Trois Artisans de l’idéal classique au XVIe siècle - Henri Etienne - Jacques Amyot - Jean Bodin

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Trois Artisans de l’idéal classique au XVIe siècle - Henri Etienne - Jacques Amyot - Jean Bodin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 5-39).
TROIS ARTISANS DE
L’IDÉAL CLASSIQUE
au XVIe siècle[1]

HENRI ESTIENNE – JACQUES AMYOT – JEAN BODIN

Tandis que les poètes artistes et un peu pédans de la Pléiade s’efforçaient de s’approprier les formes d’art des anciens, depuis l’épopée d’Homère et de Virgile jusqu’aux épigrammes de l’Anthologie, sans en excepter les « folâtreries » des Minores, et d’ailleurs n’y réussissaient qu’à demi, cette même antiquité gréco-latine, tout autour d’eux, continuait d’être un objet d’étude universel, et même, pourrait-on dire, l’unique objet d’étude. Seulement, dans les écoles, à la Cour, dans les prétoires, ce n’en était pas les formes d’art, les combinaisons extérieures, et en quelque sorte changeantes, mais, au contraire, la substance durable et le fond solide que l’on s’efforçait d’en approprier aux exigences d’un idéal encore confus et incertain. Et à cet égard, on remarquera que les guerres de religion, qui remplissent la seconde moitié du XVIe siècle, et qui tiennent à juste titre tant de place dans nos Histoires, n’ont ou ne semblent avoir détourné de leur tâche aucun de ces humanistes dont l’énumération, si l’on voulait la faire complète, serait plus longue que cette de nos poètes, puisque d’abord elle les comprendrait. L’année de la Saint-Barthélémy a vu paraître les Moralia, la Franciade de Ronsard, et le Thesaurus linguæ græcæ, d’Henri Estienne ; et il est vrai que la Saint-Barthélémy n’est qu’une nuit de l’année 1572, et il n’est pas moins vrai que, pour paraître en 1572, il fallait que le Thésaurus et la Franciade fussent, comme ils l’étaient, « en préparation » depuis de longues années ; mais depuis le massacre de Vassy jusqu’à la promulgation de l’Édit de Nantes, on peut bien dire que la France a vécu dans le tumulte et l’horreur de la guerre civile compliquée de la guerre étrangère, et toutes les deux exaspérées par le fanatisme religieux, sans que ni l’abondance ni la régularité de la production littéraire en fussent troublées ou interrompues. Il faut croire que la paix, utile d’ailleurs, et même généralement favorable aux arts, n’est pas indispensable à l’étude, et que le monde est toujours assez vaste pour que, tandis que les uns s’entr’égorgent sur les champs de bataille, d’autres hommes, dans l’isolement et la tranquillité des loisirs qu’ils se sont faits à eux-mêmes, continuent de rimer des vers, comme Ronsard, de réformer, comme Baïf, la métrique ou l’orthographe de leur langue, de traduire du grec, comme Amyot, de s’observer eux-mêmes, comme Montaigne, je ne dis pas sans se soucier de ce qui se passe autour d’eux, — ils le voudraient qu’ils ne le pourraient pas, et aussi les voit-on s’y intéresser activement, — mais pourtant la continuité de leur labeur n’en est pas contrariée, ni surtout diminué l’intérêt majeur qu’ils prennent à leur genre de travaux. Silent leges inter arma, dit-on. « La voix des lois cesse de s’entendre parmi le tumulte des armes ! » Il n’en est heureusement pas ainsi de l’activité de l’esprit, et au contraire, si nous disons qu’au travers même de ces agitations, il semble que notre littérature ait acquis une conscience plus nette de son rôle et de sa fonction sociale, ce n’est pas un paradoxe que nous avancerons, mais la vérité même, la vérité de fait que nous constaterons.

La « littérature » n’est pas un divertissement ! Non seulement les guerres abominables, qui ensanglantent la seconde moitié du XVIe siècle, n’ont ni suspendu, ni ralenti son activité littéraire, mais c’est alors que, d’une manière générale, une littérature jusqu’alors plus curieuse de la forme que du fond des choses a commencé de s’appliquer à l’observation de la réalité. Nous l’avons vu en étudiant, dans l’œuvre de Ronsard, ses Discours sur les Misères de ce Temps. Ses yeux se sont comme ouverts ce jour-là. Il a pressenti qu’il pouvait y avoir même de la poésie dans le spectacle ou la représentation des choses contemporaines, et, par conséquent, une autre forme de la poésie que le lyrisme, un autre objet pour elle que de servir de matière à la virtuosité du poète. Et, nous l’avons également vu, il n’a point abandonné ni trahi pour cela l’étude de l’antiquité. Mais ; de ce jour, lui-même et ses contemporains, ce ne sont plus uniquement des leçons de style qu’ils lui ont demandées, de rhétorique ou de grammaire, mais des leçons d’histoire, de politique, de morale. Car la littérature et l’art ne sont que la fleur d’une civilisation : c’est la politique et la guerre, c’est la législation, ce sont les mœurs, ce sont les changemens des conditions des hommes qui en font la substance. Thucydide et Platon, Démosthène et Cicéron, Plutarque et Sénèque, ne sont pas seulement de rares ou d’industrieux ouvriers de leur langue. Ils ont voulu faire œuvre sociale. Leur ambition va bien au-delà de la gloire « d’avoir bien écrit ; » si vraiment nous les « imitons, » c’est jusque-là qu’à notre tour nous porterons la nôtre. Reprenons-en donc encore une fois l’étude. Par leur expérience de la réalité, contrôlons celle que nous pouvons en avoir acquise de notre côté. Que nous enseignent-ils qui, vrai des Grecs et des Romains, le soit encore de nous Français, contemporains de Charles IX et d’Henri III ?

C’est cette manière de comprendre et de traiter l’antiquité qui va maintenant s’établir à peu près universellement, et que nous allons étudier successivement dans un humaniste, qui n’est guère que cela, tel qu’Henri Estienne [1528-1598], dans un traducteur, qui fut en même temps un personnage de cour et presque un homme politique, Jacques Amyot [1513-1593], et dans un magistrat qui fut en même temps un. « jurisconsulte » et un « économiste, » Jean Bodin [1530-1596].


I. — HENRI ESTIENNE

A la vérité, l’intention n’apparaît pas très clairement chez celui-ci, et s’il n’était l’auteur de son Apologie pour Hérodote, etc., qui, de tous ses écrits français ou latins, demeure aussi bien son seul titre « littéraire, » on aurait le droit de ne voir en lui qu’un érudit, un Danès ou un Turnèbe. Il ne faudrait pas, en ce cas, oublier l’imprimeur. Fils de ce Robert Estienne, dont le grand honneur est d’avoir été en France l’introducteur de la typographie grecque et orientale, Henri, l’aîné de huit ou dix enfans, devait être le successeur de son père, à l’enseigne de l’Olivier, bien connue des bibliophiles, et l’exécution matérielle de son Thésaurus lingæ græcæ, que l’on considère comme une date dans l’histoire de l’hellénisme, n’est pas celle de ses œuvres qui l’honore le moins. Cette admirable publication, dont nous regrettons de ne pouvoir être le juge, fut d’ailleurs le commencement et la cause ; de sa ruine !…


Ex dicite reddit egenum
Et facit ut juvenem ruga senilis aret.


Par une exception singulière, il sut le grec avant de savoir non pas même le français, mais le latin, et son début littéraire, en 1551, fut une édition, la première édition des Odes d’Anacréon, qu’il avait lui-même découvertes on ne sait dans quelle bibliothèque d’Italie, et qu’il accompagna d’une traduction en vers latins, qui reproduisaient les mètres de l’original. Les Odes d’Anacréon, — ou du faux Anacréon, pour mieux dire, — étaient suivies de fragmens d’Alcée et de Sapho. Le succès fut considérable. La Pléiade s’empara tout de suite de ce faux Anacréon, qui ne détrôna pas Pindare, mais qui donna à nos poètes l’idée d’un lyrisme moins tendu, moins compliqué, moins spécial surtout ou moins « local » que celui du poète thébain ; et, du coup, le nom d’Henri Estienne devint illustre parmi les lettrés. D’autres publications suivirent, parmi lesquelles il suffira de citer le Ciceronianum Lexicon Græco Latnium, 1557, la première édition des quinze livres de la Bibliothèque de Diodore de Sicile, 1559, une édition de Pindare, avec traduction, Pindari Olympia, Pythia, Nemea, Isthmia, 1560, et une traduction latine d’Hérodote, elle-même suivie, à bref intervalle, d’une Apologie pour Hérodote, 1566, qui est le plus fameux des ouvrages d’Estienne, et, comme on l’a dit plus haut, son principal titre littéraire, celui qui lui a valu, dans nos histoires, d’être souvent et trop facilement nommé à côté de Rabelais.

Dans une préface [latine] qu’il avait mise à sa traduction D’Hérodote en latin, Henri Estienne avait prétendu défendre Hérodote contre le reproche de mensonge que la critique devait longtemps lui adresser ; et pour l’en défendre, il s’était fait fort de montrer que, si les aventures que l’historien grec nous conte peuvent quelquefois paraître invraisemblables, elles ne sont qu’extraordinaires, et qu’en réalité, tout autour de nous, tous les jours, nous voyons, sans y prendre garde, advenir de semblables merveilles. De là le titre de l’ouvrage : Apologie pour Hérodote, ou Traité de la Conformité des Merveilles anciennes avec les modernes. Ce titre, si le livre en tenait les promesses, annoncerait déjà le dessein de Montaigne : chercher et retrouver l’identité de la nature humaine sous l’infinie diversité des « coutumes » ou des « costumes » qui la déguisent et qui la masquent. Les contemporains de Sésostris ou de Cambyse ne sont pas aussi différens qu’on le croirait de ceux de Charles IX. Mais, par malheur, le livre ne tient pas les promesses de son titre, et on est vraiment tenté de se demander, en le lisant, s’il a autre chose pour lui que la violence des haines qu’il respire, la verve injurieuse, et peut-être une âpreté de style qui ne se distingue pas très nettement de la grossièreté.

C’est le livre d’un protestant, qui d’ailleurs ne devait pas plus s’accorder avec Genève que Marot ou Rabelais, et on veut dire par là que c’est le livre d’un homme, profondément convaincu de la perversité foncière de la nature humaine. C’est un point par lequel il diffère de Rabelais, et c’est surtout ce qui explique le manque de belle humeur et de gaieté qui caractérise sa satire. La satire d’Henri Estienne, comme celle de Calvin, dans son Traité des Reliques, par exemple, ou dans son pamphlet contre les Libertins, est triste. On sait d’ailleurs que dans cette Apologie pour Hérodote, précisément, il n’a pas épargné Rabelais, et certainement, ce qui l’indigne contre l’auteur du Pantagruel, c’est la manière dont celui-ci va « brocardant, toute sorte de religions, » mais c’est bien plus encore cette énorme gaieté qui jaillit, comme d’un tonneau débondé, de la verve du grand conteur. Il a donc à peine annoncé son sujet qu’il le rétrécit. Sous un fatras d’érudition, il n’est question bientôt que de morale. Toute son Apologie ne consiste qu’à prouver que les modernes sont pour le moins aussi vicieux que les anciens. C’est la principale « conformité » qu’il s’efforce de mettre en lumière.

