Trois Maîtres d’Italie/03

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Trois Maîtres d’Italie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 85-100).
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TROIS MAITRES D'ITALIE

III.[1]
PERGOLÈSE

Il faut peu de mois pour parler de lui, car sa vie et son œuvre sont brèves ; mais il faudrait des mots exquis, car c’est une exquise figure. Giocane e moribondo, dit l’inscription placée dans une salle attenant à l’église de Pouzzoles où il repose. Jeune et mourant, c’est bien ainsi qu’on le voit, qu’on le plaint et qu’on l’aime. Ses deux chefs-d’œuvre, égaux et divers, la Servante maîtresse et le Stabat Mater, ont le double prestige de la jeunesse et de la mort. Il ne fut pas comme Marcello un grand, un riche, un heureux, et sous le ciel de Naples jamais plus beaux vingt ans ne moururent de plus de tristesse et de plus de misère. Après Marcello, qui fut la force, Pergolèse est la grâce, la grâce furtive et passagère. Après le maître grandiose de la mélodie italienne, en voici le maître délicieux ; au pied de l’arbre et dans son ombre, la fleur charmante, hélas ! passée avant le soir. Si l’on sait peu de chose de lui, ne cherchons pas à en savoir davantage, Rêvons-le, si nous ne pouvons le connaître. Surtout ne mêlons rien d’abstrait ni d’aride à sa poétique mémoire. À ce génie simple, un peu frôle, épargnons tout ce qui pourrait lui peser et disons comme Perdican devant une fleur aussi : « Je n’en sais pas si long… Je trouve qu’elle sent bon, voilà tout. »


I

Quand j’essaie de me figurer Pergolèse, je le vois d’abord à seize, ans. Pour venir à Naples, il a quitté Jesi, la petite ville pontificale où il naquit d’une humble famille : son grand-père était cordonnier, son père arpenteur (agrimensore). Le svelte et frôle adolescent porte la soutane rouge et le manteau bleu des « Pauvres de Jésus-Christ. » Sur la recommandation d’un grand seigneur de son pays il a été admis au conservatoire de ce nom. Naples recueillait là, pour les instruire, les plus abandonnés et les plus malheureux de ses enfans. Ils y étaient élevés gratuitement, formés à des métiers divers suivant la diversité de leurs aptitudes et de leurs goûts. En même temps que la religion et la morale, on leur enseignait la musique. Partout ainsi, à Naples comme à Venise, la mélodieuse et deux fois libérale patrie donnait à ses fils avec un peu de son or un peu de son génie, et de chaque asile de misère faisait une école de beauté.

L’écolier qu’était Pergolèse étonna bientôt ses maîtres : son maître de violon d’abord. Pareil au chanteur de la fable, « il faisait des passages » ; et si hardis, si nouveaux, qu’on s’en émerveillait. De Greco, de Durante, de Feo tour à tour il apprit l’harmonie et le contrepoint ; il n’apprit la mélodie de personne. Souvent il allait avec ses condisciples par les campagnes délicieuses. Alors, comme un ruban d’écarlate et d’azur, la file des petits moinillons serpentait au flanc des coteaux napolitains. On revenait le soir, le long du Pausilippe, à l’heure où les pécheurs tournent le promontoire en chantant. Les paysans chantaient aussi sur le chemin. Chansons de la terre et chansons des vagues, l’enfant les écoutait toutes. Follement joyeuses ou tristes à mourir, ainsi qu’elles sont encore, toutes étaient sincères, toutes étaient vivantes, et c’est d’elles peut-être que passa dans l’œuvre de Pergolèse, dans la Servante maîtresse et dans le Tre giorni son che Nina, je ne sais quel goût de terroir et de peuple, l’accent de la vie et de la vérité.

Autant que la musique populaire, il aimait la musique sacrée. Quand venaient les jours du carnaval, le petit « Pauvre de Jésus-Christ » se plaisait à les sanctifier. Laissant la ville à sa folie, il entrait dans une chapelle d’Oratoriens voisine du conservatoire, et jouait sur l’orgue les morceaux qui, d’après la règle même de saint Philippe, doivent pendant l’office alterner avec les homélies. C’est ainsi qu’il faisait de ces heures de plaisir, de ces « Quarante heures » que profanait le monde, des heures de prière et de piété.

