Trois Palais d’Asie

La bibliothèque libre.
Trois Palais d’Asie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 407-425).
TROIS PALAIS d’ASIE

C’est le charme véritable des voyages de fournir des cadres changeans et imprévus à nos idées, des prétextes variés à toutes les fantaisies de notre esprit, une occasion de localiser et d’évoquer dans un milieu nouveau des pensées ou des images qui ne sont qu’en nous.

Les tableaux pittoresques que l’œil perçoit se peuplent de formes que notre imagination façonne à son gré, nous nous figurons la vie du passé, nous dégageons du présent ce qu’il peut contenir d’idéal et de permanent, nous reconstituons l’atmosphère morale dans laquelle s’agitèrent les générations mortes depuis des siècles et celle que respirent les hommes d’aujourd’hui. La perception directe et immédiate des objets extérieurs ne nous les laissait connaître que superficiellement, par le dehors; mais les idées qu’ils nous suggèrent, les émotions qu’ils provoquent en nous, nous en donnent la connaissance intime et semblent nous révéler une part du mystère qu’ils renferment en eux. Le monde sensible nous apparaît ainsi transposé à notre usage, et mille visions, légères ou puissantes, flottent pour nos yeux entre les lignes du paysage, dans les rues désertes ou peuplées des villes, sous les toits des temples, des monumens ou des maisons.

Puis, lorsque le temps a passé sur nos impressions de voyage, une singulière transformation se produit parfois en elles : ceux de nos souvenirs qui proviennent de l’observation directe et qui ressuscitent en notre esprit des aspects de paysage, des silhouettes de montagnes, des effets de lumière, des colorations de ciel ou de mer, ceux-là s’atténuent, s’estompent de teintes vaporeuses et semblent reculer loin dans le passé ; les autres, au contraire, ceux où nous avons mis le plus de nous-mêmes et qui n’existent guère en dehors de nous et de notre imagination, persistent avec netteté, passent au premier plan et prennent peu à peu, par contraste, toutes les apparences de la réalité.

Cet effacement progressif des sensations directes devant les idées et les images qu’elles ont suscitées en nous, je l’avais subi autrefois déjà, à plusieurs reprises, en évoquant tel ou tel souvenir d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, du Maroc et même de cet Orient méditerranéen où cependant les impressions pittoresques sont si lumineuses et si puissantes qu’elles semblent ne devoir jamais disparaître de l’esprit. Mais je viens de l’éprouver plus nettement encore en me rappelant des impressions très récentes, rapportées d’un même voyage, se rattachant à un même ordre d’idées, ressenties dans des conditions analogues et presque dans le même temps.

Trois palais d’Asie m’ont laissé à des degrés différens de profonds souvenirs où dominent déjà les images et les émotions diverses qui s’étaient éveillées en moi à leur occasion : ce sont le palais actuel de l’empereur de Chine à Pékin, le palais abandonné des mikados du Japon à Kioto, et la résidence des anciens rois de Corée à Séoul.


I.

La dernière fois que j’ai vu le Palais impérial à Pékin, c’était par une matinée des derniers jours d’avril. L’air était frais, limpide, et la voûte du ciel semblait fuir à une prodigieuse hauteur. Ce n’était pas cette atmosphère un peu vaporeuse des printemps de France qui semble imprégnée de senteurs humides et végétales et qui baigne les contours fuyans des choses ; ce n’était pas non plus cette lumière ténue des matinées d’Orient qui se répand dans les lointains, enveloppe les objets et en marque les plans. C’était un air très sec, sec depuis cinq mois qu’une goutte de pluie n’était tombée, une clarté presque violente qui paraissait rapprocher l’horizon et qui faisait ressortir avec dureté les formes des constructions et les lignes du paysage.

J’étais sorti de très bonne heure et les détours de ma promenade m’avaient conduit dans la Ville impériale, l’une des trois villes qui composent la capitale de l’empire du Milieu. L’aspect des rues différait de celui des quartiers que je venais de traverser, les boutiques étaient plus rares, les chaussées plus larges, les temples et les palais plus rapprochés. Mais l’animation, à cette heure matinale, y était plus active encore, et une foule de cavaliers, de piétons et de voitures rendait la circulation malaisée.

J’allais faire un détour pour rentrer plus rapidement à la Légation de France, quand une charrette, bizarrement construite sur deux roues placées tout à fait à l’arrière et que deux cavaliers escortaient, fit ranger mon cheval; c’était une voiture tartare des écuries de la cour : une mule noire, harnachée de cuir jaune et conduite à la main par un palefrenier habillé d’une livrée jaune aussi, la traînait d’un pas allongé.

Sur le devant, visible à tous entre les rideaux écartés, une jeune femme était assise, les jambes repliées sous elle. Elle était vêtue d’un large manteau de soie rose saumon bordé de galons bleu et or et orné sur le devant et les manches d’un semis de bouquets de fleurs brodées d’un éclat très doux et d’une harmonie de couleurs délicieuse ; ce vêtement recouvrait presque entièrement les plis que faisait autour d’elle sa robe d’un vert pâle et mat.

Ses cheveux, relevés au sommet de la tête, étaient divisés en deux épais bandeaux que traversaient çà et là de longues épingles d’or surmontées de papillons en filigrane d’argent et de fleurs artificielles aux formes et aux nuances les plus bizarres. Ainsi qu’il est d’usage pour les femmes de qualité, sa figure était entièrement fardée au blanc de céruse ; mais les joues, la fossette du menton et les lèvres étaient enduites d’une couche épaisse de carmin, tandis qu’un trait d’antimoine allongeait démesurément ses yeux en les tirant vers les tempes, et que deux mouches noires collées vers le haut de la joue donnaient un aspect étrange, un air de coquetterie morbide à ce visage morne où la vie semblait interrompue.

Elle se tenait dans une immobilité paralysée, avec une fixité hébétée de regard, une lueur douteuse d’intelligence, oscillant comme un mannequin de cire, comme une idole de procession, aux cahots de la voiture. C’était sans doute, à en juger par la livrée du cocher et des cavaliers d’escorte, une jeune femme tartare de la cour, quelque dame d’honneur de l’impératrice ou d’une des princesses impériales enfermées au Palais.

