Trois Rencontres - Souvenirs de chasse et de voyage

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Trois Rencontres - Souvenirs de chasse et de voyage
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 23, septembre-octobre (p. 696-719).


TROIS RENCONTRES

SOUVENIRS DE CHASSE ET DE VOYAGE.

Passa que ’i colli, e vieni allegramente,
Non ti curar di tanta compania ;
Vieni, pensando a me segretamente
Ch’ io t’accompagna per tutta la via.


I.

Parmi tous les terrains de chasse voisins de ma maison de campagne, celui que je visitais le plus souvent était la plaine boisée qui environne le village de Glinnoë, au centre de la Russie. C’est près de ce village que se trouvent les endroits les plus giboyeux de notre district. Après avoir battu tous les buissons et couru tous les champs des alentours, je m’enfonçais ordinairement dans un marais du voisinage, et de là je m’en retournais chez mon hôte bienveillant, le starosta[1] de Glinnoë, dans la maison duquel j’avais l’habitude de m’arrêter.

Il n’y a pas plus de deux verstes du marais à Glinnoë ; le chemin traverse constamment un bas-fond, et c’est à moitié route seulement qu’on rencontre une petite colline qu’il faut franchir. Sur le haut de la colline se trouve une propriété composée d’une seule maison seigneuriale non habitée et d’un jardin. Il m’arrivait presque toujours de passer devant cette maison au moment où l’éclat du soleil couchant était le plus vif, et je me rappelle que cette habitation, avec ses volets hermétiquement fermés, me faisait chaque fois l’effet d’un vieillard aveugle venu là pour se chauffer au soleil. Le pauvre homme est assis au bord de la route : il y a longtemps déjà que la lumière du soleil s’est changée pour lui en une obscurité éternelle ; mais il en sent néanmoins la chaleur sur son visage flétri et sur ses joues ridées. On eût dit qu’il y avait nombre d’années que cette maison était inhabitée ; une seule aile, donnant sur la cour, était la demeure d’un vieillard caduc, serf affranchi dont la haute taille était courbée par l’âge et dont la figure expressive m’avait frappé. Il était ordinairement assis sur un banc devant l’unique fenêtre de sa demeure et regardait au loin, plongé dans une méditation chagrine. Lorsqu’il m’apercevait, il se soulevait faiblement et me saluait avec cette lente gravité qui distingue les vieux serviteurs appartenant à la génération non de nos pères, mais de nos aïeux. Ce vieillard s’appelait Lucavitch (fils de Lucas). Je causais quelquefois avec lui, mais il était fort avare de ses paroles. J’appris seulement que l’habitation appartenait à la petite-fille de son ancien seigneur. Cette dame était veuve, elle avait une sœur plus jeune ; toutes deux demeuraient dans une ville étrangère et ne visitaient jamais leur propriété. Quant à lui enfin, il souhaitait voir arriver le terme de sa carrière, « car, disait-il, mâcher, toujours mâcher son pain, cela devient triste et ennuyeux, surtout quand on le mâche depuis longtemps. »

Je m’étais une fois attardé dans les champs par un temps des plus favorables à la chasse. Quoiqu’il ne fît pas encore complètement sombre, la lune se montrait, et la nuit s’était depuis longtemps établie, comme on le dit, dans le ciel calme et nébuleux, lorsque je m’approchai de l’habitation. Je devais passer le long du jardin ; un grand silence régnait tout alentour. Je traversai une large route, me glissai prudemment au milieu des orties poudreuses, et m’appuyai contre une palissade peu élevée. Devant moi s’étendait le petit jardin immobile, tout éclairé et comme assoupi sous les rayons argentés de la lune, tout parfumé, tout humide. Dessiné dans le goût du temps passé, il ne formait qu’un seul carré. De petits sentiers droits se rejoignaient dans le centre même, et venaient aboutir à un parterre rond tout couvert d’asters enfouis dans une herbe épaisse. De hauts tilleuls l’entouraient d’une bordure uniforme ; cette bordure était interrompue en un seul endroit par une éclaircie de cinq mètres qui laissait voir la moitié d’une maison basse, et deux fenêtres où je fus fort étonné de voir de la lumière. De jeunes pommiers s’élevaient par intervalles sur le terrain uni ; à travers les branches menues, on voyait paisiblement se déverser sur le ciel bleu la douce lueur de la lune. Une ombre faible et inégale s’étendait sur l’herbe blanchâtre au pied de chaque pommier. Les tilleuls verdoyaient confusément d’un seul côté du jardin, inondés d’une lumière pâle et immobile ; de l’autre côté, ils étaient noirs et opaques. Un murmure étrange et contenu s’élevait de temps à autre des feuilles touffues ; on eût dit qu’elles voulaient appeler les promeneurs, les attirer sous leurs ombrages. Tout le ciel était parsemé d’étoiles, qui répandaient mystérieusement d’en haut leur doux scintillement, et semblaient regarder attentivement la terre lointaine. De petits nuages fins passaient par momens sur la lune, et transformaient pour un instant son éclat paisible en une vapeur translucide. Tout sommeillait. L’air tiède et embaumé n’était agité par aucune brise, mais frissonnait parfois comme la source troublée par la chute d’une branche. On y sentait quelque chose d’altéré, quelque chose de frémissant. Je m’étais penché sur la palissade : devant moi, un pavot rouge élevait sa tige droite dans l’herbe épaisse ; une grande goutte de rosée nocturne brillait d’une sombre lueur au fond de la fleur épanouie. Tout sommeillait, tout s’assoupissait mollement autour de moi ; toutes choses paraissaient aspirer vers le ciel, se dilater, s’immobiliser et attendre.

Qu’attendait donc cette nuit chaude et non endormie ?

Elle attendait un son, ce calme attentif attendait une voix vivante ; mais tout se taisait. Les rossignols avaient cessé de chanter depuis longtemps. Le bourdonnement subit d’un insecte qui volait dans l’espace, le léger bruissement d’un petit poisson dans le vivier derrière les tilleuls, le sifflement engourdi d’un oiseau qui s’agitait dans le sommeil, un cri faible et confus dans les champs, si éloigné que les oreilles ne pouvaient distinguer si c’était l’appel d’une voix humaine ou la plainte d’un animal, ou bien un pas précipité et saccadé qui résonnait sur le chemin, — tous ces sons grêles, tous ces frémissemens continus ne faisaient que redoubler le silence…

Mon cœur était saisi d’un sentiment indéfinissable qui ressemblait soit à l’attente, soit au souvenir du bonheur ; je n’osais remuer. Je regardais machinalement les deux fenêtres doucement éclairées, lorsque tout à coup un accord retentit dans la maison et roula comme une vague, répété par un écho sonore. Je frissonnai involontairement.

À la suite de cet accord, une voix de femme se fit entendre… J’écoutai avidement. Quelle ne fut pas ma surprise !… J’avais entendu il y a deux ans en Italie, à Sorrente, ce même air, cette même voix,… oui, oui…


Vieni, pensando a me segretamente…


C’était bien cela, je reconnus cette musique.