Sa première œuvre fut un oratorio : la Conversion de saint Guillaume, duc d’Aquitaine. Exécutée au couvent de Sant’Agnello Maggiore en 1731, elle y fut très admirée. Pergolèse avait alors vingt et un ans et ne devait plus vivre que cinq années : ce fut assez pour son génie et pour son infortune. Deux ou trois opéras malheureux le détournèrent un instant de la musique dramatique. Résolu de l’abandonner, il écrivit à cette époque trente trios pour deux violons et basse, plusieurs messes, des vêpres et des cantates. Mais le théâtre bientôt le ressaisit. Acclamée en 1733 sur la petite scène de San Bartolomeo, la Servante maîtresse fit la gloire du jeune maître. Deux ans plus tard, à Rome, l’Olympiade la défit ; l’Olympiade injustement sifflée, tandis que triomphait, injustement aussi, le Nerone de Duni. C’est en conduisant la tumultueuse représentation de l’Olympiade que Pergolèse assis au clavecin reçut, dit-on, une orange en plein visage. Affolé de douleur et de honte, il s’enfuit à Lorette, où il avait été nommé maître de chapelle. Il y portait, avec un front outragé, un cœur blessé à mort. Sa vingt-cinquième année, la dernière de sa vie, avait été fatale non seulement à sa renommée, mais à ses amours. Un jour, raconte le biographe le mieux informé de Pergolèse, un jour une fille de noble race, Maria Spinelli, vit entrer chez elle ses trois frères. Tirant leurs épées ils lui dirent que, si dans trois jours elle n’avait choisi pour époux un homme d’une naissance égale à la sienne, de ce fer qu’ils tenaient à la main périrait Pergolèse le musicien, parce qu’elle l’aimait et qu’elle en était aimée. Au bout des trois jours ils revinrent : leur sœur avait obéi et s’était fiancée à Dieu. Maria prit l’habit des Clarisses. Un an plus tard, le 11 mars 1735, la cloche du couvent de Sainte-Claire sonnait le glas, et dans la chapelle Pergolèse mourant dirigeait lui-même l’office funèbre de sa pauvre morte[2].

De Lorette, où il avait commencé le Stabat Mater, il revint à Naples pour l’achever et pour mourir à son tour. La phtisie le consumait. On lui conseilla le tiède séjour de Pouzzolos. Des Franciscains recueillirent dans leur monastère celui qui devait être jusqu’à la fin un pauvre de Jésus-Christ. Mais leur charité ne put le guérir. Brisé par la toux et tremblant de fièvre, il défaillait en écrivant ce Stabat que lui avait commandé et payé d’avance (dix ducats ! ) une pieuse congrégation. Un jour que Feo, son ancien maître, était venu le visiter et le suppliait de suspendre son travail : « Hélas ! murmura-t-il, je n’ai pas de temps à perdre si je veux tenir ma promesse. Triste, misérable ouvrage ! Dieu sait comment la postérité le jugera. Ils me l’ont payé dix ducats et je crois fermement qu’il ne vaut pas dix baiocchi ! » Il eut du moins la consolation de le terminer. D’une main que glaçait l’agonie, il écrivit encore pour le violon, pour son instrument bien-aimé, l’admirable ritournelle du Quando corpus morietur. Puis il mourut et fut enseveli sans pompe dans la cathédrale de Pouzzoles. On y voit son tombeau, sur lequel on aimerait à lire le salut de Voltaire à Vauvenargues, cet autre mort jeune et charmant : « Adieu, belle âme et beau génie ! »


II

L’œuvre de Pergolèse se partage tout naturellement en ses deux chefs-d’œuvre : la Servante maîtresse et le Stabat Mater. L’un et l’autre sont du même génie, mais le second est d’une âme changée, émue et attendrie par la souffrance. Essayons de marquer ce passage ; allons, ou plutôt élevons-nous, comme fit Pergolèse lui-même, de l’ironie à la pitié, du rire à la prière et de la terre au ciel.

Deux fois admirable est la Servante maîtresse. Elle l’est d’abord extérieurement par l’esprit, le mouvement et la clarté, par la vivacité et la verve, par la jeunesse, une insolente et triomphante jeunesse. Elle l’est encore, et plus au fond, par l’observation morale et l’étude des caractères. C’est une merveille de musique dramatique et de psychologie musicale à la fois. De ce petit intermezzo[3] comme d’un germe, d’une goutte de vie, sont nés l’opéra-comique français et l’opéra-boulle italien. Chacun des deux genres est en quelque sorte une dilution de l’œuvre essentielle de Pergolèse, et ce que tous deux ont gagné en étendue, ils l’ont peut-être perdu en profondeur. Auprès de la Servante maîtresse il arrive que le Barbier de Séville semble superficiel, la Dame blanche sentimentale et le Domino noir vaudevillesque. Une force existe en cette opérette de génie, que nulle part ailleurs on ne retrouve ainsi ramassée et intacte. Et cette force a quelque chose de primitif et de rude, parfois même une sécheresse, une âpreté, qu’en France comme en Italie la mélodie bientôt dépouillera.

Par ce nerf et cette verdeur le Pergolèse de la Servante maîtresse ressemble encore à Marcello. S’il n’eut jamais l’ampleur et la magnificence du grand Vénitien, il en eut d’abord la fermeté, la mélodie aux angles droits, aux arêtes vives. Et cette carrure mélodique fait toute l’œuvre un peu rigide, ou rigoureuse. Elle est charmante, exquise, mais avec un arrière-goût amer ; œuvre sinon de moraliste, au moins de psychologue ironique et sans indulgence. Avant de l’élever sur les hauteurs divines du Stabat, comme Pergolèse a rabaissé l’idéal féminin ! Impossible de railler avec plus de malice, pour ne pas dire de mépris, la vieille et pitoyable aventure des ancillaires amours. La Servante maîtresse représente par la musique une des formes les plus vulgaires de l’éternelle lutte, de la rencontre de l’homme et de la femme, terrible ou ridicule dès qu’elle n’est plus un duo mais un duel. Le duel est ici entre la vieillesse amoureuse et la jeunesse effrontée. Uberto peut prendre place dans le groupe des barbons classiques, à côté d’Arnolphe et de Bartolo ; non, pas à côté : au-dessous, car son aine est plus médiocre que la leur. Quant à Serpina, Rosine auprès d’elle est une ingénue. Serpina, ce n’est pas la rusée pupille, ni même la soubrette maligne, c’est dans toute la réalité, presque dans tout le réalisme du mot, la servante. C’est plus encore : la femme, l’ennemie ; non certes l’ennemie tragique, la guenon du pays de Nod, comme dit M. Dumas fils, mais l’ennemie charmante et mélodieuse, l’immortelle sirène. Celle-ci, fût-ce au pays napolitain, n’habite pas toujours les flots bleus ; elle fait parfois le ménage, voire la cuisine, en « cotillon simple et souliers plats. »

