Trois Morts (trad. Bienstock)/Chapitre2

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 10-15).
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II

L’équipage était prêt, mais le postillon tardait encore. Il était dans l’izba des postillons.

L’izba était sombre, la chaleur y était étouffante, l’air très lourd, on y sentait l’odeur d’habitation, de pain frais, de choux et de peau de mouton. Quelques postillons étaient là. La cuisinière était près du poêle, sur lequel était couché un malade couvert de peaux de mouton.

— Oncle Fédor ! Eh ! oncle Fédor ! dit un jeune garçon, le postillon en touloupe, le fouet à la ceinture, en entrant dans la chambre et s’adressant au malade.

— Que veux-tu de Fedka, bavard ? — fit l’un des postillons. — Tu vois, on t’attend à la voiture.

— Je veux lui demander ses bottes, j’ai usé les miennes, — répondit le garçon en secouant sa chevelure et en rattachant ses moufles à sa ceinture. — Est-ce qu’il dort ? Eh ! l’oncle Fédor ? répéta-t-il en s’approchant du poêle.

— Quoi ? prononça une voix faible. Et un visage roux et maigre se souleva du poêle. La main large, décharnée, décolorée, remonta l’armiak[1] sur l’épaule pointue couverte d’une chemise sale — À boire, frère ! Que veux-tu ?

Le garçon tendit un petit gobelet avec de l’eau.

— Mais quoi, Fédia ! dit-il en hésitant, je pense que maintenant tu n’as plus besoin de bottes neuves ; donne-les moi. Je crois que tu ne marcheras plus guère.

Le malade, penchant sa tête fatiguée vers le gobelet et mouillant dans l’eau trouble ses moustaches rares, pendantes, buvait à petits coups, mais avec avidité. Sa barbe était embroussaillée, malpropre, ses yeux enfoncés, vitreux se levaient avec difficulté vers le visage du garçon. Quand il eut fini de boire, il voulut lever la main pour essuyer ses lèvres mouillées, mais il n’y parvint pas et s’essuya sur la manche de l’armiak. Sans rien dire, en respirant lourdement du nez, il regardait droit dans les yeux du garçon, et rassemblait ses forces.

— Tu les as peut-être déjà promises à quelqu’un. Alors, tant pis, — prononça le garçon. — Le principal, pour moi, c’est que la route est mouillée et qu’il me faut aller au travail, alors, j’ai pensé à demander les bottes de Fedka, j’ai pensé qu’elles ne lui étaient point nécessaires. Si tu en as besoin, dis-le…

Quelque chose se mit à rouler, à ronfler dans la poitrine du malade ; il se pencha, étouffé par une toux gutturale qu’il ne pouvait vaincre.

— En quoi lui sont-elles nécessaires ? v’là le deuxième mois qu’il ne descend pas du poêle, — s’écria spontanément la cuisinière, d’une voix coléreuse qui emplit l’izba. — Tu vois, il râle. J’en ai même mal là-dedans, quand je l’entends. Que diable lui faut-il des bottes ! On ne l’ensevelira pas dans des bottes neuves, et il est temps enfin qu’il s’en aille, que Dieu me pardonne ! Tu vois comme il souffre ; il faut le transporter dans une autre izba ou n’importe où ? On dit qu’il y a en ville des hôpitaux ; et puis, n’est-ce pas insupportable ? Il occupe tout le coin, il n’y a plus de place, et avec ça, on exige de la propreté !

— Eh ! Sérioja ! Va, les maîtres t’attendent ! cria du dehors le chef du relais.

Sérioja allait partir sans attendre la réponse, mais le malade qui toussait, lui fit signe des yeux qu’il voulait répondre.

— Sérioja, prends les bottes, — dit-il en suffoquant ; puis se reposant un peu : — seulement, écoute, achète une pierre, quand je mourrai, — ajouta-t-il en grommelant.

— Merci, l’oncle, alors je les prendrai, et la pierre, je te jure que je l’achèterai.

— Voilà, les gars, vous avez entendu ! — prononça encore le malade ; et, de nouveau, il se pencha et commença à râler.

— Bon, nous avons entendu, dit l’un des postillons.

— Va vite, Sérioja, voilà le chef qui court de nouveau. C’est la maîtresse de Chirkino qui attend.

Sérioja ôtait vivement ses immenses souliers déchirés, et les jetait sous le banc. Les bottes neuves de l’oncle Fedor étaient justes à ses pieds, et Sérioja, en le regardant, se dirigea vers la voiture.

— Quelles belles bottes ! Donne, je les graisserai, dit le postillon qui tenait la graisse à la main, pendant que Sérioja montait sur le siège et prenait les guides. — T’en a-t-il fait cadeau ?

— En es-tu jaloux ? fit Sérioja en se levant et en enveloppant ses jambes des pans de son armiak. — Laisse ! Eh, vous, les amis ! — cria-t-il aux chevaux. Il leva son fouet et les voitures, avec les voyageurs, les valises, les paquets, disparurent dans le brouillard gris d’automne, en roulant rapidement sur la route mouillée.

Le postillon malade restait dansl’izba étouffante, sur le poêle, et, ne pouvant pas cracher, se retournait avec efforts de l’autre côté, puis se calmait.

Dans l’izba, jusqu’au soir, ce furent des allées et venues : on parlait, on mangeait, on n’entendait pas le malade. Avant la nuit, la cuisinière monta sur le poêle et lui tira le touloupe sur les jambes.

— Ne te fâche pas contre moi, Nastassia, — prononça le malade, — bientôt ton coin sera débarrassé.

— Bon, bon, ça ne fait rien — murmura Nastassia. — Mais l’oncle, dis donc ce qui te fait mal.

— Tout l’intérieur est malade. Dieu sait ce qu’il y a.

— La gorge aussi doit te faire mal quand tu tousses ?

— J’ai mal partout, c’est la mort qui est rendue, voilà ! Oh ! Oh ! Oh ! — gémit le malade.

— Couvre tes pieds… tiens… comme ça, — dit Nastassia en le couvrant de l’armiak et descendant du poêle.

Pendant la nuit, une veilleuse éclairait faiblement l’izba. Nastassia et une dizaine de postillons, qui ronflaient haut, dormaient sur le sol et sur les bancs. Le malade seul geignait faiblement, toussotait et s’agitait sur le poêle. Vers le matin il se calma tout à fait.

— J’ai fait un drôle de rêve cette nuit, — dit la cuisinière, en s’étirant dans le demi-jour du matin — j’ai vu l’oncle Fedor qui descendait du poêle, il allait fendre du bois. — Donne, disait-il, Nastia, je t’aiderai et moi je lui répondais. « Mais tu ne pourras pas fendre le bois ; mais lui, il prend la hache et les copeaux volent, volent… — Assez, dis-je, t’es malade ! — Non, dit-il, je vais bien. Et quand il se lève, la peur me saisit, je crie et je m’éveille. Il est peut-être mort… Oncle Fedor ! Eh ! l’oncle Fedor !

Fedor ne répondait pas.

— En effet, il est peut-être mort. Faut regarder, dit l’un des postillons en se levant.

Sa main maigre couverte de poils roux pendait du poêle, elle était froide et décolorée.

— Faut aller prévenir le chef. On dirait qu’il est mort, — dit un postillon.

Fédor n’avait pas de parents ; il était de loin. Le lendemain on l’enterra au nouveau cimetière, derrière le bois, et Nastassia, pendant plusieurs jours, racontait à chacun son rêve et disait s’être aperçue la première de la mort de l’oncle Fedor.

  1. Camelot de poils de chameaux.