Voici comment je l’avais une première fois entendue. Je revenais chez moi après une longue promenade au bord de la mer. Je suivais rapidement la rue. La nuit était venue, une nuit magnifique, méridionale, non pas calme et tristement pensive comme les nuits de Russie, mais tout étincelante, voluptueuse et belle comme une femme heureuse dans la fleur de ses années. La lune brillait d’un éclat inusité ; de grandes étoiles scintillantes ruisselaient sur un ciel bleu foncé ; des ombres noires tranchaient vivement sur la lumière jaunâtre qui inondait la terre. Les murs en pierre des jardins s’élevaient de chaque côté de la rue ; les orangers les dépassaient de leurs branches inclinées ; tantôt on distinguait à peine les globes d’or des fruits lourds que recouvraient les feuilles agglomérées, tantôt on les voyait briller fastueusement aux rayons de la lune. Les fleurs blanchissaient mollement sur beaucoup d’arbres ; l’air était tout imprégné de parfums pénétrans, un peu lourds, et pourtant d’une douceur ineffable. Je marchais, et je dois avouer que, m’étant déjà habitué à toutes ces splendeurs, je ne pensais qu’à regagner mon hôtel au plus vite, lorsque tout à coup une voix de femme retentit dans un de ces petits pavillons bâtis contre le mur d’enclos le long duquel je passais. Cette femme chantait une romance qui m’était inconnue ; mais il y avait dans sa voix quelque chose de si attrayant, elle s’accordait si bien avec l’attente passionnée et joyeuse exprimée par les paroles du chant, que je m’arrêtai involontairement en relevant la tête. Le pavillon avait deux fenêtres, mais les jalousies étaient baissées, et à travers les fentes étroites s’échappait à peine une pâle lueur. Après avoir répété deux fois : Vieni, vieni, la voix s’évanouit ; j’entendis une légère vibration de cordes, comme si une guitare était tombée sur le tapis ; il y eut un frôlement de robe, le parquet cria faiblement. Les jalousies crièrent subitement sur leurs gonds et s’ouvrirent ; je reculai d’un pas. Une femme de grande taille, toute vêtue de blanc, pencha sa charmante tête hors de la fenêtre ; puis, étendant sa main vers moi, me dit : — Sei tu ? — Je ne savais que dire ; mais au même moment l’inconnue se rejeta en arrière en poussant un faible cri, la jalousie se referma, et la lumière disparut. Je demeurai anéanti. Le visage de la femme qui m’était apparue d’une manière si soudaine était d’une beauté incomparable. Elle passa trop vite devant mes yeux pour me laisser le temps d’examiner chaque trait en particulier ; mais l’impression générale m’était restée forte et profonde.

Je sentis alors que je n’oublierais jamais ce visage. La lune donnait sur le mur du pavillon et sur la fenêtre où elle s’était montrée à moi. Ah ! que ses yeux sombres brillaient magnifiquement à cette clarté ! Qu’ils étaient épais, les flots de cheveux noirs à demi dénoués qui tombaient sur ses épaules arrondies !… Quelle pudique volupté il y avait dans la molle cambrure de sa taille ! quelles caresses dans ce chuchotement précipité et pourtant sonore qui me fut adressé ! Je me rejetai dans l’ombre du mur opposé, et restai là, les yeux levés vers le pavillon, dans l’attente et la perplexité la plus niaise…

J’écoutais avec une attention soutenue. Tantôt il me semblait entendre une légère respiration derrière la fenêtre à demi éclairée, tantôt un certain frôlement et un rire étouffé. Des pas retentirent enfin dans le lointain ; un homme à peu près de ma taille se montra au bout de la rue. Il marcha rapidement vers une petite porte située près de ce même pavillon, et que je n’avais pas remarquée, frappa deux coups sans se retourner et en chantant à demi-voix : Ecco ridente… La petite porte s’ouvrit, il en franchit doucement le seuil. Je tressaillis, haussai les épaules, et, mon chapeau enfoncé sur les yeux, je retournai chez moi fort mécontent.

Le lendemain, je passai pendant la grande chaleur deux heures à parcourir la rue du pavillon, mais sans aucun résultat. Le même soir, je quittais Sorrente sans avoir seulement visité la maison du Tasse. On peut donc se figurer quelle fut ma surprise d’entendre cette même voix, ce même chant au milieu des steppes, dans une des parties les plus incultes de la Russie. — À présent comme alors il fait nuit, à présent comme alors la voix s’élève tout à coup d’une petite chambre éclairée et inconnue, à présent comme alors je suis seul. Mon cœur bat vivement. N’est-ce point un songe ? pensai-je. Et voici que résonne de nouveau le dernier vieni … La fenêtre va-t-elle s’ouvrir ? Une femme apparaîtra-t-elle ?… La fenêtre s’ouvre. Une femme s’y montre.

Je la reconnus à l’instant malgré la distance de trente pas qui nous séparait, malgré le léger nuage qui obscurcissait la lune. C’était elle, mon inconnue de Sorrente ; mais elle ne me tendit pas comme autrefois ses bras nus. Elle les tenait doucement croisés, et s’appuyant sur le rebord de la fenêtre, silencieuse et immobile, elle regardait dans le jardin. Une large robe blanche la drapait comme autrefois. Elle me parut un peu plus forte qu’à Sorrente. Tout en elle respirait l’assurance et le calme de l’amour, le triomphe de la beauté qui se repose dans le bonheur. Elle demeura longtemps immobile, puis elle regarda en arrière dans la chambre, et, se redressant subitement, cria trois fois d’une voix vibrante et sonore : Addio ! Ces sons charmans retentirent au loin, bien loin ; ils vibrèrent longtemps et allèrent en s’affaiblissant mourir sur les tilleuls du jardin et dans les champs, auprès de moi et partout. Pendant quelques instans, tout ce qui m’entourait fut pénétré de cette voix de femme ; toutes choses frémirent en réponse et semblèrent imprégnées de ses accens. Elle ferma la fenêtre, et au bout d’un instant la maison redevint obscure.

Dès que je revins à moi, ce qui, je l’avoue, demanda quelque temps, je me dirigeai promptement le long du mur du jardin, je m’approchai de la porte fermée, et me mis à regarder par-dessus l’enclos. Rien d’extraordinaire ne se faisait remarquer dans la cour ; une calèche était dans un coin sous un auvent. L’avant-train était recouvert d’une boue sèche qui blanchissait aux rayons de la lune. Les volets de la maison étaient clos comme d’habitude. J’ai oublié de dire qu’il y avait plus de huit jours que je n’étais retourné à Glinnoë. Dans le doute et l’inquiétude, je me promenai pendant plus d’une demi-heure le long de l’enclos et finis par attirer l’attention d’un vieux chien de garde qui, sans aboyer, se mit à fixer sur moi, avec une ironie singulière, ses yeux à demi fermés. Je compris son avis et m’éloignai. À peine avais-je fait une demi-verste que j’entendis derrière moi le piétinement d’un cheval. Quelques instans après, un cavalier passa au grand trot : il se tourna rapidement vers moi ; mais la visière de sa casquette rabattue sur ses yeux ne me permit de voir qu’une jolie moustache et un nez aquilin. Il disparut promptement dans la forêt. — Le voilà donc ! pensai-je, et mon cœur se mit à palpiter d’une étrange façon. Il me semblait que je l’avais reconnu. Sa figure me rappelait réellement celle de l’homme que j’avais vu entrer par la petite porte du jardin de Sorrente. Une demi-heure après, de retour chez mon hôte de Glinnoë, je le réveillai et le questionnai aussitôt sur les nouveaux habitans de la maison voisine. Il me répondit avec effort que les propriétaires venaient d’arriver.

— Quels propriétaires ? répliquai-je avec impatience.

— On sait bien lesquels… Les seigneurs, répondit-il d’une voix traînante.

— Quels seigneurs ?

— On sait bien quels sont les seigneurs.

— Des Russes ?

— Et qui donc ? Certainement des Russes.

— Ne sont-ce pas des étrangères ?

— Comment ?… Plaît-il ?

— Y a-t-il longtemps qu’elles sont arrivées ?

— On sait bien qu’il n’y a pas longtemps.

— Doivent-elles rester ?

— On ne le sait pas.

— Sont-elles riches ?

— Ah ! quant à cela, nous n’en savons rien. Il est possible qu’elles soient riches.

— N’est-il pas arrivé un monsieur avec elles ?

— Un monsieur ?

— Oui.

Le starosta soupira. — Ah !… ah ! seigneur ! dit-il en bâillant… Non, non, monsieur… Il me semble que non… Pas connu, reprit-il tout à coup.

— Quels sont les voisins qui demeurent par ici ?

— Lesquels ? On sait bien lesquels. Des voisins de toute sorte.

— De toute sorte ? Mais comment s’appellent-ils ?

— Lesquels, les propriétaires ou les voisins ?

— Les propriétaires.

Le starosta soupira de nouveau.

— Comment elles s’appellent ? murmura-t-il. Dieu sait comment elles s’appellent ! L’aînée s’appelle, il me semble, Anna Fédorovna ; mais l’autre… Non, je n’en sais rien.

— Quel est leur nom de famille au moins ?

— Par Dieu ! je n’en sais rien.

— Sont-elles jeunes ?