De loin, je me mis à la suivre. Sa charrette gravissait la rampe d’un pont dont le tablier était de marbre ; la balustrade, de marbre aussi, supportait des dragons sculptés.

Sous les arches, les eaux d’un lac miroitaient. La lumière du soleil, encore bas sur l’horizon, effleurait à peine la surface liquide et se répandait avec éclat tout autour. Par places, des lotus s’épanouissaient et semblaient une prairie flottante sur l’eau claire et dormante. C’était le « lac d’or, » dépendance du Palais impérial, dont les hautes murailles et les toits dorés s’apercevaient au dernier plan.

Jusqu’au bord de l’eau, des constructions légères s’élevaient, des kiosques et des temples. Le fouillis de leurs toitures s’éclairait de teintes rosées, et les moindres détails de leur architecture compliquée se détachaient, prenaient dans l’air limpide qui les enveloppait un aspect d’élégance, de grâce et de fraîcheur au milieu des abricotiers et des mimosas en fleurs qui couvraient les rives.

La Chine du nord sortait en effet de son long deuil d’hiver, et c’était une impression exquise que cet aspect printanier de la végétation renaissante.

... La charrette tartare continuait d’avancer du pas rapide de sa mule : elle passait maintenant au pied d’une colline artificielle, plantée d’arbres verts, au sommet de laquelle un obélisque bouddhique s’élevait, se détachant presque durement sur le bleu du ciel.

Mais, sur le bord du lac, les teintes étaient déjà plus fondues, les lignes moins tranchantes. Les kiosques, les pavillons et les temples qui s’élevaient sur la rive reproduisaient tous le type originel des constructions chinoises : une tente de toile aux angles relevés. L’extrême profusion des détails d’ornementation ne parvenait pas à dissimuler la pauvreté de la conception première : des dragons, des chimères, des phénix, des tortues, toute une zoologie fabuleuse et fantastique de bois sculpté ou de terre cuite surchargeait les faîtières; des figurines et des fleurs d’argile peinte écrasaient les corniches, les larmiers et les frontons ; des couleurs voyantes bariolaient les chapiteaux des colonnes et les architraves ; mais, sous cette décoration touffue et désordonnée, on retrouvait toujours le type absolu et invariable que la Chine a uniformément adopté à toutes les époques de son histoire et sur toute l’étendue de son empire.

Cependant, j’étais arrivé à l’enceinte fortifiée du palais. Devant moi, un rempart, haut de trente pieds et précédé d’un large fossé, se dressait. De distance en distance, des tours aux toits relevés faisaient saillie sur cette ligne de pierre qui s’étendait si loin qu’elle paraissait enfermer une ville entière. Quelques arbres avaient poussé sur le talus du rempart, et l’ombre de leurs branches s’allongeait sur l’eau sombre et stagnante des fossés.

Une large porte surmontée d’une énorme tour carrée donnait accès à l’intérieur du palais, et trois lettres noires gigantesques gravées sur un panneau d’or au sommet de la tour semblaient une inscription mystérieuse placée au seuil d’un monde inconnu.

Et, tandis que la voiture tartare s’engouffrant sous la voûte pénétrait dans l’enceinte impériale, je retrouvais en même temps, mais plus puissante encore, l’impression que j’avais subie trois ans auparavant à Maroc devant le palais du sultan Moulay-Hassan. Là-bas aussi, dans la vieille cité islamique étincelante de soleil, je m’étais senti transporté au milieu d’un monde nouveau, mais j’en avais vu s’abaisser les barrières, j’avais pu franchir les grandes portes ogivales du Dar-el-Mechouar, et la cour des chérifs s’était ouverte devant moi comme se déploie un décor de féerie ou de rêve, dans un éblouissement de lumière et de couleurs.

Ici, au contraire, tout restait fermé, impénétrable.


Cependant, la topographie du palais ne m’était pas complètement inconnue; j’avais déjà étudié le plan qu’en ont dressé les missionnaires jésuites qui le visitèrent au XVIIIe siècle, et même j’avais pu, du haut des remparts de la ville tartare, en reconnaître les dispositions générales et distinguer la succession régulière de ses cours rectangulaires et de ses jardins, renfermant quarante-huit vastes palais, environ autant de temples et un nombre plus grand encore de pavillons, de kiosques, d’arcs et de portiques.

Seule la partie supérieure des principaux monumens dépassait la muraille d’enceinte et surgissait dans des touffes de verdure. Très loin dans le sud, près de la « Porte de la pureté éternelle, » j’apercevais le temple des ancêtres de la dynastie Ta-Thsing actuellement régnante, où l’empereur vient à dates fixes accomplir les rites sacrés du culte officiel.

Plus près, trois édifices plus élevés que les autres se succédaient en enfilade, et les dragons sculptés des faîtières, les tuiles vernissées des combles resplendissaient au soleil : c’étaient les trois palais de la « Souveraine concorde, de la Concorde moyenne et de la Concorde protectrice » où le souverain traite les affaires de l’état et trace de son pinceau trempé dans le vermillon les caractères qui expriment ses décisions et qui sont dès lors vénérés comme la forme figurée et matérielle de la volonté impériale. Là, chaque jour, à deux heures du matin, l’empereur préside le grand-conseil de l’Empire du Milieu : cinq ministres seuls y ont accès. Ceux-ci, quels que puissent être leur âge et leurs fatigues, restent debout quatre heures durant ou se prosternent le front contre terre quand, du haut de son trône, qu’une estrade de bois doré élève de six pieds au-dessus du sol, le Fils du Ciel leur adresse la parole. Pendant la minorité des souverains, comme c’est le cas pour l’empereur actuel, l’impératrice régente prend part également au conseil, mais elle est censée n’y pas assister et un paravent de soie jaune la cache à tous les yeux. Puis, çà et là, j’apercevais confusément les demeures des princes impériaux, princes mandchous, chambellans, filles d’empereurs mariées à des princes mongols et enfermées dans le palais jusqu’à leur mort, femmes du second degré et concubines de souverains décédés, dames d’honneur, maîtresses des cérémonies, eunuques, toute une population savamment hiérarchisée et s’élevant à plus de huit mille personnes. Vers l’est, dans la lumière papillotante du soleil, apparaissaient aussi les casernes des trois bannières de la garde, le trésor, les magasins des porcelaines, de l’argenterie, des soies, des parures, des vêtemens, des thés, des objets religieux destinés au Fils du Ciel et fabriqués ou préparés à son usage exclusif, l’armurerie, les écuries, la bibliothèque impériale, où sont renfermées les plus anciennes annales du monde, le « Pavillon des fleurs littéraires » où l’empereur se rend, dans la seconde lune de l’année, pour interpréter les livres sacrés, et le temple du « Tchouan-sin-tien » où s’accomplissent les sacrifices à la mémoire de Confucius et des grands philosophes.