Sous presque chaque page de la Servante affleure un fond de dureté. À tout moment une pointe aiguë dépasse et blesse. Du premier air d’Uberto, par exemple, il est impossible que l’oreille ne sente pas les aspérités. Quant au rôle de Serpina, c’est une merveille d’ironie impérieuse et cassante. Il n’est fait que de rythmes incisifs, de notes piquées, de phrases courtes, irritées et irritantes. Toutes ailées et toutes armées, c’est un essaim de guêpes que cet essaim de mélodies. Oui de mélodies, et de mélodies seulement. Jamais plus qu’ici le génie mélodique ne fut par lui-même et par lui seul efficace. Ici toute expression, toute vérité, toute beauté est contenue dans le chant. L’accompagnement, et par conséquent l’harmonie, existe à peine : le premier violon double constamment la voix, et les basses ne servent guère qu’à marquer la mesure. La mélodie de Pergolèse a fait comme Serpina elle-même : pour être plus agile, elle s’est court vêtue aussi.

La page capitale de la Servante maîtresse, le chef-d’œuvre du chef-d’œuvre, est assurément le fameux duo, que Rousseau jadis admirait tant. C’est ici que la comédie musicale a son centre ou son sommet. Du duel entre les deux personnages voici la passe décisive. Serpina attaque la première, à fond et tout droit : « Vous m’épouserez, je le vois à ces petits yeux fripons, voleurs, malins ; vous avez beau dire non, eux me font signe que si[4]. » Hardie jusqu’à l’impudence, la phrase est musicale autant qu’expressive ; elle chante et parle à la fois. Elle détache les mots à effet : furbi, ladri, malignetti. Tandis qu’elle escamote les : no, no, no, elle marque au contraire les : si, si, si, de notes brillantes. La riposte d’Uberto : « Signorina, v’ingannate !… Vous vous trompez, mademoiselle, » imite l’attaque : à la tonique répond la dominante ; c’est la modulation classique, par où la symétrie s’établit dans le duo. Puis de la première phrase une autre se déduit, non plus impérieuse, mais coquette, prompte à se parer d’un rien : d’une syncope qui l’avive, d’un éclat spirituellement emphatique, d’un rallentando qui l’alanguit. Avec une largeur, une finesse aussi dont la musique de ce temps offre peu d’exemples, les deux caractères se développent en s’opposant. Aux agaceries de Serpina, à l’insolence de sa jeune victoire, Uberto ne répond déjà plus qu’en grondant, par une sorte de ronron sénile, à la fois honteux et satisfait. Toujours mélodique, rythmé toujours, presque symphonique parfois, le duo longtemps se poursuit, et jusqu’à la fin, en dépit de libres épisodes, d’incidences exquises, l’alternative et le choc des no ! et des si ! lui donnent la précision un peu sèche et comme la rigueur logique d’une discussion.

Cinquante-trois ans après le duo de la Servante maîtresse, entre un maître également et non plus une servante, mais une soubrette, sur des si et des no qui se répondront de même, un autre duo se chantera. Oui, tout autre sera dans les Noces de Figaro le duo du comte avec Suzanne. Ici encore la femme commande et triomphe ; elle se moque, elle rit, et l’homme une fois de plus est sa dupe. Mais quelle différence ! Dès les premières mesures : Perche, crudel, fin’ora Fanni languir cosi ! quelle langueur en effet, au lieu de quelle vivacité ! « Languir », voilà bien le mot qui donne le ton, voilà bien le diapason sentimental de presque tout ce duo. M. Cherbuliez à propos des Noces justement parlait un jour des « enchantemens d’une musique qui fond le cœur ». En vérité, de Pergolèse à Mozart, quelque chose en musique s’est fondu. Ne nous opposez pas qu’une illusion nous abuse et que nous transportons dans la musique des nuances qui ne sont que littéraires. Littéraires, il est vrai qu’elles le sont d’abord, et c’est entre les deux sujets et les deux situations, entre les personnages de l’intermède italien et ceux de la comédie de Beaumarchais que préexistent les différences. Si verdissante, comme dit Figaro, que soit Suzon, elle est moins haute en couleur, elle a quelque chose de moins cru, ou de moins dru, que Serpina. Elle aussi veut se faire épouser, mais ce n’est pas par son maître. Sans compter que ce maître, le bel Almaviva, n’est point un bonhomme Cassandre, et que sous les grands marronniers, ce soir, Suzette serait moins à plaindre que ne le sera Serpina en l’alcôve de son barbon. Tout cela, les mots sans doute le disent les premiers ; mais en leur langage les notes le disent aussi. N’écoutons plus qu’elles ; oublions s’il se peut le théâtre, les personnages et jusqu’aux paroles. Nous entendrons encore les mêmes choses. Nous les entendrons en un sens moins précis peut-être et moins particulier, mais plus profond. Nous entendrons qu’il ne s’agit pas seulement ici de deux duos ou de deux comédies, mais de deux états ou de deux étapes de la sensibilité. Nous reconnaîtrons qu’un souffle tiède et d’une divine douceur a passé, et qu’il s’est insinué dans la musique, dans l’âme mystérieuse des sons, pour la renouveler et l’attendrir.


