l’emplacement du village actuel de Bounar-Bachi. Il crut reconnaître dans les sources qui naissent en avant de ces collines les deux sources d’eau chaude et d’eau froide dont il est parlé dans Homère. Les hauteurs rocheuses qui s’élèvent au-dessus du village et finissent par un escarpement au sud-est furent la Pergame de Troie. Les pierres taillées et les poteries répandues sur le sol lui semblèrent provenir d’Ilion saccagé, et les trois tertres tumulaires qui se voient au sommet de cette sorte de citadelle furent attribués aux héros troyens ; l’un de ces tertres reçut le nom de tombeau d’Hector. Par l’examen et la discussion des textes, on fixa autour de la plaine les emplacemens des lieux cités par le poète, Callicolone, l’Érinéos, les tombeaux d’Ilus, d’Æsyétès, la tombe commune des Grecs. Quant à la difficulté que faisaient naître l’opinion des plus anciens auteurs et la tradition populaire du pays, tradition que les dissertations des savans alexandrins n’avaient pu rompre, Le Chevalier la résolut d’un seul mot en donnant à l’Ilion de la colonie grecque (Hissarlik) l’épithète de novum ou de recens, et ce fut depuis lors la nouvelle Ilion par opposition à l’Ilion des temps héroïques. Il fut admis que Virgile s’était trompé avec le peuple et avec les politiques romains, qu’il avait faussement cru que de Troie on pouvait apercevoir Ténédos. En effet, disait-on, cette île, visible d’Hissarlik, est cachée par une rangée de hauteurs aux habitans de Bounar-Bachi.
À la fin du dernier siècle, la critique n’était pas très sévère, et les voyages en Turquie étaient fort rares. Les raisons données par Le Chevalier parurent solides, ses conclusions devinrent classiques. Elles furent adoptées et soutenues par Rennel dans ses Observations on the topography of the plain of Troy, publiées à Londres en 1814. Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France près la Sublime-Porte, dans son Voyage pittoresque de la Grèce, qui parut en 1820, ne s’éloigna pas notablement des idées de Le Chevalier, qui furent également reprises par Mauduit, architecte de l’empereur de Russie. Quoique les Découvertes dans la Troade n’aient été publiées par cet artiste trop peu érudit qu’en 1840, il put dès l’année 1838 communiquer à MM. Raoul-Rochette et Morey un plan des constructions encore visibles au-dessus de Bounar-Bachi, où il avait cru reconnaître les fondations de Pergame. M. Morey, architecte et ancien élève de notre académie de Rome, vit bien que ces ruines n’avaient pas un caractère de haute antiquité ; toutefois, craignant sans doute de rompre trop brusquement avec l’idée généralement adoptée de Le Chevalier, il se contenta de franchir le Scamandre, en lui laissant le nom usurpé de Simoïs, et de chercher Ilion de l’autre côté du torrent. Là en effet il y a quelques ruines qui sont indiquées sur la carte de Graves, mais trop petites pour qu’on leur ait jamais attribué de l’importance. Cette idée nouvelle n’eut donc pas d’écho. L’opinion courante continua d’être admise malgré les critiques faites en 1822 par Mac Laren dans une dissertation publiée à Édimburgh. On la retrouve en 1842 dans un écrit de M. Forchhammer, dans les opuscules de Welcker, dans Texier et dans le savant travail de M. Nicolaïdès, Topographie de l’Iliade (Paris, 1867). Dans le plan qui accompagne cet ouvrage, l’auteur a restitué son nom au Scamandre, mais n’en a pas indiqué les anciens lits, et il a conservé à la colline d’Hissarlik le nom de nouvelle Ilion inventé par Le Chevalier. Du reste, si l’on admet l’authenticité du chant de l’Iliade où est exposé l’ordre des combattans, l’étude stratégique faite par M. Nicolaïdès s’applique parfaitement aux lieux tels qu’il les conçoit. Malheureusement elle s’appliquerait presque aussi exactement aux plaines d’Athènes ou d’Argos, si l’expédition avait eu lieu dans ces pays, et l’on ne peut pas oublier que l’Iliade a été remaniée par des érudits alexandrins imbus, comme ceux de nos jours, d’idées systématiques et préconçues. Si le poème homérique a été soumis à un pareil système, M. Nicolaïdès, avec beaucoup de finesse dans les aperçus, a moins restitué la topographie troyenne que l’idée d’un savant alexandrin.
Les matériaux que la lecture des poèmes, les textes anciens et la vue des lieux pouvaient fournir étaient visiblement épuisés. L’idée ancienne était abandonnée ; celle de Le Chevalier avait pris le dessus. Cependant le doute subsistait chez beaucoup de bons esprits. D’ailleurs de nouveaux horizons venaient de s’ouvrir, et la « question homérique » allait être remplacée par une autre beaucoup plus vaste dans laquelle elle menaçait de disparaître. L’Inde nous avait livré ses grandes épopées, offrant avec celles des Grecs de frappantes analogies. On pouvait se convaincre que ces poèmes immenses roulaient sur des événemens presque entièrement mythologiques dont la signification se laissait apercevoir. Les astres et leurs mouvemens, les phénomènes de l’air, ceux de la terre qui en dépendent, y étaient figurés par des personnages d’une réalité apparente et saisissante, animés de passions bonnes ou mauvaises, luttant entre eux, enlevant des femmes et assiégeant des forteresses au-delà des mers. On savait la valeur symbolique de ces personnages idéaux et de ces acropoles imaginaires, et pourtant l’on voyait les Indiens montrer encore au sud de l’Hindoustan le fleuve de Râma et les restes du pont colossal par lequel il avait passé dans Ceylan. On concluait de là que les faits archéologiques n’étaient que le produit de conceptions idéales préconçues et n’avaient en eux-mêmes aucune valeur scientifique. Il n’était pas difficile, avec l’ardeur de la philologie naissante, d’appliquer ces théories aux épopées et aux traditions héroïques de la Grèce. Achille devenait une figure du soleil, Hélène un des noms de la lune, et chacun des personnages épiques trouvait son explication dans quelque phénomène naturel. La guerre de Troie se réduisait à une lutte entre les élémens. La réalité de l’expédition supprimée, celle de la ville n’avait plus de raison d’être, et Troie devenait une acropole idéale comme celles qui paraissent souvent dans le Vêda, et qui ne sont autre chose que les nuages. Ceux qui admettaient ces doctrines nouvelles devaient prendre assez en pitié l’immense érudition que les critiques d’Homère déployaient depuis bientôt un siècle et les efforts que l’on faisait en France, en Angleterre et en Allemagne pour adapter les poèmes à la configuration des lieux.
Ceux de nos lecteurs qui sont initiés à ce genre d’études savent qu’il y a ici quelque chose de très sérieux. Les méthodes de la philologie comparée et de la linguistique ne sont plus aujourd’hui livrées au hasard, elles sont parfaitement définies et conduisent à des conclusions souvent aussi certaines que celles de la chimie ; mais d’autre part l’étude des épopées françaises apportait un correctif à ce que les conclusions de la philologie pouvaient avoir de trop absolu. L’épopée carlovingienne par exemple offrait avec l’Iliade des analogies non moins grandes que les poèmes indiens. Or nous pouvons en suivre, pour ainsi dire, pas à pas la formation ; nous voyons qu’elle n’est arrivée que par degrés à son immense développement, que celui-ci s’est fait par l’addition progressive de faits nouveaux et de personnages inventés soit par les poètes, soit par l’imagination populaire. En remontant d’année en année et de poème en poème, on voit l’épopée dépouiller tour à tour ces additions, se simplifier, se raccourcir, se mettre à nu en quelque sorte et se réduire enfin à la chanson franque composée par les preux mêmes de Charlemagne. Cette chanson est déjà poétique ; mais les faits qu’elle raconte ne sont point imaginaires : ce sont les coups de guerre et les combats des Francs. Il semble que l’épopée grecque tienne le milieu entre celle des Indiens et celle des Français, moins mythologique que la première, moins réaliste que la seconde ; tel est du reste le génie de ces trois nations.
Il y avait donc en présence l’une de l’autre deux opinions rivales : celle de l’antiquité, soutenue par les anciens auteurs grecs et par la tradition locale, elle plaçait Ilion sur la hauteur d’Hissarlik, — celle des érudits modernes, suggérée par Démétrius de Scepsis et remise en honneur par Le Chevalier. L’obscurité et l’indécision des textes permettaient de soutenir l’une et l’autre ; la topographie des lieux ne contredisait absolument ni l’une ni l’autre. Enfin un doute immense commençait à s’élever sur la réalité même de Troie, de l’expédition achéenne et des héros épiques ; c’était comme une tempête venant de loin, dont beaucoup n’apercevaient pas encore la violence, et qui menaçait d’emporter avec elle la « question troyenne » tout entière.
L’érudition moderne ne s’en tient plus à la discussion des textes et aux théories presque toujours attaquables que l’on peut bâtir sur eux. Elle cherche son point d’appui dans la réalité : elle fouille les sites des anciennes villes, les tombeaux, les cavernes et les couches artificielles de terre, d’ustensiles et d’ossemens que les hommes d’autrefois ont laissées. Ce qui assure presque toujours le succès de ces recherches, c’est que l’usage de creuser des caves sous les édifices est moderne ; les anciens ne le connaissaient guère, sauf de rares exceptions : quand une ville était ruinée, on en élevait une autre sur les débris. Ainsi se sont formées ces couches de décombres superposées comme des étages géologiques, et qui permettent de reconnaître sur un point habité les races et les civilisations qui l’ont occupé tour à tour. En outre on a reconnu que, du jour où les hommes ont su modeler l’argile et la cuire au feu, ils ont fait l’ouvrage le plus durable qu’ils aient jamais fabriqué. À l’exception d’un seul métal, tous les autres se détruisent dans la terre en s’oxydant ; les pierres des maisons ruinées sont reprises et employées à des constructions nouvelles. Les métaux sont toujours bons à recueillir ; les armes, les ustensiles et les objets d’art en métal servent toujours et se transforment par un nouveau travail ; l’or se transmet de génération en génération et devient monnaies ou bijoux ; le marbre fournit d’excellente chaux : ce sont les fours à chaux qui ont fait et qui font encore disparaître les édifices de marbre construits par les artistes d’autrefois. Ainsi presque tout ce qui constitue le matériel d’une ville est destiné à disparaître. La poterie seule subsiste, et, si le vase est brisé, personne ne songe à le recueillir. Il y a de grandes villes de l’antiquité qui n’ont laissé d’elles-mêmes que de la terre et des tessons.
