Trois Nouveaux Contes de la vieille France/Le pas d’armes périlleux

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LE PAS D’ARMES PÉRILLEUX



L e jeune Léonatus était un prince courtois et merveilleusement beau. Son père, le roi, avait épousé en secondes noces une veuve, dame de grande noblesse, laquelle avait de son premier mari, roi également, une fille qui chaque jour devenait plus gracieuse et plus sage.

Le roi chérissait sa belle fille, et la reine faisait de même du fils de son mari. Quant à Léonatus et à Émeraude, c’était le nom de la jouvencelle, ils vivaient volontiers ensemble ; et étant encore dans l’enfance, ils passaient les heures à se promener dans le verger, à jouer à cache-cache et à poursuivre les papillons. Souvent ils se prenaient par les mains et ils se baisaient en riant sur les deux joues.

Avec l’âge, leur amitié s’accrut ; et à la vérité, Nature y apporta du changement. Mais ils ne se doutaient de rien, tant il y avait de l’innocence dans leurs âmes. Le jeune homme allait à la pêche ou montait à cheval ; la jeune fille s’amusait à la maison à quelque ouvrage de tapisserie. Puis ils se revoyaient avec joie, et le temps passait.

Cependant Émeraude laissait parfois son aiguille pour rêver, et Léonatus choisissait à présent les sîtes les plus sauvages, où il chevauchait plein d’une agitation qu’il ne s’expliquait point.

Un jour il alla trouver le roi son père, et lui dit :

— Sire, je vous demande une grâce, si vous voulez m’écouter : faites-moi chevalier, afin de pouvoir courir les aventures et montrer que je suis bon à quelque chose. Voilà longtemps que je demeure chez vous oisif, sans apprendre à donner un coup d’épée.

Le roi lui répondit que sa prière était juste, et Léonatus fut armé chevalier huit jours avant la Saint-Jean.

Peu après, le roi alla chasser et il rapporta une grande quantité d’oiseaux et de venaison. Le soir, il soupa gaîment avec sa famille et plusieurs de ses chevaliers ; et à la fin du souper d’excellents musiciens commencèrent à jouer de divers instruments. On les écouta en croquant des sucreries d’outre-mer arrosées de vin muscadet. Quand les musiciens eurent fini de jouer, un ménestrel de Lille chanta la romance suivante, qui était fameuse en ce temps-là.

Belle Doette assise à l’huis,
Tient un livre à la main sans lire.
Que son front est pesant d’ennuis,
Qu’elle se soucie et soupire !
De Doon elle est en émoi,
Son seigneur qui fut au tournoi.

Elle voit les prés verdoyer,
Elle voit sur la blanche route
S’en venir courant l’écuyer
Qui sait nouvelles de la joute,

Il a visage de malheur,
Et Doette perd la couleur.

« Ami, lui dit-elle, pourquoi
Tarder quand je tremble et j’espère !
Que fait mon Sire ? Ah ! parle-moi. »
Et l’autre répond : « Oh ! misère !
Vous n’en aurez plus réconfort,
Las ! car il est occis et mort. »

La belle pleure et dit encor :
« Ma vie, ô Doon, Sire comte !
D’hermine et soie ou de fin or
Désormais je ne fais plus compte,
Et porterai sur mon corps doux
La haire pour l’amour de vous. »


Toute l’assemblée loua fort le ménestrel. Puis les chevaliers se mirent à raconter une foule d’aventures dont ils avaient été témoins ou qu’ils connaissaient par ouï dire.

Il y avait là une damoiselle qui aimait à parler ; et avec raison, car elle était plus éloquente que belle. Elle s’adresse donc au roi et dit :

— Sire, la nuit de la Saint-Jean est proche. Vous n’ignorez point qu’à cette date se passe annuellement, à l’endroit appelé le gué du Buisson d’Épine, des choses incroyables. Et si terribles qu’elles pourraient donner à réfléchir au plus vaillant chevalier.

Le roi répond qu’il le sait bien ; et Léonatus, qui avait écouté la damoiselle avec beaucoup d’intérêt, se lève et dit à son père :

— Seigneur, puisque je viens de ceindre l’épée, il me semble que cette périlleuse entreprise se présente à propos pour moi. Donc, je me vante devant vous et devant ces chevaliers, d’aller garder le pas d’armes au gué du Buisson d’Épine pendant la nuit de la Saint-Jean. Et j’affronterai le danger, qu’il soit petit ou grand.