III

De cette douceur nouvelle, avant Mozart et chez Pergolèse déjà, nous allons trouver les prémices. Il y a dans l’œuvre du maître napolitain trois canzones où l’on voit en quelque sorte la mélodie de la Servante maîtresse se détendre et s’assouplir. La première dit ceci : « Toute peine, fût-ce la plus cruelle, cette âme affligée, désolée, la supporterait, si du moins elle caressait l’espérance de pouvoir se consoler. Mais, hélas ! tout espoir lui manque ; il n’y a moyen, il n’y a lieu de rien espérer[5]. » — Et de la seconde canzone voici le texte : « Si tu m’aimes, si tu soupires pour moi seule, gentil berger, je plains ton martyre et j’aime ton amour. Mais si tu penses que toi seul je te doive aimer en retour, oh ! alors, petit berger, tu risques fort de te méprendre. Belle rose de pourpre, qu’aujourd’hui cueillera Silvie ! Sous le prétexte de l’épine, elle la dédaignera demain. Mais des hommes le conseil par moi ne sera pas suivi, et parce que j’aime le lis, je ne dédaignerai pas les autres fleurs[6]. »

Charmantes l’une et l’autre, les deux romances ont le même charme. Voici que sur la mélodie de Pergolèse une ombre s’est répandue. Le mode d’abord a changé : le mineur alangui succède au majeur éclatant. Ce n’est pas tout : cette mélodie, si droite, si ferme dans la Servante, ondule ici et ploie ; elle se laisse fléchir et même elle se laisse orner. Oh ! d’ornemens légers et mélancoliques, mais enfin d’ornemens. Ainsi parée, bien que naturelle encore, rêveuse déjà mais encore souriante, elle est deux fois délicieuse. Lisez surtout la déclaration ou l’avertissement au petit berger. Ce morceau, dans le recueil d’où nous le tirons, se trouve à côté d’un air de Serpina ; mais qu’il en est éloigné par le sentiment ! Qu’il y a de distance entre ces deux âmes de femme ! Qu’il y a loin de cette sécheresse à cet attendrissement ! Là tout s’accusait en relief ; ici tout s’enveloppe et se voile, plus rien ne heurte et plus rien ne froisse. La chanteuse inconnue trahira le pastorello ; elle s’en accuse d’avance, mais elle s’en excuse aussi, et dans cette excuse féminine on sent un si joli regret, un si gentil chagrin dans cet aveu de fragilité, d’impuissance à demeurer fidèle, qu’avec une indulgente tristesse on ne peut ici que sourire et pardonner.

Pergolèse eut non seulement la grâce dans la mélancolie, mais jusque dans la douleur. Il a laissé un de ces chants extraordinaires, uniques même, où semblent aboutir et se résumer des siècles de beauté ; un de ces chants qui suffiraient à témoigner d’un art et à permettre de le reconstituer, alors que tout, hormis ce chant, en aurait péri. Oui, ne demeurât-il de la mélodie italienne que le Tre giorni son che Nina, on en connaîtrait la tristesse, comme par le Cieli immrnsi de Marcello on en connaîtrait la joie.

« Depuis trois jours, Nina sur sa couche est étendue. Fifres, cymbales, timbales, éveillez ma Ninette, et qu’elle ne dorme plus[7]. » Voilà tout : trois lignes de poésie, huit lignes de musique, et un chef-d’œuvre. Je n’en connais pas de plus court. Surtout je n’en connais pas de plus exclusivement mélodique. Nulle part la mélodie italienne n’offre rien de moins harmonisé, rien de plus linéaire et de plus nu. Mais de ces lignes le dessin est adorable ; divins sont les contours de cette nudité. Il y a même ici, comme en toute beauté parfaite, de la raison, de la logique, et de cette phrase musicale il faut admirer jusqu’à la syntaxe. Si brève qu’elle soit, comme elle est composée ! comme elle s’équilibre avec symétrie et sans raideur ! Elle ne module même pas, ou à peine, et passant dans le ton relatif mineur, elle le traverse, mais sans s’y arrêter. Est-il nécessaire de signaler, ou de rappeler, car tout cela est connu, le lyrisme de l’apostrophe : Pifferi, cembali, timpani ! Faut-il montrer comment ce nouveau motif se déduit du premier et comment il le ramène ? Qui donc enfin, n’eût-il entendu qu’une seule fois monter la gamme déchirante : Svegliatemi Ninetta ! n’en a conservé dans son âme la trace et comme le sillon douloureux ! Un mystère plane sur cette page sublime, un mystère d’amour et de deuil. Qui dira quelle fut Ninette, et sous quel balcon désert, sous quelle fenêtre à jamais close, la triste aubade fut chantée ! Elle a quelque chose de funèbre ; ce n’est point une endormie qu’elle veut éveiller, c’est une morte. On songe en l’écoutant à toutes les vierges de la poésie et de l’histoire que le trépas a pâlies, à Tune d’elles surtout : à la jeune fille de l’Evangile, que ressuscita Jésus. Pour elle aussi v déjà les musiciens et les joueurs de flûte étaient arrivés. » — Pifferi, cembali… Telle est l’ardeur de cet appel, qu’une douleur véritable lui demanderait peut-être un pareil miracle ; peut-être devant une morte bien-aimée, ce chant vous monterait-il au cœur avec l’espoir insensé, presque l’attente de la voir se réveiller.