Pour avancer dans « la question troyenne, » il ne restait plus qu’à fouiller le sol sur tous les points signalés par les textes ou portant des traces visibles du séjour de l’homme. C’est ce que l’on a fait dans ces dernières années. Le premier qui creusa une excavation dans le pays de Troie fut Choiseul-Gouffier. Il était difficile alors d’obtenir une telle autorisation. Dans les pays civilisés, où l’intérêt de la science passe en première ligne, chacun se prête ou concourt à ce genre de travaux. Les Grecs, par égoïsme national ou par jalousie, ne s’y prêtent que malgré eux. C’est bien pire encore en pays turc. Hors de la péninsule hellénique, quand un savant remue une pelletée de terre, on se persuade qu’il cherche un trésor. Choiseul-Gouffier fouilla le tumulus appelé tombeau d’Achille ; il y trouva quelques débris romains, et l’on jugea que ce devait être la sépulture d’un certain Festus, mis à mort et brûlé par Caracalla, à l’imitation des funérailles de Patrocle. Ce fut une première déception. Le même ambassadeur fit excaver le tombeau d’Ajax (In-Tépé). Il n’y trouva rien de troyen ; on découvrit seulement une sorte de conduit souterrain et des restes qui semblaient provenir d’un petit temple construit au temps d’Adrien.
Le tombeau de Patrocle, situé à côté de celui d’Achille, près du cap Sigée, fut fouillé, il y a quelques années, par M. Frank Calvert, des Dardanelles, et totalement ruiné par lui ; M. Calvert n’y a rien trouvé, on n’a même pas pu reconnaître si c’était bien un tertre funéraire. Son frère, M. Frédéric Calvert, a fouillé le tumulus de Ren-Kieui, 8 kilomètres à l’est du tombeau d’Ajax et non loin du rivage de l’Hellespont, sans plus de succès. Nous avons parlé des trois tertres qui dominent les hauteurs derrière Bounar-Bachi, et dont l’un fut qualifié de tombeau d’Hector par les partisans du système de Le Chevalier. M. John Lubbock, le célèbre anthropologiste, l’a fouillé en 1872 ; il a poussé l’excavation jusqu’au rocher. Il n’a trouvé ni cave funéraire, ni ossemens ; on n’a rencontré que des tessons peints d’époque hellénique dont les plus anciens ne remontent pas au-delà du iiie siècle avant Jésus-Christ. Ce tombeau d’Hector est donc postérieur à Alexandre le Grand. Il existe à 1 kilomètre de la rive gauche du Scamandre (ancien lit), derrière Hissarlik et Chiblak, un grand tumulus connu sous le nom de Pacha-Tépé. Démétrius de Scepsis et Strabon avec lui y avaient vu le tombeau d’Æsyétès dont il est parlé dans l’Iliade. D’après ce poème, il était situé entre Troie et la mer ; les érudits modernes n’avaient donc pas eu de peine à accepter la même idée. Mme Schliemann a fouillé le tumulus en 1873 au moyen d’un large puits creusé au sommet. Elle a rencontré le rocher à 4 mètres 1/2 de profondeur avec des tessons d’époque très ancienne et antérieurs aux vases helléniques les plus archaïques, mais rien n’a indiqué que ce fût un tombeau. Déjà l’architecte Morey avait cru reconnaître dans les tumuli de Bounar-Bachi et dans le fameux tombeau d’Hector des restes de « tours de moulin, comme on en voit sur la plupart des points élevés de la Grèce ; » mais dans les temps primitifs on ne connaissait pas l’usage des machines à vent, et le blé se moulait d’une façon plus élémentaire. Pacha-Tépé n’était ni un tombeau ni une « tour à moulin. » Les tombeaux fouillés dans la plaine de Troie et les tertres considérés comme des tombeaux n’ont donc pas apporté beaucoup de documens nouveaux ; ces excavations ont seulement ébranlé la thèse de Démétrius et de Le Chevalier. Venons-en aux fouilles exécutées dans ces derniers temps sur les sites habités autrefois ou signalés par les savans.
MM. Clarke et Barker-Webb avaient en 1844 indiqué Chiblak comme l’emplacement possible de Troie ; cependant ils n’en avaient pas remué le sol. M. Schliemann l’a excavé, et n’y a trouvé aucune trace du séjour de l’homme à quelque époque que ce fût. Chiblak est par le fait mis entièrement hors de cause. Il en est de même d’Atchi-Kieui, village à une demi-heure de Bounar-Bachi vers le nord. M. Ulrichs en avait fait grand bruit dans le Rheinische Museum ; les fouilles de M. Schliemann ont fait voir qu’il n’y a là rien que le sol vierge. « J’y ai, dit-il, employé une bêche, — un couteau m’aurait suffi. » Au sortir de la vallée d’Atchi-Kieui, sur la rive droite du ruisseau qui l’arrose, est un tertre appelé Kanaï-Tépé ; vis-à-vis se trouvent les restes d’une petite ville antique. M. Calvert, y ayant observé deux sources, l’une chaude et l’autre froide, en conclut que c’était la ville de Troie ; mais ni les textes, ni la topographie, ni l’âge des poteries trouvées à cette place, ne permettaient cette supposition. Des fouilles faites par lui dans les ruines d’un ancien édifice mirent au jour une inscription portant l’inventaire du temple d’Apollon Thymbrœos. Les doutes possibles avaient ainsi disparu.
Restent Bounar-Bachi et Hissarlik, les seuls points qui se disputassent l’honneur d’avoir porté les temples et les palais troyens, si ces temples et ces palais avaient jamais existé. J’ai déjà rappelé que M. John Lubbock n’a rencontré dans le prétendu tombeau d’Hector que des tessons du iiie siècle avant Jésus-Christ. Les poteries répandues sur le haut et sur la pente de cette colline, nommée par les Turcs Bali-Dagh et au bas de laquelle est Bounar-Bachi, sont en très petite quantité et ne remontent pas au-delà de la période grecque historique. Dans les parties où les eaux ont entraîné les décombres, ils atteignent jusqu’à 2 mètres d’épaisseur, mais ne contiennent rien d’archaïque, et laissent presque partout le rocher à nu. Dans l’espace compris entre cette petite acropole hellénique et les sources de Bounar-Bachi, le consul von Hahn a exécuté en 1861 des fouilles étendues. Il y a fait travailler trente ouvriers pendant quatre semaines, et il a exposé le résultat de ses recherches dans une brochure[1]. Il y déclare que ni lui ni ses compagnons n’ont réussi, malgré leurs efforts, à trouver dans cet espace le moindre indice d’habitations humaines, pas même des tessons ou des fragmens de tuiles, objets qui ne manquent jamais dans les lieux jadis habités. Partout où le rocher se montre à nu, il n’a rencontré aucun espace aplani, aucune pierre ayant pu faire partie d’une construction ; le rocher présente toutes ses inégalités naturelles, et le sol n’a jamais été remué par la main des hommes. M. Schliemann a repris en 1868 les fouilles commencées par M. de Hahn ; il a scruté toute la superficie de la petite enceinte du Bali-Dagh et n’y a découvert, comme son prédécesseur, que des poteries helléniques remontant au ve et tout au plus au vie siècle. Par conséquent les murs qui formaient l’enceinte ne peuvent pas remonter plus haut dans le passé, les murs n’étant dans aucun cas plus anciens que les poteries. On avait appelé l’attention sur les sources, prétendues chaudes et froides, qui sont au-dessous de Bounar-Bachi, et l’on avait dit que là existaient des constructions très antiques. Le docteur Schliemann a fouillé aussi dans cet endroit et n’y a trouvé rien que le sol vierge, sans murailles, ni tessons d’aucune sorte. Quant aux sources elles-mêmes, je les ai visitées autrefois, et j’avoue n’avoir remarqué entre elles aucune différence de température. Il y en a d’ailleurs plus de quarante au-dessous de Bounar-Bachi, comme il y en a au pied de toutes les collines troyennes se rattachant au mont Ida.
Le résultat évident des sondages et des excavations faites à Bounar-Bachi et au-dessus, c’est qu’il n’y a jamais eu de ville en cet endroit, et que la petite acropole du Bali-Dagh ne remonte pas au-delà du vie siècle avant Jésus-Christ. Quant à Troie, si elle a existé quelque part dans le pays, il la faut chercher ailleurs. Nous brûlerons donc toutes les cartes troyennes basées sur l’hypothèse de Démétrius et de Le Chevalier, et nous attendrons, pour en dresser une autre, que des fouilles nouvelles nous aient appris quelque chose de plus. Comment donc M. Ernest Curtius, un des plus célèbres érudits dont se vante l’Allemagne, après avoir visité la Troade en 1871, lorsque les fouilles de MM. Lubbock, de Hahn et Schliemann avaient dit le dernier mot sur Bounar-Bachi, comment a-t-il pu, dans un discours prononcé à Berlin en novembre 1872, soutenir encore une opinion démontrée absolument fausse, et prétendre que Troie était dans un lieu où elle n’a pas laissé le moindre débris ? Lucain, parlant de cette ville, dit que « ses ruines mêmes ont péri ; » mais c’est une expression poétique et juvénile ; plus âgé, Lucain aurait su que les traces des villes, des villages, des hameaux même, ne périssent jamais entièrement, et que les habitations des hommes laissent après elles au moins quelques tessons par lesquels on reconnaît leur âge et souvent la civilisation du peuple qui les a produits. Or à Bounar-Bachi et au-dessus il n’y a pas une poterie antérieure aux siècles historiques ; mais M. Curtius avait admis toute sa vie l’opinion de Le Chevalier, de Choiseul, de Welcker et de tant d’autres ; il était difficile de changer de doctrine, d’avouer qu’on s’était trompé et de brûler ses dieux.
