Trois Vieilles Filles

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Trois Vieilles filles

Ma tante Jacqueline est la plus vieille personne que je connaisse, à présent que ma tante Sophie est morte et que Mlle  Lefèbure, paralysée et privée de raison, n’a plus d’âge. Ma tante Sophie était la cousine germaine de ma tante Jacqueline ; Mlle  Lefèbure était seulement son amie. Elles s’étaient connues au couvent des Visitandines, quand elles y faisaient leur éducation ; car il y eut un temps, jadis, vers l’empereur Napoléon qu’un air de légende environne, où ma tante Jacqueline était une toute petite fille aux cheveux blonds, qui faisait des pages d’écriture et qu’on grondait quand elle n’était pas sage. Elles furent amies dès l’enfance, et puis la vie les sépara. Le dernier jour des Visitandines, au moment de se quitter, elles échangèrent de belles images gravées qui représentaient la résurrection de Lazare par le Christ, avec cette inscription : « Nos credimus caritati » et au bas elles écrivirent : « Souvenir d’éternelle amitié. » Est-ce qu’elles entrèrent dans la vie avec gaieté, avec de belles espérances de bonheur ? — Oui, sans doute, comme tous les enfants d’à présent et de toujours ; mais je les ai connues seulement si vieilles, si écrasées de souvenirs mornes et lointains, que je ne puis me les figurer toutes jeunes, avec l’insouciance et la joie des petites filles d’aujourd’hui. La vie ne leur épargna ni les déceptions ni les tristesses. Elles ne se marièrent pas, elles perdirent peu à peu tous les leurs, tout ce qui les attachait à l’existence, tout ce qu’elles aimaient. Alors, quand elles eurent à peu près cinquante ans, elles se sentirent si seules que l’idée leur vint de se rapprocher et d’être au moins toutes les trois ensemble, puisque tout le reste leur avait manqué. Ma tante Jacqueline et ma tante Sophie se réunirent d’abord, et puis leur ancienne amie de pension vint les rejoindre.

Elles s’installèrent dans une vieille maison de province, en Normandie, une vieille maison grise au toit de tuiles moussues avec des lucarnes, des fenêtres grillées et de gros murs bossus dont les plâtras s’écaillent et verdissent. C’est là que je les ai vues, pour la dernière fois, toutes les trois ensemble, il y a quatorze mois, toutes les trois en noir, non pour un deuil précis, mais pour tous les deuils anciens de leur longue existence douloureuse, — et comme pour le deuil d’elles-mêmes, de leurs rêves défunts, de leurs espérances déçues, de toute leur vie manquée.

On les appelait dans le pays « ces trois demoiselles Saint-Martin », — c’est le nom de famille de ma tante Jacqueline, — ou simplement « ces trois demoiselles ». On les prenait pour les trois sœurs, tant elles étaient, au premier abord, pareilles, toutes les trois vieilles et tout en noir. Mais, au fond, elles ne se ressemblaient pas, — ma tante Sophie grande et maigre, les traits accusés, les yeux et les cils très noirs donnant une certaine dureté à la longue figure encadrée de cheveux blancs et de papillotes, — Mlle  Lefèbure plutôt boulotte, indolente et douce, avec le plus joli sourire de mélancolie calme et de tristesse sans amertume, — ma tante Jacqueline distinguée et fine, encore un peu coquette, avec aux doigts de belles bagues de perles et de brillants et sur la tête une élégante mantille de dentelle.

Il y a quatorze mois. Maintenant, ma tante Sophie est morte ; et Mlle  Lefèbure, clouée dans son fauteuil, les yeux éteints, pleure et rit comme un enfant et divague. Et ma tante Jacqueline, toute seule, dans la vieille maison grise au toit de tuiles moussues, passe tristement ses derniers jours, les derniers jours si lents des pauvres et mornes vies qui se survivent à elles-mêmes.

Je suis allé la voir. Je l’ai trouvée dans son salon, assise sur une chaise de bois doré ; c’est sa coquetterie de ne pas vouloir de fauteuil. Elle est toujours svelte et gracieuse malgré ses quatre-vingt-trois ans ; sa taille est droite, elle a conservé sa voix charmante et toute jeune, et ses yeux s’égayèrent gentiment quand elle me dit en me voyant entrer : « Bonjour, l’enfant, comme c’est bien à toi de venir me voir !… » Mlle  Lèfèbure était assoupie entre des coussins sur un fauteuil de reps vert à oreillettes… « Seulement tu vas t’ennuyer, nous sommes si vieilles !… » Un pauvre salon peu luxueux, mais si propre et si bien rangé. Des meubles d’acajou du temps de la Restauration, couverts de velours grenat ; sur la cheminée, une petite pendule Louis XVI en cuivre avec un soleil rayonnant au balancier, des vases de Chine et des flambeaux de bronze doré ; au mur, dans un joli cadre ovale, un pastel charmant : ma tante Jacqueline quand elle avait seize ans !…

