Trois Troupiers/L’histoire du soldat Learoyd

La bibliothèque libre.
Traduction par Théo Varlet.
Nelson (p. 9-25).


L’HISTOIRE DU SOLDAT LEAROYD


Et il raconta une histoire.
Chroniques du Bouddha Gautama.


Loin des atteintes des officiers de compagnie qui vous harcèlent de revues de paquetage, loin des sergents au nez fin qui reniflent la pipe fourrée dans le rouleau de literie, à trois kilomètres du tumulte des casernes, se trouve la Trappe. C’est un vieux puits à sec, ombragé par un pipal[1] tordu, et entouré d’herbe haute. Là, dans les temps révolus, le soldat Ortheris avait établi son magasin et sa ménagerie pour ceux-là de ses biens, morts ou vifs, qu’il ne pouvait décemment introduire dans sa chambrée de la caserne. Là, pêle-mêle avec des poules de Houdan, étaient rassemblés des fox-terriers au pedigree indubitable mais d’un droit de propriété plus que douteux, car Ortheris était un braconnier invétéré et le plus notoire parmi un régiment composé d’experts chapardeurs de chiens.

Jamais plus ils ne reviendront, ces longs soirs indolents où Ortheris, sifflotant en sourdine, circulait à l’instar d’un vétérinaire parmi les victimes de sa ruse internées au fond du puits ; alors que Learoyd, assis dans la niche, lui donnait de sages conseils sur la manière de traiter les « klebs » et que Mulvaney, perché dans l’enfourchure du pipal et agitant ses énormes bottes en guise de bénédiction par-dessus nos têtes, nous charmait par ses récits d’amour et de guerre, et par ses curieux souvenirs des cités et des hommes.

Ortheris… vous qui êtes enfin au port dans la « petite boutique d’oiseaux empaillés » vers laquelle soupirait votre cœur ; et vous, Learoyd… retourné dans le nord fumeux aux enceintes de pierre, parmi le fracas des métiers à tisser de Bradford ; et vous, Mulvaney… grisonnant, tendre et très prudent Ulysse qui suez sur les terrassements d’une ligne de l’Inde centrale… jugez si j’ai oublié nos jours d’autrefois passés dans la Trappe !

Ortheris, qui croit toujours en savoir plus que les autres, prétendait que ce n’était pas une vraie dame, mais une vulgaire Eurasienne[2] Je ne nierai pas que sa couleur était quelque peu foncée. Mais elle roulait voiture, et avec de bons chevaux encore, et elle avait des cheveux si pommadés qu’on pouvait se mirer dedans, et elle portait des bagues de diamants et une chaîne en or, et des habits de soie et de satin qui devaient coûter bon, car il n’est pas de boutique au rabais qui en tienne assez d’un modèle pour suffire à une personne comme elle. Elle s’appelait Mme de Souza, et quand je fis sa connaissance ce fut grâce à Rip, le chien de notre colonelle.

J’ai vu des quantités de chiens, mais Rip était le plus joli spécimen de fox-terrier que j’aie jamais eu sous les yeux. Il ne lui manquait que la parole, et la dame du colonel en faisait plus de cas que si c’eût été un chrétien. Elle avait des enfants à elle, mais ils étaient en Angleterre, et elle dépensait sur Rip toutes les gâteries et les mignardises qui revenaient de bon droit à un enfant.

Mais Rip tenait un peu du vagabond : il avait l’habitude comme qui dirait de sauter le mur de la caserne, et il se baladait partout comme s’il eût été le chef des cantonnements venu en tournée d’inspection. Le colonel le cingla une fois ou deux, mais Rip s’en moquait, et il continuait de faire ses tours, en agitant sa queue comme pour signaler au monde entier qu’il n’allait « pas mal, merci, et vous-même ? » Et alors le colonel, qui ne savait pas se conduire avec les chiens, s’avise de l’attacher. Un chien vraiment épatant, et il n’y a pas à s’étonner que cette dame, Mme de Souza, se soit éprise de lui. Dans les dix commandements il y en a un qui dit : « Tu ne convoiteras pas le bœuf ni l’âne de ton prochain » ; mais il n’est pas question des fox-terriers, et il se peut que ce soit la raison pourquoi Mme de Souza convoita Rip, quoiqu’elle allât régulièrement à l’église avec son mari, qui était encore plus foncé qu’elle, tellement que, s’il n’avait pas eu un si bel habit sur le dos, on l’aurait qualifié de noir sans pour cela dire un mensonge. On racontait qu’il avait gagné ses pépètes dans le jute[3] et ça lui en avait rapporté rudement.