Enfin, tout près de moi, en arrière des jardins qui longent la muraille d’enceinte, j’entrevoyais le « Palais de l’élément terrestre supérieur, » qui me rappelait le souvenir de cette infortunée impératrice Aluteh, morte en 1875 à l’âge de dix-huit ans. Elle était fille d’un prince mandchou : toute jeune, âgée de quinze ans à peine, un décret l’avait désignée pour la couche impériale, jetée brusquement de sa province de Tartarie à la cour de Pékin et renfermée dans ce palais qu’elle ne devait plus quitter qu’avec la vie. Le 16 novembre 1872, à minuit, elle y entrait en toilette de fiancée par la « Porte de la pureté céleste: » elle portait une robe de soie rouge brodée de dragons et de phénix, et, de la tête aux pieds, un grand voile écarlate l’enveloppait. Trois ans plus tard, elle en sortait morte par la « Porte fleurie de l’Orient ; » elle s’était suicidée en apprenant la mort de son époux, l’empereur Tong-Tche : un luxe inusité fut déployé pour son cortège funèbre, des broderies de soie bleu pâle sur satin blanc broché d’or recouvraient son cercueil...


Cependant, l’heure avançait, les séances des conseils étaient terminées, des courriers d’état partaient pour les provinces, les hauts mandarins sortaient du palais et remontaient dans leurs charrettes en se faisant d’interminables saluts, et je rentrai à la légation de France.


Le soir venu, toutes les impressions qui s’étaient ébauchées en moi dans la matinée me revinrent à l’esprit. Ce soir-là, — je me le rappelle, était d’une clarté, d’une pureté incomparables. Il n’y avait pas de lune, mais les étoiles scintillaient avec tant d’éclat et paraissaient si nombreuses que la lueur blanche qu’elles projetaient autour d’elles tenait plus de place que le bleu du ciel. Sous cette lumière, ténue et légère comme une vapeur argentée, le parc de la légation prenait un aspect singulier de fraîcheur et de recueillement.

Le palais du Fils du Ciel m’apparaissait maintenant comme l’expression matérielle de la plus ancienne civilisation du monde, une civilisation vieille de plus de cinq mille ans, la seule qui, après avoir produit tout ce qu’elle contenait dans son sein, n’ait pas disparu de la surface du globe. Pendant qu’autour d’elle naissaient, s’épanouissaient et s’anéantissaient tour à tour les civilisations indienne, égyptienne, chaldéenne, assyrienne, phénicienne, grecque, romaine, tant et tant d’autres encore, elle demeurait fixe, immuable et comme éternelle, arrêtée pour toujours au point de progrès où elle avait atteint dès ses premiers débuts.

Et pourtant, si haute que soit son antiquité, cette civilisation me semblait plus grande encore à me figurer les conséquences morales qu’une si longue vieillesse aurait apportées à toute autre nation et que la race chinoise a su détourner d’elle en se refusant toujours aux jouissances décevantes du rêve, à la contemplation métaphysique, aux spéculations vaines sur la vie et son insignifiance et ses éternels désabusemens. Quelles désillusions, quel désintéressement de toute chose, quelles défaillances de la volonté, quel épuisement des facultés créatrices n’eussent pas été expliqués et justifiés par les déceptions, les démentis et les recommencemens de cinquante siècles d’histoire !

Mais la personne du Fils du Ciel me paraissait d’une majesté plus imposante peut-être, plus sensible pour ainsi dire : elle est, en effet, l’incarnation de la plus puissante souveraineté du monde, l’aboutissement grandiose des vingt-deux dynasties qui ont précédé celle dont l’empereur actuel est le neuvième représentant.


L’empereur de Chine tient de la Divinité même l’autorité suprême dont il est investi. Il est fils du ciel et de la terre, et personnifie en lui la religion de l’état. Il officie seul et sans prêtre, sans intermédiaire entre lui et les puissances physiques dont il est l’émanation. Ses titres, plus mystiques encore que ceux des empereurs byzantins, sont ceux « d’Infini en vertu et en science, » « d’Éternel solitaire, » de « Seigneur des dix mille années, » et son palais est appelé la « cour céleste, » la « demeure interdite. »

Chaque empereur reçoit trois noms : le premier lui est donné au jour de sa naissance et sert à le distinguer dans sa famille ; le second lui est conféré à son avènement au trône et revêt dès lors un caractère sacré et si vénérable qu’il est interdit, sous peine de lèse-majesté, d’en prononcer les syllabes ou d’en tracer les caractères. Le troisième nom ne lui est décerné qu’après sa mort et désigne désormais dans l’histoire les années de son règne comme le nom dont les papes font choix en ceignant la tiare désigne leur pontificat.

Dans l’ordre politique, l’empereur jouit de la toute-puissance; l’absence d’esprit militaire en Chine et la destruction très ancienne de l’esprit de féodalité dans l’état ont enlevé au pouvoir impérial tout contrepoids, et son autorité s’exerce sans contrôle depuis cinquante siècles sur la vie et les biens de plus d’un quart de l’humanité. Le Fils du Ciel est ainsi le chef suprême et incontesté de la plus puissante orthodoxie politique qui fut jamais.