Les fouilles successives opérées autour de la plaine de Troie n’ont, jusqu’au point où cette étude nous a conduits, fourni que des résultats négatifs. Rien encore n’a attesté l’existence de la cité homérique dans le pays où on l’a toujours placée. Hissarlik seul nous reste à explorer. Si ce lieu nous répond de la même manière, nous donnerons pleinement raison aux orientalistes, et nous dirons que l’Ilion d’Homère n’a pas eu plus de réalité terrestre que Amarâvati, la cité céleste d’Indra. On remarquera toutefois que la question est allée en se simplifiant, que les fouilles contemporaines n’ont battu en brèche que la doctrine créée par Démétrius au iie siècle avant Jésus-Christ, mais que l’opinion antérieure et la tradition populaire demeurent intactes. Or elles s’accordent et désignent également Hissarlik comme le site de l’antique Ilion. C’est donc là qu’est le nœud du problème. M. Schliemann répondra seul, car lui seul a fouillé cette hauteur.
Ce savant, dont la fortune égale le zèle pour la science, a commencé ses excavations au mois d’avril 1870 et les a finies l’été dernier. Elles ont duré trois ans, n’étant interrompues que par la saison des fièvres. Le nombre des ouvriers occupés à fouiller la terre sous ses ordres a souvent atteint le chiffre de cent cinquante. La somme d’argent qu’il a dépensée en Troade approche de deux cent mille francs. On voit déjà de quelle importance ont dû être les fouilles d’Hissarlik. À la surface du sol, sur une grande étendue de terrain, on reconnaît des débris de la période gréco-romaine, pendant laquelle la colonie hellénique a constamment porté le nom d’Ilion. Le terrain occupé par la ville est entouré d’un mur de fortification avec tours et courtines. M. Schliemann l’a déblayé sur plusieurs points de manière à pouvoir en faire lever le plan. De plus il a fait creuser vingt larges puits atteignant le rocher, et il a constaté par ce moyen que le remblai, dont la profondeur atteint parfois cinq mètres, appartient exclusivement à la colonie grecque. Tout cet espace est rempli de fragmens de statues. Les objets de terre cuite mis au jour par le creusement des puits montrent à la surface du sol une époque romaine assez avancée, et prennent à mesure que l’on s’enfonce dans la terre un aspect de plus en plus ancien ; quelques-uns de ces objets, vases ou statuettes, sont d’une parfaite élégance ; d’autres ont un air archaïque très marqué ; aucun ne dépasse le vi- siècle ou tout au plus le viie siècle avant Jésus-Christ. Si l’on voulait fixer d’une manière plus positive les deux dates extrêmes de cette cité, les monnaies indiqueraient qu’elle a été détruite sous Constance II, empereur romain, et, Strabon nous apprenant qu’elle avait été bâtie sous la domination lydienne, on peut reporter sa fondation vers l’année 700 avant Jésus-Christ. Elle a donc duré sans interruption plus de mille ans, et cependant la profondeur moyenne des débris qu’elle a laissés ne dépasse pas deux mètres. On trouve quelques objets de fer près de la surface ; plus bas, les instrumens de métal sont tous en bronze. Il est certain cependant que le fer était en usage longtemps avant la domination des rois de Lydie ; mais le fer en s’oxydant ne met pas beaucoup de siècles à disparaître : il en est de même de l’étain ; le bronze et le plomb sont plus durables.
Le chemin qui mène de Koum-Kalé à Chiblak traverse de l’ouest à l’est la ville gréco-romaine d’Ilion. Quand on a franchi du côté de l’ouest le mur de cette ville, on trouve immédiatement à main gauche la petite acropole qui porta proprement le nom d’Hissarlik ; elle domine le Scamandre et a vue d’une part sur l’Hellespont, de l’autre sur Ténédos et la mer Égée. Les fouilles ont fait reconnaître autour d’elle le mur d’enceinte de la ville grecque, bâti, selon toute apparence, par Lysimaque. Comprise dans cette enceinte et habitée également par les Grecs, elle est couverte par la couche hellénique, qui généralement y atteint une épaisseur presque uniforme de deux mètres. C’est là sans aucun doute que les fouilles devaient être dirigées. M. Schliemann les commença en 1870 par une tranchée au nord-ouest. Il atteignit d’abord le mur de Lysimaque, reconnaissable à l’appareil de la construction, puis un autre mur qui de même paraissait extérieur à la citadelle primitive et qui reposait sur des décombres. Les objets trouvés dans cette première fouille indiquaient nettement aussi que la place avait été habitée avant la fondation de la colonie grecque. Ce fut un encouragement pour M. Schliemann.
L’année suivante, il ouvrit du côté du nord une immense tranchée figurant une sorte de plate-forme large de 70 mètres et à 14 mètres au-dessous du niveau de la colline. Derrière un mur grec de soutènement, il atteignit un mur grossièrement construit à la façon des murailles cyclopéennes, et, l’ayant franchi, il vit se dessiner devant lui sur la tranche verticale du terrain des couches de décombres antérieures à la colonie grecque et contenant des murs de maisons superposées les unes aux autres. On pouvait distinguer aisément trois assises de débris au-dessous de la couche hellénique ; la plus basse, reposant sur le rocher, est composée de terre, de poteries et d’autres objets dont je parlerai tout à l’heure ; la seconde, de plusieurs mètres d’épaisseur comme la première, est toute formée de cendres rouges, de fragmens de charbon et de terre argileuse brûlée par un immense incendie. Les maisons qu’elle renferme, et qui sont presque toujours à angles aigus ou obtus, sont faites de briques crues dont la surface seule a été cuite par la chaleur du brasier. Les vases et les autres objets qui s’y trouvent portent presque tous la trace du feu. La troisième couche est faite de terre ; les maisons qu’elle recouvre, reposant immédiatement sur la seconde, sont construites en petites pierres non taillées réunies par de la boue ; les murs ont un enduit d’argile à l’intérieur, mais l’extérieur est nu. Cette couche a généralement 3 mètres d’épaisseur. Une quatrième assise, épaisse de 2 mètres, semble être la continuation de la précédente. Entre elle et la couche hellénique, on rencontre quelques vases auxquels on attribuerait volontiers une origine lydienne ; cela formerait une cinquième assise très mince, au-dessus de laquelle est la couche gréco-romaine, qui forme la surface de toute la colline.
La même année, M. Schliemann entreprit du côté du sud une nouvelle tranchée qui le conduisit d’abord au mur de Lysimaque, puis à un autre mur beaucoup plus antique, dont le pied est à 14 mètres au-dessous du niveau supérieur. Il repose sur le rocher ; la hauteur est de 8 mètres ; la face antérieure forme un parement solide maçonné avec de la terre, la face postérieure est brute et soutenait les terres de la colline. Cette construction est d’une énorme épaisseur ; c’est moins un mur qu’une tour allongée ou un bastion plein, sur lequel est une sorte de banc en maçonnerie et un creux pour cacher des soldats. À gauche de ce bastion puissant se trouve une porte donnant entrée dans la citadelle ; elle forme comme un couloir, garni sur chaque côté de murs en pierres et en boue comme la tour. Ce couloir est pavé de grandes dalles, et deux paires de pieds-droits ou de jambages, séparées l’une de l’autre par un intervalle carré, montrent que l’entrée de la forteresse était protégée par deux portes consécutives. Le bastion se continue à gauche de la porte : au-dessus d’elle, il y avait de vastes constructions de bois ; quand l’incendie les atteignit, elles s’écroulèrent dans le passage, le remplirent d’un énorme brasier et calcinèrent les paremens des murs, comme cela a lieu dans les fours à chaux. Les cendres et les décombres étaient tels qu’ils dépassaient le haut de la porte de plus de 3 mètres : quand on les enleva, la surface des deux murs avait encore sa forme ; mais une fois à l’air, il s’en détacha une couche pulvérulente et calcinée.
La porte double conduisait d’abord dans une vaste habitation, beaucoup mieux construite que les maisons particulières et qui couvrait en partie le couloir. C’est cet édifice qui, en s’écroulant, ensevelit sous ses ruines la porte et la tour. Si l’on compare cette maison aux autres, il est visible qu’elle l’emportait de beaucoup sur elles par sa grandeur, par sa solidité, par sa position dominant la plaine, les deux mers et la porte probablement unique de la citadelle. C’était un véritable palais, ce que les anciens Grecs appelaient megaron, et l’on ne peut guère douter que ce ne fût la résidence du seigneur féodal qui régnait ici. La tour, la porte, le palais, appartiennent par leur assiette à la seconde couche, la couche de cendres rouges et de maisons calcinées. Il y avait donc eu auparavant une population représentée par la première couche, celle qui repose immédiatement sur le rocher. Lorsqu’on déblaya cette partie de la citadelle, on vit qu’au palais incendié en avait succédé un autre dont les fondations posaient sur les décombres du premier. Selon la coutume de toute l’antiquité, le second édifice avait été superposé au premier château ; on voyait clairement du reste qu’il appartenait à la troisième époque, à celle qui a suivi la conflagration.