IV

Le Stabat Mater n’est pas plus beau. Pergolèse avait chanté la souffrance humaine avec tant de noblesse, de tendresse et de pureté, qu’il n’eut qu’à chanter ainsi les divines souffrances pour les chanter dignement.

Il n’est pas sans intérêt, en achevant ces trois études sur la musique italienne, de rencontrer un même sujet, que, du XIIIe siècle au XIXe, dans la l’orme et selon l’idéal particulier à chaque époque, cette musique a traité quatre fois. Stabat liturgique, Stabat de Palestrina, Stabat de Pergolèse et de Rossini, le cycle de ces quatre œuvres enferme l’évolution complète et pour ainsi dire la courbe totale du génie italien.

Le Stabat Mater de la liturgie a été attribué à divers auteurs : à saint Grégoire le Grand, à saint Bonaventure, à Innocent III et au bienheureux Jacopone de Todi. D’après l’opinion la plus répandue aujourd’hui et la mieux défendue, il paraît être décidément l’œuvre de Jacopone, de ce franciscain violent et tendre, qui fut un pamphlétaire impitoyable et un poète délicieux[8]. En tout cas on ne connaît pas de copie du Stabat antérieure au XIIIe siècle. Que Jacopone l’ait ou non chanté le premier, ce sujet de la compassion de la Vierge hantait l’imagination du temps. Il revient souvent dans les laudes, ces chants dialogues et représentés même quelquefois par les confréries et les associations religieuses. Voici notamment, telle que la rapporte M. Gebhart[9], une laude pour le temps de la Passion. La Vierge, le Christ, le peuple et le poète lui-même se répondent : « O Pilate, ne tourmente pas mon fils. Je puis te prouver qu’on l’a accusé à tort. — Crucifie-le ! Crucifie-le, l’homme qui se dit notre roi. Selon notre loi il a péché contre le Sénat. — Dame, regarde ! ils ont pris son bras, l’ont étendu sur la croix, ont cloué la main. — Mère, pourquoi es-tu venue ? Tu me portes un coup mortel par tes larmes. — Mon fils, on m’avait appelée. Mon enfant, mon père, mon époux, mon enfant, qui t’a dépouillé ?… Mon fils, tu as rendu l’âme, mon fils blanc et vermeil, tu m’as donc abandonnée, mon fils blanc et blond, mon fils, visage charmant, mon fils, pourquoi le monde t’a-t-il si cruellement outragé ? Jean, fils qui viens de m’être donné, ton frère est mort, et j’ai senti le couteau qui m’a été prophétisé et qui a tué d’une même blessure la mère et son enfant. »

Voilà, sous la forme dramatique, le sujet dont la séquence latine donne la forme lyrique. Quant à la musique du Stabat, est-elle comme le texte l’œuvre de Jacopone ? Bien que rien ne le prouve, il est permis de le croire, car Jacopone était musicien et musicien compositeur ; mais il se pourrait aussi qu’il eût adapté les paroles du Stabat à quelque mélodie populaire de son temps et de son pays. Tout le monde connaît le Stabat liturgique ; pour le bien connaître, il faut l’entendre le soir du vendredi saint à Notre-Dame, chanté par des centaines de voix d’hommes, escortant de son grave unisson les reliques portées à travers les nefs : les épines, le clou, l’éclat sacré du bois même contre lequel s’est tenue debout la Mère douloureuse. « La liturgie catholique, écrit Ozanam[10], n’a rien de plus touchant que cette complainte si triste, dont les strophes monotones tombent comme des larmes ; si douce qu’on y reconnaît bien une douleur toute divine et consolée par les anges ; si simple enfin dans son latin populaire, que les femmes et les enfans en comprennent la moitié par les mots, l’autre moitié par le chant et par le cœur. »

Ozanam a raison ; le Stabat est simple, il est triste et il est doux. Peut-être même un peu trop doux : hommage de pieux respect plutôt que de tendresse émue. Il manque à cette psalmodie en majeur la note pathétique, cette note sensible altérée, par exemple, qui fait si tragique un autre chant contemporain du Stabat, le Dies Iraæ. Tous deux se ressemblent encore par l’affranchissement des lois prosodiques, par le rythme et la notation en longues valeurs isochrones. Mais tandis que la mélodie du Dies Iræ commence par descendre, celle du Stabat monte au contraire, comme pour se dresser elle aussi debout au pied de la croix. Enfin la plus notable particularité du Stabat liturgique, par laquelle il se distingue de tous les autres, c’est la division en strophes identiques. Elle donne au chant un grand caractère d’unité, quelque chose aussi de surnaturel, de supérieur à la brièveté de nos douleurs humaines, quelque chose d’inconsolable éternellement.