Or, voyez-vous, une fois Rip attaché, la santé de ce pauvre vieux frère commença de ne plus être fameuse. Aussi, comme j’avais le renom de m’y connaître en fait de chiens, la dame du colonel m’envoie chercher et me demande quelle est sa maladie.

— Eh bien, que je dis, il a attrapé le cafard, et ce qu’il lui faut c’est sa liberté et de la compagnie comme à nous tous ; il se pourrait bien que ça le ranimerait d’attraper quelques rats. C’est vulgaire, madame, que je dis, d’attraper des rats, mais c’est dans le tempérament des chiens, et aussi de s’offrir un tour et de rencontrer quelques autres chiens pour passer le temps à causer et boxer un peu comme un chrétien avec les camarades.

Mais elle se récrie que son chien à elle ne doit jamais se battre et que les chrétiens non plus ne se battent pas.

— Alors, à quoi servent les militaires ? que je lui dis.

Et je lui explique les qualités opposées des chiens, ce qui est une des choses les plus curieuses qui soient, quand on vient à y réfléchir. Car ils apprennent à se conduire comme des gentlemen de naissance, faits pour la meilleure compagnie… on m’a prétendu que la Veuve[4] elle-même raffole des bons chiens et qu’elle les reconnaît quand elle les voit aussi bien que n’importe qui ; puis d’autre part ils courent après les chats et se mêlent à toutes sortes d’infâmes bagarres des rues, et tuent des rats, et se battent comme des diables.

La dame du colonel me répond :

— Eh bien, Learoyd, je ne suis pas de votre avis, mais dans un sens vous avez raison, et j’aimerais que vous emmeniez promener Rip avec vous de temps en temps, mais il ne faut pas le laisser se battre, ni poursuivre les chats, ni rien faire d’affreux.

Je vous rapporte ses propres paroles.

Ainsi donc Rip et moi nous sortions nous promener le soir, car c’était un chien qui vous faisait honneur, et j’attrapai une quantité de rats avec lesquels nous fîmes un petit concours dans une vieille baignoire à sec par derrière les cantonnements. Il ne lui fallut que peu de temps pour redevenir brillant comme un bouton. Il avait une manière de s’élancer sur ces gros chiens pariahs jaunes, comme une flèche décochée de l’arc, et bien que son poids fût minime, il vous les attrapait si brusquement qu’ils roulaient comme un jeu de quilles, et quand ils fuyaient il allongeait après eux comme s’il poursuivait des lapins. De même avec les chats quand il pouvait en décider un à courir.

Un soir, lui et moi nous avions passé par-dessus le mur d’un compound[5] à la poursuite d’une mangouste qu’il avait levée, et nous étions occupés à fourrager autour d’un buisson épineux, quand tout à coup nous levons les yeux et nous voyons Mme de Souza avec un parasol sur son épaule, et qui nous regardait.

— Oh ! mon Dieu ! qu’elle roucoule, quel joli chien ! Est-ce qu’il voudra bien que je le caresse, monsieur le militaire ?

— Bien sûr, il ne demande pas mieux, madame, que je dis, car il raffole de la compagnie des dames. Viens ici, Rip, viens dire bonjour à la bonne dadame.

Et Rip, voyant que la mangouste avait filé pour de bon, arrive comme un gentleman qu’il était, pas du tout timide ni emprunté.

— Oh ! que tu es beau… mon joli chien-chien, qu’elle dit, en zézayant et en modulant ses paroles comme savent le faire ces femmes-là. J’aimerais avoir un chien comme toi. Tu es si aimable… si infiniment joli…

Et des tas de choses du même genre, qu’un chien intelligent n’estime peut-être pas du tout, mais qu’il supporte à cause de son éducation.

Et alors je me mets à le faire sauter par-dessus ma canne, et donner la patte, et faire le mort, et un tas d’autres tours comme les dames en apprennent aux chiens, bien que ça ne me dise pas grand’chose à moi, car c’est rendre ridicule un brave chien que de lui faire faire ces choses-là.