Le roi fut mécontent d’entendre ces paroles, et il dit :

— Mon fils, laissons cet enfantillage.

— Non, mon cher père, fait Léonatus, ne m’en empêchez point, je vous en supplie.

— Eh ! bien dit le roi en voyant que son fils s’entêtait, va et montre-toi courageux et sûr de toi-même. Et que Dieu t’aide !

¶ II. Le jeune prince s’impatienta en attendant le jour où il pourrait faire ses preuves. Quant à la belle Émeraude, elle était tout effrayée depuis qu’elle savait Léonatus sur le point de risquer sa vie. Mais elle n’osait intervenir.

Enfin, ce fut le moment de tenter l’entreprise. Le prince s’arme de toutes pièces et monte sur un bon cheval. Puis il va droit au gué de l’Épine.

Que fait la pauvre Émeraude ? La nuit venue, elle descend au verger, sans rien dire à personne. On la cherche vainement dans le palais ; on ne se doute pas où elle se trouve. La princesse pousse un soupir, et elle s’assied sur l’herbe nouvelle, contre un arbre. L’ombre de la nuit est légère, tamisée par un beau clair de lune. Des insectes vibrent en volant. Dans une grotte de rocailles, de l’eau tombe par gouttes avec un petit bruit.

— Ah ! fait la princesse Émeraude, ici je peux pleurer à mon aise. C’est ma seule consolation, tandis que l’imprudent Léonatus, mon ami d’enfance, livre sans doute des combats terribles au pas d’armes du Buisson d’Épine. Son courage l’a entraîné. Je tremble qu’il ne soit blessé d’un coup de lance. Hélas ! il expire, peut-être.

La jeune fille regarda autour d’elle. Malgré son désespoir, elle ne laissa pas d’admirer le calme de cette nuit vaporeuse, pleine de rayons et de parfums.

Elle essuya ses larmes, et dit :

— Esprits de la Nature, vous qui voyagez sur les flocons des nuages, vous qui reposez dans les corolles des fleurs, et tous les autres, qui que vous soyez, je vous invoque. Prenez pitié de ma douleur et secourez-moi.

Elle n’avait pas fini de parler, qu’elle se sentit comme enveloppée d’une atmosphère douce et mélodieuse.

Émeraude s’appuya davantage contre le tronc de l’arbre au pied duquel elle était assise. Sa tête s’inclina avec grâce. Un sommeil salutaire vint lui fermer les yeux.

Dans le temps qu’elle dormait, deux fées vinrent au verger : l’une sur un chariot d’ivoire traîné par des pigeons, l’autre dans une coquille en forme de pétale de rose que portaient quatre libellules.

La première, qui était la doyenne des fées, avait les cheveux tout blancs, mais beaux et galamment apprêtés. Le reste de sa physionomie gardait encore un air séduisant quoique un peu grave ; et pour son corps, il était resté souple et aisé dans ses mouvements. Elle était vêtue de velours vert à fond d’or.

La seconde fée était une jeune blonde vive et rieuse. Elle avait une couronne de gros diamants et une robe de satin lilas en broderie de perles.

— Ma chère amie, dit la doyenne à sa camarade, je vous ai appelée pour avoir votre aide dans le dessein que j’ai de faire le bonheur de la princesse qui est endormie sous cet arbre. Je vous assure qu’elle mérite l’intérêt que je lui porte.

— Vous savez, répondit l’autre, que je vous admire en tout, et que je suis vos conseils. Parlez donc.

— Eh ! bien écoutez-moi : le roi et la reine de ce pays avaient chacun, lorsqu’ils se sont mariés, un enfant d’un premier lit. La reine, une fille, appelée Émeraude : c’est cette princesse aussi sage que belle ; et le roi, un garçon du nom de Léonatus : le plus aimable et le plus vaillant prince de l’univers. Tout de suite ces deux jeunes gens conçurent l’un pour l’autre une amitié extrême, qui avec les années prit de la force. Je dirai même qu’elle changea de caractère ; mais à leur insu ; tant ils ont le cœur innocent et sans méfiance. J’ai résolu donc de les éclaircir sur leurs sentiments et d’être cause de leur félicité. Je crois tenir l’occasion. Voici comment : Léonatus, qui aspire à la gloire, va garder cette nuit un pas d’armes périlleux au gué du Buisson d’Épine. Il aura à combattre deux chevaliers enchantés de la plus grande vigueur. Sans notre intervention, ma chère sœur, il doit succomber, le téméraire.