— La plus jeune peut bien avoir plus de quarante ans.

— Tu radotes !

Le starosta se tut.

Sachant par expérience que lorsqu’un Russe se met à répondre d’une certaine façon, il n’y a pas moyen d’en rien tirer de raisonnable, voyant de plus que mon hôte venait seulement de se mettre au lit, et qu’il s’inclinait légèrement en avant à chaque réponse, dilatant ses paupières dans un étonnement enfantin, desserrant avec effort ses lèvres collées par le miel du premier sommeil, je fis un signe de la main, et, refusant de souper, j’allai dans la remise.

J’eus beaucoup de peine à m’endormir. — Qui est-elle ? me demandais-je constamment. Est-elle Russe ? Si elle est Russe, pourquoi s’exprime-t-elle en italien ? Le starosta prétend qu’elle n’est plus jeune ; … mais il radote… Et quel est cet homme ?… Décidément il n’y a moyen d’y rien comprendre… Mais quelle singulière coïncidence ! Est-il possible que deux fois de suite ?… Il faut positivement que je sache qui elle est, et pourquoi elle est ici.

Agité par ces pensées confuses, je m’endormis tard, et mon sommeil fut troublé par des rêves étranges. Je croyais errer dans un désert par la forte chaleur de midi ; tout à coup je vis courir une grande tache d’ombre sur le sable jaune et ardent qui s’étendait devant moi, et, levant la tête, je l’aperçus, elle, ma beauté, emportée dans les airs. Elle était toute vêtue de blanc ; ses longues ailes étaient blanches, elle m’appelait vers elle. Je voulus la suivie, mais elle flottait au loin, légère et rapide, et moi je ne pouvais m’élever de terre… J’étendais vainement les mains. Addio ! me dit-elle en s’envolant. Pourquoi n’as-tu pas des ailes ?… Addio ! — Et voilà que de tous côtés cet addio retentit ; chaque grain de sable le répétait et me le criait : addio ! Cet i vibrait en moi comme un trille aigu insupportable. Je la cherchai des yeux ; mais elle n’était déjà plus qu’un petit nuage, et s’éleva lentement vers le soleil, qui étendit vers elle de longs rayons dorés. Bientôt ces rayons l’enveloppèrent, et elle s’évapora, tandis que moi, je criais à pleine gorge, comme un furieux : « Ce n’est pas le soleil, ce n’est pas le soleil, c’est une araignée italienne ! Qui donc lui a donné un passeport pour la Russie ? Je la dénoncerai. Je l’ai vue voler des oranges dans un jardin. »

Dans un autre rêve, il me sembla que je traversais en toute hâte un sentier étroit et escarpé. Je ne sais quel bonheur inespéré m’attendait. Tout à coup un énorme rocher se dressa devant moi. Je cherchai un passage, je n’en trouvai ni à droite ni à gauche. Au même instant une voix se fit entendre derrière le rocher : Passa que’i colli… Cette voix m’attirait, elle renouvelait son appel. Je me débattais péniblement, je cherchais au moins la plus petite issue. Hélas ! partout un mur de granit perpendiculaire ! — Passa que’i colli, répétait mélancoliquement la voix. Désespéré, je me jetai la poitrine contre la pierre noire, et, dans mon impuissance, je l’égratignai de mes ongles. Un sombre passage s’ouvrit tout à coup ; j’allais m’élancer. — Drôle ! me cria quelqu’un, tu ne passeras pas ! — Je regardai : Lucavitch était devant moi ; il me menaçait et agitait ses bras. Je fouillai précipitamment dans mes poches,… je voulais le gagner : mes poches étaient vides. — Lucavitch, lui dis-je, laisse-moi passer, je te récompenserai plus tard. — Vous vous trompez, señor, me répondit Lucavitch, et son visage prit une expression singulière ; je ne suis pas un domestique serf ; reconnaissez en moi don Quichotte de la Manche, chevalier errant bien connu. Toute ma vie j’ai cherché ma Dulcinée, mais je ne puis la trouver, je ne souffrirai pas que vous trouviez la vôtre. — Passa que’i colli, — répétait de nouveau une voix qui sanglotait. — Faites place, señor, criai-je avec fureur et tout prêt à me jeter sur lui ;… mais la longue lance du chevalier m’atteignait droit au cœur… Je tombai blessé à mort… J’étais étendu sur le dos, je ne pouvais faire aucun mouvement, lorsqu’elle entra une lampe à la main. Elle la leva gracieusement au-dessus de sa tête, regarda autour d’elle dans l’obscurité, et, s’approchant avec précaution, se pencha sur moi : — C’est donc lui, cet insensé ! dit-elle avec un rire méprisant. Voilà celui qui veut savoir qui je suis ! — Et l’huile brûlante de sa lampe tomba juste sur la plaie de mon cœur. — Psyché ! m’écriai-je avec effort… Et je me réveillai.

Je passai toute la nuit dans ces rêves étranges. Le lendemain, j’étais levé avant l’aube. M’étant promptement habillé, je pris mon fusil et me dirigeai vers l’habitation. Mon impatience était si grande que l’aube blanchissait à peine lorsque j’y arrivai. Les alouettes chantaient autour de moi, les corneilles criaient dans les bouleaux ; mais dans la maison tout dormait encore. Le chien lui-même ronflait derrière l’enclos. Dans cette anxiété de l’attente qui va jusqu’à la colère, je me mis à arpenter le gazon couvert de rosée et à regarder sans cesse la petite maison basse qui renfermait dans ses murs cet être énigmatique. Tout à coup la petite porte cria faiblement, elle s’ouvrit, et Lucavitch apparut sur le seuil. Son visage allongé me sembla encore plus maussade que de coutume. Il parut étonné de me voir, et voulut aussitôt refermer la porte.

— Cher ami, cher ami ! m’écriai-je avec empressement.

— Que voulez-vous à cette heure matinale ? me répondit-il d’une voix sourde.

— Dis-moi, je t’en prie, on prétend que ta maîtresse est arrivée ?

Lucavitch se tut pendant un instant : — Elle est arrivée, dit-il.

— Seule ?

— Avec sa sœur.

— N’ont-elles pas reçu de visites hier ?

— Non.

Et il tira la porte vers lui.

— Attends un peu… Fais-moi le plaisir…

Lucavitch toussait et grelottait de froid. — Que me voulez-vous donc ? dit-il.

— Dis-moi, je t’en prie, quel âge a ta maîtresse ?

Lucavitch me regarda d’un air défiant. — Quel âge a ma maîtresse ? Je n’en sais rien… Elle peut avoir quarante ans passés.

— Quarante ans passés ! Et sa sœur ?

— À peu près quarante ans.

— Vraiment ! Est-elle jolie ?

— Qui ? la sœur ?

— Oui, la sœur.

— Lucavitch sourit. — Je ne sais ce qu’en diront les autres ; à mon avis, elle est laide.

— Comment !

— Elle n’a pas une belle prestance, elle n’est pas mal maigre.

— Vraiment ! Et personne d’autre n’est arrivé chez vous ?

— Personne… Qui pourrait encore arriver ici ?

— Mais cela ne peut pas être,… je…

— Eh ! seigneur, il paraît qu’on n’en finira jamais avec vous, répondit le vieillard d’un air chagrin. Quel froid ! Je vous salue.

— Attends, attends,… voilà pour toi. — Et je lui tendis une petite pièce de monnaie que j’avais préparée d’avance ; mais la porte se referma violemment en heurtant ma main. La pièce d’argent tomba et roula à mes pieds.

— Vieux coquin ! pensai-je ; don Quichotte de la Manche ! Il paraît qu’on t’a ordonné de te taire ;… mais tu ne me tromperas pas.

Je me promis d’éclaircir le mystère, quel qu’il fût. Pendant quelque temps, je ne sus à quoi me résoudre. Je me décidai enfin à demander dans le village à qui appartenait l’habitation, et qui y était réellement arrivé. Je voulais ensuite y retourner de nouveau et n’en pas revenir que je n’eusse approfondi ce mystère. « Mon inconnue finira par sortir de sa maison, me disais-je, et je la verrai au jour, de près, comme une femme vivante, non comme une apparition. » Le village était situé à une verste de distance, et je m’y dirigeai tout de suite d’un pas rapide. Une étrange émotion bouillonnait en moi et me donnait du courage ; la fraîcheur fortifiante du matin me ravivait après les agitations de la nuit.