Pendant l’été de la même année, les fouilles se portèrent du côté du nord-est sur une grande largeur et sur une profondeur de 16 mètres. On y rencontra encore successivement le mur de Lysimaque et un ancien mur derrière lequel est un autre mur de soutènement, très mince, incliné vers le dedans de l’acropole et plus ancien que l’autre ; il maintenait un sol artificiel composé de gravier rapporté que la colline n’avait pas fourni, de sorte que sur ce point et dès les temps les plus reculés la citadelle avait éié élargie d’une quarantaine de mètres. Dans cette fouille, M. Schliemann trouva une métope de marbre représentant Phébus radieux conduisant un char à quatre chevaux ; comme l’attelage marche obliquement vers la droite à la façon du soleil, le char et les pieds du dieu sont cachés derrière les chevaux. Ceux-ci rappellent, mais avec plus de légèreté, les chevaux du Parthénon ; le type de Phébus et tout le reste de ce précieux morceau de sculpture indiquent une époque voisine d’Alexandre le Grand. Cette métope, qui est en ce moment à Athènes, provient, selon toute apparence, d’un temple d’Apollon dont les fondations doivent exister sur la citadelle, mais qui n’a pas encore été déblayé.
Les fouilles de 1873 n’ont pas été les moins intéressantes. Commencées au sud-est, elles ont presque aussitôt rencontré un mur d’époque romaine composé de pierres et de colonnes empruntées à un édifice plus ancien, puis le mur de Lysimaque, qui enveloppe ainsi presque entièrement la citadelle antérieure. Après avoir franchi l’enceinte primitive, qui est la continuation de la grande tour et qui délimitait la forteresse au moment de l’incendie, la tranchée a mis au jour les murs extérieurs d’un grand édifice d’époque grecque, que les objets trouvés à l’intérieur ont fait reconnaître pour le temple de Minerve ilienne. Ce lieu sacré n’a pas moins de 90 mètres de longueur. Pour établir le temple, on avait enlevé les couches supérieures de terre, de sorte que les couches anciennes s’y sont retrouvées à une faible profondeur. En les excavant, M. Schliemann a mis au jour, sans compter les menus objets dont je parlerai tout à l’heure, deux maisons dont une était la boutique d’un marchand ou un cellier, car elle contenait rangées en lignes neuf énormes cruches ou tonneaux de terre cuite, ayant servi pour l’huile ou le vin. En creusant toujours dans ces profondeurs du temple, il put constater que là aussi les maisons avaient été bâties les unes au-dessus des autres ; à certains endroits, il y avait jusqu’à quatre maisons superposées. Sur le sol vierge, qui est le rocher, s’élevait une maison à deux étages, plus forte que les autres et qui avait aussi péri dans un incendie. Enfin dans la couche de cendres rouges se trouva l’autel de Minerve sur lequel les hommes qui avaient précédé la colonie grecque offraient des sacrifices, et qui resta enseveli dans les ruines des édifices voisins. Cet autel, qui est encore en place, est une énorme pierre équarrie dont les deux faces opposées se relèvent en cornes pour maintenir l’animal qu’on y égorgeait ; elle repose sur des assises de brique crue, et appartient manifestement à la ville de briques et non à celle de pierres.
M. Schliemann avait presque terminé les fouilles qu’il avait entreprises et se préparait à quitter la Troade, lorsqu’un dernier coup de pioche sur le haut du gros mur, à gauche de la porte et au pied même du mégaron, mit au jour des vases de métal et d’autres objets également en métal, réunis et quelquefois soudés ensemble par l’incendie ; ils étaient groupés dans un petit vide quadrangulaire et semblaient avoir été contenus dans un coffre de bois que le feu aurait détruit et fait disparaître. C’étaient des vases d’or et d’argent, des colliers d’or, des parures de femme, des bagues, des boucles et pendans d’oreilles en alliage d’or et d’argent, des armes de cuivre. La place où ce trésor venait d’être trouvé et l’état où il était par suite de l’action d’un feu violent prouvaient clairement qu’il provenait du palais au pied duquel il avait été abandonné, et du seigneur qui habitait ce palais au moment de l’incendie.
Si maintenant nous rapprochons les faits qui viennent d’être brièvement énumérés, et si nous comparons Hissarlik à Bounar-Bachi, il ne peut nous rester de doute. Les hauteurs de Bounar-Bachi, non plus que celles de Chiblak et d’Atchi-Kieui, n’ont jamais été occupées par une forteresse de quelque importance ; les débris s’y réduisent presque à rien, et les plus anciens ne remontent pas au-delà du vie siècle, époque de Solon et de Pisistrate. À Hissarlik, que l’antiquité regardait comme le site de Troie et dont la colonie grecque porta toujours le nom d’Ilion, les fouilles n’ont atteint le sol vierge, le rocher, qu’à 16 mètres de profondeur. Les couches de décombres dont se compose cet énorme remblai montrent cinq et peut-être six époques successives. La plus basse est d’une antiquité extrêmement reculée. La seconde, faite de cendres et de terres brûlées, porte partout les traces d’un immense incendie, les maisons sont de briques crues ; elle avait une enceinte puissante, un autel de Minerve, un palais habité par un riche seigneur. La troisième couche, formée de terre, renferme des maisons de pierres réunies avec de la boue. Il en est de même de la quatrième. Au-dessus de celle-ci, une couche très mince recèle des vases qui semblent de provenance lydienne. La sixième couche est d’abord grecque archaïque, puis hellénique des bonnes époques, gréco-romaine et enfin impériale. Il semble qu’entre l’époque ancienne et l’établissement de la colonie grecque au viie siècle il se soit écoulé un long espace de temps durant lequel ce lieu est demeuré désert. De même après la destruction de l’Ilion gréco-romain sous Constance II la colline a cessé d’être habitée ; on ne trouve à la surface aucun reste byzantin ni moderne. Voilà donc quinze cents ans que la colline d’Ilion est une solitude. Un homme et une femme sont venus y camper il y a trois ans, et ont remis au jour un passé qui semble se perdre dans la nuit des temps.
Par les objets trouvés dans les ruines, ce passé sera-t-il éclairé de quelque lumière ? Si c’est bien là l’Ilion d’Homère, saurons-nous quelque chose de positif sur sa civilisation, sur la race et la langue des hommes qui l’habitaient ? ou bien continuerons-nous de n’avoir pour tout document sur ces âges héroïques que les rhapsodies de l’Iliade, les traditions recueillies et embellies par les poètes et les élucubrations savantes des Alexandrins ? Pourrons-nous rattacher les hommes de ce temps et leur industrie à d’autres que nous connaissions déjà ? Enfin l’époque approximative où vivait cet ancien peuple ressortira-t-elle des témoignages que la terre vient de nous livrer ?
Le nombre des objets recueillis par M. Schliemann dans les couches inférieures d’Hissarlik dépasse vingt mille. Le lecteur sans doute ne s’attend pas ici à la description détaillée de ces objets, dont beaucoup d’ailleurs se répètent un grand nombre de fois ; je dois cependant essayer d’en donner une idée générale en les classant par groupes suivant leur nature ou leurs usages. Les matériaux que les hommes d’alors avaient sous les mains n’étaient pas nombreux, et les forces naturelles dont ils disposaient se réduisaient à peu de chose. Sans compter le bois et les matières textiles, qui ont presque totalement disparu, l’argile, la pierre et quelques métaux, voilà les matériaux de ce qu’ils nous ont laissé ; il faut cependant y ajouter l’os, la corne et le cristal de roche, dont ils ont su tirer parti ainsi que de la peau et du poil des animaux. Leurs instrumens étaient fort rudimentaires, leur main faisait à elle seule presque tout l’ouvrage ; l’immense majorité de leurs outils était en pierre dure, un très-petit nombre sont en métal, quelques-uns en os. Les machines tournantes leur faisaient défaut : leurs moulins sont là tout entiers ; ces meules ne tournaient pas ; presque toutes les poteries sont modelées à la main, quelques-unes cependant portent la trace du tour, mais sont souvent moins bien exécutées que les autres. Si ces petites masses de terre cuite, en forme de cône double et percées d’un trou vertical, que l’on connaît sous le nom arbitraire de fusaïoles, ont été des pesons de fuseau, celui-ci était certainement la machine tournante la plus employée à Hissarlik, car M. Schliemann en a rapporté plusieurs milliers et y en a laissé beaucoup d’autres. Après la pierre, le feu était le principal auxiliaire de ces anciennes populations. Sans compter les usages domestiques, il servait à cuire les vases d’argile et à fondre les métaux. Il ne paraît pas toutefois qu’il ait été employé en grand ; on n’a pas trouvé de four à Hissarlik ; les maisons de la seconde époque sont en briques crues, et de telles briques supportent même l’autel de pierre de Minerve. Ces hommes ont dû pourtant couler des quantités de cuivre assez grandes pour former des boucliers.
Ainsi donc ce qui domine ici, c’est la pierre parmi les instrumens, et la terre cuite parmi les produits. Les instrumens de pierre rapportés par M. Schliemann sont extrêmement nombreux, et il a laissé sur place tous ceux qui ne lui ont pas paru mériter l’honneur de sa collection. Les scies de silex sont souvent très belles ; elles sont quadrangulaires comme nos peignes, et ont sur l’un des bords ou sur tous deux des dents régulières et bien tranchantes ; le silex dont elles sont faites est presque toujours laiteux, quelquefois jaune ou verdâtre et transparent. Les couteaux, c’est-à-dire les lames minces, allongées, tranchantes et souvent un peu courbes que l’on désigne par ce nom, sont les unes en silex, les autres en obsidienne ; un assez grand nombre sont dentelées sur un de leurs bords. Ces couteaux de pierre dure ne caractérisent pas toujours une époque reculée, car ils sont encore en usage dans une partie du Levant ; on les fixe dans une planche triangulaire qui, traînée par un cheval sur l’aire à battre le blé, hache rapidement la paille pour la nourriture des animaux. Ils ont passé à travers les siècles comme les pierres à battre le briquet. Il n’en est pas de même des ciseaux, des marteaux et des haches de pierre. Ceux d’Hissarlik sont en diorite ; les ciseaux et les haches sont parfaitement conformés, le tranchant est lisse et obtus, presque toujours curviligne ; les marteaux ont un trou pour le manche. Ce trou était obtenu par le frottement, mais on n’a pas trouvé l’outil au moyen duquel on le perçait ; il était donc probablement en bois, et la matière perforante était du sable ou quelque autre poussière délayée dans l’eau.