Mais nous ne le souffrirons point. J’ai pensé qu’il nous faut transporter, par le pouvoir dont nous disposons, cette pauvre princesse qui se désole du danger que va courir son ami, au lieu même du combat. Sa présence aiguillonnera la valeur du prince : il remportera la victoire, et saura, enfin, qu’il aime et qu’on le lui rend. Et tout cela finira par de belles noces. Qu’en dites-vous ?

— Je me demande, dit la jeune fêe, s’il est certain que de cette façon nous leur rendions service ?

— Ma belle, répondit la doyenne, ouvrez l’oreille : « L’Amour est de tous les dieux celui qui fait le plus de bien aux hommes ; car quel plus grand avantage peut arriver à une jeune personne, que d’être aimée d’un homme vertueux ; et à un homme vertueux, que d’aimer une jeune personne qui a de l’inclination pour la vertu ? » Ce sont les propres paroles d’un fameux docteur babylonien.

— Puisque c’est l’avis de Babylone, dit la jeune fée, je n’ai plus d’objection à faire.

Alors toutes deux touchèrent Émeraude de leurs baguettes, et elle fut transportée au gué du Buisson d’Épine, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

¶ III. Léonatus, qui gardait le pas d’armes, en attendant les événements, s’aperçut soudain qu’une jeune fille était couchée dans le Buisson d’Épine au milieu des fleurs écloses et des boutons. Il s’approcha. Quelle fut sa surprise, lorsqu’il eut reconnut la princesse Émeraude en personne ! Quant à elle, le bruit des pas de Léonatus l’avait réveillée. Fort effrayée, elle promena des regards vagues et se couvrit le visage de ses deux mains.

Le prince la rassura et lui dit :

— Ma chère Émeraude, regardez-moi, je suis votre ami Léonatus. Mais comment vous trouvez-vous en ce lieu ?

— Où suis-je donc ? fait Émeraude.

— Damoiselle, lui répondit Léonatus, vous êtes au gué du Buisson d’Épine, couchée parmi les fleurs.

— Ah ! soupire-t-elle, ma prière fut exaucée.

Léonatus se réjouissait, craignait, s’émerveillait. Certes, il avait du plaisir à revoir Émeraude. Mais comment allait-elle supporter la vue du danger qu’il savait imminent pour lui ! Car il ne doutait point qu’il n’eût à soutenir bientôt quelque terrible combat. Enfin, il me faut avouer que la curiosité primait à cette heure dans l’âme de Léonatus tout le reste. Il dit donc :

— Ma chère Émeraude, c’est la plus extraordinaire aventure. Comment êtes-vous ici ? Mon trouble et ma stupéfaction n’ont point de limites. Ménagez mon impatience, je vous prie, et répondez-moi.

— Mon ami, fait-elle, quand je vis que c’en était fait, que vous alliez courir les chances du pas d’armes, je ne pus tenir dans ma chambre. Je me sentais étouffer. Je quittai le palais, en secret, et j’allai dans le verger où nous avons tant joué tous les deux. Je m’assis sur l’herbe, sous un arbre. La nuit était délicieuse. Après avoir pleuré, j’invoquai les esprits de la Nature. Je les suppliai de nous secourir. Puis je sentis que je m’endormais. C’est tout. Me voici à présent au gué de l’Épine en votre compagnie. Je suis tout étourdie moi-même de ce qui m’arrive.

— Votre récit, fait Léonatus, a doublé mon courage, et je suis certain de sortir avec honneur de mon entreprise, malgré les difficultés qui y sont attachées et que je n’ignore point. Ma chère Émeraude, sans doute quelque fée indulgente prend soin de nous.

Tout en parlant, il regardait de l’autre côté du gué, et il vit venir un chevalier, lance levée et prêt à combattre. Il portait des armes vermeilles, et son cheval qui était bien pris et fort étroit sous les flancs, avait la crinière et tout le corps d’un blanc de neige.

Ce chevalier avait bien remarqué Léonatus, mais il se tint sur la rive où il se trouvait, sans passer le gué.

Alors Léonatus rassure la princesse et se prépare à l’attaque. Il s’élance à la rencontre du chevalier, il le rejoint et tous les deux commencent à se porter de grands coups sur leurs écus d’argent de telle manière qu’ils les ont brisés et fendus.