Le Stabat de Palestrina n’est pas moins un que celui de la liturgie ; il l’est seulement par d’autres moyens : non plus par la répétition, mais par la continuité. Sans un arrêt et sans une redite, il se développe, beau de toutes les beautés qui font décidément de la musique palestinienne la musique religieuse par excellence, la divine musique. Nous-même en ce moment, après tant de jours passés dans l’enchantement de la mélodie, de la plus magnifique et la plus touchante, celle des Pergolèse et des Marcello, il nous plaît de revenir un instant au vieux maître de l’harmonie et de goûter une dernière fois l’infinie douceur des consonances inaltérées. Le Stabat de Palestrina est écrit pour deux chœurs à quatre voix, tantôt alternés, tantôt réunis. Dès le premier verset ils se répondent. Des accords, puis des accords, et des accords toujours s’enchaînent ; toujours parfaits, leur perfection successive s’engendre pour ainsi dire elle-même à l’infini. Ils flottent longuement et lentement ils descendent, comme feraient des voiles légers, des brunies ou des ombres. Ils créent autour de nous une atmosphère, un asile où l’âme en repos, en solitude et en sûreté, s’enveloppe de tendresse et de mélancolie. Bien que cette mélancolie et cette tendresse se soutiennent jusqu’au bout, Palestrina pourtant a rompu ici avec la monotonie du chant liturgique. Il a introduit dans la longue complainte tout ce que la forme de la polyphonie vocale comporte de variété, de liberté même. Musique avant tout intérieure et contemplative, avons-nous dit naguère. Il faut le redire devant ce dernier chef-d’œuvre de contemplation et d’intériorité. Sans jamais s’emporter au dehors, sans quitter le domaine inviolé de la méditation et de la prière, cette musique arrive à surprendre et à noter les moindres mouvemens, les nuances les plus délicates. Ouvrons le Stabat palestinien à ce tercet :

Vidit suum dulcem natum
Moriendo desolatum,
Dum emisit spiritum.

Nous trouvons sur les derniers mots une explosion presque dramatique, un échange entre les deux chœurs d’accords sonnant à pleines voix, unis pour finir dans un majeur éclatant. Lisons encore :

Eia ! Mater, fons amoria.
Me sentire vim doloris
Fac ul tecum lugeam.

« O mère, source d’amour, faites que je sente la force de votre douleur, faites que je pleure avec vous ! » — Que voyons-nous ici ? Une légère altération de rythme : changement de la mesure à quatre temps en mesure à trois temps ; la carrure par conséquent détruite, le mouvement soudain ralenti ; enfin l’éclat des voix brusquement étouffé. Il n’en faut pas davantage au génie de Palestrina pour marquer délicieusement le passage du récit à l’oraison. Le regard alors quitte la croix et s’abaisse ; l’âme se reploie et se referme avec un adorable mouvement d’humilité, de mystique pudeur. Elle s’applique la leçon terrible ; elle s’approprie les mérites du sang divin et des divines larmes. Ce tercet mystérieux après ce tercet tragique, c’est en quelque sorte la conclusion pratique du spectacle sacré ; c’est la morale naissant de la foi ; c’est le dernier trait d’une psychologie religieuse si profonde et si tine, que toute autre paraît superficielle et sommaire à côté.

Toute autre, celle d’un Pergolèse exceptée. Nulle part aussi bien qu’en deux ou trois versets de l’un et de l’autre Stabat, n’apparaît la même perfection également réalisée par deux procédés aussi divers : polyphonie et mélodie. La voici en lin, la mélodie idéale ; belle deux fois, de beauté et de vérité, la voici telle que l’Italie l’a faite, hélas ! et telle que bientôt elle la défera. En écoutant la première strophe du Stabat de Pergolèse, souvenez-vous des Psaumes de Marcello. Vous sentirez qu’à la mélodie alors manquait encore l’onction, manquait encore l’amour. Rien ne lui manque plus désormais. Elle ne s’est pas seulement attendrie ; elle s’est allongée aussi. Le souffle en est devenu plus durable à la fois et plus doux. Quel exorde musical eut jamais chez Marcello cette flexibilité de lignes, ces contours ployans et cette « longueur de grâces » ? La phrase de Pergolèse, il est vrai, n’ose encore aller que de la tonique à la dominante ; elle ne suit que la modulation primitive et en quelque sorte le raisonnement élémentaire de la logique musicale, mais elle le suit plus librement. Elle arrive au même but que la phrase de Marcello, mais par un plus aimable chemin, où l’on commence à rencontrer des halles et des fleurs. La mélodie n’est pas encore ornée, mais déjà elle n’est plus nue. Enfin, par un dernier égard, par un raffinement suprême de respect et de tendresse, Pergolèse n’a voulu confier qu’à deux voix de femmes le plus féminin des chants sacrés. Toute voix masculine lui sembla trop rude, fût-ce pour compatir à de maternelles douleurs.