— Tu vois, l’enfant, voilà que c’est bientôt fini des « trois demoiselles Saint-Martin » ! Notre pauvre Emmeline est pire que morte ; et moi, je vais sur mes quatre-vingt-quatre ! Notre existence à toutes les trois n’aura pas été bien gaie ; que veux-tu, elle a tout de même passé. Si les jeunes gens savaient comme la vie est courte, même quand on vit quatre-vingts ans, les chagrins qui leur arrivent leur sembleraient moins insupportables ; ils n’auraient pas les désespoirs qu’ils ont. Il est vrai que leurs plaisirs les charmeraient peut-être moins… Oui, tout est pour le mieux, au fond, — et de quoi vais-je me mêler ? La vie, en somme, est comme on sait la prendre, et, toutes les trois, pauvres vieilles filles que nous étions, nous avons été plutôt maladroites. C’est un peu notre faute si nous n’avons pas été très heureuses ; les circonstances ne furent guère favorables sans doute, — mais c’est surtout notre faute !…

Et pour me faire profiter de son expérience, ma tante Jacqueline entreprit de me raconter leurs existences à toutes les trois.

« …Seulement, tu ne te moqueras pas. Tu vas nous trouver ridicules et mes histoires de vieilles filles te donneront à rire. Enfin ! … Sophie d’abord, puisqu’elle est l’aînée.

Je crois bien que c’est elle qui fut le plus maladroite. Pauvre Sophie, elle n’a jamais été raisonnable ! Les demi-bonheurs ne comptaient pas pour elle, c’était tout ou rien, — et tout le bonheur, ici-bas, c’est trop demander, tu sais. Elle n’a pas voulu des petits bonheurs qui se présentaient à elle : alors elle est restée sans bonheur du tout, c’est ce qui arrive ! Son existence n’est pas compliquée : c’est une histoire d’amour… qui s’arrête en chemin. D’ailleurs je te préviens, il y a de l’amour dans nos trois histoires… Voilà déjà que tu souris, méchant enfant ! Crois-tu donc que nous avons toujours été vieilles ?… Je me rappelle Sophie au couvent, une toute petite fille pâle, un teint de blonde et de grands yeux noirs qui, par instants, étincelaient ou s’alanguissaient avec une expression perpétuellement changeante de souffrance et de tendresse. Singulière fille ! elle avait des moments de brusquerie et des gentillesses qui déconcertaient. Un jour, en étude, elle m’écrivit un petit billet sur un morceau de papier pour m’annoncer qu’elle avait quelque chose de grave à me demander ; elle me suppliait d’être franche et de ne lui répondre que l’exacte vérité. À la récréation, elle me prit dans un coin, et, me regardant bien en face, les yeux dans les yeux, elle me dit : « Jacqueline, veux-tu être mon amie ?… » Dame, nous avions été élevées ensemble, nous étions depuis longtemps toutes les deux dans la même classe ; je lui répondis que j’étais son amie depuis toujours et qu’elle ne devait pas en douter. Alors, elle se fâcha tout rouge : « Voilà, tu es bien comme les autres, tu ne comprends pas un sentiment profond et sincère. Tu es mon amie comme tu es l’amie de n’importe qui ; alors ça n’est pas la peine ! Elle pleurait, j’ai voulu la consoler : je lui ai juré que je l’aimais. « Tu me dis cela en L’air ! — Mais non, je te le jure ! — Alors, puisque tu prétends que tu es mon amie, te brouillerais-tu bien avec toutes les autres si je te le demandais ? » Tu juges de mon embarras ; je n’ai jamais compris l’amitié d’une manière si exclusive. J’étais une douce petite fille affectueuse et j’aimais tout le monde à peu près autant, avec tendresse, mais sans passion. Seulement, j avais horreur de faire de la peine à personne. J’ai promis à Sophie tout ce qu’elle a voulu et je m’entendis avec mes autres amies pour avoir l’air brouillée avec elles — sans l’être. Mais Sophie s’aperçut bientôt de mon manège et brusquement elle renonça sans me le dire à l’exclusive amitié qu’elle avait rêvée entre nous deux. Ce n’est que plus tard, après des chagrins et des chagrins, que nous nous sommes intimement rapprochées, cette fois pour toujours. Encore, je ne sais pas trop comment cela s’est fait, car ni les déceptions ni toutes les tristesses de la vie n’ont jamais rien enseigné à ma pauvre amie : elle est restée jusqu’à la fin romanesque et chimérique.