Le bois de leurs lances avait résisté au choc ; quant à eux ils furent renversés sur le sable. N’ayant ni ami ni compagnon pour les aider à remonter, il leur fallut faire comme ils pouvaient.

Quand ils se virent enfin de nouveau en selle, ils rapprochèrent leurs écus de leurs poitrines, et abaissèrent leurs lances de frêne.

Léonatus mourait de honte d’avoir été renversé devant la princesse, son amie. Il se précipite furieux sur son adversaire, qui le reçoit de pied ferme. Cette fois les lances volent en éclats, et le chevalier aux armes vermeilles sent lui échapper les courroies de son écu. Le jeune prince, les yeux fixés sur Émeraude, le presse et le fait tomber à bas de son beau destrier qu’il saisit par les rênes.

En ce moment un autre chevalier parut. Il montait un superbe alezan. À sa prestance, Léonatus jugea ce combattant plus redoutable que le premier. Mais il se dit que le danger importait peu lorsqu’on faisait métier de chevalerie.

Sans perdre leur temps en paroles, le prince et le nouvel arrivant se préparèrent à lutter. Le chevalier qui avait été désarçonné restait là pour les regarder.

Ils s’éloignent pour prendre carrière ; puis ils reviennent l’un sur l’autre, et ils se reçoivent sur la lance. Le choc fut rude, et les écus sont brisés et fendus.

Toutefois, les champions n’ont pas quitté les étriers.

Ils redoublent, et le prince frappe son adversaire avec force : il va tomber, mais il réussit à se pendre à l’encolure de son cheval. Et lorsque le vainqueur, qui avait été emporté dans sa course, revient, il le trouve devant et prêt encore à lui tenir tête.

Tous deux tirent leurs épées et se donnent de fort grands coups répétés.

Le chevalier spectateur de la lutte, avait remarqué la poignante frayeur de la damoiselle qui se tenait toujours assise dans le buisson d’épine. Comme il était courtois et bien-appris il s’avance vers les combattants et leur dit de faire trêve, et que c’était bien jouté de part et d’autre.

Ils obéirent et s’accolèrent sans arrière-pensée. Alors le chevalier aux armes vermeilles vint à Léonatus et lui dit :

— Ami, vous avez gardé le pas d’armes avec courage et honneur. Il est temps de nous séparer, car le jour point déjà. Retournez chez vous et vous emmènerez mon beau destrier de Castille, que vous avez conquis par votre prouesse. Ses harnais sont d’un grand prix, mais sa vitesse et ses autres vertus valent davantage. Il pourra vous être utile dans toute occasion. Prenez en soin, et gardez de lui ôter son frein, car vous le perdriez aussitôt.

Il dit et disparut avec l’autre chevalier son compagnon.

Léonatus alla se jeter aux pieds d’Émeraude. Elle était pâle et tremblante, mais elle sourit, car elle voyait qu’il n’y avait plus rien à craindre.

La bonne doyenne des fées avait tenu sa promesse jusqu’au bout. Elle avait si bien veillé sur ses protégés que le prince triomphait les armes à la main et se reconnaissait maintenant vaincu par l’aimable Émeraude qui, elle aussi, ne faisait plus mystère de l’état de son cœur.

Enfin l’aventure du gué de l’Épine étant achevée heureusement, il fallait se dépêcher de calmer la juste inquiétude du roi et de la reine. Léonatus plaça commodément la princesse sur le beau destrier de Castille, trophée de sa vaillance, puis il monta sur son bon cheval. Et les gentils amoureux prirent sans tarder le chemin de la Cour.

¶ IV. Le portier du palais était un drôle haut, décharné, avec des cheveux plats et jaunâtres. Il avait le teint blême quoiqu’il aimât à boire.