Et en définitive il m’apparaît qu’elle avait fait des yeux doux, comme on dit, à Rip depuis déjà longtemps. Voyez-vous, ses enfants grandissaient, et elle n’avait pas grand’chose à faire, et elle aimait beaucoup les chiens. Ainsi donc elle me demande si j’accepterais de boire quelque chose. Et nous entrons dans un bar où son mari était installé. Ils firent beaucoup de chichis autour du chien et le mari me paya une bouteille de bière et me donna une poignée de cigares. Mais comme je sortais, la bourgeoise me crie :

— Oh ! monsieur le militaire, vous reviendrez encore, n’est-ce pas, et vous amènerez ce joli chien.

Je ne parlai pas de Mme de Souza à la dame du colonel, et quant à Rip, il ne dit rien non plus. Je continue donc de sortir avec lui, et c’était à chaque fois un bon coup à boire et une poignée de bons mégots. Et j’en racontais à la bourgeoise, concernant Rip, beaucoup plus que je n’en savais : d’après moi, il avait obtenu le premier prix à l’exposition canine de Londres, et on l’avait payé trente-trois livres cinq shillings à l’homme qui l’avait élevé ; son propre frère appartenait au prince de Galles, et son pedigree n’était pas moins long que celui d’un duc. Et la bourgeoise avalait tout ça et ne se lassait pas de l’admirer. Mais je ne commençai à deviner la vérité que le jour où elle devint tout à fait éprise du chien et se mit à me donner de l’argent. Il peut arriver à tout le monde de donner à un militaire de quoi se payer une pinte, en manière d’amitié, sans qu’il y ait rien de mal fait, mais quand on en arrive à vous glisser dans la main des cinq roupies quasi subrepticement, alors c’est ce que les gens à conférences appellent prévarication et corruption. Et je le compris mieux encore quand Mme de Souza en vint à parler de la saison froide qui serait bientôt finie, ajoutant qu’elle allait partir de son côté à Mussorie Pahar et nous du nôtre à Rawalpindi, et qu’elle ne reverrait plus jamais Rip si quelqu’un qu’elle connaissait ne se montrait obligeant pour elle.

Ainsi donc je raconte à Mulvaney et à Ortheris toute l’histoire d’un bout à l’autre en commençant par la fin.

— C’est un vol, ce que veut de toi cette méchante vieille dame, dit l’Irlandais, c’est un crime où elle prétend t’induire, mon ami Learoyd, mais je protégerai ton innocence. Je te sauverai des vœux pernicieux de cette riche vieille, et pour cela j’irai avec toi ce soir et lui parlerai le langage de la vérité et de l’honnêteté. Mais, Jack, qu’il dit en hochant la tête, je ne te reconnais plus d’avoir accepté pour toi seul tous ces bons coups à boire et tous ces fins cigares tandis qu’Ortheris ici présent et moi nous nous baladions, nos gorges aussi sèches que des fours à chaux, et sans rien à fumer que du gros tabac de cantine. C’est un sale tour à jouer à des copains, car je ne vois pas pourquoi tu irais, toi, Learoyd, te prélasser le derrière dans un fauteuil de satin, comme si Térence Mulvaney n’était pas l’égal de tous les gens qui font le commerce du jute !

— T’occupe pas de moi, interrompt Ortheris, c’est simplement que la vie est ainsi. Ceux qui sont réellement destinés à faire l’ornement de la société n’obtiennent pas de paraître, tandis qu’un sacré type du Yorkshire comme toi…

— Non, que je dis, ce n’est pas d’un sacré type du Yorkshire qu’elle veut, c’est de Rip. C’est lui le héros du jour.

Ainsi donc le lendemain, Mulvaney, Rip et moi, nous allons chez Mme de Souza, et comme l’Irlandais était un inconnu pour elle, elle se trouvait un peu gênée au début. Mais vous savez comment parle Mulvaney et vous croirez sans peine qu’il ensorcela bel et bien la bourgeoise. Elle finit par nous avouer qu’elle voulait emmener Rip avec elle à Mussorie Pahar. Alors mon Mulvaney change de ton et lui demande d’un air solennel si elle songe aux conséquences, qui seraient de faire envoyer aux îles Andaman[6] deux pauvres mais honnêtes militaires. Mme de Souza commence à pleurer, et Mulvaney revient à sa première manière, et pour l’apaiser il reconnaît que Rip serait beaucoup mieux là-bas dans la montagne que dans la plaine du Bengale, et que c’est malheureux qu’il ne puisse aller là où il serait tellement dorloté. Et il continue ainsi, soutenant la bourgeoise, la bourrant et la travaillant tant et si bien qu’elle se persuade que la vie n’aurait plus de prix pour elle si elle n’avait pas le chien. Puis tout à coup il lui dit :

— Mais vous allez l’avoir, madame, car j’ai le cœur sensible, et je ne suis pas un flegmatique comme ce type du Yorkshire ; mais cela vous coûtera trois cents roupies[7], pas un sou de moins.