Ætas majorum, pejor avis
Nos nequiores tulit.


Il suffit, pour nous en assurer, de considérer « combien la paillardise est plus grande aujourd’hui qu’elle n’a jamais été, » ou combien encore « la gourmandise et l’ivrognerie. » A moins que, prenant un autre moyen pour aboutir aux mêmes conclusions, on ne passe tour à tour en revue, les « larrecins » des marchands, et notamment des apothicaires, ceux des gens de justice, et surtout ceux des « gens d’Église, » ensemble leurs blasphèmes, leurs rapines, leurs homicides, et ceci finit par l’amener à son véritable objet, lequel n’est que d’écrire contre l’Eglise ou contre Rome le plus immodéré des pamphlets. C’est tout ce qu’il y aura de commun, si l’on veut, entre l’Apologie pour Hérodote, et le roman de notre Rabelais.

Il est vrai de dire, en effet, que s’il n’y a rien de plus violent, ni de plus grossier que la satire, dans l’Apologie pour Hérodote, il n’y a rien de plus banal, ni qui le fût déjà davantage du temps même d’Henri Estienne, et il n’y a rien surtout de plus « vulgaire. » La vulgarité, c’est le caractère éminent du génie d’Estienne. On ne saurait croire de quels argumens il se contente, et de quelles plaisanteries. Il ne recule assurément ni devant l’invective, qu’il a d’ailleurs plus injurieuse que mordante, ni devant l’obscénité, qu’il est étrange que sa « morale » ne lui interdise pas plus sévèrement ; mais c’est dans la vulgarité qu’il se complaît, dans l’anecdote qui court les rues, dans le conte que l’on serait tenté d’appeler moins « gaulois » que « bourgeois, » dans ses historiettes comme celle du « pauvre Limousin, »


… lequel ayant vu vendre à Lyon un fort petit chien quatre écus, s’en retourna tout, court en son pays, pour amener des gros mâtins, qu’il y avait laissés, faisant son calcul combien devait valoir un chien de tel calibre et de tel poids, si un petit se vendait si chèrement.


Il y aussi l’anecdote de celui


qui ayant vu cracher sur du fer, pour essayer s’il était encore chaud, crachait pareillement en son potage pour éprouver s’il était chaud.


Ce sont là « propos de table » qui s’échangent après boire, entre rudes compagnons dont la journée a été dure, dont le goût n’est pas difficile, qui satisfont comme ils peuvent un besoin presque physique de se détendre et de rire. Mais, aussi, du temps même d’Estienne, il faut le redire, c’était de ces propos que l’on ne fixait plus sur le papier, et il faut convenir que l’Apologie pour Hérodote ne contient guère que de ces propos.

L’intérêt de l’ouvrage est cependant quelque part, et on ne l’a pas lu sans en avoir des raisons. En voici la principale : s’il est une « charge à fond » contre l’Eglise, il en est une surtout contre Rome, ou encore, d’une manière plus générale contre le romanisme ou l’italianisme, et là même est en quelque sorte l’explication de l’œuvre entière d’Henri Estienne. Son amour du grec lui a inspiré la haine violente de l’italianisme, et c’est par là que l’Apologie pour Hérodote et le traité de la Précellence du langage français partent bien de la même main. Nous avons vu, chemin faisant, quelle influence exerçaient alors chez nous les exemples italiens. Ils l’exerçaient plus particulièrement chez ces courtisans qu’Henri Estienne avait en horreur, mais ils l’exerçaient aussi sur les « gens de lettres, » et nous l’avons vu en étudiant la Pléiade. Cet engouement allait-il durer ? Qu’est-ce que les Italiens avaient de plus que nous ?

Henri Estienne empruntait à Tacite et reproduisait tout au long le discours déjà classique de Cerealis, neque ego facundiam exercui ; il mettait ‘en regard la traduction italienne qu’en a donnée Giorgio Dati ; puis, celle qu’en venait de donner un de nos bons traducteurs, Blaise de Vigenère, et il ajoutait :


Je ne veux pas avertir les lecteurs de prendre garde en cette harangue combien est viril le son de ces paroles françaises, et combien est mal celui des italiennes, à comparaison, comment les françaises semblent aller autant de raideur, que les autres aller lâchement, ni aussi de considérer autres belles choses qui concernent la gravité (car je m’assure que d’eux-mêmes ils y prendront garde, vu que c’est le point duquel il s’agit maintenant) mais bien les avertirai-je ici d’une chose, de laquelle peut-être ils ne s’aviseraient pas, c’est qu’ils considèrent comme en passant, combien approche notre langue de la brièveté d’un auteur qui a parlé plus, ou pour le moins autant brièvement qu’aucun autre de tous les Latins, combien au contraire l’italienne en est éloignée, et combien on y voit de paroles perdues, sans lesquelles toutefois (qui est la grand’pitié) elle pourrait sembler être contrainte.


Mais si la langue italienne n’a donc rien de plus que la nôtre, et non seulement en prose, mais en vers ; si la supériorité, par quelque caractère qu’on la définisse, appartient à la française, quelle raison avons-nous de sacrifier notre patrimoine national à la superstition de l’étranger, et de nous détourner de nos propres richesses pour n’y rien substituer qui soit seulement du même prix ? Nous possédons une langue admirable, la première du monde, après la grecque, à laquelle d’ailleurs elle ressemble tant : quelle est cette manie de la « gâter » nous-mêmes, et pour ainsi dire de nous inscrire en faux contre l’estime que l’Europe en fait depuis qu’elle la connaît ? Telles sont les considérations qu’Henri Estienne avait déjà plus qu’indiquées dans l’Apologie, qu’il va développer dans trois de ses ouvrages : le Traité de la conformité du langage français avec le grec, 1569 ; les Deux dialogues du langage français italianisé 1578 ; et la Précellence du langage français. On y pourrait même rattacher, comme témoignage de sa haine de l’italianisme, et des Italiens, le Discours merveilleux de la vie, actions et déportemens de Catherine de Médicis, 1575, où d’ailleurs il est peu question de grammaire, s’il était bien certain que ce pamphlet fut de lui. Et, en effet, dans ce pamphlet, ce qu’on reproche le plus injurieusement à la fille des Médicis, c’est presque moins d’être elle-même, que d’avoir introduit et comme acclimaté dans son pays d’adoption tous les vices de son pays d’origine. A travers elle, et pour ainsi parler au-delà d’elle, ce que le pamphlétaire attaque en elle, c’est la conception politique du Prince, considérée comme l’expression du génie italien… Mais on ne peut pas répondre que ce Discours soit d’Henri Estienne, et il semble que l’authenticité de l’attribution soit douteuse, quand on prend garde qu’à ce moment de l’histoire le protestant de Genève passait sous la protection d’Henri III. La Précellence du langage français, qui parut en 1579, a été écrite sous l’inspiration personnelle d’Henri III. C’était dans le temps que ce prince, toujours énigmatique, prenait à l’Académie de musique et de poésie de Baïf l’intérêt qu’on a vu.

Aussi bien, et si d’abord, quand il écrivait l’Apologie, Henri Estienne avait manifesté le dessein de s’en prendre au romanisme et à l’italianisme tout entiers, il s’était trouvé promptement inférieur à sa tâche, et promptement, entre ses mains, de politique et de morale, l’affaire était devenue purement grammaticale et philologique. Cela est un peu moins vrai des Deux dialogues du langage français italianisé, mais cela l’est absolument de la Précellence et de la Conformité. Ces trois livres sont tout en détails, en observations particulières, en remarques sur la langue, et c’est ce qui en rend l’analyse assez difficile. Les deux derniers d’ailleurs sont courts. Ils sont pleins de menus renseignemens, et par exemple, on y apprend de combien de façons de parler par métaphore, la vénerie, la fauconnerie, la paume ont enrichi la langue commune. En un autre endroit, ce sont les proverbes, dont Henri Estienne est infiniment curieux, sans que d’ailleurs on puisse dire exactement ce qu’il y voit, le moyen d’exprimer en gros, grosso modo, des idées qu’on serait embarrassé d’analyser plus subtilement, ou, comme Erasme en ses Adages, des « résumés, » des abrégés de l’observation et de l’expérience humaine. Il en recherche curieusement l’origine, et il essaie d’en préciser la signification. Il nous fait part enfin de quelques-uns de ses goûts, de quelques-unes de ses habitudes, et il nous informe qu’étant en Italie, les médecins lui conseillèrent de boire de l’eau sur le melon, mais il ne les écoutait pas, et il arrosait son melon « de la meilleure malvoisie qu’il pût trouver. » C’était sans doute en souvenir d’Anacréon Téien. Mais le véritable intérêt dotons ces ouvrages est ailleurs, et à ce moment du siècle où nous sommes, entre 1570 et 1580, c’est ce qu’il importe de noter.

On y voit en effet comment, au prix de quel labeur, souvent ingrat, toujours méticuleux, la langue française est entrée dans la voie de son perfectionnement. Des générations entières de philologues et de grammairiens ont étudié l’un après l’autre, sans beaucoup de méthode, mais constamment et passionnément, tous les mots de cette langue. Sa « défense » et son « illustration » ont été l’objet de plusieurs générations d’écrivains, et comme on dit que la fonction crée l’organe, ce qui est assez douteux, ils ont fondé sa « Précellence » en y tendant ; — et ceci est certain. Rien de grammatical n’est tout à fait indiffèrent à la perfection d’une langue, et en matière de « bien écrire » ou de « bien dire, » il n’y a point de subtilités. Ainsi qu’on le dira plus tard, le « pouvoir d’un mot mis en sa place » est toujours considérable, et, d’une pensée juste, pour faire une sottise, ou du moins une « naïveté, » il suffit, non pas même d’un tour malencontreux, mais d’une rencontre de sons imprévue et fâcheuse. C’est ce que sait Henri Estienne. Il sait qu’en comparant des sons et en pesant des syllabes, il travaille à quelque chose de grand, ou qui le deviendra. Les anciens lui en sont garans : c’est ce qui fait aujourd’hui pour nous l’intérêt de la Précellence et de la Conformité.