Cette alliance ou plutôt cette fusion de la religion et de la souveraineté en une seule personne devait fatalement donner au culte officiel une force prépondérante qui, dans la suite des temps, a atteint l’empereur même et qui fait aujourd’hui de ce souverain absolu l’esclave du cérémonial sacré et des rites de l’état.

Un ministère spécial veille au maintien et à la stricte observance de ces rites qui, s’appliquant à tous les rangs de la hiérarchie sociale, prévoient et ordonnent la conduite à tenir dans toutes les circonstances de la vie politique, religieuse ou privée. Leurs prescriptions canoniques remontent à une antiquité si reculée, elles se sont conservées immuables à travers tant de révolutions et de dynasties et elles ont acquis par cette perpétuité une autorité si incontestée qu’elles ont fini par modeler, pour ainsi dire, le caractère des Chinois et devenir pour eux comme une seconde nature.

Mais pour le Fils du Ciel plus que pour tout autre de ses sujets, l’étiquette est la grande loi de l’existence, presque la grande affaire de la vie. Mois par mois, jour par jour, heure par heure, elle pèse sur lui avec une rigueur inflexible. Son lever et son coucher, son vêtement, ses repas, ses séances aux conseils des affaires publiques, ses devoirs religieux, ses études, ses divertissemens, ses attitudes et ses mouvemens, ses paroles et son silence, — tout est réglé avec une précision mécanique.

Depuis son plus jeune âge, avant même qu’il ait revêtu la dignité impériale, la solennité des rites le saisit, elle préside à son instruction littéraire et philosophique et lui impose la connaissance du chinois classique, des langues mandchoue et mongole, des principaux ouvrages de Confucius, du tir à l’arc et de l’équitation. Quand il a atteint sa majorité, elle l’oblige plus étroitement encore et dans le plus privé de sa vie, car elle pénètre jusqu’au lit nuptial, et, le soir de ses noces, lorsque sa fiancée ayant relevé son voile lui apparaît pour la première fois et se donne à lui, un garde du corps et une maîtresse des cérémonies, présens derrière la couche impériale, psalmodient avec des paroles consacrées le duo d’amour que le Fils du Ciel et la jeune impératrice sont censés murmurer. Ce cérémonial obsédant ne paraît se relâcher par instans que dans les rapports de l’empereur avec ses familiers directs qui sont les eunuques, les cinq concubines de son harem tartare et les femmes esclaves de son service intime. Tout le reste du temps, son rôle officiel n’a pas d’interruption et il est toujours en scène. Dans une seule année, il préside à plus de cinq cents cérémonies importantes, telles que prières au temple des ancêtres, aux autels taoïstes, aux temples de Confucius, du ciel et de la terre, des divinités du vent, du tonnerre et de la pluie, banquets religieux, sacrifices funéraires, actes respectueux à l’impératrice, et visites aux tombeaux de ses aïeux. Sa vie entière n’est qu’une cérémonie solennelle qui se déroule sans intermède dans la monotonie des heures, et les offices du culte presque liturgique qui lui est rendu semblent le poursuivre jusqu’au-delà de la mort, aux anniversaires funèbres où l’on convoque son âme dans les sépultures majestueuses que chaque dynastie s’élève à grands frais.

Ainsi, les faits, les traditions et les croyances, en donnant à l’empereur de Chine la toute-puissance absolue, lui créent par là même une existence toute factice, inviolable, inaccessible et presque mythique. Étranger à la réalité des choses, isolé dans sa grandeur, privé même de sa personnalité, il est la réalisation la plus complète, la plus grandiose qui fut jamais d’une fiction humaine.


Le souvenir de cette créature parée et fardée comme une idole, que j’avais entrevue le matin, aux abords du palais impérial, immobile entre les rideaux de soie de sa charrette tartare, me revenait aussi à la mémoire, et je la voyais à présent dans le cadre de sa vie quotidienne, dans le milieu de ses habitudes, dans son existence de chaque jour au fond d’un de ces palais dont je n’avais pu qu’apercevoir les toits d’or et les dragons de bronze.

J’essayais d’animer ses traits figés sous le fard, je me figurais l’élégance de ses mouvemens sous l’ampleur et la souplesse de ses vêtemens de soie pâle, la grâce de sa démarche qui devait être, suivant les préceptes de la mode, « lente et balancée comme les branches du saule au souffle du vent d’automne. » Je me la représentais soumise à la discipline des eunuques, assujettie au cérémonial impitoyable des rites, enfermée dans un cercle immuable de passions et d’intérêts, végétant dans cette « demeure interdite » où l’horizon de la pensée paraît aussi borné que celui de la vie, étouffant dans une atmosphère que l’air du dehors ne vient jamais renouveler et où semble flotter cet ennui lourd et oppressant dont on se mourait jadis à l’Escurial pendant les années sombres du règne de Philippe II.

Et je me disais pourtant qu’il n’y a pas de coin du monde si renfermé où ne finissent par pénétrer la lumière et le mouvement de la vie. Je me rappelais en effet, maintenant, un drame qui avait ensanglanté le palais impérial, il y a six ans déjà, sur lequel mille bruits contradictoires avaient couru et dont la Gazette de Pékin avait confirmé la réalité à travers les sous-entendus et les détours de son langage officiel : un jeune Chinois avait été surpris s’introduisant de nuit dans la chambre même de l’impératrice, il avait été arrêté par les eunuques, jugé sommairement et mis à mort dans sa prison : c’était un fou, disait la Gazette officielle, un fanatique qui voulait attenter aux jours de la souveraine, puis le silence s’était fait sur cet incident. Mais bientôt des disgrâces imprévues, des disparitions subites se produisaient dans les hauts rangs de la cour, et même un prince du sang, qui avait la confiance particulière de l’impératrice, se voyait accusé de haute trahison au conseil des censeurs. Le lendemain de la dénonciation, il fut trouvé mort, et l’on répéta qu’il s’était empoisonné a en aspirant des feuilles d’or. » Dès lors, le jour se fit sur ces faits mystérieux et l’on sut, à n’en pouvoir douter, que le jeune Chinois arrêté dans les appartemens impériaux n’y venait point pour la première fois et que ce prince du sang lui en facilitait l’accès...