Les fouilles ont fourni des moulins, des mortiers, des pilons et des broyeurs en grand nombre. Les moulins sont en trachyte et non en pierre meulière ou en grès. Ils se composent de deux grosses pierres convexes d’un côté et plates de l’autre ; l’une des deux se posait à terre, et l’autre était mue avec les deux mains. Cette machine servit longtemps encore après l’invention des meules tournantes en forme de trémie comme celles que l’on voit à Pompéi ; on dit même que les femmes grecques s’en servent encore dans certaines îles. Les mortiers et les pilons sont en granit, et, sauf la grossièreté des formes, ressemblent à ceux que nous fabriquons aujourd’hui. On n’a rien trouvé qui ressemblât à un four ou à cette cloche de terre cuite que les femmes grecques de nos jours font chauffer et dont elles recouvrent le gâteau qui doit cuire sur l’âtre ; il est donc probable que les hommes d’alors ne connaissaient pas ce que nous appelons le pain, et qu’ils employaient la farine d’une autre manière que nous.
Les poids, les pesons et les broyeurs forment une classe nombreuse dans la collection d’Hissarlik. Ce sont des cailloux roulés, choisis dans le lit des rivières et généralement en granit. Les poids sont presque sphériques et conformes à la numération décimale. Les pesons, qui servaient sans doute aux tisserands et peut-être aux pêcheurs[2], sont des cailloux ronds, plats et percés d’un trou. Les broyeurs sont cylindriques ou coniques, arrondis par la nature, et presque tous sont usés et polis à leur partie inférieure par suite de l’usage qui en a été fait.
À côté des instrumens de pierre se placent naturellement ceux d’os ou de métal. Les haches et les ciseaux de cuivre n’atteignent pas en nombre ceux de pierre. Ils sont plus allongés, moins obtus, et vont en pointe du côté opposé au tranchant ; ils ne diffèrent pas notablement de ceux qui ont été trouvés dans l’occident de l’Europe et qui ornent la plupart des musées préhistoriques. Quelques-uns ont pu servir à des usages militaires, mais beaucoup aussi semblent des outils d’ouvrier. À côté d’eux sont des lames de couteau également en cuivre, une hachette longue à douille centrale et dont les tranchans sont l’un vertical, l’autre horizontal, enfin certaines faucilles dentelées, une serpette et un couteau de cuivre doré, objets dont l’usage n’avait rien de militaire, quoiqu’ils se soient trouvés avec des lances, des haches de guerre et des poignards. La plupart des instrumens de cuivre faisaient partie de ce groupe qui fut trouvé sur le bastion, et auquel, pour le distinguer du reste, on a donné le nom de trésor. Plusieurs d’entre eux étaient réunis et comme soudés ensemble par l’action du feu. Là aussi s’est trouvé un bouclier circulaire en cuivre, disposé de manière à contenir des peaux superposées, comme les boucliers des héros troyens.
Les ustensiles destinés au travail des métaux ne forment pas la partie la moins curieuse de cette section. Les creusets ont la forme de coupelles, de nacelles ou d’entonnoirs ; ils sont en terre grise, façonnés à la main et très épais ; un d’entre eux contient encore du cuivre incrusté dans sa pâte. Il y en a de très petits pour la fonte des métaux précieux. Les moules sont en micaschiste et parfois assez épais pour avoir des entailles sur leurs six faces ; ces creux reproduisent les formes des objets de métal que possède la collection, haches, ciseaux, épingles à cheveux, boucles d’oreilles, anneaux. M. Schliemann et un ingénieur, M. Laurent, qui l’accompagnait, ont cru reconnaître entre deux des couches inférieures du minerai de cuivre et de plomb répandu sur toute la surface de l’acropole. Cependant il est difficile d’admettre que ces deux métaux fussent extraits sur place : rien dans les fouilles n’a prouvé qu’il en fût ainsi ; mais le métal tout préparé pouvait être apporté d’ailleurs et travaillé au moyen des creusets, des moules, des marteaux et des admirables ciseaux de pierre dure que renferme la collection. Quant aux outils en os, ils se réduisent à des poinçons et à des aiguilles : rien n’est plus rudimentaire ; les poinçons sont de petits os taillés en pointe ; les aiguilles sont le plus souvent des os de petits animaux dans la tête et les apophyses desquels un trou a été percé. Des os plus gros, sciés en travers, ont fourni des anneaux, des étuis et des manches d’outils pareils à nos manches de vrilles.
Dans les quatre couches préhistoriques, on n’a pas rencontré d’autres métaux que l’or, l’argent, le cuivre (peut-être le bronze) et le plomb. L’or était rare : à moins qu’il n’ait été enlevé au moment de l’incendie, il ne s’en trouvait que dans le palais du seigneur. Il en était à peu près de même de l’argent, qui, outre les grands et beaux vases du trésor, a fourni à la collection six lingots ou lames épaisses arrondies par un bout et concaves à l’autre extrémité. Les habitans de la ville incendiée ou du moins leur prince faisaient usage d’un alliage d’or et d’argent d’un grand éclat, connu des Grecs sous le nom d’électron. La collection en renferme de beaux spécimens, entre autres un gobelet travaillé au marteau et présentant des facettes disposées en spirales ; la couleur de ce vase est d’un jaune pâle, très éclatante, et, sauf les coups qu’il a reçus, il semble sortir de la main de l’ouvrier. J’ai parlé des objets de cuivre : une analyse bien faite dira prochainement s’ils renferment de l’étain ; l’aspect rouge qu’ils offrent quand on en ôte l’oxyde indique du cuivre pur, tandis que les objets analogues fournis par la couche hellénique sont visiblement en bronze. Le plomb est plus rare que les autres métaux dans toutes les couches de débris ; il s’y trouve cependant, et y a même fourni de longues épingles pareilles cà nos pointes de Paris, mais qui n’ont pu avoir le même usage. Quant au fer, les fouilles n’en ont pas révélé la moindre trace. À la vérité, le fer s’oxyde et se détruit rapidement, mais il laisse à la forge des scories indestructibles. Des ouvriers qui savaient fondre le cuivre et travailler les métaux comme ceux d’Hissarlik auraient forgé le fer, s’ils l’avaient connu, et les scories laissées par eux existeraient encore. D’ailleurs ils faisaient en cuivre des instrumens qu’ils auraient faits en fer, si ce dernier métal eût été entre leurs mains. On peut donc affirmer que les quatre couches inférieures d’Hissarlik sont d’une époque où le fer n’était pas en usage dans le pays ni certainement dans les pays voisins. Si l’analyse dont s’occupent en ce moment M. Lortet et M. Damour confirme l’absence de l’étain et de tout autre alliage dans les instrumens de cuivre, nous serons en droit de penser que cet autre métal était également inconnu. L’étain, cité par Homère, se nommait en grec cassitéros, mot étranger qui est le sanscrit castira ; on en conclurait donc que la population de la plaine de Troie ne recevait pas encore de l’Inde ce métal, qui vint plus tard des contrées du nord aux peuples méditerranéens.
Les vases fournis par les couches préhistoriques de Hissarlik sont dans la collection Schliemann au nombre de plusieurs milliers. Si on les considère dans leur ensemble, on n’aperçoit pas d’abord de différences notables entre ceux des quatre couches consécutives. Les formes se produisent d’une époque à l’autre, le genre de fabrication est le même, ce sont les mêmes terres et les mêmes ornemens. De plus près, on aperçoit une sorte de décadence, au moins à partir de la seconde couche, comme si le vaste incendie qui détruisit la ville eût fait disparaître les bons ouvriers ou amoindri leur salaire, quel qu’il fût. Cette décadence se remarque même dans la capacité de certains vases : il en est un par exemple, celui que l’on nommait sans doute amphikypellon, qui servait à boire et qui a cette particularité de ne pouvoir se tenir debout. Deux personnes pouvaient se l’offrir l’une à l’autre, et devaient le vider avant de le replacer sur son bord supérieur ; ce vase, qui contenait d’abord plus d’un litre, va toujours en diminuant, et ne contient pas à la fin plus d’un décilitre.
La plupart de ces vases, depuis le sol vierge jusqu’à l’époque hellénique, ont été fabriqués sur place avec la terre argileuse du pays. Cette terre est tantôt rouge, tantôt grise ou jaunâtre. On la pétrissait sans l’épurer ; les petites pierres qu’elle contenait se retrouvent dans l’épaisseur des tessons. Le potier modelait cette terre avec ses doigts sans aucun outil accessoire ; quand le vase était à moitié sec, il le frottait au moyen d’une pierre dure allongée en forme de pied de biche et plus ou moins grosse suivant la dimension de l’objet ; par là, il donnait à la terre du vase un poli très brillant qui se maintenait à la cuisson. Toutes les terres cuites préparées par ce procédé portent la trace de chacun des coups du lissoir, et ces lissoirs existent en grand nombre dans la collection. L’usage du tour paraît s’être introduit dans le pays durant la période dont nous nous occupons ; les objets fabriqués par ce nouveau procédé sont généralement plus grossiers que les autres ; les traces qu’ils portent sont peu parallèles et fort inégales, témoignant de l’imperfection de l’appareil ou de l’inexpérience de l’ouvrier. Au contraire les vases et les autres poteries modelées à la main, puis polies avec le lissoir, sont quelquefois d’une forme très élégante et d’une fabrication soignée. On pourrait donc désigner la quadruple période des antiquités préhistoriques d’Hissarlik par le nom de période de la poterie lissée, car, lorsque l’usage du tour se fut répandu et que l’on connut l’art de choisir l’argile ou de l’affiner par le décantement, on cessa de fabriquer les vases suivant l’ancien procédé. Les plus antiques poteries helléniques sont faites au tour.