Elles en ont cependant un autre, qu’Henri Estienne ne pouvait guère prévoir, et qui est d’être pour nous de précieux « documens » de l’histoire d’une lutte sourde, et mal connue, qui commençait de s’engager alors entre le grec et le latin. On les avait confondus jusqu’alors, et ils s’étaient pour ainsi parler « laissé faire. » L’antiquité, cette antiquité qu’on avait tant à la bouche, c’était Virgile autant qu’Homère, et Horace autant qu’Anacréon. On ne distinguait pas ou à peine ; et nous avons vu, en étudiant les « théories » de la Pléiade, quels étaient dès lors les inconvéniens et les dangers de cette confusion. Mais, précisément, voici que l’on commence à se rendre compte qu’il y a lieu de distinguer plus profondément, et la question se pose de savoir lesquels seront nos inspirateurs et nos maîtres, des Latins ou des Grecs ? Elle est nettement posée dans un gros livre que nous retrouverons, la Poétique de Scaliger, et que nous verrons, pour une part considérable, intervenir dans l’évolution de la tragédie française. Imitateurs déclarés des « anciens, » et en ce sens, déjà « classiques, » auxquels demanderons-nous d’achever notre éducation ? « Hellénisation » ou « latinisation » de la culture, en quel sens nous dirigerons-nous ? On sait déjà, on peut même prévoir dès lors la réponse qu’un très prochain avenir va donner à cette question. Les Grecs ne seront bientôt plus que du « luxe » dans, le système de notre éducation. C’est les Latins qui en seront le fond, le support et la base. On ne saurait oublier que l’intérêt de cette question fait une partie de celui que nous offrent encore la Précellence et la Conformité, ou d’une manière plus générale, l’œuvre philologique d’Henri Estienne. L’un des plus grands de nos grands hellénistes, il en est aussi l’un des derniers ; on dirait qu’il s’en doute ; et de là presque autant que du préjugé mis en lui par sa première éducation, la défense pour ainsi dire désespérée qu’il fait du grec. Il n’oppose pas les Grecs aux Latins, mais il sent que Latins et Grecs ne seront pas longtemps ensemble paisibles possesseurs du champ des études classiques ; il le déplore, et il s’en indigne, sans bien savoir les raisons de son chagrin et de son indignation, et en tout cas, par provision, comme philologue, il fait du grec l’apologie, je ne dirai pas la plus éloquente, mais la plus conforme à son caractère d’auteur de son Thésaurus linguæ Græcæ.

Enfin, et parce que, sans être des chefs-d’œuvre, tant s’en faut ! sa Conformité, ses Dialogues, sa Précellence sont d’une assez bonne langue, elles offrent ce genre d’intérêt d’avoir fait entrer dans le domaine de la littérature des sujets qui, comme ceux qu’il y traite, ne sont pas nécessairement littéraires, et en fait ne le sont pas devenus dans plusieurs autres littératures. La dissertation ou la discussion grammaticale ne passait point pour « œuvre littéraire, » et, si par hasard on avait formé l’intention de la rendre telle, nous avons vu que, comme Ronsard et comme Du Bellay, dans leur Défense et Illustration, on commençait par hausser le ton, qui devenait oratoire, et avec lequel, aussitôt, ne s’accordaient plus ces détails précis et particuliers qui seuls font le prix de ce genre de discussions. Si l’œuvre ultérieure de Ronsard et de Du Bellay n’était pas là pour nous l’apprendre, — leurs Sonnets et leurs Odes, — on se demanderait ce qu’ils ont exactement voulu faire dans leur Défense et Illustration, et nous avons vu que, même expliqué par cette œuvre, l’opuscule n’était pas toujours aussi clair qu’il est court. Les écrits philologiques d’Henri Estienne ont pour eux la précision et la clarté. Leur originalité consiste en ce qu’ils ne sont pas pour cela moins « littéraires, » et c’est justement en quoi ils ont pu servir de modèles. Un grammairien lettré, un littérateur qui sait sa langue, voilà ce qu’Henri Estienne a été dans une littérature et dans un pays où tant de grammairiens n’ont pas eu le sentiment de cet « art d’écrire » qu’ils analysaient, et où tant d’écrivains, et même de grands écrivains, n’ont connu de la grammaire de leur langue que ce qu’il en fallait pour la respecter.

Ces cinq ou six écrits, depuis l’Apologie pour Hérodote jusqu’à la Précellence, représentent l’« œuvre françaises » d’Henri Estienne : le reste est en latin, et ce reste est considérable. Nous n’avons pas à nous en occuper ici. Quelques-uns de ces écrits se rapportent à son dessein de fortifier en France, et d’y enraciner, pour ainsi dire, l’étude du grec, comme ses Paralipomènes, Paralipomena grammaticarum linguæ Græcæ institutionum, 1581 ; et, ainsi qu’on l’a fait remarquer, relient son œuvre, chronologiquement et historiquement, à celle de Budé. D’autres se rapportent à l’illustration de la langue française, comme ses Hypomneses de lingua gallica, 1582, et on ne s’explique pas qu’il n’ait pas rédigé ces « Observations » en français, à moins qu’il n’ait cru qu’en latin elles seraient plus accessibles aux étrangers. C’est du moins la raison qu’on dirait qu’il en donne. Mais ce qu’on retrouve plus ou moins dans tous ces ouvrages, c’est la haine de l’italianisme, et, par exemple, je ne crois pas qu’on se soit expliqué nulle part avec plus de véhémence au sujet de Machiavel et du machiavélisme que dans le poème intitulé : Principum monitrix, Musa, sire de principatu bene instituendo et administrando Poema, 1590. Il faisait, nous dit-il lui-même, une promenade à cheval dans les environs de Francfort, quand il conçut l’idée de ce poème, et son cheval, un cheval turc, s’étant presque emballé dans cette promenade, c’est à l’excitation de la course et du danger que le poète attribue ce qu’il reconnaît tout le premier de verve et d’éclat dans ses vers. L’historiette est d’ailleurs un exemple du genre d’intérêt qu’on trouve encore dans quelques-uns des écrits latins d’Henri Estienne : il y a mis ses confidences, et ses ouvrages français sont bien loin de jeter la même clarté sur son caractère. Il ne paraîtra pas inutile d’ajouter que la Musa nionitrix se termine par un chaleureux éloge d’Henri IV, dont l’assassinat d’Henri III venait de faire le roi de France. L’auteur supposé des Déportemens de Catherine de Médicis était devenu l’un des courtisans d’Henri III, et s’était, à ce titre, tout de suite rangé du côté du nouveau roi.

Mentionnons enfin une dernière sorte d’ouvrages, qui ne sont pas proprement des ouvrages, mais des « recueils » ou des compilations, Narrationes ou Conciones, extraits ou choix, Florilegia, dont il semble bien qu’il ait eu l’idée l’un des premiers. Nous avons déjà dit qu’il n’y en avait guère qui répondissent mieux aux exigences du temps. Si l’on rapproche le goût d’Henri Estienne pour ce genre d’extraits de son goût pour les proverbes, on achèvera de comprendre son rôle, et pourquoi le caractère spécial de ses grands travaux, tels que son Thésaurus, ne l’empêche nullement d’avoir été pour ses contemporains un des « vulgarisateurs de l’antiquité. » On a tort d’avoir des préventions contre ce mot de « vulgarisateurs ; » il faut des « vulgarisateurs ; » et au cours de cette histoire, plus nous avancerons, plus nous en nous rencontrerons, qui n’en ont pas moins été des écrivains, des écrivains originaux, et d’autres écrivains qu’Henri Estienne. Qu’est-ce en effet que « vulgariser » l’érudition ou la science ? C’est tout simplement les mettre, sous la forme de leurs résultats, il est vrai, plutôt que de leurs principes, à la portée de ceux que les circonstances de leur vie n’ont pas mis à même de les acquérir, et il ne faut point douter que ce ne soit lune des fonctions de l’écrivain. Henri Estienne, sans le savoir, l’a senti confusément, et, en tout cas, c’est à cela surtout qu’il doit, bien plus qu’à son Apologie pour Hérodote, la place qu’il occupe dans les histoires de la littérature française. Faut-il dire à ce propos, qu’étant d’ailleurs tout ce qu’il est, il ne l’occuperait pas dans l’histoire d’une autre littérature ? Je ne sais, et, si je disais toute ma pensée, je dirais que je ne le crois pas. L’estime singulière que nous faisons de ce genre de mérite me semble être caractéristique de la littérature française. Et sans doute, c’est attacher bien de l’importance à une « question de forme, » mais, de quelque manière qu’on les entende, les « questions de forme » ont une importance réelle, de même que les « querelles de mots, » qui sont ordinairement des « querelles de choses ; » et puis, il y a aussi plusieurs manières d’entendre les querelles de forme. Nous les verrons se préciser, se distinguer les unes des autres, à mesure que nous avancerons, et déjà, c’est ce que nous allons voir dans le cas de Jacques Amyot.

Ce ne sera pas sans avoir dit deux mots des dernières années d’Henri Estienne, 1590-1598. Elles furent tristes et agitées. Les années, quoique à peine il eût touché la soixantaine, n’avaient pas adouci les aspérités de son caractère ; les affaires de son imprimerie de Genève, compliquées en quelque sorte d’affaires religieuses, allaient mal, et l’abondance de ses productions ne réussissait qu’à grand’peine à en écarter la menace de la ruine prochaine ; les quatorze enfans qu’il avait eus de ses trois mariages, et dont les plus connus sont Paul, qui lui succéda dans la dynastie des Estienne, et Florence, qui épousa le grand érudit Casaubon, étaient dispersés à travers le monde, et au surplus ne semblent pas l’avoir entouré d’une affection bien vigilante. Il édita d’autres textes grecs, encore des textes grecs ; il lit des traductions latines, et il voyagea ! On le rencontre un peu partout, en Europe, de 1590 à 1598, promenant son humeur vagabonde, « plaçant » ses livres à l’occasion, fréquentant les érudits et les cours, inquiet de sa personne, bizarre, quelque peu maniaque, accumulant dans sa bibliothèque dont il interdit l’accès à tout le monde, et même à Casaubon, des manuscrits et des livres qu’il ne regarde plus. En revanche, il refuse de rendre, non seulement les livres qu’on lui a prêtés, mais les écrits qu’on lui a soumis pour prendre conseil de son érudition. Sa raison s’égara-t-elle à ce régime, étrange pour un homme de son âge ? On l’a prétendu, sans donner des preuves qui soient sûres. Toujours est-il que sa vie n’en fut pas prolongée, et, en 1598, comme il se rendait à Montpellier, chez son gendre, pour lui communiquer de « bonnes variantes sur Athénée, » dont Casaubon préparait une édition, il était obligé de s’arrêter et de s’aliter à Lyon. Il y mourait plus tard, au commencement de mars, dans un lit d’hôpital. Il avait soixante-dix ans, si l’on le fait naître en 1528, et soixante-six, si l’on le fait naître en 1532.