Évoqué à Pékin même, dans le silence profond de cette nuit claire d’avril, le souvenir de ce drame sanglant avait une grandeur tragique, une puissance d’émotion que je ne peux rendre. Les personnages qui y avaient tenu des rôles me semblaient présens devant moi, mais avec ce changement d’optique que subissent les acteurs en scène, — l’impératrice en robe jaune orange parsemée de dragons d’or planans sur des nuages roses, avec sa coiffure édifiée à la mode tartare et ornée de pivoines rouges, de perles et de deux petits sceptres dorés, — et, à côté d’elle, son amant, un jeune élégant, vêtu sans doute comme ceux que je rencontrais dans les quartiers de plaisir de la cité chinoise, en robe de soie bleu clair couverte de rosaces de fleurs, avec deux boucles flottantes sur les tempes, la tresse parfumée de musc et soigneusement nattée de soie, et les ongles démesurément longs enfermés dans de fins étuis d’or. Le décor même était tout dressé comme pour achever l’illusion, et je pensais que le roman de leur amour s’était déroulé par des nuits pareilles, dans des jardins semblables à celui que j’avais devant les yeux, sous des kiosques comme celui qui s’élevait à deux pas de moi avec son toit recourbé et ses ornemens de pierre pris au palais d’Été, mais dans un ordre d’idées et de sentimens, de pensées et d’émotions qui me resterait à tout jamais inconnu...


II.

Malgré bien des analogies, la résidence des anciens mikados du Japon à Kioto m’avait laissé de tout autres souvenirs.

On y sentait encore, pour ainsi dire, la vie de ceux qui y avaient passé leur existence fabuleuse, car la trace qu’ils avaient imprimée à tout ce qui les entourait ne s’était pas effacée malgré les siècles.

La parfaite conservation des lieux, les nombreux matériaux que possède l’histoire, une collection inappréciable de documens fournis par l’art et la littérature, ou peut-être aussi une disposition de notre esprit à mieux comprendre les hommes et les choses du Japon, permettaient ici de reconstituer une physionomie plus vraie du passé, de retrouver quelques-uns de ses traits dans ce qu’ils ont eu de plus insaisissable et de plus changeant, et de donner à cette restitution le relief et les tons animés de la vie.

Le mikado se disait aussi fils des dieux, l’incarnation de la divinité solaire. Les honneurs qu’il recevait tenaient de la légende : les dieux mêmes, disait-on, et les génies du Shinto venaient le visiter à sa cour. Nul regard profane ne devait l’atteindre, il en eût été souillé ; ses pieds ne devaient jamais toucher le sol, et tout ce qui avait servi une fois à sa personne, ses vêtemens comme sa vaisselle, était détruit, brûlé ou brisé, afin que nul n’en pût faire usage désormais.

Perdu dans une sorte d’extase, dans un rêve d’où nul bruit du dehors ne pouvait l’éveiller, il vivait d’une vie monotone et somnolente, retiré au fond de ses jardins, ne franchissant plus jamais les murs de son palais. Peu à peu il se fit plus immobile et plus invisible qu’une statue bouddhique derrière les panneaux d’or de son sanctuaire, et un jour vint où seules les femmes de la cour purent approcher sa personne sacrée.

Mais tandis que les empereurs du « Soleil levant » s’absorbaient ainsi dans leur rôle divin et dans le prestige spirituel de leur autocratie religieuse, de grands officiers de l’empire, les taïcouns, élevaient en face d’eux une puissance rivale, se proclamaient héréditaires, usurpaient la réalité du pouvoir et l’exercice de l’autorité, et dépouillaient successivement les mikados de leur armée, de leurs flottilles de guerre, de leurs terres et de leur trésor public, et ceux-ci se laissaient faire comme si, détachés des choses du monde réel, ils eussent voulu abdiquer toute préoccupation terrestre.

Cependant, une aristocratie féodale, la plus puissante, la plus altière, la plus soucieuse de ses prérogatives, la plus luxueuse qui ait jamais existé, donnait un éclat extraordinaire à cette cour d’où la vie et la force politiques se retiraient. Des princes grands-vassaux, les daïmios, étaient tenus de venir chaque année faire séjour à la résidence impériale. Ils s’y rendaient, entourés de leurs feudataires, escortés de leurs samuraï ou hommes d’armes, avec tout l’appareil de l’autorité souveraine, avec un luxe royal.

Les ambassadeurs hollandais, qui apportaient de Nagasaki les présens semi-tributaires dus à l’empereur, nous ont laissé la description de ces cortèges sans fin des daïmios rencontrés en voyage sur la grand’route du Tokaïdo. A lire leurs récits, cependant si exacts dans leur sécheresse énumérative, je croyais assister à un défilé fantastique des Mille et une Nuits, tant il y avait de cavaliers, de soldats et de serviteurs, de palanquins en laque dorée, d’armes niellées d’argent, d’étendards de soie, de brocarts d’or, d’étoffes précieuses et de luxe guerrier.