L’ornementation des terres cuites d’Hissarlik est aussi très rudimentaire. On n’y trouve aucune peinture. À la vérité, la couche inférieure a fourni un petit fragment de vase très fin, fait au tour et peint de lignes ondulées et de cancelli comme les beaux vases archaïques du sud de la Méditerranée ; mais c’est évidemment un morceau étranger, qui a pu glisser dans les profondeurs du sol et sur lequel on ne saurait fonder aucune théorie. Les ornemens de la poterie locale sont gravés dans la pâte molle et le plus souvent remplis d’une argile blanche qui les faisait ressortir. Sans compter les figures symboliques dont je parlerai tout à l’heure, ce sont presque toujours des lignes sinueuses ou des zigzags réunis en faisceaux comme des rubans ou divergens comme les sillons de la foudre. Au fond de quelques assiettes, on voit cependant une grande croix peinte avec de l’argile blanchâtre et grossièrement exécutée. Le procédé favori pour l’embellissement d’un vase consistait, lorsqu’il était à moitié sec, à le plonger dans un lait d’argile rouge, qui, une fois lissée, faisait corps avec la pâte et donnait à la terre un aspect brillant. La collection offre un grand nombre de ces vases de couleur rouge, dont l’éclat est aussi vif que le jour où ils ont été faits.
Essayons maintenant de donner quelque idée de la forme des vases d’Hissarlik, forme étroitement liée avec l’usage auquel ils étaient destinés. Je ne dirai presque rien des grands vases contenant plusieurs hectolitres, à fond étroit ou pointu et que l’on mettait en terre pour y garder l’eau, l’huile, le vin, le blé même et d’autres alimens. Les mieux conservés ont été envoyés par M. Schliemann à Constantinople, où ils sont, dit-on, fort négligés ; quelques-uns font partie de son musée troyen. On peut diviser les autres en plusieurs séries : vases à porter les liquides ou à boire, vases à cuire les alimens, vases à manger et vases d’agrément ou d’un usage indéterminé. Toutes ces séries sont d’une abondance extrême et offrent les formes les plus variées : on comprend qu’il est impossible de les décrire ici ; on pourra consulter à ce sujet l’ouvrage, accompagné de plus de deux cents planches de photographies, que publie en ce moment M. Schliemann. C’est tout un monde qui se révèle à nous, qui un jour prendra sa place dans l’histoire, et rattachera entre eux plusieurs groupes de la race âryenne dont on n’aperçoit pas encore nettement les anciens rapports.
Les grandes cruches à porter l’eau, les vases longs pour mettre le vin, les petites et les grosses bouilloires, les tasses, les godets, les marmites à trois pieds, les soupières, les terrines, les assiettes, les gourdes, les gobelets, les biberons à bec sortant de la panse du vase, forment autant de séries dont chacune est représentée souvent par plusieurs centaines d’échantillons. Ces noms réveilleront dans l’esprit du lecteur des idées assez nettes pour lui faire saisir en imagination la forme des objets ; elle se précisera davantage, si nous disons que, sauf l’usage du tour, rare à Hissarlik et universel aujourd’hui, ces mêmes vases, avec des formes analogues, se retrouvent presque tous dans les villages de la Normandie et de la Bretagne ; il y a dans ces provinces des industries locales et stationnaires dont les produits contrastent étonnamment avec ceux des grandes fabriques de faïence et de porcelaine importés par les marchands forains. Mais je dois appeler l’attention sur deux ou trois formes de vases qui jusqu’à présent n’ont pas été trouvées ailleurs qu’à Hissarlik. C’est d’abord le vase à boire, si souvent désigné dans Homère par les mots dépas amphikypellon. On n’a trouvé, ni en Troade, ni ailleurs, aucun vase formant une double coupe, tandis que les textes font voir que ce gobelet servait à faire les honneurs du festin ; le maître, le tenant par une anse, buvait le premier et le présentait à son hôte, qui le prenait par l’anse opposée et le vidait d’un trait. Ces gobelets ont la forme d’un tuyau évasé par le haut comme le pavillon d’un cor de chasse et se terminant en bas par un fond arrondi ; on ne pouvait pas le poser sur ce fond, il fallait le vider d’abord, puis le renverser. Deux grandes anses où la main tout entière pouvait passer servaient à l’offrir et à le recevoir. Dans le trésor, il s’est trouvé un de ces vases à boire d’une forme un peu différente : il ressemble à nos saucières, si ce n’est qu’il n’a point de soucoupe et qu’il se pose sur un très petit fond ; les anses sont latérales, les deux becs sont l’un étroit pour goûter, l’autre large pour boire. Ce vase est tout en or massif et d’une parfaite conservation ; c’était le dépas royal au temps où les héros mangeaient par personne le dos succulent d’un taureau et arrosaient largement leurs estomacs. Il est à remarquer que la couche profonde antérieure à la ville incendiée n’a fourni aucun de ces vases à boire ; les gobelets qu’on y trouve ont une forme conique avec un large pied de même forme, mais moins haut, ce qui les rapproche de nos verres à pied ; la pâte de ces gobelets est grise et très grossière. Les trois couches supérieures ont donné une belle série d’amphikypella, qui vont en diminuant de grandeur avec les années, sont toujours fabriqués de la même manière et conservent exactement leurs formes.
Une autre série de vases, lissés sur teinture rouge comme les précédens, est celle des cruches à long bec, semblables à ces carafes de cristal à col et à grande anse dont nous nous servons sur nos tables. Celles d’Hissarlik sont fort élégantes ; le col allongé se termine par un long bec redressé presque verticalement ou même un peu rejeté en arrière. Nous en avons trouvé d’analogues à Santorin, mais plus élégantes encore et imitant des femmes avec leurs seins en saillie, des colliers et des boucles d’oreilles en couleur. Les carafes troyennes ont quelquefois aussi des seins de femme et la saillie du gosier ; elles sont parfois accolées deux ensemble, ou bien une même carafe a deux cols juxtaposés et tous deux terminés par un long bec dressé. Quoique nos fouilles et celles de M. Fouqué à Santorin aient montré que cette forme de vases était connue au sud comme au nord de la mer Égée, il est incontestable que ceux de la Troade ont été confectionnés en Troade avec les matériaux et les lissoirs que le pays fournissait. Cette industrie s’est même conservée jusqu’à nos jours : tous les voyageurs qui sont allés à Constantinople connaissent les belles carafes de terre émaillée des Dardanelles : elles ont, comme celles d’Ilion, le col allongé avec un bec disposé d’une autre manière et ingénieusement compliqué ; elles portent peints en jaune ou en or des boucles d’oreilles, des colliers, une large fleur sur la poitrine et une autre sur la place de chacun des seins.
Les formes de la femme ont été données par les habitans d’Hissarlik à un autre genre de vases dont il me reste à parler, et dont l’importance historique sera très grande. Ce sont des vases à panse et à large col, posant sur leur fond et munis d’un couvercle tantôt plat avec une aigrette recourbée, tantôt en cloche cylindrique ou sphéroïdale munie d’une anse supérieure et le plus souvent d’une couronne royale à quatre cerceaux. Les premiers, ceux dont le couvercle est plat, ont à la partie supérieure du col une tête de chouette qui est la tête même du vase : elle a sur les côtés deux oreilles saillantes ; la face se compose d’une double arcade figurant le dessus des yeux, sous chaque arcade un gros œil hémisphérique, et au milieu de la face un bec de chouette proéminent. Sur les deux côtés de la panse sont deux grandes ailes relevées verticalement ; sur la panse, deux seins de femme, et plus bas un nombril. Des preuves sur lesquelles nous reviendrons nous obligent à voir dans ces vases moitié femme et moitié chouette la figure d’une divinité : si l’on se rappelle l’épithète homérique de glavcôpis constamment donnée à Minerve et que cette divinité à face de chouette était la protectrice du pays troyen, on n’hésitera pas à dire que ces vases doivent être autant de Minerves. La série en est longue dans la collection de M. Schliemann et mériterait une étude approfondie ; je ne puis donner ici que des aperçus généraux qui en feront ressortir l’intérêt. Plusieurs vases montrent la divinité complète avec le nombril, les seins, les ailes, le bec, les yeux en arcades, les oreilles, les cheveux, la coiffure plate et l’aigrette inclinée. Sur d’autres, le bec passe à l’état de nez, les yeux se fendent et forment des paupières, une bouche se dessine, d’abord timidement et comme une petite fente horizontale, ensuite avec des lèvres en relief ; c’est une tête humaine, et pourtant c’est encore une chouette. Le nombril de ces Minerves est une des parties dont l’étude offrira le plus d’intérêt : quelquefois il est saillant avec une fossette, comme si le cordon eût été coupé trop long ; le plus souvent il est plat et porte, gravée à la pointe, une croix simple ou cantonnée de quatre points, comme sur beaucoup de vases grecs ou étrusques et dans l’archéologie chrétienne. Quelquefois il est placé très haut, et même entre les deux seins ; alors il est rond et large et occupe précisément la place de la tête de Méduse dans les statues grecques de Minerve. La Minerve d’Hissarlik n’a encore ni lance, ni bouclier : c’est la déesse à tête de chouette ; on ne voit pas trop comment ces attributs guerriers auraient pu lui être donnés avant qu’elle fût devenue tout à fait femme ; mais alors, la chouette étant par la tradition religieuse inséparable de l’idée de Minerve, l’art grec sépara les deux formes, et l’oiseau devint l’attribut de cette divinité. Par quelle suite d’idées l’ancienne population vouée à son culte en vint-elle à lui donner une face de chouette ? C’est ce que la philologie comparée a complétement expliqué. Athéna fut primitivement l’Aurore à la face brillante, comme je l’ai démontré dans mon livre sur la Légende athénienne : le mot glavcôpis exprimait cette idée ; plus tard, le caractère personnel de cette conception s’accusant de plus en plus suivant la loi ordinaire des conceptions religieuses, le même mot signifia « au visage de chouette, » et l’art hellénique avec la civilisation fit le reste. Les vases troyens répondent à la seconde phase de cette conception ; ce sont les premiers documens qui l’attestent, mais ils sont complets.