II. — JACQUES AMYOT

Après l’éditeur, qui ramène le vieux texte à la lumière du jour, le traducteur, qui le fait pour ainsi dire contemporain de son époque ; après Henri Estienne, le grand érudit protestant, Jacques Amyot, précepteur de Charles IX et d’Henri III, évêque d’Auxerre et grand aumônier de France ; et après l’homme qui a livré pour l’honneur de la langue française le combat que l’on vient de voir, l’homme dont on a pu dire, avec un peu d’exagération peut-être, — mais c’est Montaigne, — que « le livre nous a relevés du bourbier ; » et, notons ce trait, que « les dames en régentent les maîtres d’école : » ce qui signifie que, dans les cas douteux et difficiles, ils ne sont toujours, eux, que des « maîtres d’école, » des « pédans de collège, » mais il est, lui Amyot, la loi ! Singulière fortune ! ou plutôt fortune unique, dont on ne trouverait d’exemple dans aucune autre littérature ! Car, nous n’avons d’Amyot que ses « traductions, » et en fait d’œuvres originales que les « préfaces » qu’il a mises à ces traductions. On peut même dire que nous n’en avons qu’une, qui est celle qu’il a donnée des Œuvres de Plutarque ; et, en effet, qui a lu son Diodore de Sicile ? Ce n’est pas lui non plus que l’on cherche dans ses traductions de Longus et d’Héliodore, Daphnis et Chloé, Théagène et Chariclée ! Mais, précisément, là où il semble que l’étonnement doive redoubler, c’est là qu’il cesse. Le choix qu’il a su faire de son texte est la grande raison de la popularité d’Amyot. Il est Plutarque, et Plutarque c’est lui. L’original et le traducteur ne sont qu’un. Leurs qualités et leurs défauts se compensent pour former ensemble un tout dont le mérite est très supérieur à celui de tous deux. C’est ce qu’il faut bien voir si l’on veut tous deux les comprendre, mais le second surtout, qui nous intéresse plus particulièrement, et rien qu’en le décrivant, on aura « expliqué, » en le ramenant aux raisons les plus simples du monde, ce qu’il y a d’abord de « singulier » dans le cas de ce traducteur plus lu, plus célébré, plus vanté que beaucoup de grands écrivains.

Né en 1513, à Melun, où son père était boucher, dit-on, sa première enfance fut dure, et le récit légendaire en a longtemps défrayé les recueils d’anecdotes sur les Enfans célèbres. L’histoire est partout du gros pain que sa mère lui envoyait toutes les semaines par le batelier de Melun, et, comme on ne vit pas seulement de pain, l’histoire aussi des expédiens auxquels il se vit plus d’une fois réduit, tels que de servir de domestique à des étudians plus riches ou moins pauvres que lui. De pareils commencemens ne sont pas rares dans l’histoire de notre littérature, et si l’on s’y attachait surtout à la biographie, cette diversité des origines n’en ferait pas le moindre charme. En France, il est sorti de grands écrivains de toutes les conditions, et tandis que l’éclat de la naissance n’y faisait aucune illusion sur la médiocrité des talens, l’humilité de la condition première n’y empêchait personne de conquérir la gloire, et quelquefois et en même temps la fortune. Amyot en est un exemple, qui avait à peine terminé ses Études que, sur la seule recommandation de ses maîtres de grec, Danès et Toussaint, la protection de Marguerite, l’auteur de l’Heptaméron, en faisait un professeur à l’Université de Bourges. C’était là qu’en récompense de sa traduction de Théagène et Chariclée, le roman d’Héliodore, François Ier lui conférait la riche abbaye de Bellozane, le dernier bénéfice dont il ait choisi le titulaire. Dès lors, disposant de nombreux loisirs, Jacques Amyot faisait, comme tous les érudits de l’époque, son pèlerinage d’Italie, découvrait à Venise les livres de Diodore de Sicile, qu’il devait traduire quelques années plus tard, 1554, gagnait à Rome la faveur du cardinal de Tournon, et déjà préparait, à travers les bibliothèques, en compulsant les manuscrits, sa traduction de Plutarque. Il touchait même un instant à la politique, et, d’après les instructions du cardinal, allait remplir à Trente, auprès des Pères du Concile, une mission dont le consciencieux historien De Thou a singulièrement exagéré l’importance. Il lui a mis notamment dans la bouche un long discours fort bien fait, sur les libertés de l’Eglise gallicane, qui n’a que le défaut de n’avoir jamais été prononcé. Les historiens, même « consciencieux, » prennent parfois de ces libertés. Puis, à son retour en France, Amyot, grâce encore au cardinal de Tournon, était nommé précepteur du Duc d’Orléans et du Duc d’Anjou, le futur Charles IX et le futur Henri III, dont on serait tenté d’expliquer par là les goûts littéraires. L’aîné de ses élèves, quatre ans plus tard, en faisait le personnage considérable qu’était alors un « grand aumônier de France, » 1559. C’est alors qu’il publiait sa première édition de la traduction des Vies parallèles. Il devenait évêque d’Auxerre en 1570, publiait en 1572 sa traduction des Œuvres mêlées, que l’on cite moins, mais qui n’a pas été moins lue, ni pillée, par Montaigne, entre autres, que sa traduction des Vies, et il vivait ou se préparait désormais à vivre tranquillement dans son palais, entre ses devoirs d’évêque et ses occupations d’érudit, quand tout d’un coup sa fortune s’obscurcissait, et, d’une autre manière, la fin de sa carrière était aussi tourmentée que le commencement en avait été rude.

Quels étaient contre lui les griefs de ses diocésains, et en particulier ceux des cordeliers de sa ville épiscopale ? On ne sait. Toujours est-il que son malheur ayant voulu qu’il fût présent à Blois, de sa personne, et dans ses fonctions de grand aumônier, lors de l’assassinat du duc de Guise, un moine d’Auxerre l’accusa d’avoir trempé dans le crime, puisqu’il ne l’avait pas flétri, et, feinte ou simulée, il semble bien que la ville entière se soit associée à l’indignation du moine. Il essaya d’un peu loin, ce qui n’était pas très brave, d’apaiser ce tumulte. Il n’y réussit point, et quand il dut rentrer dans Auxerre, l’effervescence était telle qu’il y faillit deux fois au moins être massacré. Ce fut sans doute son grand âge que l’on épargna. Mais on ne lui mesura ni les injures, ni l’outrage, et son chapitre même prétendit lui interdire l’exercice de ses fonctions épiscopales jusqu’à ce qu’il se fût justifié des imputations dirigées contre lui. Il dut se résigner à présenter une Apologie, que l’on pourra considérer, si l’on veut, comme formant, avec quelques lettres, son œuvre « originale. » Cette concession, toutefois, ne devait pas suffire, et il fallut que, pour pouvoir remonter en chaire, il sollicitât et obtînt du cardinal Cajetan, légat du Pape, une absolution en forme, dont les termes sont un peu durs. On lui remet en effet « toutes les fautes dont on l’accusait » et on l’y relève de l’excommunication « qu’on prétendait » qu’il avait encourue, excommunicationem quam incurrisse prætendunt. Telle quelle, cette absolution mit enfin un terme à l’agitation, 1590, et il put passer en paix les quelques mois qui lui restaient à vivre encore. Il mourut dans les premiers jours du mois de février 1593, étant d’ailleurs l’un des rares Français de son rang et de sa distinction qui ne se fussent pas ralliés à la monarchie d’Henri IV. La réconciliation était-elle donc plus complète qu’on ne l’eût voulue avec sa ville épiscopale, qui ne fit « sa soumission » qu’en 1594 ? Il avait été remplacé d’ailleurs dès 1591 par l’archevêque de Bourges, dans sa charge de grand aumônier de France.

« C’est par les traducteurs, a dit Jacques Peletier du Mans, dans son Art poétique, 1548, que la France a commencé de goûter les bonnes choses, » et, bibliographiquement, on a pu voir que l’assertion n’était pas tout à fait exacte. Marot et Marguerite, Rabelais et Calvin ne sont point des « traducteurs. » Mais si par traduction on veut bien entendre « adaptation, » ou « accommodation, » autant que « reproduction, » il n’a pas tort. Les traducteurs de la fin du XVe et ceux du commencement du XVIe siècle ont rendu de grands services à la littérature française. Comme Henri Estienne faisait l’étude des langues, et des textes des anciens, — ou des Italiens, — ils ont « vulgarisé » eux aussi les idées des anciens, à une date où, les littératures modernes n’existant encore qu’en puissance, il n’y avait, à vrai dire, d’idées, et par conséquent, au sens où l’on prenait alors le mot de « nourriture, » que dans les textes des anciens, — ou à leur défaut dans des textes latins. Quelles idées fortes, par exemple, et même en faisant, si l’on veut, une exception pour Commynes, peut-on dire qu’on eût exprimées en français ? La traduction, c’était donc bien l’antiquité tout entière, c’était les « idées » de l’antiquité, c’était les résultats de son expérience en morale, en politique, et même en rhétorique, mis à la libre disposition de quiconque savait lire. A un autre point de vue, c’était les ressources inconnues, les qualités de la langue maternelle, d’aisance et de diversité, de souplesse et de force, de pénétration, de gravité, de clarté, de « raideur, » comme disait Henri Estienne, révélées à nos écrivains, par cette lutte même avec un idiome étranger. Et, en effet, d’une langue à une autre, il n’y a pas de meilleur moyen de s’assurer du vrai sens, du sens intérieur et profond des mots. Une syntaxe exprime une « mentalité ; » un vocabulaire est une conception de la vie, et rien qu’aux mots dont ils se servent, ou à la manière dont ils les associent, on voit bien que les Grecs ou les Romains ne sont pas la même race d’hommes. Quant à la nature des difficultés que nous trouvons à les traduire, c’est-à-dire à faire de leurs idées des idées qui soient « nôtres » sans cesser d’être « leurs, » ne pourrait-on pas dire qu’elle mesure la différence qui sépare nos mentalités respectives ? Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’un traducteur ait pu quelquefois s’acquérir la réputation d’un écrivain original, et justement c’est le cas d’Amyot. Mais pour achever de nous rendre compte qu’il n’en était pas indigne, c’est ici qu’il nous faut insister sur le choix de son modèle.