Un mouvement littéraire et philosophique intense s’était peu à peu développé dans ce milieu, où ne parvenaient que de faibles échos des affaires publiques. Les poètes, les historiens, les artistes, les auteurs dramatiques, les musiciens, les astrologues affluaient à la cour de Kioto, et, pendant plusieurs siècles, l’esprit japonais y rencontra le milieu où ses dons naturels de poésie, de grâce, de délicatesse, d’observation et de vérité trouvaient leur plus complet épanouissement. On vit naître là successivement la poésie lyrique, la poésie intime, l’histoire et le roman historique, le drame, le roman de mœurs, la géographie pittoresque, pendant que, — comme dans les couvens du moyen âge, — les études abstraites et l’exercice de la pensée contemplative se réfugiaient dans les monastères bouddhiques de la capitale, enrichis par les dons des empereurs et des nobles convertis aux doctrines de Çakya-Mouni. Dans cette activité intellectuelle, les sciences physiques n’étaient pas oubliées. On publiait sur la chimie, sur l’anatomie et la physiologie des ouvrages sous ce titre : une Corbeille pleine de connaissances occultes. On instituait des concours de poésie et de composition dramatique; on faisait des commentaires publics des œuvres de Confucius dans des salles retirées du bruit et dites « salles de sainteté et de contemplation, » de même que l’on commentait Dante et sa Divine Comédie dans les églises italiennes des XIVe et XVe siècles. Le mouvement était général et entraînait tous les esprits : les hommes d’état, les nobles, les guerriers même se livraient à la poésie, et l’un d’eux, à la veille d’une bataille décisive, écrivait ces vers empreints d’une si délicate mélancolie : « Le brouillard remplit ma tente, l’air d’automne est chargé de vapeurs. Les oies sauvages passent en files et cachent par instans la lune. Je vois les montagnes d’Etsigo d’un côté et les plaines de Noto de l’autre. La beauté de cette nuit calme apaise le chagrin que je ressens à être si loin de ce qui m’est cher. »

Il y eut là, j’imagine, pendant ces belles années, un spectacle semblable à celui que présentèrent les petites cours de l’Espagne mauresque après le démembrement du califat de Cordoue, quand toutes les conditions de race, de milieu, d’état politique, se rencontrèrent pour donner au génie arabe sa pleine expansion. Cependant les Japonais apportèrent dans le travail de leur pensée et dans l’accomplissement de leur œuvre littéraire, philosophique ou artistique un sentiment de la nature, une sincérité d’émotion esthétique, une recherche de la réalité, une mesure dans le recours à l’imagination, enfin une admiration de la vie en toutes ses manifestations qui demeurèrent inconnus à l’esprit arabe et lui interdirent les renouvellemens.

Comme aussi dans ces cours élégantes de l’Espagne musulmane, les femmes tenaient à Kioto un rôle de premier rang qu’elles paraissent n’avoir jamais joué en Chine. L’histoire a conservé le nom de beaucoup d’entre elles qui furent des poétesses tendres ou passionnées, des artistes sensibles à tous les spectacles de la nature et de la vie, des musiciennes inspirées, des danseuses d’un charme incomparable.

Les anciennes peintures sur soie nous les représentent dans leurs formes grêles et dans leurs longs vêtemens flottans, un peu pâlies par le temps, qui a atténué l’éclat des nuances et adouci le reflet des fonds d’or. Avec leur teint si faiblement rosé, les contours vaporeux de leur corps, le vague de leur regard et la grâce mourante de leur physionomie, elles semblent des apparitions de rêve. Mais sur la couverte laiteuse ou ambrée des porcelaines, elles sont bien telles encore qu’elles apparurent aux générations de jadis, animées pour toujours d’un souffle de désir ou de passion, éclairées d’un coloris vivant qui ne s’effacera jamais, revêtues éternellement de leur charme d’autrefois.

Leurs longs yeux noirs, tirés vers les tempes, ont un éclat profond et l’obliquité de leur regard donne à la physionomie je ne sais quelle séduction étrange et piquante; l’ovale du visage est un peu maigre, le nez est mince et retroussé, les lèvres sont fines et d’une sensualité douce, le cou est effilé et dégagé à la nuque, l’attitude du corps est toujours naturelle et les plis des vêtemens retombent avec élégance. De toute leur personne se dégage une impression délicieuse de grâce pensive, de langueur caressante et de capricieuse volupté.


Le souvenir de ces époques brillantes, où l’empire du Nippon était à la tête de la civilisation de l’extrême Orient, s’évoquait là, devant moi, dans le vieux palais de Kioto et s’associait, pour ainsi dire, à celui de ces créatures gracieuses, qui en avaient été le charme et la poésie.

Dans les temples laqués d’or, sous les colonnades de cèdre des salles du trône, au bord des fontaines où baignaient des lotus, ces formes d’un monde disparu semblaient flotter encore et renaître à la vie d’autrefois. Je les voyais surtout glissant dans l’enfilade des chambres du palais, se détachant à peine sur les peintures à l’éclat adouci qui en ornaient les murs. Dans l’une de ces chambres, les panneaux représentaient tous des paysages d’hiver, un village disparaissant sous la neige, un bois de cryptomerias chargé de givre, un lac glacé aux rives indécises, un ciel bas et ouateux, et, sur la monotonie blanche de la plaine et des eaux gelées, la clarté boréale d’une lune à son dernier quartier.

Mais la pièce voisine était tout ensoleillée, pleine de vie et de lumière : sur un nuage rougeâtre bordé d’or, des oies sauvages s’envolaient à grands coups d’aile dans le ciel bleu pâle, d’un bleu presque vert, et planaient haut par-dessus la plaine, qui, vue de si loin, s’estompait de teintes violacées dans la vapeur des rizières et des prairies inondées. Plus loin encore, dans les appartemens des impératrices, des paravens de laque dorée encadraient des oiseaux, des paysages, des bouquets, des chariots ou des jonques chargées de fleurs; et sur les murs, sur les plafonds, c’était aussi une profusion de fleurs de cerisiers et de pêchers, de chrysanthèmes et d’iris, de roses trémières, de clématites argentées, de magnolias et de dahlias, tout un printemps représenté, rêvé plutôt, dans les gammes les plus fines, — avec une harmonie exquise de composition, un rappel insensible de toutes les couleurs ambiantes, avec une fraîcheur et une légèreté de nuances, un charme de tonalité et une délicatesse d’observation qui donnait l’illusion de la présence des objets et les animait presque d’une vie réelle.

Par l’ouverture des portes, la vue se prolongeait sur le jardin tout entrecoupé de ruisseaux et de rocailles, planté d’arbustes rares, de camélias, d’orchidées et d’anémones, ombragé de sophoras et de pawlonias, baigné de la lumière douce et vaporeuse d’une après-midi d’automne japonais.