Aux vases à face de chouette se rattache étroitement une immense série de petites idoles que toutes les couches préhistoriques, mais surtout la couche incendiée, ont fournies. Ce sont des petites pierres plates allongées, ramassées dans les rivières et sur le bord de la mer, ou bien des plaques de terre cuite ou d’os façonnées à la main. L’ouvrier a le plus souvent entaillé les deux côtés pour figurer le cou d’une femme et diminué la largeur de la partie supérieure, ce qui les rapproche du profil des vases. Sur la partie large, il a gravé deux points et un autre plus bas pour désigner les seins et le nombril ; au-dessus du cou, là où est la tête de la chouette, il a tracé en deux lignes les arcades des yeux et le bec, et désigné par deux points les yeux eux-mêmes ; sur d’autres idoles, la face est tracée plus simplement encore, c’est une ligne verticale entre deux points Figurez-vous, lecteur, que ce sont des yeux qui vous regardent et dites-vous à vous-même : c’est un palladium. Nous voilà dans le monde des monogrammes ; quand ceux-ci se trouvent sur les petites pierres plates dont j’ai parlé, ce sont des amulettes que chacun pouvait porter sur soi ou vénérer dans sa maison ; mais on est allé plus loin : il y a des vases sur lesquels le monogramme se trouve seul et sans aucune forme de chouette ou de femme ; cependant il est bien certain que c’est là un signe de bon augure et qui signifie Minerve. La déesse monogrammatique se trouve partout dans la couche incendiée : parmi les objets composant le trésor, il y a deux magnifiques diadèmes de femme en or pur ; c’est un cercle d’or entourant la tête et duquel pendent une multitude de petites chaînes reliées entre elles par des anneaux. Ces chaînes portent un grand nombre de feuilles d’olivier en or, imbriquées comme des écailles de poisson ; la dernière écaille de chaque chaîne est un palladium. Les princesses du temps en avaient donc la tête et les épaules toutes garnies.
Nous voici maintenant parmi les objets qui représentent les idées religieuses du temps. La Minerve chouette est la seule divinité qui y soit figurée en personne, à moins que l’on ne prenne pour une Junon à tête de vache, boôpis, une petite plaque d’os ayant un long cou et une tête garnie de deux cornes et de deux oreilles. Sauf cet exemple à peu près unique d’une divinité figurée autre que Minerve, tous les objets d’un caractère religieux sont des dessins gravés sur la terre molle et souvent remplis de cette argile blanche dont j’ai déjà parlé. À peu d’exceptions près, ils se trouvent sur des boulettes de terre cuite ou sur ces espèces de pesons coniques que les Italiens ont nommés fusaïoles. Ce sont, dis-je, les savans italiens qui ont créé cette désignation, parce qu’un certain nombre d’objets semblables ont été trouvés dans les terramares ou anciennes habitations lacustres des environs de Bologne et dans le cimetière préhistorique de Villanova ; les plus intéressans d’entre eux font partie des collections de MM. Bianconi et Gozzadini. Nous en avons aussi trouvé deux à Santorin. Les fusaïoles d’Hissarlik se comptent par milliers. Conservons le nom, puisque nous ignorons encore l’usage de la chose ; on le changera quand cet usage sera connu. Ces doubles cônes ressemblent à des molettes ou à des glands de passementerie ; seulement l’un des cônes est presque toujours plus allongé que l’autre, quelquefois même celui-ci se réduit à rien, et le cône peut se poser sur sa base ; mais le trou suivant l’axe ne manque jamais, et les plus anciennes fusaïoles sont plates et même évidées, semblables à des roues pleines. C’est toujours sur le cône le plus plat que se rencontrent les dessins gravés, et par conséquent c’est lui qui se trouvait au-dessus ou en avant, quel que fût l’usage de l’objet.
Ce sera une étude très longue et entièrement neuve que celle des fusaïoles troyennes ; ce sont elles qui nous diront le plus de choses sur la religion de ce peuple ancien, sur son origine et même sur sa race. Cette longue étude trouvera sans aucun doute sa clé dans les hymnes du Vèda, le seul livre à ma connaissance qui parle du même symbole et qui en donne l’interprétation. Les dessins répandus à profusion sur les fusaïoles ont presque tous un aspect monogrammatique et se composent de lignes : ainsi, pour représenter un lièvre, une ligne horizontale forme le corps, un petit crochet la tête, deux lignes obliques les oreilles, quatre lignes les jambes, et l’animal se reconnaît aisément ; un homme debout qui prie ou qui admire se compose d’une ligne verticale terminée en fourche par le bas, et en haut par un petit rond ; les bras sont une ligne horizontale qui se redresse à ses deux extrémités. Voici maintenant les principaux objets représentés de cette manière sur les fusaïoles troyennes. Parmi les choses naturelles figurées directement et sans intention symbolique, on remarque très souvent un soleil rayonnant, quatre soleils, sept soleils, douze soleils, nombre dont il n’est pas, je crois, fort difficile de découvrir le sens. Les étoiles, les constellations, la foudre, se voient aussi sur ces terres cuites. On y distingue souvent un rameau d’arbre à feuilles opposées, ou une fleur à pétales ronds ou pointus très nombreux, quelquefois disposés sur plusieurs rangs, et presque toujours ces fleurs ont leur pédoncule représenté par un trait latéral. — Parmi les figures d’animaux symboliques, on remarque surtout le lièvre, deux espèces d’antilopes, l’une à cornes simples, l’autre à cornes divisées comme les bois d’un cerf ; il y a aussi la chenille, la sauterelle et l’homme en prière. Le lièvre et les antilopes nous sont connus, le premier comme le symbole ordinaire de la lune dans l’ancienne mythologie aryenne, les autres comme l’attelage des vents. Quant à la chenille et à la sauterelle, dans le symbolisme perse, qui n’est pas moins aryen que celui de l’Inde, ce sont deux êtres malfaisans qui sont représentés sur les cylindres et les pierres gravées occupés à ronger l’arbre de vie.
Remarquons encore, parmi les figures les plus caractéristiques gravées sur les fusaïoles troyennes, la croix, la roue et le swastika. La fusaïole est elle-même une roue : elle a un, deux ou trois moyeux, trois, quatre, cinq, six et jusqu’à sept rayons. Quelques-unes sont des roues tournantes, mouvement qui s’exprime par la courbure des rayons divergens ; mais cette roue principale, qui représente soit le soleil, soit le mouvement général du ciel, porte souvent sur son disque d’autres roues simples, rayonnantes ou fulgurantes, ou entourées d’étoiles en nombre défini. Elle porte aussi ces croix simples ou cantonnées de quatre trous ou de quatre clous dont j’ai déjà parlé. L’histoire de ces croix est à faire : M. de Mortillet, dans son livre sur le Signe de la croix, l’a commencée ; mais nous avons maintenant trouvé la croix sur des objets d’origine aryenne depuis les temps préhistoriques jusqu’aux époques les plus avancées du christianisme. Les croix troyennes compteront parmi les plus précieux documens de cette histoire. Il en est de même du swastika. Ce mot, qui est sanscrit, désigne une sorte de croix dont les quatre bras sont coudés, et qui tantôt est simple, tantôt cantonnée de quatre clous. Les archéologues chrétiens, l’ayant trouvée sur une foule de monumens de leur religion et ne voulant pas remonter au-delà de Jésus, se sont obstinés à la dire composée de quatre gamma ; mais le Râmâyana la place sur le navire de Râma, qui ne savait pas le grec ; elle est sur une foule d’édifices bouddhiques : c’est un des signes que les sectateurs de Vishnou se tracent sur le front, comme le faisaient les premiers chrétiens. La croix est partout, et uniquement dans la race âryenne ; c’est le signe âryen par excellence, et la voici sur une infinité de fusaïoles troyennes, combien de siècles avant le Christ, Dieu le sait ! Le nom de ce symbole est swastika ; jusqu’à présent, il n’en a pas d’autre.
Voilà donc les principales figures tracées sur les fusaïoles, où l’on trouve aussi le monogramme de la chouette. Ce sont autant de signes élémentaires qui se combinent entre eux de mille manières, et qui, étudiés avec persévérance, offriront des groupes d’idées et une sorte d’écriture hiéroglyphique. On pourra entreprendre ce beau et difficile travail quand on aura sous les yeux le riche album de M. Schliemann ; ses planches reproduisent en effet presque tous les dessins gravés sur les fusaïoles d’Hissarlik. On y verra aussi des boulettes de terre, pétries à la main et souvent mal modelées : elles sont très cuites et très dures ; presque toutes ont été trouvées à 5 mètres de profondeur, tandis que les fusaïoles se rencontrent dans toutes les couches anciennes. Je ne puis décrire ici toutes ces boules, qui sont comme des abrégés du monde céleste et peut-être du saint sacrifice ; j’en décrirai deux seulement. L’une est partagée en huit sections égales par des cercles qui se croisent à angle droit ; dans ces huit triangles sphériques, on voit une roue tournante, un disque fulgurant, un croissant avec un soleil et une foudre, de l’eau, un rameau, un autre rameau avec un croissant, une lune et douze soleils. L’autre porte un soleil tournant et rayonnant, deux swastikas, une foudre, la Grande-Ourse et d’autres étoiles. En général, le swastika et les constellations dominent sur ces boules ; une d’elles porte plusieurs fois répété le monogramme de la chouette .