Dans le village, deux paysans revenant des champs m’apprirent tout ce que je pouvais savoir par eux. L’habitation, de même que le village dans lequel je venais d’entrer, portait le nom de Michaïelovskoë ; ils appartenaient à la veuve d’un major, Anna-Fédorovna Chlikof ; celle-ci avait une sœur non mariée, qui s’appelait Pélagie-Fédorovna Badaef ; elles étaient toutes deux âgées et riches ; elles n’habitaient presque jamais la maison, elles étaient toujours en voyage ; elles n’avaient avec elles que deux servantes et un cuisinier. Anna-Fédorovna Chlikof était revenue la veille de Moscou avec sa sœur seulement. Cette dernière assertion me surprit infiniment. Je ne pouvais supposer que ces paysans eussent reçu l’ordre de se taire sur le compte de mon inconnue. Il m’était complètement impossible d’admettre qu’Anna-Fédorovna Chlikof, veuve de quarante-cinq ans, et cette ravissante femme qui m’était apparue hier, fussent une seule et même personne. D’après la description qu’on m’avait faite, Pélagie Badaef ne brillait point non plus par la beauté, et puis, à la seule pensée que la femme que j’avais aperçue à Sorrente pouvait s’appeler Pélagie et même Badaef, je haussai les épaules et me mis à rire méchamment. « Et pourtant je l’ai vue hier dans cette maison… Je l’ai vue, de mes yeux vue, » pensai-je. Irrité, furieux, mais plus inflexible que jamais dans ma résolution, je voulus aussitôt retourner à l’habitation.

Je regardai ma montre ; il n’était pas encore six heures. Je résolus d’attendre, certain que tout le monde dormait encore, et que je ne ferais qu’exciter inutilement la méfiance en errant autour de la maison à cette heure matinale ; de plus, je voyais des buissons s’étaler devant moi, et derrière ces buissons un bois de trembles… Je dois ici me rendre justice et déclarer que cette fébrile agitation n’avait point éteint en moi la noble passion de la chasse. — Il se peut, pensai-je, que je tombe sur une compagnie qui me fasse passer le temps. — J’entrai dans le taillis. La vérité me force à dire encore que je marchais avec insouciance et sans aucun respect pour les lois de l’art de la vénerie. Je ne suivais pas constamment mon chien des yeux, je ne battais pas les buissons épais dans l’espoir qu’un coq de bruyère à crête rouge s’enlèverait avec fracas, je consultais sans cesse ma montre, ce qui décidément ne valait rien du tout. Ma montre marqua enfin neuf heures. — Il est temps, m’écriai-je à voix haute, et je revenais déjà sur mes pas pour aller vers l’habitation, lorsqu’un magnifique coq de bruyère rasa l’herbe touffue en battant des ailes tout près de moi ; je tirai l’admirable oiseau et le blessai sous l’aile. Il ne tomba pas tout de suite, il se redressa au contraire, se dirigea vers le bois, et, plongeant à ras de terre, essaya de s’élever au-dessus des premiers trembles qui formaient la bordure du bois ; mais bientôt il faiblit et roula dans le fourré en tournoyant sur lui-même. Négliger une pareille trouvaille eût été réellement impardonnable ; je m’élançai vivement sur les traces de l’oiseau blessé, et j’entrai dans le massif. Au bout de quelques instans, j’entendis un léger cri, suivi d’un bruit d’ailes ; c’était le malheureux coq de bruyère qui se débattait sous les pattes de mon chien. Je le ramassai et le mis dans ma gibecière ; puis, me relevant, je regardai autour de moi… Je demeurai cloué à ma place…

Le bois où je me trouvais était très touffu. À une petite distance serpentait une route étroite, et sur cette route, à cheval et côte à côte, s’avançaient mon inconnue et l’homme qui m’avait dépassé la veille. Je le reconnus à ses moustaches. Ils allaient au pas, en silence et se tenant l’un l’autre par la main. Les longs cous des chevaux s’agitaient dans un balancement gracieux. Remis de ma première frayeur (je ne puis donner un autre nom au sentiment qui s’était subitement emparé de moi), je l’observai. Qu’elle était belle ! Cette apparition radieuse venait comme par enchantement à ma rencontre au milieu d’un feuillage d’émeraude. De molles ombres, de tendres reflets glissaient sur elle, sur sa longue robe grise, sur son cou fin et légèrement incliné, sur son visage d’un pâle rosé, sur ses cheveux noirs et luisans, qui flottaient sous son petit chapeau bas ; mais comment rendre l’expression de béatitude complète et passionnée jusqu’à l’extase que respiraient ses traits ? Sa tête semblait pencher sous un doux fardeau, des étincelles dorées et voluptueuses scintillaient dans ses yeux sombres, à demi recouverts par ses cils. Ils ne posaient nulle part, ces yeux heureux, et sur eux s’affaissaient de fins sourcils. Un sourire incertain et enfantin, le sourire d’une joie profonde, errait sur ses lèvres. On eût dit que l’excès du bonheur la fatiguait et la rendait légèrement languissante, comme une fleur en s’épanouissant fait quelquefois ployer sa tige. Ses deux mains tombaient sans force, l’une dans la main de l’homme qui l’accompagnait, l’autre sur le cou de son cheval.

J’eus le temps de la voir, mais je le vis aussi. C’était un homme beau et bien fait, son visage n’avait rien de russe. Il la regardait avec hardiesse et gaieté, et ne l’admirait pas sans un certain orgueil. Il me semblait aussi fort content de lui-même, et pas assez touché, pas assez humble… En effet, quel homme méritait un pareil dévouement ? quelle âme, même la plus belle, aurait eu le droit de donner tant de bonheur à cette femme ?… Il faut l’avouer, j’étais jaloux…

Tous deux cependant arrivaient en face de moi. Mon chien se jeta tout à coup sur la route et se mit à aboyer. L’inconnue tressaillit, se retourna vivement, et, m’ayant aperçu, donna fortement de sa houssine sur le cou du cheval. Le cheval hennit, se cabra, étendit à la fois ses deux pieds de devant et partit au galop. L’homme éperonna aussitôt sa monture, et lorsque je sortis du bois quelques instans après, je les vis tous deux galoper à travers champs dans le lointain doré, et se balancer gracieusement sur leurs selles… Ils galopaient dans une autre direction que celle de Michaïelovskoë. Je les suivis des yeux. Ils disparurent bientôt derrière la colline qui se dessinait nettement sur la sombre ligne de l’horizon. J’attendis,… puis je m’en retournai lentement vers la forêt et m’assis sur la route, les yeux fermés, le front dans mes mains.

J’ai remarqué qu’après une rencontre avec des inconnus, il suffit de fermer ainsi les yeux pour que leurs traits se représentent aussitôt à notre pensée. Chacun peut vérifier l’exactitude de cette observation. Plus on connaît le visage des personnes et plus il est difficile de se le représenter, plus l’impression est vague : on se le rappelle, mais on ne le voit pas. On ne peut jamais faire apparaître ainsi son propre visage. Les plus petits détails des traits sont bien connus, mais on ne peut s’en figurer l’ensemble. Je m’assis donc en me couvrant les yeux ; aussitôt je vis mon inconnue et son compagnon, et leurs chevaux, et tout… Le visage souriant du jeune homme se présentait surtout d’une façon tranchée et détaillée. Je me mis à le contempler ; il s’obscurcit et finit par se perdre dans un lointain rougeâtre, et son image à elle disparut également et ne voulut plus reparaître. Je me levai. — Eh bien ! me dis-je, il me reste à savoir leurs noms. — Essayer de savoir leurs noms, quelle curiosité déplacée et futile ! Mais je jure que ce n’était pas la curiosité qui me consumait ; il me semblait réellement impossible que je ne finisse point par découvrir au moins qui ils étaient après que le sort m’avait si étrangement et si obstinément mis en rapport avec eux. Du reste, je ne sentais plus en moi la première impatience de l’incertitude ; cette incertitude s’était changée en un sentiment vague et triste dont je rougissais un peu : j’étais jaloux.