À cette heure, dans ce lieu, toutes les impressions pittoresques ou artistiques que j’avais ressenties depuis mon arrivée au Japon me revenaient à l’esprit et se résumaient en moi : je revoyais les grandes sépultures de Nikkho avec l’inépuisable fantaisie de leurs sculptures et la floraison exubérante de leur décoration de bois ou de bronze s’épanouissant sous la végétation puissante des cryptomerias séculaires, — le Bouddha de Kamakura sur son lit de nymphœas et l’inexprimable beauté morale de sa physionomie pensive, — les allées majestueuses des sanctuaires de Shibâ avec leurs lanternes funéraires, leurs brûle-parfums et leurs vasques de cuivre, — la grâce mystique de la déesse Kouânon, peinte à la fresque sur le panneau d’un temple à Yeddo, — les trésors de Nara et leurs merveilles archaïques, — un monastère bouddhique sur les bords du lac Biwa dans un site délicieux de solitude et de mélancolie, — enfin le temple d’Hongwanji, où les laques des murs, reflétant la lumière du soleil couchant, faisaient flotter une vapeur d’or d’une atmosphère de recueillement et de mystère autour des statues sacrées.

Tous ces souvenirs, et bien d’autres encore, se groupaient devant moi et, de leur simultanéité, une impression d’ensemble se dégageait : c’était comme une initiation à une esthétique nouvelle, la démonstration de cette vérité que le génie humain est inépuisable et que le beau n’est pas circonscrit dans une école, la révélation enfin d’un art inconnu, aux allures libres, vives et capricieuses, étranger au formalisme occidental et aux partis-pris de doctrine, de l’art le plus raffiné, le plus sincère, le plus imaginatif et le plus passionnément épris de la vie et de la réalité, qui ait jamais traduit une pensée humaine.


III.

Quelques mois plus tard, j’étais à Séoul, au centre du « royaume de la Sérénité du matin, » au milieu même du pays de Corée, qui a opposé à l’envahissement de la civilisation d’Occident la résistance la plus longue et la plus farouche, et qui, à travers les siècles, a le mieux défendu contre les influences étrangères son autonomie politique et son originalité morale.

La cité de Séoul s’étendait au pied d’une chaîne de montagnes qui, se recourbant autour d’elle, l’enserrait presque entièrement et limitait la vue de toute part. Les murs de la ville, escaladant les premiers contreforts, détachaient dans l’air limpide et lumineux la découpure de leurs créneaux et le profil retroussé des toits de leurs tours. Plus haut, des bois de mélèzes et de cèdres couvraient les pentes abruptes; au-dessus, et jusqu’à la cime, le terrain était dénudé et plaqué de teintes bistrées, si légères au sommet, qu’on distinguait à peine la ligne de faîte sur le bleu argenté du ciel.

Je venais de traverser un dédale de rues étroites, bordées de maisons basses couvertes en chaume, et sillonnées d’une foule active et bigarrée. Les hommes, de très haute taille avec de grands yeux, le regard droit, les traits durs, la physionomie vive et intelligente, étaient coiffés d’immenses chapeaux à larges bords en treillis de crin noir et vêtus de longues robes des nuances les plus délicates : blanc crème, bleu turquoise, rose saumon, vert d’eau, jaune topaze ; il n’y avait pas un vêtement qui fût de couleur franche ou foncée. Les femmes, laides, d’une laideur vulgaire et sensuelle, sans grâce dans la démarche ni élégance dans la toilette, portaient sur la tête une pièce de soie légère repliée et fixée sur la chevelure de façon à former un paquetage bizarre d’étoffes, de chignons et de torsades; la jupe, de nuance claire comme le costume des hommes, se rattachait à une ceinture qui soulevait et découvrait les seins, car le corsage, ne descendant pas plus bas que les aisselles, laissait à nu toute une zone du buste.

Ma chaise à porteurs m’avait conduit dans l’ancien palais des rois de Corée, qui est situé dans la partie nord de la capitale, au milieu d’un parc abandonné. Dans ce quartier de la ville, la tranquillité et la solitude étaient si profondes que l’on n’entendait même pas ce murmure confus et sourd qui est fait de tous les bruits d’une grande cité vivante et qui de loin semble le souffle perceptible des milliers d’existences accumulées dans ses murs.

Des cours spacieuses et de larges avenues dallées de marbre, des temples de style chinois, des salles du trône surchargées de boiseries sculptées et surmontées au frontail d’une inscription à demi effacée, puis une succession de petites cours, de petits jardins, de petites maisons, de kiosques et de pavillons se rejoignant, se superposant, s’enchevêtrant les uns dans les autres dans un fouillis inextricable, c’était là tout ce qui restait de la résidence royale. Et tout cela était dans un délabrement lamentable ; l’herbe poussait épaisse entre les dalles du sol ; des tuiles vernissées d’or, des boiseries peintes, des fragmens de corniches, des battans de porte, des panneaux de paravens laqués, des débris d’armures et de harnachemens jonchaient le sol. Mais çà et là un rhododendron en plein épanouissement ou un magnolia chargé de fleurs rouge ponceau faisaient un contraste étrange avec toutes les choses mortes qui les entouraient.

Il n’y avait pas une âme dans ce vieux palais, à l’exception de deux eunuques très âgés qui servaient de gardiens à la porte extérieure. Cependant, au-delà de cette agglomération de bâtimens en ruines, un parc s’étendait avec de hautes futaies de cèdres, de châtaigniers et de platanes.

J’arrivai bientôt à un ravin très resserré et si touffu qu’on eût dit un puits tapissé de verdure.

Au fond, tout au fond, un lac miroitait, et sur ses bords trois constructions minuscules s’élevaient : c’étaient un temple, un kiosque et un autel bouddhique; des cigognes de bronze, des dragons de pierre émergeaient de l’herbe.

Depuis le haut du ravin jusqu’à la nappe du lac, la végétation avait tout envahi, et toutes les nuances du vert, depuis le vert sombre des plus jusqu’au vert tendre des plantes aquatiques, s’y fondaient dans un rayonnement chatoyant et harmonieux.