Les parures et les objets de fantaisie ne pouvaient abonder à Hissarlik, parce que la plupart ont été détruits par le feu et par le temps ou emportés par les fuyards. M. Schliemann n’a trouvé en tout que quatre ou cinq têtes humaines, divers ossemens, et une urne funéraire contenant les cendres d’une femme, et au milieu d’elles un embryon de six ou sept mois ; mais outre les deux coiffures d’or dont j’ai parlé le trésor renfermait dans un vase d’argent plus de huit mille perles d’or fondu, de formes variées et percées d’un trou ; en les enfilant. Mme Schliemann en a recomposé de magnifiques colliers. Il y avait aussi huit bracelets d’or ou d’électron, plusieurs pendans d’oreilles à lamelles, également en or, et cinquante-six boucles d’oreilles finement travaillées et généralement en électron.
La collection contient encore un peigne en os pareil aux nôtres, des épingles à cheveux en cuivre, une en argent dont la tête est cannelée, des brosses en terre cuite où il ne manque que le poil, des poignées de sceptre en os ou en corne de cerf, un petit œuf en marbre, un petit poisson en bois durci au feu et parfaitement exécuté, deux hochets d’enfant en terre cuite, des agates-onyx et des cylindres de pierre dure gravés et perforés, des olives et des billes de pierre extrêmement dure et d’un admirable poli. Je ne veux point décrire ces objets ni empiéter inutilement ici sur le livre de M. Schliemann, où ils seront tous énumérés et représentés. Je signalerai seulement un certain nombre de cachets en terre cuite ; ils ne sont pas élégans, et je suppose que les seigneurs du pays en avaient de mieux faits et d’une meilleure matière : tels qu’ils sont, ils représentent en creux le signe de la croix simple, double ou triple, le swastika ou quelque autre figure symbolique du même ordre, mais jamais de lettres ni de visages humains.
Les hommes d’alors écrivaient-ils ? Jusqu’à présent, les fouilles n’ont rien fourni qui ressemble à une écriture aryenne, phénicienne ou égyptienne, rien non plus de cunéiforme. Deux petits vases très grossiers, en terre jaune et grise lissée, ont été trouvés dans la seconde couche, celle de l’incendie : ils portent chacun une suite de signes qui ont tout l’apparence d’une écriture. L’une de ces deux inscriptions est très mutilée ; l’autre est complète. J’ai cherché à la lire au moyen de tous les alphabets que j’ai eus à ma disposition, mes recherches ont été vaines ; tout à coup, en y appliquant les signes élémentaires de l’écriture chinoise, je l’ai lue avec la plus grande facilité, non en chinois, langue que j’ignore entièrement, mais en français. Cependant il est bien certain que nous sommes ici au milieu d’une population âryenne. Tout son symbolisme est âryen ; elle a pour principale divinité Minerve, son industrie n’est ni égyptienne, ni phénicienne, ni touranienne, encore moins chinoise ; elle est locale, et, si l’on me permet cette expression, elle est proto-hellénique. J’ajoute que vraisemblablement cette population parlait un grec primitif, car c’est à cette condition seulement que le nom de Glavkôpis appliqué à Minerve a pu passer de sa signification primitive à celle qu’il a dans les couches profondes d’Hissarlik et engendrer une déesse à tête de chouette. Les têtes humaines rapportées par M. Schliemann et retirées des couches inférieures ont des caractères âryens, le crâne dolichocéphale, l’angle facial droit, les pommettes non saillantes, le visage nullement triangulaire, la mâchoire inférieure mince avec l’apophyse interne bien marquée et les dents molaires diminuant de grosseur vers le fond, y compris la dent de sagesse. Tous ces faits s’accordent avec ce que nous savions déjà : si des Araméens ont occupé le sud de l’Asie-Mineure et des Touraniens la région nord-est, l’ouest et notamment la Dardanie étaient très anciennement habités par des Aryens, frères des Grecs.
Je viens de parcourir en bien peu de pages une bien longue carrière ; j’ai pu le faire grâce à la permission que m’a donnée M. Schliemann de manier pendant de longues heures les vingt mille pièces de son musée, grâce aussi à la complaisance avec laquelle il m’a donné les renseignemens dont j’avais besoin. On nous demandera maintenant : est-ce Troie, est-ce l’Ilion d’Homère ? Je réponds que, si Troie a existé, c’est ici l’Ilion d’Homère. On voit clairement combien sont vains les raisonnemens de ceux qui le placent ailleurs. Ailleurs il n’y a rien ou presque rien. Ici existent encore les murailles de la ville que toute l’antiquité a nommée Ilion, et qui fut fondée par les Grecs au viie siècle sur le lieu qu’ils regardaient comme le site de Troie. Cette colonie a laissé après elle 2 mètres de débris. Au-dessous, il y a encore 14 mètres de décombres à creuser pour atteindre le roc primitif. Ces 14 mètres montrent quatre couches superposées ayant appartenu à quatre époques différentes d’un même peuple, et la plus récente de ces époques est séparée de la colonie grecque par un grand nombre de siècles. La seconde époque est marquée par un immense incendie, dans les cendres duquel on a trouvé presque tous les élémens de sa civilisation, des preuves de sa race, des symboles de sa religion et de nombreuses images de sa principale divinité, qui était Minerve. Ce peuple âryen, presque grec, habitait une forteresse très petite occupée par des maisons de terre au milieu desquelles s’élevait un riche palais. Les fouilles ont remis au jour ce palais et le trésor du seigneur qui l’habitait. La citadelle où commandait ce prince avait sa porte sous le palais même ; cette porte était à l’occident, ce qui est la signification même du nom de Porte-Scée dans l’Iliade. La tradition est-elle d’accord avec ces données ? Elles la confirment de point en point, comme elle-même sert à les expliquer. Que demande-t-on de plus ? Je ne puis affirmer que le trésor soit celui du roi Priam, ni que le roi Priam ait jamais existé ; mais il paraît y avoir eu dans cette petite ville si peu de métaux précieux que ces vases d’or et d’argent, ces bijoux, ces parures, trouvés au pied du palais même et tout près de la porte occidentale, n’ont guère pu appartenir qu’à la famille régnante, quelque nom qu’on lui assigne.
Faut-il laisser à ces légendes toute la réalité que les poètes et les auteurs classiques leur ont donnée ? Je ne le crois pas : les épopées carlovingiennes sont là pour nous instruire plus encore que les poèmes indiens et que l’Iliade elle-même. En admettant que tous les vers de ce poème soient authentiques, on peut du moins affirmer qu’Homère, s’il a existé, n’avait pas vu Troie. S’il est allé en Troade, il y a vu une colline couverte de 5 mètres de débris ; la Porte-Scée était entièrement cachée sous les ruines du palais féodal ; mais l’Homère de l’Iliade n’est probablement qu’un nom sous lequel ont passé de bouche en bouche, comme les chansons franques et les tirades des sûtas indiens, les récits plus ou moins bien rhythmés des aèdes et des rhapsodes. L’imagination des temps postérieurs a donc été en grossissant et embellissant les actions des héros ; les dieux y ont eu leur part ; mille légendes se sont groupées autour de la légende troyenne, et l’incendie d’une petite forteresse asiatique est devenu une immense conflagration.
Les fouilles ramènent les choses à leurs proportions réelles. Elles les amoindrissent même un peu, et ne donnent après tout que le squelette incomplet et disloqué d’une belle femme. On voudrait pourtant savoir à quelle époque cette belle femme a vécu. Voici quelques-unes des bases sur lesquelles on pourrait appuyer une solution pour ce qui concerne l’époque de l’incendie d’Hissarlik. C’était l’époque du cuivre et probablement du cuivre pur ; on ne connaissait pas le fer. C’était l’époque des fusaïoles, qui a été reconnue de beaucoup antérieure aux premiers âges étrusques. C’était l’âge des dieux à faces d’animaux. On parlait néanmoins une langue qui ressemblait au grec, si ce n’était pas déjà le grec même. La comparaison des antiquités troyennes avec celles de Santorin, que nous possédons à l’école d’Athènes, met hors de doute que l’époque est à peu près la même ; c’est celle de la poterie lissée. Cependant Santorin recevait alors des produits étrangers qui ne se trouvent guère à Hissarlik. S’il est vrai, comme M. de Longpérier l’a écrit, que les anciens vases de Santorin soient représentés sur le tombeau de Rekhmara parmi les présens offerts à Thoutmès III, l’incendie de Troie aurait eu lieu au xviie siècle avant notre ère. L’état de la civilisation troyenne, tel que les fouilles le dévoilent, s’accorde très bien avec cette hypothèse, qui par la discussion pourra devenir une certitude. Si l’on admet en outre qu’un poète du nom d’Homère a vécu au ix- siècle ou au xe siècle et qu’il a composé l’Iliade, on comprendra que la légende troyenne avait eu le temps de grossir, les hommes de se transformer, de faire des conquêtes sur la nature, de s’enrichir et de se civiliser. Les dieux eux-mêmes avaient dû changer quelque peu, quoique les changemens religieux soient des révolutions à longue période. Minerve, malgré son épithète consacrée, n’avait plus une tête de chouette : elle portait la lance et le bouclier, elle était femme aussi bien que Junon et les autres déesses ; mais rien ne prouve qu’Homère ait vécu à cette époque, et les élémens de l’Iliade peuvent remonter beaucoup plus haut. Pour résoudre cette question si controversée, il faut attendre de nouvelles lumières.
Celles que le zèle de M. Schliemann a répandues sur la topographie et la réalité même de la ville d’Ilion, ainsi que sur la haute civilisation troyenne, sont immenses. Sa collection, en nous révélant tout un monde inconnu ou hypothétique, fournira la matière de vastes et profonds travaux à la critique et à la science de nos jours. Ce qu’il a trouvé touche à l’Asie centrale, à l’Inde et à la Perse, aux îles de la Méditerranée, aux plus anciens peuples de l’Italie, à l’histoire de la céramique, des métaux, des langues, des écritures et des religions. Quel plus noble usage pouvait-il faire d’une fortune acquise par tant de persévérance, de voyages et de travaux ?