Je ne me hâtais plus de retourner à l’habitation. Je dois avouer que j’avais honte de chercher à pénétrer les secrets d’autrui. De plus, l’apparition du couple amoureux au grand jour et à la lumière du soleil, bien que d’une manière si inattendue et si étrange, m’avait refroidi pour ainsi dire sans me calmer. Je ne trouvais plus rien de surnaturel ni de merveilleux dans cet événement, rien qui ressemblât à un rêve irréalisable…

Je recommençai à chasser avec plus d’attention qu’auparavant, mais le véritable enthousiasme n’y était pas. Je fis lever une compagnie qui me retint une heure et demie. Les jeunes coqs de bruyère me faisaient longtemps attendre avant de répondre à mon sifflet. Je ne sifflais sans doute pas d’une manière assez objective. Le soleil était déjà très haut sur l’horizon (la montre marquait midi), lorsque je me dirigeai vers l’habitation. Je ne marchais pas vite. La petite maison basse m’apparut enfin au sommet de la colline ; mon cœur recommençait à battre… Je m’approchai… Je remarquai avec un secret plaisir que Lucavitch était, comme autrefois, immobile sur son banc devant la petite aile de l’habitation. La porte était fermée et les volets aussi.

— Bonjour, vieux, lui criai-je de loin. Tu es sorti pour te chauffer au soleil ?

Lucavitch tourna vers moi son maigre visage et souleva silencieusement sa casquette.

— Bonjour, vieux, bonjour. Comment, dis-je, surpris de voir ma pièce de monnaie neuve par terre, n’as-tu pas ramassé cela ?

— Je l’ai bien vue, me dit-il ; mais cet argent n’est pas à moi, voilà pourquoi je ne l’ai pas ramassé.

— Quel original tu fais ! répliquai-je, non sans un certain embarras. — Et, relevant la pièce de monnaie, je la lui tendis de nouveau.

— Prends, prends, ce sera pour du thé.

— Je vous remercie, me répondit Lucavitch en souriant avec calme. Je n’en ai pas besoin ; je puis vivre sans cela.

— Prends, et je suis prêt à t’en donner davantage avec plaisir ! continuai-je un peu embarrassé.

— Et pourquoi donc ? Daignez ne pas vous inquiéter. Je vous suis très reconnaissant de votre attention ; mais, quant à moi, j’ai assez de pain, et encore en aurai-je peut-être de trop ; c’est selon les circonstances !

Et il se leva en étendant la main vers la petite porte.

— Attends, vieux ! lui dis-je presque avec désespoir. Que tu es peu causeur aujourd’hui !… Dis-moi au moins si ta maîtresse est levée ou non.

— Elle est levée.

— Et… est-elle à la maison ?

— Non.

— Est-elle allée faire des visites ?

— Non pas ; elle est allée à Moscou.

— Comment, à Moscou ! Mais ce matin elle était ici ?

— Oui.

— Et elle y a couché ?

— Oui.

— Et il n’y a pas longtemps qu’elle est partie ?

— Il n’y a pas longtemps.

— Combien de temps y a-t-il, mon ami ?

— Il y a environ une heure qu’elle a voulu retourner à Moscou.

— À Moscou !

Et je regardai Lucavitch avec stupéfaction.

J’avoue que je ne m’étais pas attendu à cela. Lucavitch me regardait aussi ; un sourire du vieillard rusé resserrait ses lèvres sèches et éclairait à peine ses yeux mornes.

— Et elle est partie avec sa sœur ? demandai-je à la fin.

— Avec sa sœur.

— De sorte qu’il n’y a maintenant personne à la maison ?

— Personne.

Je pensai que Lucavitch me trompait. Ce n’était pas pour rien qu’il souriait avec tant de malice.

— Écoute, Lucavitch, lui dis-je, veux-tu me rendre un service ?

— Que me voulez-vous donc ? reprit-il lentement. Il était évident que mes questions commençaient à le fatiguer.

— Tu dis qu’il n’y a personne à la maison, peut-être pourrais-tu me la montrer ? Je t’en serais fort reconnaissant.

— Je comprends,… vous voulez voir les chambres ?

— Oui.

Lucavitch se tut.

— Volontiers, dit-il enfin ; venez.

Il franchit le seuil de la petite porte en se courbant. Je marchai sur ses traces. Nous traversâmes une petite cour et nous montâmes les degrés chancelans d’un perron en bois. Le vieillard poussa la porte : elle n’avait pas de serrure ; une corde à nœuds était passée par un trou. Nous entrâmes dans la maison. Cinq ou six chambres basses, rien de plus, et, autant que je pus les distinguer à la faible lumière qui pénétrait à travers les fentes des volets, les meubles de ces chambres étaient très simples et très vieux. Dans l’une de ces pièces (justement celle qui donnait sur le jardin), il y avait un misérable petit piano… Je soulevai le couvercle bombé et fis résonner les touches. Un son aigre et enroué s’en échappa et s’évanouit languissamment, comme s’il se fut plaint de ma hardiesse. Rien ne dénotait que cette maison vînt d’être habitée ; elle avait même une odeur de moisi et de renfermé. Par-ci par-là traînait quelque papier, témoignant par sa blancheur qu’il n’y était pas depuis longtemps. J’en ramassai un ; c’était sans doute un fragment de lettre. Une main de femme y avait tracé d’une écriture ferme ces mots : « se taire. » Je déchiffrai sur un autre papier le mot « bonheur… » Un bouquet de fleurs à demi fanées baignait dans un verre placé sur un guéridon auprès de la fenêtre ; un ruban vert froissé gisait à côté. J’emportai le ruban… Lucavitch ouvrit une porte étroite formée d’une cloison tapissée. — Voilà, dit-il en étendant la main, voilà la chambre à coucher, plus loin celle de la femme de chambre, et puis c’est tout.

Nous revînmes par le corridor. — Quelle est cette pièce ? lui demandai-je en indiquant une large porte soigneusement cadenassée.

— Celle-là ? me répondit le vieillard d’une voix sourde, ce n’est rien.

— Cependant ?

— Eh bien ! c’est le garde-meuble. — Et il entra dans l’antichambre.

— Le garde-meuble ? Ne peut-on le visiter ?

— Quel plaisir aurez-vous donc à cela, monsieur ? répondit Lucavitch d’un air mécontent. Que voulez-vous y voir ? des caisses, de la vieille vaisselle !… C’est un garde-meuble, et rien de plus.

— Montre-le-moi, je t’en prie, vieux, dis-je, quoique rougissant intérieurement de mon opiniâtreté indiscrète. Vois-tu, je désirerais avoir dans mon village une maison pareille…

J’avais honte. Je ne pouvais parvenir à achever ma phrase. Lucavitch penchait sa tête grise sur sa poitrine et me regardait en dessous d’un air singulier.

— Montre-le-moi, lui répétai-je.

— Eh bien ! volontiers, répondit-il enfin.

Il prit la clé et ouvrit la porte avec humeur. Je jetai un coup d’œil autour du garde-meuble. Il n’y avait rien d’extraordinaire. Les murs étaient garnis de vieux portraits aux visages sombres et presque noirs, aux yeux méchans. Par terre gisaient des décombres de toute espèce.

— Eh bien ! est-ce vu ? me demanda bientôt Lucavitch.

— Oui, merci, répondis-je précipitamment. Il ferma la porte. Je traversai l’antichambre et passai dans la cour.

Lucavitch me dit sèchement : — Je vous salue. — Et il me quitta.

— Mais quelle était la dame que vous aviez hier en visite ? lui criai-je en le voyant s’éloigner : je l’ai rencontrée dans le bois ce matin.

J’avais espéré l’embarrasser par cette question soudaine et en tirer une réponse irréfléchie ; mais le vieillard ne fit que sourire malicieusement et s’éloigna.

Je rentrai à Glinnoë. J’étais mal à l’aise comme un enfant qui vient de subir une fâcheuse réprimande. — Non, me dis-je à la fin, je ne dois décidément pas éclaircir ce mystère. N’en parlons plus, je ne veux plus songer à tout cela.