Non pas que nous prétendions faire de Plutarque un jugement qui ne serait ni de notre compétence, ni de notre sujet. Et, pour cette raison, nous ne parlerons ni du « style de Plutarque, » par exemple, ni de la place ou du rang qu’il occupe dans l’histoire de la littérature grecque. S’il écrit mal en grec, d’une manière que l’on dit prolixe, composite ou bigarrée, et parfois incorrecte, il écrit fort bien dans le français d’Amyot, et sa prolixité même n’y manque pas de charme. Mais la grande raison de sa popularité, la raison pour laquelle il n’est guère d’ancien que l’on ait plus souvent traduit, c’est que, parmi les anciens, il est, avec Sénèque par exemple, et trois ou quatre autres, pas davantage, le plus abondant, et le plus amusant de ceux que l’on puisse appeler des écrivains « cosmopolites » ou universels. Les autres et, pour ne rappeler que les historiens, Hérodote ou Thucydide, Xénophon même, Tite-Live ou Tacite, sont Grecs ou Latins, et si nous voulons vraiment nous intéresser à ce qu’ils racontent, il nous faut, non seulement nous y appliquer tout exprès, mais encore avoir une curiosité particulière et personnelle des choses de la Grèce et de Rome. On ne s’intéresse pas d’abord, et, si je l’ose dire, on n’est pas tenu de s’intéresser, sans préparation, à la guerre du Péloponèse ou aux luttes séculaires de Rome contre les Samnites. Cependant, c’est précisément ce qui importe à Tite-Live et à Thucydide. Il n’en est pas ainsi de Plutarque. Ses Vies parallèles nous le montent s’intéressant le plus à ce qu’il y a sinon de moins grec dans la Vie d’Alexandre, ou de moins latin dans la Vie de César, mais à ce qu’elles contiennent de plus humain. C’est ce qui l’intéressait lui-même après tant d’années ou de siècles écoulés, lui, le bourgeois de la petite ville de Chéronée, et ce qui l’intéressait comme homme, non comme Grec d’origine, ou comme citoyen de l’Empire. Voyez plutôt, à cet égard, comment ses biographies sont composées, ou encore, et avant cela, demandez-vous les raisons qu’il a eues de concevoir et de traiter l’histoire sous cette forme de la biographie. C’est qu’au fond, si nous sommes curieux de quelque chose en histoire, ce n’est pas de savoir les événemens ni les dates, comment fut gagnée la bataille de Salamine, ou comment Auguste fit l’Empire, mais c’est des « hommes » qui ont joué leur rôle dans ces événemens, et de l’exemple qu’ils sont pour nous. Le drame authentique de la vie, voilà ce que nous cherchons dans l’histoire, et par où le passé nous attire. « Des cas humains représentés au vif, » c’est l’expression d’Amyot lui-même, dans sa Préface des Vies, et rien ne saurait mieux rendre ce qui fait l’attrait des biographies de Plutarque. Ce ne sont pas ici des « inventions, » des « fictions, » mais l’expérience même. Toutes ces choses sont arrivées, ou du moins Plutarque le croit, et ses lecteurs aussi, — car, naturellement, ce n’est pas à nous de discuter en « critiques » la valeur des récits de Plutarque, — et elles sont arrivées en tels temps, en tels lieux, dans de telles conditions, à tels hommes dont nous savons les noms et la personne. Voilà comment Alexandre est mort, et comment Jules César. Nous lisons dans nos écoles les discours de Démosthène et ceux de Cicéron. Voici dans quelles circonstances ils les ont prononcés. Pourquoi celui-ci a-t-il gagné la victoire de Salamine, et celui-là perdu la bataille d’Actium, vous allez le savoir. Vous allez savoir quels furent leurs desseins, leurs ambitions, leurs passions, et à travers quelles aventures ils en ont atteint ou manqué l’objet. Et comme ce sont là des questions en quelque sorte « éternelles, » de là le caractère d’universalité des biographies de Plutarque : elles ont été « vécues, » sans même en excepter celles de Lycurgue ou de Numa Pompilius ; et de là leur caractère de « réalisme » ou de vérité. A quoi si nous ajoutons que grâce au choix des personnages, roulant toutes, comme elles font, sur des « intérêts d’Etat, » l’anecdote et la particularité s’y relient à la « grande histoire, » j’entends celle des mouvemens de fond qui, à travers les siècles, ont transformé l’humanité, ou achèvera sans doute d’en comprendre le prestige. L’un des mérites, et non le moindre, de la traduction d’Amyot a d’ailleurs été, je ne sais comment, d’effacer ce qu’il y a quelquefois de vulgaire dans cette conception de l’histoire à la Plutarque.

Les Œuvres morales et mêlées de Plutarque appellent des observations du même genre. Et d’abord, c’est là que l’auteur laisse entrevoir sa « médiocrité. » Non pas que, quand il le faut, il ne parle fort bien, même de philosophie, et notamment, je ne crois pas que nous devions à personne plus de renseignemens qu’à lui, ni de plus exacts, sur la philosophie stoïcienne. Mais il a un goût fâcheux pour les petites questions, les questions familières, dont l’enchaînement, il est vrai, forme la trame de la vie quotidienne, et pour les grandes, il a une manière pratique de les traiter, qui les rapetisse. Ce défaut, qui achève de le caractériser comme bourgeois de sa petite ville, et qui peut-être n’en est pas un, qui nous semble en tout cas moins grave qu’à nos pères quand ils se faisaient de la « littérature » une idée trop aristocratique, ne lui a pas nui. Je crois même qu’il faut dire : Au contraire ! et, en effet, c’est une forme de l’ « universalité » que de prendre intérêt à beaucoup de petits faits que dédaignent les « beaux esprits. » On a aimé dans les Traités de Plutarque beaucoup de choses qu’on y trouvera plus tard inutiles, oiseuses, fastidieuses. Cependant la connaissance de la « cuisine » des anciens n’est pas étrangère à l’idée générale que nous pouvons nous faire de leur civilisation, et l’homme ne vit pas uniquement de pain, mais il ne laisse pas d’en vivre, et de ce que sa gourmandise y ajoute. Si les Œuvres mêlées de Plutarque sont pleines de détails de ce genre, il ne faut donc pas douter que ces détails n’aient contribué, pour une part considérable, à la popularité de cette œuvre, et il convient de faire observer que jamais peut-être le caractère de notre langue ne s’était mieux prêté à les rendre qu’au temps d’Amyot précisément, entre Rabelais et Montaigne. Il a été heureux pour nous que notre langue ne soit pas devenue tout de suite parfaitement « noble, » et elle le doit en partie à la traduction des Œuvres de Plutarque par Amyot.

D’autant qu’en plus de ces détails, ces Œuvres mêlées, il est temps de le dire, contiennent, pour ainsi parler, le trésor de la sagesse ancienne, et autant qu’ « universel, » Plutarque est « encyclopédique, » ce qui veut dire à peu près la même chose. Beaucoup de renseignemens précieux ne nous ont été conservés que par lui, et quelqu’un qui le posséderait parfaitement, — comme fera bientôt Montaigne, — il s’en faudrait de bien peu qu’il ne possédât l’antiquité tout entière, depuis la religion et la guerre jusqu’à la médecine et à la musique. « Que de discours il m’a fallu avoir, disait un vieux traducteur de Pline le Naturaliste, avec paysans et artisans, comme fondeurs, gens de mine, monnayeurs, peintres, potiers, orfèvres, maçons, menuisiers, lapidaires, etc. » C’est ce qu’aurait pu dire Amyot, el lui aussi, c’est au vocabulaire de toutes les conditions qu’il avait affaire dans Plutarque. Mais qui ne voit pour quelle part cette raison même a dû contribuer au succès de Plutarque et d’Amyot ? Personne après tout n’est tenu de s’intéresser à la Retraite des Dix Mille ou à la Conjuration, de Catilina. Mais des descriptions de la vie quotidienne, voilà qui ne peut manquer d’intéresser tout le monde. Et, à ce genre de « littérature » quand la préoccupation morale se mêle, ce qui est encore le cas de Plutarque, et même un caractère essentiel de sa philosophie ; quand un tel écrivain ne se montre soucieux de rien plus que de la manière de « bien vivre, » c’est-à-dire conformément aux lois de la justice et de l’humanité ; quand de l’histoire même, — ce qui d’ailleurs est plutôt un défaut, — il manifeste une tendance perpétuelle à faire une « morale en action, » c’est alors que les lecteurs lui arrivent en foule, chacun d’eux y trouvant la satisfaction du genre de curiosité qu’il apporte, el aucun d’eux n’étant rebuté par le ton de hauteur ou de supériorité de l’écrivain. C’est ce ton de supériorité qui rend Marc-Aurèle illisible. Et puis, de même qu’il n’est pas du tout prouvé qu’en dépit de quelques grands philosophes, de petits effets n’aient quelquefois en histoire procédé de très grandes causes, — nascitur ridiculus mus : il ne l’est pas non plus que cette manière de concevoir, de décrire el d’essayer de régler la vie, en fonction de la morale, conforme au désir ou à l’idéal de la plupart des hommes, ne soit pas peut-être aussi, dans le vrai sens du mot, l’une des plus « philosophiques. » On pourra d’ailleurs se rendre compte que cette philosophie n’est pas incapable de quelque profondeur, ni de quelque force, en lisant le beau traité sur les Délais de la Justice divine. Et en effet, le même écrivain qui peut-être a traité l’histoire de la manière la plus anecdotique, est peut-être aussi, parmi les anciens, celui qui a le mieux reconnu dans les affaires humaines l’intervention d’une force majeure.

Toutes ces qualités de Plutarque, ou ces défauts, ont passé dans la traduction d’Amyot, et c’est ce qui justifie le mot célèbre, qu’ « Amyot semble disputer le prix de l’éloquence historique avec son auteur, et faire douter s’il a, en le traduisant, accru ou diminué l’honneur de Plutarque. » Ne « doutons pas, » et disons qu’il l’a positivement « accru. » Quelques hellénistes mis à part, quand on nomme Plutarque, c’est Amyot qu’on veut dire, et les deux noms sont inséparables. C’est pourquoi il est presque inutile d’examiner curieusement si le traducteur français a toujours très bien compris son modèle grec, et si, comme on l’a prétendu, les contresens et les fautes n’abonderaient pas dans sa traduction. Il y en a certainement, il y en doit avoir. Amyot n’a pas toujours eu sous les yeux les meilleurs manuscrits, ni les meilleures éditions, et peut-être a-t-il su le grec d’une manière moins précise ou moins sûre qu’Henri Estienne. Il faudrait vérifier, si l’on jugeait que la question en valût la peine. On a aussi voulu qu’il y eût des nonchalances, des négligences, et des défaillances dans son œuvre. Et, assurément, il y en a ! Faut-il encore lui reprocher le manque de « couleur locale, » ou plutôt la naïveté avec laquelle il habille en quelque sorte les anciens du costume de son temps ? et qui transforme, par exemple, les « vestales » en « religieuses, » ou les favoris d’Alexandre en « gentilshommes de sa chambre ? » Mais, remarquons comme il est difficile de traiter cette question de la « couleur locale. » Car « les gentilshommes de la chambre d’Alexandre, » cela est amusant, mais les « favoris » ou les « serviteurs » d’Alexandre, ces expressions ont-elles plus de « couleur locale ? » et Plutarque lui-même, d’autre part, avec quelles « couleurs » nous peint-il les temps de Lycurgue ou de Numa Pompilius ? C’est, si je ne me trompe, avec les couleurs de son temps, qui cependant n’est pas le leur. Aussi bien ne peut-on pas dire qu’il y ait dans Plutarque de « couleur locale ? » S’il avait songé à y en mettre, sa tendance même à l’universalité l’en aurait empêché. Encore une fois, c’est à la représentation des « cas humains » qu’il s’attache, et non, si je puis ainsi dire, à celle d’un accident Spartiate ou thébain. D’où cette conséquence que si la « couleur locale » manque dans la traduction d’Amyot, l’altération du moins qui en résulte est tout à fait superficielle, n’atteint pas le fond des choses, et nous donne tout au plus l’impression d’un déguisement, qui nous égaie sans que nous courions le moindre danger de nous y méprendre. On peut aller plus loin, et on peut dire que cette naïveté ou cette bonhomie fait l’un des charmes de la traduction, et ce qui le prouve, c’est l’échec de toutes les tentatives que l’on a faites pour la rajeunir. Quels moyens, en effet, a-t-on employés pour ce « rajeunissement ? » On a rectifié quelques contresens ; on a supprimé les « huissiers à verge » et les « maîtres des requêtes » qui s’étaient glissés parmi les anciens ; et on a enfin reconstruit la phrase d’Amyot dans le goût du XVIIe ou du XVIIIe siècle. C’est une singulière façon d’entendre la « couleur locale, » et Amyot n’y devait point gagner, ni Plutarque, ni la vérité.