En ce moment il monologuait :

— Hé ! Hé ! faisait-il, le sable coule, qui l’empêcherait ? Le sable coule en emportant nos heures. Le guetteur de la tour, lui, ne cesse de guetter ; c’est bien. Mais damné guetteur, tu as beau regarder du côté du ponant, tu as beau regarder de l’autre côté et de tous côtés, as-tu distingué la moindre parcelle de ce qui constitue le prince Léonatus ? et la petite princesse, la charmante Émeraude, ma damoiselle, la vois-tu accourir en criant : me voilà, me voilà ? Non, non, Eh bien ! que le diable emporte tes yeux, misérable, puisqu’ils n’ont rien d’honnête à nous apprendre. Ô maudit pas d’armes ! Ô nuit de mauvaise rencontre, nuit de la Saint-Jean ! Que le bon Roi est affligé ; qu’il se désole pour son fils ! Ma maîtresse, la pauvre Reine, peut pleurer toutes les larmes de son corps, car, croyez-moi, la perte de la princesse sa fille est un fait. Ah ! nous subissons de cruelles disgrâces. Quant à moi, je me soutiens à peine à force de pâtés bien friands ; avec cela il me faut avaler rasade sur rasade.

Le portier fut interrompu dans son soliloque par l’arrivée de deux riches barons. Ils venaient chacun de son côté, car il y avait entre eux différend grave. Ils désiraient le soumettre au Roi, et ils s’enquirent au sujet de l’audience.

— Seigneurs, fait le portier, vous voulez parler au Roi ? Eh ! bien retournez chez vous ; c’est le conseil que je vous donne.

— Comment ? firent les deux barons.

— Seigneurs, fait le portier, avez-vous rencontré sur la route le prince Léonatus revenant bride abattue ? Alors vous pourrez parler au roi.

— Ami, dit en colère l’un des barons, c’est assez badiner.

— Seigneur, fait le portier, si vous amenez la princesse Émeraude en croupe, votre audience est en bonne voie.

Tout-à-coup un grand tumulte se fit dans le palais : des joyeux éclats d’appels se mêlaient au bruit d’innombrables pas le long des escaliers.

Le guetteur venait enfin de signaler le retour de Léonatus et d’Émeraude.

Le roi et la reine allèrent au-devant d’eux, et ce qui surprit le plus, ce fut de les voir revenir ensemble. Après les embrassades qui durèrent longtemps, nos deux héros racontèrent leur incroyable aventure dans tous ses détails ; puis l’on entra dans le palais. Une collation fut servie dans la grande salle, et le roi accorda les deux barons ennemis et combla tout le monde de riches présents.

¶ V. À quelque temps de là, se célébrèrent les noces de Léonatus et d’Émeraude en grande pompe.

Il y eut des divertissements magnifiques. Des tournois et des joutes de toute sorte. Trois mille musiciens jouèrent nuit et jour. Des ménestrels récitèrent et chantèrent les lais les plus tendres et les pastourelles les plus vives. D’habiles comédiens représentèrent de beaux miracles et des farces plaisantes. Le peuple dansa dans les jardins royaux où il y avait des buffets chargés de mets et de rafraîchissements.

Tous les princes et toutes les princesses des pays voisins étant accourus, ce ne fut dans les salles du palais, que brocarts sans prix, velours délicatement brodés, satins aussi brillants que la lumière du soleil, plumes des oiseaux les plus rares, hermines, zibelines, et les autres fourrures de fin poil. Ce ne fut qu’or et diamants aux mille feux, améthystes et topazes, coraux, calcedoines, saphirs, rubis, perles, ambres gris.

Il y avait là foison de beautés féminines, mais chacun donnait le prix à la mariée, et louait Dieu de l’avoir créée si belle. Blanche et vermeille, le corps gracieux et frêle, les yeux clairs, elle n’avait pas les cheveux roux ou noirs ou chatains, mais d’un blond incomparable.

Il ne faut pas croire que le superbe destrier conquis par Léonatus fut oublié pendant la fête : car c’est lui qui porta la princesse. On l’avait paré pour la circonstance d’une housse de couleur tendre, taillée dans une étoffe précieuse et semée de fleurs de lys d’or et de pierres d’aimant.

Les réjouissances durèrent plusieurs jours et les invités s’en furent contents.

Inutile de vous dire combien Émeraude et Léonatus étaient heureux. Mais je reviens, pour finir, à notre destrier de Castille. Trente écuyers avaient charge de veiller sur lui, et il leur était défendu, sous peine de mort, de lui ôter son frein ; car le prince se souvenait toujours de la recommandation du chevalier aux armes vermeilles. Il arriva cependant qu’un jeune écuyer, entré nouvellement en service, ôta par ignorance son frein au beau destrier qui mourut sur le champ.

Ce fut le seul chagrin que les deux époux éprouvèrent pendant leur longue vie.