Mais, dans l’histoire de l’art italien, le Stabat de Pergolèse ne marque pas seulement un point d’arrivée ; il indique aussi un point de départ. On y trouve la mélodie fixée en la plénitude, en la perfection de son être ; on l’y entrevoit déjà penchant du côté où elle tombera un jour. Telle ou telle strophe, le Quæ mœrebat ou l’Inflammatus, contient le germe d’un mal, le principe d’une décadence qui sera brillante, somptueuse même, mais qui sera la décadence pourtant. « Quæ mœrebat et dolebat ; elle qui s’affligeait et souffrait. » Par quelle singulière contradiction ces tristes paroles ont-elles provoqué, chez Pergolèse, et jusque chez Palestrina, ce mouvement et presque ce transport ! Oui, Palestrina lui-même les a revêtues le premier non seulement de force, mais d’allégresse. Il les a marquées de syncopes éclatantes, en deux ou trois mesures où s’annonce, deux siècles à l’avance, l’air éclatant et syncopé aussi de Pergolèse. À cet air, écrit pour contralto, le timbre de cette voix donne, il est vrai, quelque gravité. Mais avec cela, malgré cela, quel accent de fête ! Quel retour, quelle rentrée dans l’art religieux, de l’âme italienne, de l’âme de joie retrouvée et incapable de se contraindre à de trop longues douleurs ! Admirons ici la beauté pour elle-même, eu elle-même, et non plus au service de la loi. Une strophe pareille n’est plus d’église, mais de concert, presque de salon. C’est dans un salon, d’ailleurs attentif et recueilli (on était en carême), mais enfin dans un salon, que nous entendîmes pour la première fois le Stabat de Pergolèse, et des pages comme celle-ci n’y parurent point déplacées. Une assistance choisie, un peu mondaine, écoutait ; les deux cantatrices étaient en toilette sombre, mais en toilette pourtant, et cette œuvre et ce milieu s’accordaient harmonieusement.

Si maintenant du Stabat de Pergolèse, ne fût-ce que pour un instant, nous passions à celui de Rossini, c’est là que nous trouverions le germe, le germe fâcheux épanoui : non plus seulement comme dans Pergolèse quelques touches trop vives, mais un éclat continu et parfois blessant ; une œuvre d’un bout à l’autre retentissante de joie ; toute onction absente, toute douleur méconnue ; toute prière changée en cavatine d’opéra, l’arbre de la croix disparu sous les fleurs. Corruption, avons-nous dit, et décadence. Mais est-ce bien ce qu’il faut dire ? Qu’y a-t-il après tout ici que le terme fatal d’une évolution nécessaire, l’emportement de l’âme italienne jusqu’au bout, jusqu’au de la de soi-même, le triomphe du génie d’une race se soumettant un sujet au lieu de s’y soumettre ? N’en est-il pas ainsi toujours, et des artistes, des grands artistes, lesquels furent jamais les plus nombreux, ceux qui s’effacent ou ceux qui s’affirment ? Ailleurs même qu’en Italie, en Flandre, rappelez-vous au milieu de quelles fanfares de couleurs, de quelles symphonies triomphales, expire sur les toiles de Rubens le fils de la Mère désolée. Souvenez-vous de certaine Montée au Calvaire, qui se voit au musée de Bruxelles. « Le Christ est mourant de fatigue, sainte Véronique lui essuie le front ; la Vierge en pleurs se précipite et lui tend les bras ; Simon le Cyrénéen soutient le gibet ; — et, malgré ce bois d’infamie, ces femmes en larmes et en deuil, ce supplicié rampant sur ses genoux, dont la bouche haletante, les tempes humides, les yeux effarés font pitié, malgré, l’épouvante, les cris, la mort à deux pas, il est clair pour qui sait voir, que cette pompe équestre, ces bannières auvent, ce centurion en cuirasse qui se renverse sur son cheval avec un beau geste, et dans lequel on reconnaît les traits de Rubens, tout cela fait oublier le supplice et donne la plus manifeste idée d’un triomphe. Telle est la logique particulière de ce brillant esprit. On dirait que la scène, est prise à contresens, qu’elle est mélodramatique, sans gravité, sans majesté, sans beauté, sans rien d’auguste, presque théâtrale. Le pittoresque, qui pouvait la perdre, est ce qui la sauve ; la fantaisie s’en empare et l’élève. Un éclair de sensibilité vraie la traverse et l’ennoblit. Quelque chose comme un trait d’éloquence en fait monter le style. Enfin je ne sais quelle verve heureuse, quel emportement bien inspiré, font de ce tableau justement ce qu’il fallait qu’il devînt, un tableau de mort triviale et d’apothéose[11]. »

Tachons d’entendre certaines pages de musique italienne, le Quæ mœrebat de Rossini, par exemple, et même celui de Pergolèse, comme Fromentin voyait certains tableaux de Rubens. Laissons-nous gagner nous aussi par cet emportement bien inspiré, cette verve heureuse, par ces traits d’éloquence et ces éclairs, par cette mélodie qui sauve ce qu’elle pouvait perdre et change le deuil en apothéose. Au fond a-t-elle si grand tort ? Que s’est-il accompli sur le Calvaire ? Un mystère d’horreur, mais aussi de bénédiction ; un forfait, mais un bienfait inouï. De la mort passagère y naquit la vie éternelle, et Pergolèse, en éclairant de quelque joie son douloureux sujet, n’a peut-être fait que le mieux comprendre, et le révéler plus profondément.