— Ne le croyez pas, madame, que je dis ; la dame du colonel n’accepterait pas de le donner pour cinq cents.

— Qui t’a dit qu’elle accepterait ? que dit Mulvaney ; il n’est pas question de le lui acheter, mais pour faire plaisir à cette bonne et excellente dame-ci, je ferai ce que je n’ai jamais songé à faire de ma vie : je le volerai !

— Ne dites pas voler, que dit Mme de Souza ; il sera très heureux chez moi. Il arrive souvent que des chiens se perdent, vous le savez, et alors ils s’égarent, et celui-ci m’aime et je l’aime comme je n’ai jamais encore aimé aucun chien, et il faut que je l’aie. Si je le reçois à la dernière minute je pourrai l’emporter à Mussorie Pahar et personne n’en saura jamais rien.

De temps à autre Mulvaney me lançait un clin d’œil, mais je ne comprenais toujours pas où il voulait en venir. Malgré cela je résolus de suivre son exemple.

— Eh bien, madame, que je dis, je ne croyais pas m’abaisser jusqu’à voler des chiens, mais si mon camarade voit comment on pourrait faire pour obliger une dame comme vous, je ne suis pas homme à rester en arrière, bien que ce soit une vilaine affaire, il me semble, et que trois cents roupies soient une médiocre compensation à la chance de voir ces maudites îles dont parle Mulvaney.

— J’irai jusqu’à trois cent cinquante, que dit Mme de Souza ; faites seulement que j’aie le chien.

Nous nous laissons persuader, et elle prend sur-le-champ mesure à Rip et envoie chez Hamilton[8] commander un collier d’argent en prévision du moment où il serait à elle, ce qui devait arriver le jour de son départ à Mussorie.

— Dis donc, Mulvaney, que je dis une fois dehors, tu ne vas tout de même pas lui laisser prendre Rip ?

— Et tu voudrais tromper l’espoir d’une pauvre vieille femme ? qu’il dit ; elle aura un Rip.

— Et où le prendras-tu ? que je dis.

— Learoyd, mon bon, qu’il roucoule, tu es un joli garçon pour ta taille, et un bon copain, mais tu n’as que de la bouillie en fait de cervelle. Est-ce que notre ami Ortheris n’est pas un naturaliste qui se sert avec un art véritable de ses subtiles mains blanches ? Et qu’est-ce qu’un naturaliste, sinon un homme qui sait traiter les peaux ? Te rappelles-tu le chien blanc qui appartient au sergent cantinier, qu’on enquiquine… ce chien qui est perdu la moitié du temps et qui grogne l’autre moitié ? Il sera perdu pour de bon, cette fois-ci ; et rappelle-toi qu’en forme et en grandeur il est le portrait tout craché de celui du colonel, à part que sa queue est trop longue de deux centimètres, et qu’il n’a pas du tout la couleur qui distingue le vrai Rip, et que son caractère est celui de son maître, en pire. Mais qu’est-ce que c’est que deux centimètres de trop sur la queue d’un chien ? Et qu’est-ce que c’est pour un artiste comme Ortheris que quelques taches bariolées de noir, de brun et de blanc ? Rien, rien du tout.

Alors nous allons trouver Ortheris, et ce petit homme fin comme une aiguille voit en une minute comment se tirer d’affaire. Et dès le lendemain il se met au travail, et s’exerce à teindre des poils, en commençant par des lapins blancs qu’il avait, et puis il dessine toutes les taches de Rip sur le dos d’un bœuf de l’intendance, de façon à se faire la main et à être sûr de ses tons : le brun se dégradait en noir aussi vrai que nature. Si Rip avait un défaut, c’était d’avoir trop de taches ; mais elles étaient étrangement régulières, et, quand il se fut emparé du chien du sergent cantinier, Ortheris s’appliqua à en faire un chef-d’œuvre de première classe. Jamais on n’a vu un chien comme celui-là pour le mauvais caractère, et ça ne l’améliora pas quand il fallut lui raccourcir la queue de deux centimètres et demi. Mais on peut dire tout ce qu’on veut des Académies royales. Je n’ai jamais vu un tableau de peintre animalier égaler la copie des taches de Rip faite par Ortheris pendant que le tableau lui-même ne cessait de gronder tout le temps et s’efforçait de sauter sur Rip qui posait pour son portrait, sage comme une image.