La phrase d’Amyot est un peu longue, avec des articulations un peu lâches, mais elle ne gagne rien à être raccourcie, parce que sa longueur est l’image de la manière de sentir et de penser qui est celle d’Amyot. Avec fidélité, et d’ailleurs avec plus de souplesse que d’art, elle imite ce qu’il y a de successif, et parfois d’un peu hésitant dans la démarche d’une pensée qui se cherche, et elle semble naturelle de ce que cette hésitation même laisse entrevoir de conscience et de sincérité. Amyot est parfaitement naturel, et de tous ses mérites, ce naturel n’est pas celui que ses contemporains, qui sont les contemporains de Ronsard et presque de Rabelais, ont le moins apprécié. Nous l’avons vu, pour lire Rabelais et Ronsard, il faut que l’on commence, il a fallu, même en leur temps, que l’on commençât par en faire une espèce d’apprentissage. Non hic est piscis omnium ! Rien de semblable ici. C’est de plain-pied qu’on entre en commerce avec Amyot, et tout de suite on est comme chez soi dans son Plutarque. C’est que ce style est celui de la conversation quotidienne. Si l’on était tenté de le trouver savant ou pédantesque, c’est qu’il n’est question dans ces vingt volumes que d’antiquités, — Alterthumskundt, disent les Allemands, — choses grecques ou latines, dont les vieux noms surprennent d’abord le lecteur ignorant, et il est vrai qu’on peut l’accuser de prolixité, mais c’est le cas de dire que la faute en est à Plutarque, et la prolixité ne déplaît pas toujours. Et puis, et surtout, ce style est « français » dans le choix de ses mots comme de ses tournures ; il est modeste, il est « bonhomme. » L’écrivain y conquiert nos sympathies à sa personne, même et précisément en ne s’y montrant jamais. Il ne resterait, après cela, qu’à savoir si de telles qualités, qu’il faut qu’on estime à leur prix, suffisent pour égaler, dans la succession de nos grands écrivains, le traducteur de Plutarque aux plus grands. Nous pouvons peut-être nous borner à dire que nous ne le croyons pas.

Mais elles expliquent sa popularité, la durée de sa réputation, et la profondeur de son influence. Car, assurément, — et pour nous en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire de la littérature anglaise, — peu de livres ont plus contribué que le Plutarque d’Amyot, on ne peut pas dire encore et l’expression serait prématurée, à la « diffusion européenne de la langue et de la littérature françaises, » mais à préparer à celte, littérature et à cette langue leur public européen. Rabelais et Ronsard étant destinés à devenir promptement, même pour leurs propres compatriotes, des « auteurs difficiles, » celui-ci s’est trouvé d’abord parfaitement intelligible à tous, et serons-nous surpris qu’on lui en sache ou qu’on lui en ait su quelque gré ?

Sans doute, c’est aussi pourquoi nous allons maintenant le retrouver, pour ainsi dire, tout du long de l’histoire de la littérature française, et, quoique ce soit un peu anticiper sur l’ordre des temps, c’est ici qu’il convient d’en faire la remarque. Nulle influence plus profonde, mais surtout plus pénétrante. C’est du Plutarque d’Amyot que nous allons voir l’un après l’autre sortir les sujets préférés de la tragédie française, et, plus particulièrement, la conception et la matière de cette « tragédie politique » dont l’intérêt est fait de l’enchevêtrement des plus grandes questions de la politique dans une intrigue d’amour. Les « héros de Plutarque, » l’expression va devenir proverbiale, quoique, à bien y regarder, il n’y ait pas tant de héros dans les Vies Parallèles. Mais c’est l’impression générale, et une impression agissante : on ne sait pas très nettement ce que l’on veut dire, on serait embarrassé d’avoir à le préciser davantage, mais on s’entend parfaitement. C’est ce que nous verrons nous-mêmes quand nous arriverons aux débuts de notre tragédie classique. De même que l’Iliade est à l’origine de la tragédie grecque, ce qui ne veut pas dire que Sophocle ait emprunté d’Homère le sujet d’Œdipe à Colone, pareillement le Plutarque d’Amyot, les Vies Parallèles, sont l’origine de la tragédie française. Il y a là des « cas humains, » répétons le mot, qui sont demeurés comme les modèles de tous les cas du menu ; genre, des motifs ou des thèmes d’invention pour trois ou quatre générations d’hommes, et le Plutarque d’Amyot nous apparaît ainsi comme inséparable de l’histoire et de la fortune d’un genre avec lequel il ne semblait pas qu’il eût rien de commun. La même fortune n’est échue ni à Pierre Saliat, le traducteur d’Hérodote, qui ne manque pourtant pas de quelques qualités, ni à Blaise de Vigenère, le traducteur de Tite-Live et de Tacite, que les contemporains, ou du moins quelques contemporains, affectaient de comparer ou de préférer à Amyot.

Rappelons encore que, Jean-Jacques Rousseau sera plein de Plutarque, et précisément du Plutarque d’Amyot, dans lequel son enfance d’autodidacte aura presque appris à lire. Si l’on retranchait de ses connaissances sur l’antiquité ce que l’auteur de l’Emile et du Contrat social en doit à Plutarque, il resterait assez peu de chose. Et ce qui est vrai de Jean-Jacques Rousseau, de combien de gens ne doit-il pas l’être, qui n’ont pas écrit, mais qui, dès qu’il a paru, se sont, à travers Plutarque, reconnus et retrouvés en lui ? Tels sont, entre autres, et depuis Rousseau, la plupart des « hommes de la Révolution. » L’idée que se font de l’antiquité, Camille Desmoulins, par exemple, ou encore Mme Roland, c’est l’idée qui se dégage de la lecture des Vies Parallèles. Et ici, nous avons cru devoir attendre jusqu’à présent pour le dire, nous touchons la borne du « génie » de Plutarque. C’est un « historien de cabinet, » et, sans doute, beaucoup d’historiens ne sont que des historiens de cabinet, mais beaucoup d’entre eux aussi, quoique n’étant pas César, ont du moins, comme Tacite, passé par les affaires, manié les hommes et mesuré la résistance des choses. Il en résulte, dans leurs histoires, un arrière-fond de réalité qui manque dans les récits de cet honnête bourgeois de Chéronée que fut Plutarque, et ce serait leur juste revanche, si d’ailleurs le lecteur ordinaire ne se souciait assez peu de ce genre d’exactitude. Il est fâcheux qu’il ne s’en soucie point davantage, parce qu’on croit alors comprendre les « raisons » des choses, tandis qu’on n’a saisi que les apparences souvent superficielles, et c’est ce qui est arrivé aux « hommes de la Révolution. » S’ils n’ont pas connu l’antiquité, c’est que la plupart d’entre eux ne l’avaient apprise que dans Plutarque. Plutarque étant indubitablement un « ancien, » ils ont cru connaître cette antiquité, puisqu’ils le connaissaient. Nous n’avons pas du reste à insister sur ce point, ni à montrer comment, au XVIIIe siècle, on pouvait élargir, préciser et surtout approfondir la connaissance de l’antiquité telle que nous l’offrait le Plutarque d’Amyot. On connaissait assez d’autres textes, et la critique était assez avancée. Mais l’influence de Plutarque avait été la plus forte, et sa fortune achève ainsi de s’expliquer à nous par elle-même. C’est à Plutarque, au bon Plutarque, que la France classique, d’une manière générale, empruntera son « idée » de l’antiquité gréco-latine, et elle l’empruntera à Plutarque parce qu’il a eu ce bonheur de rencontrer Amyot pour le traduire. Et Amyot, seul ou presque seul de tous les traducteurs, survivra dans l’histoire, un peu parce qu’il est Amyot, mais surtout parce qu’il a traduit Plutarque. Dans une espèce d’Encyclopédie d’un caractère franchement cosmopolite, où l’on ne s’intéresse presque plus à l’homme en tant que citoyen de la République ou de sa petite ville, mais en tant que citoyen du monde, Plutarque, dont les curiosités paraissent avoir quelquefois ressemblé à celles d’une vieille femme, a réuni des renseignemens que l’on ne trouvera pas ailleurs, chez Tacite, par exemple, ou chez Platon, et ces renseignemens Amyot nous les a rendus dans une langue purement française, familière et facile, capable au besoin de force et d’éloquence. Et parce qu’il y a là une rencontre unique dans l’histoire de nos littératures modernes, il y a donc une fortune unique, et que, par une dérision singulière, on est constamment tenté de regarder comme excessive, quoique d’ailleurs, en l’examinant de plus près, on ne la trouve pas imméritée.


III. — JEAN BODIN

Le cas encore de celui-ci, Jean Bodin, est assez singulier pour la manière dont on y voit s’allier dans le même homme aux vues et aux « anticipations » les plus pénétrantes les pires superstitions. L’auteur de ces six livres de la République, où l’on a pu voir quelquefois une ébauche encore assurément confuse, mais une ébauche de l’Esprit des Lois, et qui est en tout cas le premier livre français que l’on ait écrit en ce genre, est aussi l’auteur de la Démonomanie des Sorciers, lequel est bien l’un des livres, à tous les égards, les plus exécrables qu’il soit possible de citer et de concevoir en notre langue. Il est aussi l’un des plus fermes soutiens de l’astrologie judiciaire en même temps que l’un de ceux qui ont fondé chez nous la « philosophie de l’histoire. » Et, pour l’achever enfin de peindre, il a trouvé le moyen de joindre ensemble un remarquable libéralisme d’esprit, et une insensibilité, une dureté de cœur extraordinaire. Ce dernier caractère est sans doute commun à beaucoup de ses contemporains, mais il est plus choquant chez Bodin que chez beaucoup d’autres.

La plupart de ses ouvrages, qui sont assez nombreux, — je crois qu’il y en a même de presque inédits, — se rapportent au dessein de sa République, et si nous voulons le classer, il est essentiellement un « publiciste. » rappelle et on appelle généralement de ce nom les écrivains qui font profession de raisonner sur les lois de la politique, et d’en rechercher les « causes » pour en procurer l’« amélioration. » Le plus important de ces ouvrages « préparatoires » ou « explicatifs, » selon qu’ils sont antérieurs ou postérieurs à la République, est en latin, et intitulé : Methodus ad facilem historiæ cognitionem. Il a paru en 1566, dans la même année que Y Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne : il est intéressant de les comparer, dans la mesure où ils sont effectivement comparables, comme étant l’un et l’autre une espèce de « philosophie de l’histoire. » Le magistrat au cœur dur, qui peut-être sait moins bien le grec, y fait preuve, en revanche, d’infiniment plus de largeur et d’invention d’esprit que le grand helléniste aux généreuses colères. C’est qu’il n’y fait pas emploi de son érudition, qui est très étendue, très variée, très sûre, pour des fins un peu basses, à la réalisation desquelles une connaissance approfondie n’était pas nécessaire. Nul besoin d’Hérodote pour attaquer le « papisme ! » Trois chapitres du Methodus méritent d’être retenus : le cinquième qui est intitulé : De recto historiarum judicio et qui contient la « théorie des climats » considérés connue l’un des facteurs essentiels de l’histoire ; le sixième, où sous le titre : de Statu rerum poeticarum, il est traité des « révolutions ; » et le septième : Confutatio eorum qui quatuor monarchias et aurea sæcula statuunt : c’est en effet ici la « théorie du progrès » qui s’ « annonce » en quelque sorte, et nous allons tout à l’heure la retrouver dans la République.