Une semaine se passa. Je tâchai de repousser loin de moi le souvenir de l’inconnue, de son compagnon et de mes rencontres avec eux ; mais ce souvenir me poursuivait constamment et me harcelait avec toute l’importune persévérance d’une mouche pendant la sieste. Lucavitch me revenait aussi continuellement à la mémoire avec ses regards mystérieux, ses discours pleins de réticence et son sourire tristement froid. La maison même, quand je me la rappelais, la maison semblait me contempler avec malice à travers ses volets à demi fermés, comme si elle se fût moquée de moi et m’eût dit :

— Après tout, tu ne sauras rien…

Bref, je perdis patience, et un jour je me rendis à Glinnoë. Je dois avouer que je ressentis une agitation assez vive en m’approchant de la mystérieuse habitation. Il n’y avait rien de changé dans l’extérieur de la maison : les mêmes fenêtres fermées, le même aspect lugubre et délaissé ; seulement, au lieu de Lucavitch, c’était un jeune garçon d’environ vingt ans qui était assis sur le banc au-devant de la petite aile. Il portait un long cafetan en nankin et une chemise rouge. Il sommeillait la tête inclinée sur la paume de sa main. Par momens, elle était prise d’un mouvement oscillatoire, puis il la relevait en sursaut.

— Bonjour, frère, lui dis-je à haute voix. — Il se leva vivement et dirigea sur moi de grands yeux étonnés. — Bonjour, frère, répétai-je. Et où est le vieux ?

— Quel vieux ? demanda lentement le gamin.

— Lucavitch.

— Lucavitch ! — Il regarda de côté. — Vous avez besoin de Lucavitch ?

— Oui. N’est-il donc pas à la maison ?

— Non, dit le garçon en balbutiant ; il… Comment vous le dire ?

— Est-il malade ?

— Non.

— Eh bien ! quoi ?

— Il n’y est plus.

— Comment ?

— Il lui est arrivé un malheur.

— Est-il mort ? lui demandai-je d’un air consterné.

— Il s’est pendu, dit le jeune homme à demi-voix.

— Pendu ! m’écriai-je avec terreur.

Nous nous regardâmes sans nous parler.

— Y a-t-il longtemps ? demandai-je enfin.

— C’est aujourd’hui le cinquième jour. On l’a enterré hier.

— Et pourquoi s’est-il pendu ?

— Dieu le sait. C’était un homme libre qui recevait des gages ; il ne connaissait pas la misère ; les maîtres le caressaient comme un de leurs parens. Ah ! quels bons maîtres que les nôtres ! que Dieu leur donne la santé ! Du reste, il est impossible de s’imaginer ce qui l’y a poussé. Il paraît que le diable l’a tenté !

— Comment s’y est-il donc pris ?

— Comme cela : il a pris une corde et s’est pendu.

— Et avant cela vous n’aviez rien remarqué d’extraordinaire en lui ?

— Comment vous le dire ? Rien de très extraordinaire. C’était toujours un homme ennuyé et soupçonneux ; il geignait sans cesse. « Je m’ennuie, » disait-il. Il est vrai aussi que ses années pouvaient lui peser. Dans les derniers temps, il était plus mélancolique encore. Il venait parfois chez nous au village, car je suis son neveu. « Eh bien ! ami Vasa, disait-il, viens passer une nuit avec moi. — Pourquoi, petit oncle ? — Parce que j’ai peur ; je m’ennuie tout seul. » Et j’allais avec lui. Il lui arrivait de sortir dans la cour, de regarder fixement la maison, de hocher la tête, puis de soupirer….. La veille de son malheur, il vint encore chez nous et m’appela. J’allai avec lui. Nous arrivâmes ensemble dans sa chambre ; il s’assit sur son petit banc, puis se leva et sortit. J’attendis ; mais, ne le voyant pas revenir, j’allai dans la cour et me mis à crier : « Mon oncle ! petit oncle ! » Il ne répondait pas. « Où donc peut-il être allé ? me demandai-je. Peut-être dans la maison. » Et j’entrai dans la maison. Il commençait à faire nuit. Je passai devant le garde-meuble et j’entendis quelque chose qui grattait à la porte. Je la pousse, elle s’ouvre, et que vois-je ? Je le vois accroupi auprès de la fenêtre. « Que veux-tu donc faire là, mon petit oncle ? » lui demandai-je. Et lui de se retourner et de crier. Ses yeux étaient hagards, ils étincelaient comme des yeux de chat. « Qu’est-ce que tu veux ? Ne vois-tu donc pas que je me rase ? » Et sa voix était comme enrouée. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête, la peur me prit. Peut-être les diables l’entouraient-ils alors ! « Dans cette obscurité !… » lui répondis-je. Et mes genoux commencèrent à trembler sous moi. « Eh bien ! dit-il, va-t’en. » Je m’en allai. Et il quitta le garde-meuble en fermant la porte avec soin. Alors nous retournâmes dans l’aile, la peur à l’instant même m’abandonna. « Que vas-tu donc faire dans le garde-meuble, mon petit oncle ? » lui dis-je. Un frisson le saisit. « Tais-toi, dit-il, tais-toi. » Et il se coucha sur le poêle. « Bon, pensai-je, il vaut mieux ne pas lui parler. Peut-être ne se porte-t-il pas tout à fait bien aujourd’hui. » Là-dessus, je me couchai aussi sur le poêle. Une lumière brûlait dans un coin. J’étais donc couché, et, voyez-vous, je commençai à sommeiller… Tout à coup j’entendis la porte qui grinçait faiblement et qui s’ouvrait… comme cela, un peu. Mon oncle était couché et tournait le dos à la porte, et vous pouvez vous rappeler qu’il avait toujours l’oreille un peu dure ; mais alors il se releva vivement : « Qui m’appelle ? qui vient me chercher, me chercher ? » Et il s’en alla dans la cour la tête nue… Qu’y a-t-il donc ? me demandai-je, et, misérable que je suis, je me rendormis. Je me réveillai le lendemain matin… Lucavitch n’était pas là… Je sors de la chambre, je me mets à l’appeler, il n’était nulle part. « N’avez-vous pas vu sortir mon petit oncle ? dis-je au garde. — Non, me répondit-il, je ne l’ai pas vu. » Nous fûmes subitement saisis de terreur : « Allons, Fedorovitch, dis-je, allons voir s’il n’est pas dans la maison. — Allons, Vassili Timofeitch, » répliqua-t-il. Et il était tout blanc comme de la terre glaise. Nous entrons dans la maison ; je passe devant le garde-meuble, un cadenas ouvert pendait du piton ; je pousse la porte, mais elle était fermée en dedans… Fedorovitch court aussitôt pour faire le tour et regarder par la fenêtre. « Vassili Timofeitch ! me crie-t-il, les pieds pendent, les pieds… » Je vais à la fenêtre. Ces pieds étaient ceux de Lucavitch. Il s’était ainsi pendu au milieu de la chambre. On envoya chercher la justice… On le détacha de la corde : elle avait douze nœuds.

— Et qu’a fait la justice ?

— Oui, qu’a-t-elle fait ? Rien. On réfléchissait pour trouver quel motif il pouvait avoir : de motif, il n’en avait pas. On décida alors qu’il n’avait pas dû avoir toute sa raison. Dans les derniers temps, il souffrait souvent de la tête.

Je passais encore environ une demi-heure à causer avec le jeune garçon et m’en allai enfin, complètement troublé. J’avoue que je ne pouvais plus regarder cette maison délabrée sans une terreur superstitieuse… Je quittai la campagne un mois après, et j’oubliai peu à peu et ces rencontres et ces terreurs.


II.