Ortheris a toujours eu un orgueil de lui-même suffisant pour enlever un ballon, et il était si content de son faux Rip qu’il voulait le porter à Mme de Souza dès avant son départ. Mais Mulvaney et moi nous l’en empêchâmes, sachant que l’ouvrage d’Ortheris, malgré son habileté sans égale, n’était qu’à fleur de peau.

À la fin Mme de Souza fixe le jour de son départ à Mussorie Pahar. Nous devions lui porter Rip à la gare dans un panier et le lui passer juste au moment où le train s’apprêterait à démarrer, et alors elle nous donnerait les pépètes… comme convenu.

Et ma parole ! Il était grand temps qu’elle partît, car pour maintenir dans le ton exact les poils teints sur le dos du klebs il fallait énormément de peinture, si bien qu’Ortheris dépensa l’affaire de sept roupies six annas chez les meilleurs droguistes de Calcutta.

Et le sergent cantinier cherchait de tous côtés après son chien ; et comme la bête était attachée, son caractère empirait toujours.

C’était dans la soirée que le train partait de la gare d’Howrah. Nous aidons Mme de Souza à monter avec quelque chose comme soixante colis, et alors nous lui donnons le panier. Otheris, par fierté de son œuvre, nous avait demandé de le laisser venir avec nous, et il ne put s’empêcher de soulever le couvercle et de montrer le cabot tout roulé en boule.

— Oh ! qu’elle dit la bourgeoise, l’amour ! Comme il a l’air gentil !

Et au même moment voilà l’amour qui gronde et montre les dents, et Mulvaney de rabattre le couvercle et de dire :

— Vous prendrez garde, madame, quand vous le sortirez. Il est déshabitué de voyager en chemin de fer, et il ne manquera pas de réclamer sa vraie maîtresse et son ami Learoyd, aussi vous serez indulgente pour son humeur au début.

Elle nous dit qu’elle ferait tout cela et davantage encore pour le cher et bon Rip, et qu’elle n’ouvrirait pas le panier avant d’être à plusieurs lieues de distance, de crainte que quelqu’un ne le reconnût, et que nous étions de vraiment bons et aimables militaires, oh oui, et elle me remet une liasse de billets, et puis arrivent quelques-uns de ses parents et amis pour lui dire au revoir… ils n’étaient guère plus de soixante-quinze… et nous filons.

Ce que sont devenues les trois cent cinquante roupies ? C’est ce que je serais bien embarrassé de vous dire ; mais elles ont fondu entre nos mains… oui, fondu. Il y eut partage, et partage égal, car Mulvaney disait :

— Soit, c’est Learoyd qui a trouvé le premier Mme de Souza, mais c’est quand même moi qui me suis rappelé en temps voulu le chien du sergent cantinier, et Ortheris a été l’artiste de génie qui tira une œuvre d’art de ce vilain échantillon de mauvais caractère. Mais, par reconnaissance de ne m’être pas laissé induire au crime par cette méchante vieille femme, j’enverrai quelque chose au Père Victor, pour donner à ses pauvres, qu’il quête toujours pour eux.

Mais Ortheris et moi, comme lui est Londonien et moi de très loin dans le nord, nous ne voyions pas la chose de la même façon. Nous avions reçu la galette et nous voulions la garder. Et c’est ce que nous fîmes… pour un peu de temps.

Non, non, jamais plus nous n’avons entendu parler de la bourgeoise. Notre régiment s’en fut à Pindi, et quant au sergent cantinier, il se procura un autre klebs, en remplacement de celui qui se perdait si régulièrement et qui se perdit finalement pour de bon.



  1. Peuplier d’Inde.
  2. Eurasien : métis d’Européen et d’Asiatique.
  3. Chanvre du Bengale.
  4. La reine Victoria.
  5. Dépendances d’un bungalow, ou habitation d’Européen dans l’Inde.
  6. Lieu de déportation.
  7. Une roupie contient seize annas, et vaut (au pair) 2 fr. 25.
  8. Le plus grand bijoutier de Calcutta.