On peut rapprocher encore, puisque les dates non seulement le permettent, mais l’exigent presque, les Six livres de la République de Jean Bodin, angevin, parus en 1577 chez Jacques du Puy, libraire juré à la Samaritaine, des Dialogues d’Henri Estienne, 1578, et de la Précellence, 1579. Comment cela, demandera-t-on peut-être, et pourquoi ? Parce que nous venons de voir, dans le Plutarque d’Amyot, la littérature prendre la forme du parallèle ? Non ; mais parce que, si différens qu’ils soient à tous autres égards, ces ouvrages sont animés, inspirés de la même ardeur patriotique ; parce que le patriotisme s’y excite lui-même, en quelque manière, de la même animosité contre l’Italie, l’influence italienne, l’imitation des mœurs ou du langage italiens ; enfin parce qu’ils contribuent diversement, mais inégalement, à nous éclairer sur l’état des esprits, en matière de morale ou de politique. La réputation, déjà classique, de Machiavel et de son livre du Prince est-elle méritée ? Je ne sais : mais si l’on constate qu’elle est consacrée, il faut constater également qu’en France la résistance et la révolte sont universelles et déclarées contre elle. Le problème, et on en connaît l’importance, est posé de savoir quels sont les « rapports de la morale et de la politique ? » Existe-t-il des cas, non seulement où l’on puisse mais où l’on doive sacrifier la morale à la politique ? Et le prince a-t-il jamais le droit de commettre ou de commander une action « moralement mauvaise, » connue de lui et jugée comme telle, en vue d’un intérêt supérieur qui serait « la raison d’Etat ? » Ou bien encore, à tous les deux, l’Etat et le prince, leur est-il avantageux, et de ce qu’il est avantageux, leur est-il permis d’ignorer la morale, et comme les artistes l’ont fait ou voulu faire pour l’art, leur est-il permis de séparer, sans possibilité de réconciliation, la politique et la morale ? Nous ne parlons pas après cela de la théorie du « beau crime, » qui n’est qu’un inhumain et odieux paradoxe. Mais aux environs de 1575, toutes ces questions commencent à préoccuper ardemment les esprits, et les Six livres de la République en sont un témoignage capital. Son intention générale, à lui aussi, Jean Bodin, est de protester contre l’influence de Machiavel, qu’il estime néfaste. C’est dans le même temps l’intention d’Henri Estienne ; ce sera l’intention de celui qu’on appelle « le brave Lanoue » dans ses Discours militaires : c’est aussi, nous voudrions qu’on l’eût bien vu, l’une des raisons de l’accueil qu’on fait à Plutarque. Il est moral, sa politique est de la morale. Ecrites ou non écrites, il pense qu’il y a des « lois » qu’on ne peut pas violer. Et, quand on rapproche tous ces traits les uns des autres, on voit manifestement se prononcer une tendance qui n’est encore qu’une tendance, dont on pourrait dire, en la rapportant à son origine immédiate et en songeant quel sera son prochain avenir, que son objet est de substituer la politique des Bourbons à la politique des Valois.

Voici cependant un autre caractère, non moins intéressant, de la République de Bodin : Bodin est un « magistrat » et un « jurisconsulte » ou un « jurisprudent » et, en général, c’est une espèce d’hommes tout à fait respectueuse du texte de la loi. On s’en apercevra, si l’on veut bien se reporter à sa Démonomanie des sorciers. Terrible chose que la procédure ! Mais, dans sa République, antérieure pourtant de cinq ou six ans à la Démonomanie, Bodin fait un effort, et, semble-t-il, un effort souvent heureux, pour se dégager de la tradition romaine. Il invoque et il évoque à chaque page les anciens, Aristote et Platon, Polybe et Plutarque, Tite-Live et Tacite, et il y ajoute les anciens qui ne sont pas généralement ceux des « littérateurs, » je veux dire les anciens du Digeste. Mais presque autant que des « écrivains » anciens, il s’autorise des « faits » modernes : l’histoire d’Allemagne, d’Angleterre, d’Espagne, d’Italie ne lui sont pas moins familières que l’antiquité gréco-latine. Il introduit ainsi dans sa matière ce que l’on pourrait appeler un commencement de « méthode expérimentale. » En histoire, ce sont les « faits » qui prouvent, et non pas les « raisons » et les « raisonnemens. » Ce qui d’ailleurs ne signifie pas qu’il n’y ait pas de « raisons » en histoire, d’explications et de « causes » des faits, mais ce sont d’autres faits qui jugent à leur tour ces explications, comme ce sont des faits qui ruinent ou qui confirment les assertions de Démosthène ou de Cicéron. Et il y a certainement lieu de chercher en discutant ces raisons et ces faits, s’il y a des « lois » qui les gouvernent, mais ces « lois » ne seront toujours que ces « faits » eux-mêmes, dégagés de ce qu’ils avaient de « circonstanciel » et de « contingent. » Voyons donc cette méthode à l’œuvre.


Et tout ainsi que la prudence du bien et du mal est plus grande aux peuples mitoyens [ce sont ceux des régions tempérées], et la science du vrai et du faux aux peuples du Midi, aussi l’art qui gît es ouvrages de main est plus grande aux peuples de Septentrion qu’aux autres, en sorte que les Espagnols et les Italiens s’émerveillent de tant d’ouvrages de main, et si divers, qu’on apporte d’Allemagne, de Flandre et d’Angleterre. Et comme il y a en l’homme trois parties principales de l’âme, c’est à savoir, l’imagination ou sens commun, la raison, et la partie intellectuelle, aussi en la République, les Pontifes et Philosophes sont empêchés à la recherche des sciences divines et occultes, les magistrats et officiers à commander, juger et pourvoir au gouvernement de l’État, le menu peuple au labeur et aux arts mécaniques. Nous pouvons dire le semblable de la république universelle de ce monde, que Dieu a tellement ordonnée par une sagesse émerveillable, que les peuples de Midi sont ordonnés pour la recherche des sciences les plus occultes, afin d’enseigner les autres peuples ; ceux de Septentrion au labeur et aux arts mécaniques, et les peuples du milieu pour négocier, trafiquer, juger, haranguer, commander, établir les Républiques, composer lois et ordonnances pour les autres peuples. À quoi l’homme septentrional, par faute de prudence n’est pas propre, et le Méridional, soit pour être adonné par trop aux contemplations divines et naturelles [il songe ici sans doute à Pythagore et à Archimède], soit, qu’il ait faute de cette promptitude et allégresse qui est requise aux actions humaines, soit qu’il ne peut ployer en ses avis, ni dissimuler, ni porter la fatigue des affaires publiques, qui est nécessaire à l’homme politique… [République, V, ch. 1.]


N’est-ce pas dommage que cette page soit immédiatement suivie de celle-ci, dont nous nous contenterons de rappeler les premières lignes ?


Et il semble que ceci soit figuré par la fable… de Jupiter…, car qui prendra garde à la nature des Planètes, on trouvera que la division d’icelles s’accommode aux trois régions que j’ai dit… donnant la plus haute planète qui est Saturne, à la région méridionale, Jupiter à la moyenne, Mars à la partie septentrionale, etc.


Évidemment, c’est bien ici la « théorie des climats, » et Montesquieu peut désormais venir. « La nourriture passe nature, » c’est encore une expression de Bodin, et par « nourriture, » il entend l’ensemble des conditions qu’il considère comme capables de modifier la nature, et surtout, et d’abord, l’influence des « airs, des eaux et des lieux. » Les différentes races d’hommes étant nées avec des aptitudes originelles ou « congénitales, » que l’on « suppose » d’ailleurs ou que l’on « imagine » un peu arbitrairement, bien plutôt qu’on ne les retrouve chez les « septentrionaux » ou les « méridionaux » de nos jours, ces aptitudes se sont elles-mêmes modifiées ou transformées jusqu’à devenir, au cours des âges, le contraire d’elles-mêmes. C’est, entre autres exemples, ce que Bodin ne craint pas de dire des Romains « qui ont du tout perdu la splendeur et vertu de leurs pères, par une oisiveté lâche et couarde. » Et ces transformations sont difficiles à saisir parce qu’elles sont lentes. « Si le peuple est transporté d’un pays en un autre, vrai est qu’il ne sera pas sitôt changé que les plantes qui tirent leurs sucs de la terre. » Mais enfin il changera, dit Bodin : ce sont encore formellement ses termes, et si on lui objecte que cependant les Romains de son temps vivent sous le même « climat » que les contemporains de Cincinnatus, il répondra que ce mot même de « climats » doit s’entendre d’une manière un peu large. Nous répondrons avec lui et pour lui, dans le langage de nos jours, que le « climat, » c’est le « milieu » ou l’ « ambiance ; » et nous ajouterons que la « théorie des climats » n’a vraiment d’importance qu’autant qu’elle est une introduction à la théorie du « changement » ou de l’ « évolution. » C’est ce que les rêveries astrologiques de Bodin ne l’empêchent pas d’avoir vu avec une lucidité singulière, et là encore est l’un des mérites de sa République. Voici à cet égard une page curieuse :


Tout changement est volontaire, ou nécessaire, ou mêlé de l’un et de l’autre, et la nécessité est naturelle ou violente. Car, combien que la naissance soit plus belle que la mort, n’est-ce toutefois que ce torrent de nature fluide ravissant toutes choses, — c’est nous qui soulignons l’expression à cause de son air de « modernité, » — nous fait connaître que l’un ne peut être sans l’autre : mais tout ainsi qu’on juge la mort la plus tolérable celle qui vient d’une vieillesse caduque, ou d’une maladie lente et presque insensible, ainsi peut-on dire que le changement d’une République, qui vient quasi de vieillesse, et après avoir duré une longue suite de siècles, est nécessaire, et non pas toutefois violent. Car on ne peut dire violent, ce qui vient d’un cours ordinaire et naturel à toutes choses de ce monde. Et tout ainsi que le changement peut être de bien en mal, aussi peut-il être de bien en mieux, soit naturel ou violent, mais celui-ci se fait soudainement, et l’autre peu à peu. [République, livre IV, ch. 1.]


A l’appui ou comme démonstration de la justesse de cette analyse, au cours de laquelle on le voit s’inquiéter de la fixation du sens des mots, volontaire, nécessaire, violent, naturel, en même temps que de faire un « dénombrement parfait » des distinctions que le sujet comporte, il cite Lycurgue, il cite Sylla, il cite « l’état aristocratique de Sienne, » il cite les Hébreux, les Syracusains, les Florentins, les Marocains, « après la mort d’Aben-Saïd, roi de Fez, » les Mamelucks d’Egypte, les Russes ou « Russiens, » et qui encore ? Et il y en a trop, il est vraiment prolixe ; sous la dictée de son érudition le volumineux in-folio s’enfle démesurément ; mais on ne peut méconnaître ce qu’il y a de presque « scientifique » dans cette accumulation de preuves, toutes concrètes et toutes positives, toutes tirées du spectacle et de l’expérience des choses humaines.