Trois années s’étaient écoulées. J’avais passé une grande partie de ce temps soit à Pétersbourg, soit en France, et si j’étais allé chez moi à la campagne, je n’avais pas été une seule fois ni à Glinnoë ni à Michaïelovskoë. Je n’avais vu nulle part ni mon inconnue, ni son cavalier. Il m’arriva à la fin de la troisième année de rencontrer dans une soirée, à Moscou, Mme Chlikof et sa sœur, Pélagie Badaef, cette même Pélagie que dans mon absurdité je m’étais toujours figuré n’être qu’une personne imaginaire. Ces deux dames n’étaient plus de la première jeunesse ; elles possédaient néanmoins un extérieur agréable, leur conversation était spirituelle et gaie ; elles avaient beaucoup voyagé, et voyagé avec fruit, mais il n’y avait décidément rien de commun entre mon inconnue et elles. Je leur fus présenté. Je me mis à causer avec Mme Chlikof ; la sœur avait engagé une discussion avec un géologue étranger. Je lui appris que j’avais le plaisir d’être un de ses voisins, du district de X…

— Ah ! j’y ai un petit bien, répondit-elle, près de Glinnoë.

— Certainement, répliquai-je, je connais votre Michaïelovskoë. Y allez-vous quelquefois ?

— Rarement.

— N’y étiez-vous pas il y a trois ans ?

— Attendez ! Il me semble que j’y étais. Oui, certainement, j’y étais.

— Avec votre sœur ou seule ?

Elle me regarda.

— Avec ma sœur. Nous y avons passé une semaine. Nous y étions pour affaires. Du reste, nous n’y avons vu personne.

— Il me semble qu’il y a peu de voisins ?

— Oui, il y en a peu.

— Dites-moi, c’est bien chez vous qu’il y a eu un malheur dans le temps, Lucavitch ?

Les yeux de Mme Chlikof se remplirent de larmes.

— Vous l’avez connu ? demanda-t-elle avec vivacité. Quel malheur ! C’était un si brave, un si bon vieillard… Et sans aucune raison.

— Oui, oui, répétai-je, quel malheur !

La sœur de Mme Chlikof s’approcha de nous. Il paraît que les savantes remarques du géologue sur la formation des côtes du Volga étaient pour quelque chose dans ce mouvement de retraite.

— Pélagie, monsieur a connu Lucavitch.

— Vraiment ? le pauvre vieillard !

— Dans ce temps-là, je chassais souvent autour de Michaïelovskoë. Il y a trois ans, lorsque vous y étiez…

— Moi ? dit Pélagie avec quelque surprise.

— Mais oui, certainement ! répliqua vivement sa sœur. Ne te rappelles-tu pas ?

Et elle lui jeta un coup d’œil rapide.

— Eh ! oui, oui,… certainement ! répondit tout à coup Pélagie.

— Eh ! eh ! pensai-je, il paraît que tu n’étais point à Michaïelovskoë, petite colombe ?

— Ne voulez-vous pas nous chanter quelque chose, Pélagie Fédorovna ? dit soudain un grand jeune homme avec un toupet blond et des yeux ternes.

— Je ne sais vraiment rien, répondit Mlle Badaef.

— Et vous chantez ? m’écriai-je avidement en quittant ma place d’un air empressé. Au nom de Dieu ! ah ! au nom de Dieu ! chantez-nous quelque chose !

— Et que vous chanterai-je ?

— Ne connaissez-vous pas, dis-je en essayant de toutes manières de prendre une contenance dégagée et Indifférente, une romance italienne ?… Elle commence ainsi : Passa que’i colli.

— Je la connais, répondit tout simplement Mlle  Pélagie. Quoi ! vous voulez que je vous la chante ? Volontiers.

Elle s’assit au piano. Je fixai, comme Hamlet, mes regards sur Mme  Chlikof. Je crus m’apercevoir qu’elle avait tressailli légèrement dès le premier son ; elle resta pourtant tranquillement assise jusqu’à la fin. Mlle  Badaef ne chantait pas mal. La romance achevée, on lui demanda de chanter autre chose ; mais les deux sœurs se firent un signe d’intelligence et se retirèrent peu d’instans après. Lorsqu’elles sortirent de la chambre, j’entendis murmurer autour de moi le mot : importun !

— Je l’ai mérité ! pensai-je. — Je ne les revis plus.

Une autre année se passa. Je m’étais établi à Pétersbourg. L’hiver arriva ; les bals masqués commencèrent. Un soir, je sortais vers onze heures de la maison d’un de mes amis ; je me trouvais dans une si ténébreuse disposition d’esprit, que je résolus d’aller au bal masqué de l’assemblée de la noblesse. J’errai longtemps devant les colonnes et les glaces avec une expression modestement fataliste, — expression que, selon moi, on remarque en de pareilles occasions sur le visage des plus honnêtes gens. Dieu seul sait pourquoi ; — j’errai longtemps ainsi, tâchant de me débarrasser par des plaisanteries des dominos glapissans à dentelles suspectes et à gants fanés. J’abandonnai longtemps mes oreilles aux mugissemens des trompettes et aux grincemens des violons. M’étant enfin suffisamment ennuyé, et ayant gagné un grand mal de tête, j’étais sur le point de me retirer ; mais je restai… J’avais vu une femme en domino noir appuyée contre une colonne… Je la vis, je m’arrêtai, puis m’approchai… C’était elle ! Comment l’avais-je reconnue ? Au regard distrait qu’elle me jeta à travers les ouvertures allongées du masque, à la forme merveilleuse de ses épaules et de ses mains, à la majesté féminine de tout son être. Est-ce encore une voix mystérieuse qui se fit subitement entendre en moi ? Je ne puis le dire, mais enfin je la reconnus. Je passai et repassai plusieurs fois devant elle, le cœur tout frémissant. Elle restait immobile ; il y avait dans sa pose une tristesse si ineffable, qu’en la regardant je me rappelai involontairement deux vers d’une romance espagnole :


Je suis un triste tableau
Appuyé contre le mur[2].


Je m’approchai de la colonne contre laquelle elle s’appuyait, et je murmurai tout bas à son oreille : — Passa que’i colli… — Elle frissonna de la tête aux pieds et se retourna rapidement vers moi. Mes regards rencontrèrent de si près ses yeux, que je pus observer que la frayeur en dilatait les pupilles. Elle me regarda avec hésitation et me tendit faiblement la main. — Le 6 mai 184., à Sorrente, dix heures du soir, dans la rue della Croce, lui dis-je à voix lente sans la quitter des yeux ; puis en Russie dans le gouvernement de ***, village de Michaïelovskoë, le 22 juillet 184…

J’avais dit tout cela en français. Elle recula de quelques pas, me toisa de la tête aux pieds et murmura : — Venez ! — Elle sortit vivement de la salle. Je la suivis.

Nous avancions en silence. Je n’ai pas la force d’exprimer ce que je ressentis en marchant à ses côtés. Magnifique vision qui était devenue tout à coup une réalité ! Statue de Galatée transformée en femme vivante et descendant de son piédestal aux yeux de Pygmalion stupéfait !… Je pouvais à peine respirer.

Elle s’arrêta enfin dans un salon écarté, et s’assit sur un petit divan auprès de la fenêtre. Je me plaçai à côté d’elle. Elle tourna lentement la tête et me regarda d’un air soupçonneux.

— Venez-vous de sa part ? demanda-t-elle.

Sa voix était faible et incertaine. Sa question me troublait quelque peu.

— Non,… pas de sa part, répondis-je avec hésitation.

— Vous le connaissez ?

— Je le connais, repris-je.

Elle me regarda avec incrédulité, voulut dire quelque chose et baissa les yeux.

— Vous l’attendiez à Sorrente ; continuai-je, vous l’avez vu à Michaïelovskoë, vous vous êtes promenée à cheval avec lui… Vous voyez que je sais,… que je sais tout…

— Il me semble que je connais votre figure, dit-elle.

— Non, vous ne m’avez jamais vu.

— Alors que me voulez-vous ?

— Vous voyez que je sais,… répétai-je. Je comprenais bien qu’il fallait profiter de cet excellent début, et bien que ma phrase : « je sais tout, vous voyez que je sais, » devînt ridicule, mon agitation était si grande, cette rencontre inattendue me troublait à tel point, j’étais si éperdu, que décidément je ne trouvais rien à dire de mieux, d’autant plus que je n’en savais pas davantage. Je sentais que je devenais stupide, et que si j’avais dû lui paraître d’abord une créature mystérieuse et instruite de tout, je me transformais rapidement en une espèce de fat imbécile… Mais il n’y avait rien à faire.

— Oui, je sais tout, répétai-je encore une fois.