D’énormes touffes d’azalées sauvages d’un rose pâle ou d’un blanc laiteux s’entremêlaient à des fougères arborescentes, tandis qu’au bord de l’eau des anémones, des amaryllis rouges, des lis jaunes, des iris, des capillaires et des graminées de toute espèce formaient une végétation plus légère, plus élégante et plus variée.

Une lumière tamisée, très douce, se déposait sur la surface de l’eau et sous les futaies; mais la cime des arbres s’éclairait d’une clarté plus blanche qui, par endroits, traversait comme une flèche lumineuse quelque trouée du feuillage et venait fouiller sur le sol les dentelures d’une fougère. Une odeur humide, faite de senteurs végétales, emplissait l’air tiède.

C’était une résidence d’été, abandonnée comme tout le reste du palais, mais qui semblait moins désolée et d’où se dégageait comme le parfum d’un passé très lointain.

Les lieux qui n’ont pas d’histoire ou ceux dont l’histoire ne nous est pas familière n’ont sur notre esprit qu’une faible puissance d’évocation; les pensées qu’ils nous suggèrent sont nécessairement vagues, flottantes, faites de fantaisie ou de souvenirs, tissées de la trame légère du rêve.

Je l’éprouvais ici, dans ce pays dont le passé ne nous est pas encore dévoilé et était devant moi comme une antiquité vivante qui n’aurait pas livré son secret. Ce que je savais du passé historique de la Corée ne suffisait qu’à éveiller ma curiosité : c’étaient quelques dates incertaines, les noms de quelques rois émergeant de la suite confuse des dynasties nationales, le démembrement de la Corée en sept ou huit royaumes rivaux, et quelques faits de guerre résumant plusieurs siècles de luttes avec le Japon, avec les Mandchous ou avec la Chine. J’avais cependant la notion plus précise d’une époque d’épanouissement artistique et littéraire. Je savais que la Corée avait été la grande éducatrice du Japon, et que les deux premiers initiateurs de la civilisation japonaise, au IIIe siècle, venaient du royaume coréen de Mimâna. C’étaient deux savans qui s’établirent à la cour du roi du Yamoto : l’un devint le chef de la corporation des arts et métiers, l’autre professa l’esprit et la doctrine des études chinoises. Ils enseignèrent aux Japonais l’écriture idéographique de la Chine, sa philosophie, sa religion, sa musique et ses institutions politiques; ils leur apprirent aussi les procédés mécaniques chinois, l’art de tisser les étoffes, de broder la soie, de cuire et de décorer la porcelaine, de laquer et d’ouvrager le bois. Et ce fut de Corée encore que venaient au Nippon les bonzes qui, au VIe siècle, allèrent trouver l’empereur Kin-Meï-Tennô, à sa cour de Siki-Sima, pour prêcher l’excellence du bouddhisme et en jeter les fondemens dans le pays même où cette religion devait plus tard atteindre à son plus complet développement.

Mais c’était là tout ce que j’avais pu connaître de l’histoire morale et politique de la Corée. Dans cet état d’ignorance ou de conjecture, des impressions toutes personnelles se dégageaient en moi: celle qui dominait tout d’abord était une sensation d’éloignement, la sensation étrange de l’isolement le plus complet qu’on pût imaginer puisque je me trouvais transporté dans le coin le plus abandonné de la contrée la plus retranchée du monde.

Des souvenirs de France me revenaient à l’esprit ; mais, par un singulier phénomène, ils me semblaient anciens déjà, presque effacés, comme si les faits et les impressions qu’ils me rappelaient se fussent passés il y a longtemps : la distance les transformait comme l’eussent fait beaucoup d’années écoulées.

D’ailleurs, les images vagues, les formes flottantes que ressuscite la mémoire, s’encadraient bien dans ce palais abandonné. Aux sensations pittoresques produites par le spectacle que j’avais sous les yeux correspondait en moi tout un ensemble d’idées ou d’émotions éveillées autrefois par des sensations analogues. Elles se reconstituaient avec la nuance précise qu’elles avaient eue jadis et qui les distinguait encore au milieu de toutes les banalités confuses et monotones de la vie ordinaire, mais elles se transposaient pour ainsi dire et trouvaient une expression nouvelle, presque idéale dans ce paysage de la terre de Corée.

Il s’en dégageait, en effet, une impression pénétrante de mélancolie sereine, de tendresse recueillie et pensive, d’émotion discrète, contenue, apaisée. Rien ne troublait cette tranquillité, cet assoupissement des choses, sinon, par instans, un vol de flamans rouges dont le cri effarouché traversait l’air comme parfois une réminiscence douloureuse traverse tout à coup la quiétude de l’esprit. Mais les frissons légers qui couraient sur l’eau faisaient songer à de longues et voluptueuses caresses, les senteurs compliquées qui s’exhalaient de toutes les fleurs et de toutes les essences forestières étaient comme le souvenir évaporé d’un parfum plus fort et plus troublant, et un monde de rêve semblait s’éveiller à la vie sous ce bois ensoleillé, sur ces eaux mortes, avec des transparences délicieuses de chair embaumée, des rayonnemens de peau blondissante, des souplesses de corps féminins, une douceur pénétrante de voix rythmées, et ce charme des créatures de songe qui est tout-puissant sur chacun de nous parce que nous les formons du plus intime et du meilleur de nous-mêmes, de notre fantaisie et de nos souvenirs. La musique seule, avec ses harmonies voilées, les ressources infinies de sa mélodie et de ses timbres, eût pu rendre ce qu’il y avait, à cette heure, de pensée latente et de poésie incorporée dans ce coin perdu d’une résidence royale abandonnée.

... Quand je quittai ce lieu, le soleil descendait derrière les montagnes situées à l’ouest de Séoul. Autour de moi, les ombres se déplaçant lentement s’allongeaient, éteignaient les tons ; les couleurs s’irisaient, des glacis d’or se posaient sur l’eau, et, dans la vapeur du soir qui se levait, des teintes orangées estompaient les cimes des arbres. Des nuages rosés s’envolaient au loin sur les pâleurs du ciel bleu...


MAURICE PALEOLOGUE.