Le succès de la République fut considérable, non seulement en France, mais en Angleterre et en Allemagne, et même assez considérable pour qu’il fallût traduire en latin l’énorme in-folio. Ne l’oublions jamais quand nous parlons de ce qu’on peut encore appeler les « commencemens » de l’histoire de la littérature française. En 1577, quand on veut assurer et « exploiter » le succès d’un livre, il faut encore le traduire en latin ! Ou plutôt, si l’on écrit en français, comme en anglais d’ailleurs ou comme en allemand, on ne s’adresse point aux mêmes lecteurs que quand on écrit en latin. On écrit en français pour la foule, c’est-à-dire pour ceux qui ne peuvent pas aller étudier l’antiquité dans ses sources ; mais pour les « lettrés, » pour les savans, on écrit en latin. C’est ce qu’avait fait Bodin, comme les autres, à ses débuts, dans son Methodus, 1566, et sur ses vieux jours, et à la fin de sa carrière, 1596, c’est ce qu’il fera dans son Amphitheatrum naturæ. Il avait donné entre temps sa Démonomanie des Sorciers, 1582.

Un pareil livre a-t-il sa place dans l’histoire d’une littérature ? et ne pourrions-nous pas nous contenter d’en avoir indiqué le titre ? D’autant que Jean Bodin, pour nous, c’est l’auteur des Six livres de la République, et sa Démonomanie n’éclairant que son personnage, dont nous n’avons pas de raisons d’être curieux, on pourrait dire qu’en somme nous n’en avons que faire. Mais, en y regardant de près, il nous a semblé qu’on ne saurait absolument l’omettre. La Démonomanie des Sorciers, témoignage éloquent et barbare de la force des convictions irrationnelles de J. Bodin, en est un aussi de l’esprit général du temps, et un encore peut-être que, dans « l’esprit d’un temps » ou d’une civilisation, il n’est pas vrai que « tout se tienne. » C’est à peu près ainsi qu’il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en certaines choses et honnête homme en d’autres. Bodin et ses contemporains, qui sont déjà ceux d’Henri IV, sont encore, comme Rabelais, mais d’une autre manière, engagés et retenus de toute une partie de leur personne dans l’esprit de la scolastique et du moyen âge. Si l’on eût demandé à l’auteur de la Démonomanie quelles raisons il avait de croire aux sorciers, il aurait pu, il aurait même dû répondre que c’est que d’autres y ont cru avant lui, et parmi eux des magistrats pour lesquels il éprouve autant de respect que de confiance.

Je ne m’étonne donc pas que l’auteur des Six livres de la République ait écrit la Démonomanie, et je ne m’étonne pas qu’il croie aux sorciers et à la sorcellerie. Il y croit, comme on y croit de son temps et autour de lui, quoique ce temps soit un temps, s’il en fut, d’émancipation de la pensée. Mais ce qui est plus surprenant, c’est sa manière d’y croire, laquelle n’a rien de vague et d’imaginatif, mais au contraire de précis, de tranchant, et on serait tenté de dire de « pseudo-scientifique. » C’est au nom d’une information plus étendue que celle du vulgaire, et comme résultat d’une méthode qui n’est pas à la portée de tout le monde, que Bodin croit que la sorcière chevauche dans la nuit sombre sur un manche à balai. Il a aussi par devers lui son « expérience » de magistrat et de juge, fort des enquêtes qu’il a conduites, et des condamnations qu’il a prononcées. Nous avons le respect de la « chose jugée, » ce qui est bien ; mais nous l’avons encore plus quand elle a été jugée par nous, ce qui est moins bien sans doute, — et précisément c’est le cas de Bodin. — Les jugemens des tribunaux, et ses propres jugemens à lui, ont pour lui toute l’autorité du fait. Et assurément la condamnation d’une sorcière est un « fait ! » Mais qui ne voit que le « fait » ne consiste ici que dans la condamnation ? Bodin seul ne le voit pas, et raisonne comme ne le voyant pas. La condamnation d’une sorcière par justice établit pour lui la réalité objective du « fait de sorcellerie. » Quelqu’un oserait-il prétendre qu’il n’y a pas de sorciers ? Il y en a, puisque les tribunaux, après enquête, contre-enquête, interrogatoire, confrontations, et autres moyens de procédure, l’ont ainsi décidé. Et de là, le ton d’assurance qui règne dans la Démonomanie. De là, je ne sais quelle espèce de raideur ou de morgue, si fréquente chez ceux qui ont su, comme Bodin, se persuader qu’en soutenant leurs propres opinions, ils défendirent l’ « institution sociale. » Mais de là aussi ce qu’on pourrait appeler l’ « odieux » du livre, et qui risquerait de nous rendre injustes pour l’auteur de la République, si nous y insistions davantage.

Revenons donc à la République, et, après avoir essayé d’indiquer le caractère général et la portée du livre, disons que ce ne serait pas un travail d’un mince intérêt que de relever dans ces six livres tout ce qu’ils contiennent d’enseignemens de toute sorte. Il y est en effet question un peu de tout, sauf de choses « simplement plaisantes, » et on y apprend beaucoup sur l’état de la France dans la seconde moitié du XVIe siècle. L’auteur a le goût du menu fait et de l’information précise, Juif d’origine, à ce que l’on dit, y semble aussi qu’il ait lu l’hébreu, et ce qui est certain, c’est que, dès qu’il emprunte des « exemples » à l’Histoire Sainte, on sent une assurance en lui qui ne se retrouve chez aucun de ses contemporains. Par malheur, l’intérêt qu’on prendrait à le lire est trop souvent interrompu ou gâté par l’absurdité des rêveries qu’il mêle à ses raisonnemens et, d’autre part, on ne peut pas dire qu’il écrive mal, mais il n’écrit pas bien. Il a parfois d’heureuses expressions, et on en a vu quelques exemples, mais il ne sait pas faire ou « construire » une phrase, et pour l’entendre, il faut commencer par la « ponctuer » à nouveau. C’est sans doute pourquoi sa réputation ne lui a pas beaucoup survécu. Il semble bien que l’on ait continué de le lire : je serais surpris que Hobbes, que Spinoza, que Bossuet ne l’eussent pas lu. Mais on le lit en tout cas sans le dire, et nous le verrons rarement cité.

Il n’y a pas lieu d’en appeler, ou de le « réhabiliter, » puisqu’il est devenu assez indifférent à tout le monde pour que personne ne l’attaque ; mais il n’y a même pas lieu de le louer au-delà de ce que l’on fait communément dans nos Histoires. Il faut seulement lui faire sa place. Ecrivain français, Jean Bodin, Angevin, dans ce siècle où tout le monde est Angevin ou Tourangeau, est à l’origine de tout un « mouvement d’idées » et même de ce qu’on appelle un « grand courant littéraire. » Autre rapport encore à signaler avec Henri Estienne et Amyot. Son rôle, à lui aussi, a été d’un savant « vulgarisateur, » et le genre d’intérêt que les autres ont su éveiller pour l’expression littéraire des « idées morales » ou des « questions philologiques, » Bodin l’a éveillé pour les « idées politiques. » C’est aussi pourquoi, considérée à distance, et d’un peu haut, leur influence à tous trois a été de la même nature. Ils ont essayé de faire comme un choix, une « sélection, » une anthologie, si je puis ainsi dire, des leçons de l’antiquité. Quelles sont, parmi les institutions des Grecs ou des Romains, celles qui peuvent nous convenir encore ? ou parmi les préceptes de leur morale ? ou parmi les leçons de leur rhétorique ? Et, à la question ainsi posée, d’une manière en quelque sorte tout utilitaire et pratique, ils ont répondu en insinuant, dans la discussion de ces leçons, beaucoup plus de critique, et de liberté, par conséquent, que n’avaient fait les deux ou trois générations précédentes. C’était un pas considérable, et nous l’avons dit, rien n’a plus nui à la réalisation des ambitions de la Pléiade que de n’avoir pas osé faire ce pas. Il est accompli maintenant : leurs successeurs n’auront qu’à les suivre dans la direction qu’on vient de leur ouvrir. Le « culte » de l’antiquité n’en deviendra pas la « superstition, » et la tradition s’entendra d’une manière large. Elle sera Virgile et Horace, par exemple ; elle ne sera pas Bavius, ni Mœvius, sous le vain prétexte qu’ils ont existé. Il y a des anciens qui subsistent, et il y en a qui sont morts. Ainsi, et à plus forte raison, de leurs institutions, que domine la loi du changement. Et ainsi même des « vérités » qu’ils contiennent, dont il y en a qui sont vraiment des « vérités, » mais dont plusieurs n’en ont que l’apparence.

Que dirons-nous donc qu’il manque encore à l’expression de cet idéal pour être constitué pleinement ? Nous dirons qu’il y manque le sens de la « vie intérieure, » ou du moins nous le dirions, si nous ne craignions pas que cette expression ne parût bien « moderne. » Et en effet, quel rapport entre les Regrets de Joachim du Bellay, le seul ouvrage peut-être de ce temps où il y ait « de la vie intérieure, » et la République de Jean Bodin ? Si cependant on fait attention que dans Bodin, comme dans Amyot, comme dans Estienne, et j’ose dire comme dans Ronsard même, d’une manière générale, « tout est vu du dehors » et rendu objectivement, on n’aura pas de peine à nous comprendre. Pour contrôler la justesse des impressions qu’ils reçoivent de l’antiquité, aucun de nos écrivains n’en a jusqu’ici appelé à lui-même. Jean, Bodin n’a jamais éprouvé, par le moyen de la sienne, la vérité de la « psychologie » qu’il nous a tracée de la sorcière. N’est-ce pas aussi la raison pourquoi, — même quand il s’agit de choses contemporaines ou personnelles, — nous n’avons pas encore démêlé la vraie nature des sentimens de Ronsard pour sa Cassandre ou de Du Bellay pour son Olive ? S’observer donc et s’interroger soi-même ; être pour ainsi dire, chacun dans sa condition, le critique perpétuel de ses propres lectures ; « s’intérioriser » le monde, au lieu de « s’extérioriser » et de risquer ainsi de se perdre en lui ; ramener tout à sa propre mesure, qui ne sera pas d’ailleurs la mesure définitive des choses, mais la commune mesure des choses et de nous, c’est ce qui reste maintenant à faire, et l’événement allait prouver qu’il n’y fallait rien de moins que du génie, si cet honneur était réservé à Montaigne.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Parmi les manuscrits achevés, malheureusement trop rares, qui ont été retrouvés dans les papiers de Ferdinand Brunetière, ces pages nous ont paru particulièrement dignes d’être mises sous les yeux de nos lecteurs. Elles devaient former le premier chapitre du 3e fascicule de son Histoire de la Littérature française classique. C’est à cette œuvre, dont les commencemens déjà publiés promettaient une suite d’un si haut intérêt, qu’il travaillait durant les dernières semaines de sa vie.