Elle me regarda, se leva subitement et voulait s’éloigner ; mais cela aurait été par trop cruel. Je lui saisis la main.

— Pour l’amour de Dieu, lui dis-je, asseyez-vous, écoutez-moi.

Elle réfléchit et s’assit.

— Je vous disais tout à l’heure, continuai-je avec chaleur, que je savais tout : cela n’est pas vrai. Je ne sais rien, absolument rien ; je ne sais ni qui vous êtes, ni qui il est, et si j’ai pu vous surprendre par ce que je vous ai dit, il y a un instant, auprès de la colonne, ne l’attribuez qu’au seul hasard, à un hasard étrange, inexplicable, qui, pareil à une manie, me poussa deux fois et presque de la même façon vers vous, me fit le spectateur involontaire de ce que vous auriez peut-être voulu garder secret.

Alors je lui racontai tout, sans détours et sans lui cacher la moindre chose : mes rencontres avec elle à Sorrente, puis en Russie, mes questions inutiles à Michaïelovskoë, et même ma conversation à Moscou avec Mme  Chlikof et sa sœur.

— Maintenant vous savez tout, ajoutai-je en terminant mon récit. Je ne veux pas vous dire quelle profonde, quelle puissante impression vous avez produite sur moi. Vous voir et ne pas être ensorcelé par vous est impossible. D’un autre côté, je n’ai pas besoin de vous décrire quelle était cette impression. Rappelez-vous dans quelle situation je vous ai vue deux fois… Croyez-le, je ne suis pas homme à m’abandonner à de vaines espérances ; mais songez à l’agitation inexprimable qui s’est emparée de moi aujourd’hui, et pardonnez-moi, pardonnez la ruse maladroite à laquelle j’ai eu recours pour attirer votre attention, ne fût-ce que pour un moment.

Elle écouta cette explication confuse, sans lever la tête.

— Que voulez-vous donc de moi ? dit-elle enfin.

— Moi ?… je ne veux rien. Je suis assez heureux déjà… Je respecte trop les secrets d’autrui.

— Pourtant il semblerait… Du reste, continua-t-elle, je ne veux pas vous faire de reproches. Tout autre à votre place aurait agi de même. Et d’ailleurs le hasard nous a réellement rapprochés avec tant de persévérance, que cela vous donne quelques droits à ma franchise. Écoutez : je ne suis pas du nombre de ces femmes incomprises et malheureuses qui vont au bal masqué pour faire part de leurs souffrances au premier venu, et qui sont à la recherche d’un cœur sympathique. Je n’ai pas besoin de sympathie ; mon propre cœur est mort, et je ne suis venue ici que pour l’enterrer définitivement.

Elle porta son mouchoir à ses lèvres.

— J’espère, ajouta-t-elle avec quelque effort, que vous ne prendrez pas mes paroles pour quelque vulgaire épanchement de bal masqué ! Vous devez comprendre que je n’ai pas la tête à cela.

Il y avait en effet quelque chose de terrible dans sa voix malgré la douceur insinuante du timbre.

— Je suis Russe, dit-elle dans sa langue (elle s’était jusque-là exprimée en français), quoique j’aie peu vécu en Russie… Il est inutile que vous sachiez mon nom. Anna-Fédorovna est une de mes anciennes amies ; je suis réellement allée à Michaïelovskoë sous le nom de sa sœur… Alors je ne pouvais le voir ouvertement… Des bruits commençaient à se répandre… Il existait encore des obstacles, il n’était pas libre. Ces obstacles ont disparu ; mais celui dont le nom devait être le mien, celui avec lequel vous m’avez vue m’a repoussée.

Elle fit un mouvement de la main et se tut.

— Ne le connaissez-vous réellement pas ? reprit-elle ; ne l’avez-vous jamais rencontré ?

— Jamais.

— Il a passé presque tout ce temps-ci à l’étranger. Du reste, il est maintenant ici… Voilà toute mon histoire, continua-t-elle ; vous voyez qu’il n’y a rien de mystérieux, rien de surprenant.

— Mais Sorrente ? lui demandai-je timidement.

— C’est à Sorrente que je l’ai connu, répondit-elle lentement, et elle retomba dans le silence et la rêverie.

Nous nous regardions tous deux. Une étrange agitation s’emparait de tout mon être. J’étais assis à côté d’elle, à côté de cette femme dont le souvenir s’était si souvent présenté à mon imagination et m’avait si douloureusement bouleversé et irrité. J’étais assis à côté d’elle, et je me sentais le cœur oppressé et glacé. Je savais que rien ne résulterait de cette rencontre, qu’il y avait un abîme entre elle et moi, qu’une fois séparés nous ne nous retrouverions plus jamais. La tête levée, les deux mains posées sur ses genoux, elle était assise calme et indifférente. Je connais cette indifférence d’une incurable douleur, je connais ce calme d’un malheur irréparable. Les masques passaient devant nous, la musique confuse d’une valse résonnait tantôt dans l’éloignement et tantôt se rapprochait avec des explosions soudaines. Cette joyeuse musique me remplissait de tristesse. — Il n’est pas possible, pensai-je, que cette femme soit la même que celle qui m’est autrefois apparue à la fenêtre de cette lointaine petite maison de campagne dans tout l’éclat de sa triomphante beauté… Et cependant le temps ne semblait pas l’avoir effleurée de son aile. Le bas de sa figure, que la dentelle du masque ne cachait point, était d’une fraîcheur presque enfantine ; mais il émanait de toute sa personne comme le froid d’une statue… Galatée était-elle remontée sur son piédestal pour n’en plus jamais descendre ?

Tout à coup elle se redressa, regarda dans l’autre salle, et se leva.

— Donnez-moi la main, me dit-elle. Venez vite, vite !

Nous retournâmes dans la salle. Elle s’arrêta près d’une colonne.

— Attendons ici, murmura-t-elle.

— Vous cherchez quelqu’un ? allais-je lui dire…

Mais elle ne faisait plus attention à moi. Son regard fixe semblait percer la foule. Ses grands yeux noirs lançaient sous son masque de velours de sombres regards de haine et de menace.

Je compris tout en me retournant. Dans une galerie formée par une rangée de colonnes et le mur marchait l’homme que j’avais rencontré avec elle dans le bois. Je le reconnus tout de suite, il n’avait presque pas changé. Sa moustache blonde était frisée avec la même grâce ; la même joie tranquille et présomptueuse éclairait ses yeux perçans. Il s’avançait sans se hâter, et, inclinant légèrement sa taille svelte, s’entretenait avec une femme en domino qu’il avait à son bras. Parvenu sur la même ligne que nous, il leva subitement la tête, me regarda d’abord, puis jeta un coup d’œil sur ma compagne. Il la reconnut probablement à ses yeux, car il fronça faiblement le sourcil. Un sourire presque imperceptible, mais d’une ironie cruelle, courut autour de ses lèvres. Il se baissa vers la femme qui l’accompagnait, et lui glissa deux mots à l’oreille. La femme nous embrassa tous les deux dans un regard rapide ; puis, souriant légèrement, elle le menaça de son petit doigt. Il haussa légèrement les épaules ; elle se serra coquettement contre lui…

Je me tournai vers mon inconnue. Elle suivait des yeux le couple qui s’éloignait, et, s’arrachant subitement de mon bras, elle courut vers la porte. J’allais m’élancer sur ses pas, mais elle se retourna et me regarda de telle façon que je ne pus que la saluer profondément et rester à ma place. Je comprenais que la suivre eût été à la fois grossier et stupide.

— Dis-moi, je t’en prie, criai-je un quart d’heure après à l’un de mes amis qui connaît tout Pétersbourg, dis-moi qui est ce grand bel homme à moustaches ?

— Lui ?… C’est un certain étranger, être assez énigmatique qui apparaît rarement sur notre horizon. Et pourquoi cette question ?

— Je ne sais.

Je revins chez moi. Depuis lors je n’ai plus rencontré mon inconnue. Comme une vision elle m’était apparue, comme une vision elle passa devant moi pour disparaître à jamais.


Ivan Tourguenef.



  1. Maire du village.

  2. Soy un cuadro de tristeza
    Arrimado à la pared !