Et puis, et surtout n’enviez pas au jeune mourant ce furtif sourire, ce rayon sitôt évanoui. Un jour peut-être (en son pays il en est de si beaux ! ) un jour il aura regardé au dehors, et voyant que le ciel était pur et que les flots étaient bleus, il aura cru guérir, il aura cru revivre. Alors son cœur a battu d’espoir, il a chanté son illusion ravie, la mélodie heureuse a oublié les tristes paroles, et à cet oubli d’un instant la Mère de douleurs elle-même aura certainement pardonné.

Aussi bien cet instant fut court. « Quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, la mort s’est offerte à sa vue[12]. » Le dernier tercet du Stabat de Pergolèse est sublime. « Quando corpus morietur… Quand mourra le corps, faites qu’à l’âme soit donnée la gloire du Paradis. » Je ne sais pas une autre page de musique où la mort soit ainsi acceptée, où soit ainsi demandé le ciel. Cela est encore plus ravissant, encore plus divin que l’Eia mater de Palestrina. Le retour sur soi-même est ici plus direct et surtout plus douloureux. Pauvre enfant, qui chantait à la fois et l’agonie divine et sa propre agonie ! Quando corpus morietur. En cette strophe finale, quelle poignante douceur ! Les paroles semblent ne prier que vaguement et de loin pour notre corps à tous qui doit mourir un jour ; mais les notes prient, et de quelle immédiate et personnelle prière ! pour un pauvre corps, hélas ! qui va mourir aujourd’hui !

Nous prendrons ici congé de la mélodie italienne. Après l’avoir aperçue ou plutôt soupçonnée sous la polyphonie de Palestrina, nous l’avons vue se dégager et croître, acquérir avec Marcello toute sa force, toute sa grâce avec Pergolese, et donner, pour ainsi dire, en la même saison, des fruits avec des fleurs. Si grands que soient les maîtres qui suivront, ils ne le seront pas plus que le maître des Psaumes et celui du Stabat ; d’un chant de Pergolese, un chant du seul Mozart pourra surpasser la beauté, et Mozart n’est pas Italien, ou ne l’est qu’à demi. Deux fois, à la fin du XVIe et au milieu du XVIIIe siècle, le génie musical italien a réalisé l’idéal. Il a porté jusqu’à la perfection deux formes de l’art : la polyphonie vocale et la mélodie. Une troisième forme va naître, qui ne naîtra point italienne. Plus de dix années avant la mort des Pergolese et des Marcello, elle s’élaborait sur le clavier de Sébastien Bach[13]. Ce n’est encore que la fugue ; mais vienne seulement Haydn, ce sera la symphonie, et par la symphonie une fois encore la musique sera renouvelée.


CAMILLE BELLAIGE.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1894 et du 1er avril 1895.
  2. Voir sur ce point et sur tout ce qui touche la vie et l’œuvre de Pergolèse : la Scuola musicale di Napoli e i suoi Conservatorii, con uno sguardo sulla storia della musica in Italia, per Francesco Florimo ; Napoli, 1882.
  3. On appelait ainsi en Italie des ouvrages légers et comiques qui se jouaient entre deux actes d’un opéra sérieux « per sollevare l’uditorio dalla soverchia attenzione ».
  4. Le conosco a quegli occhietti
    Furbi, ladri, malignetti,
    Che, sebben voi dite no,
    Pur accennano di si.
  5. Ogni pena più spietata
    Soffriria quest’ alma afflitta,
    Desolata,
    Se godesse la speranza
    Di potersi consolar.
    Ma, ohime ! cade ogni speme,
    Non c’è luogo, non c’è vita,
    Non c’è modo di sperar !
  6. Se tu m’ami, se tu sospiri
    Sol per me, gentil pastor,
    Ho dolor dei tuoi martiri,
    Ho diletto del tuo amor.
    Ma se pensi che soletto
    Io ti debbo riamar,
    Pastorello, sei soggetto
    Facilmente a t’ingannar.
    Bella rosa porporina
    Oggi Silvia sceglierà,
    Colla scusa della spina
    Doman poi la sprezzerà.
    Ma degli uomini il consiglio
    Io per me non seguirò :
    Non perche mi piace il giglio,
    Gli altri fiori sprezzerò.
    Ces deux romances figurent dans un recueil de vieux airs italiens qu’on ne saurait trop recommander : Arie antiche, raccolte per cura di A. Parisotti ; chez Ricordi.
  7. Tre giorni son che Nina a letto se ne sta.
    Pifferi, cembali, timpani,
    Svegliate mi Ninetta, acciò non dorma più.
  8. Sur l’attribution du Stabat à Jacopone di Todi, voir :
    B. Hauréau, de l’Institut, Notices et extraits de quelques manuscrits latins, t. VI, p. 188 : analyse du manuscrit 333, année 1893 ;
    Ulysse Chevalier, Poésie liturgique traditionnelle Desclée, Tournai, 1894, p. 277 ; — Poésie liturgique du moyen âge Lyon, Emmanuel Vitte, 1892.
    Sur la curieuse figure de Fra Jacopone, consulter : A.-P. Ozanam, les Poètes franciscains en Italie au XIIIe siècle ; Paris, Lecoffre ; et M. Emile Gebhart, l’Italie mystique ; Paris, Hachette.
  9. Op. cit.
  10. Op. cit.
  11. Eugène Fromentin, les Maîtres d’autrefois.
  12. Vauvenargues.
  13. La première partie du Clavecin bien tempéré date de 1722.