Elle a failli se marier ! Avec son caractère, il vaut peut-être mieux qu’elle soit restée fille. Elle avait dix-sept ans, jolie comme les amours et séduisante surtout, quelque chose d’ensorcelant avec ses allures singulières et la candeur de ses grands yeux. Ses parents lui donnaient une grosse dot : Sophie s’en désolait parce qu’elle craignait qu’on la désirât pour son argent plutôt que pour elle-même. Elle refusa plusieurs partis. Dieu sait tout ce qu’elle inventa, la pauvrette, pour se mettre en garde contre les amoureux de sa fortune. Une fois, elle se fiança : c’était un officier, qui paraissait lui plaire. Elle me disait : « Je vais être heureuse toute ma vie ! » Mais décidément, elle n’avait pas d’aptitude pour le bonheur : tu sais, on naît comme cela, pour être heureux ou malheureux ; c’est une disposition qu’on apporte avec soi quand on naît, les circonstances n’y peuvent pas grand’chose. Il fallait que Sophie se tourmentât, se torturât. Huit jours avant la date convenue pour le mariage, elle imagina d’éprouver son fiancé : elle lui annonça brusquement qu’elle était ruinée et qu’elle lui rendait sa parole. Cela n’avait pas le sens commun. Quant à moi, je n’ai jamais voulu mettre mes amis à l’épreuve, — c’est trop imprudent ! Et puis, l’invention n’était pas très neuve. Toute la famille était gaie, en dépit des airs tragiques de Sophie ; le jeune homme flaira-t-il la vérité, ou bien, aimait-il sincèrement Sophie ? Après tout, c’est bien possible. Toujours est-il qu’il refusa d’être délié de sa promesse. Sophie triomphait ; tu ne peux imaginer sa joie de se sentir aimée pour elle-même, d’avoir trouvé le grand amour éternel qu’elle rêvait ! Le mariage devait avoir lieu le jeudi. Le mercredi soir, pendant que j’essayais ma robe de demoiselle d’honneur, on me remit un petit mot de mon amie : « Tout est rompu, plains-moi. » Que s’était-il passé ? Je l’avais vue le matin même, radieuse, rayonnante de bonheur. J’allai la voir, mais elle s’était enfermée dans sa chambre et ne voulait recevoir personne. Sa mère elle-même ignorait la cause de son coup de tête, car c’était Sophie qui, sans donner plus d’explications, refusait à présent le mariage. Je n’ai su la vérité que longtemps après. Sophie avait appris le jour même — (il y a toujours de bonnes âmes toutes prêtes à troubler le bonheur d’autrui !) — elle avait appris, dans l’après-midi, que son fiancé avait, jadis, dû épouser je ne sais qui, — une cousine, morte accidentellement… Or, l’idée qu’elle n’était pas la première et la seule aimée fut insupportable à notre Sophie. Voilà comme elle était !… À la suite de cette déception, elle n’osa plus tenter l’aventure du bonheur ; son premier essai lui avait trop mal réussi. Une grande tristesse la prît mêlée de révolte et d’amertume. Elle sortait peu, moi-même je ne la voyais presque jamais. Son amitié pour moi semblait avoir souffert aussi de la triste expérience qu’elle avait faite des affections humaines. Dans tout ce qu’elle disait, dans le ton de ses phrases, dans l’espèce d’affectation qu’elle mettait à me parler d’un air distrait, sèchement, sans me regarder, se manifestait sa désillusion : elle ne croyait pas davantage désormais à l’amitié qu’à l’amour ; tous les sentiments lui paraissaient également faux et mensongers ; elle s’étudiait seulement à ne plus être dupe. Pauvre fille, la plus passionnément affectueuse que j’aie rencontrée, quand à peine elle s’ouvrait à la tendresse, une brusquerie de l’existence l’avait repliée sur elle-même. Elle resta pour toujours incapable de confiance, d’épanchement et d’abandon ; elle s’efforça d’enfermer en soi ses sentiments et ses émotions et de paraître indifférente. Elle n’y parvint jamais : au beau milieu de ses bouderies, tout à coup sa nature tendre et généreuse apparaissait, mais elle la cachait bien vite. Elle n’a jamais réussi à ne pas m’aimer, ni même seulement à me faire croire qu’elle ne m’aimait pas. Mais les étrangers la trouvaient sèche et revêche.

Il y a trente ans environ (nous vivions ensemble depuis quelques temps déjà), le colonel des hussards qui arrivaient en garnison ici se présenta chez nous et fit passer sa carte à Sophie.

C’était son ancien fiancé. Le pauvre homme, marié depuis cette aventure, père d’un grand garçon qui venait d’entrer à Saint-Cyr, pensait sans doute que les années avaient adouci les regrets et enlevé leur amertume aux souvenirs ; il devait trouver une mélancolie douce à revoir, après si longtemps, celle que dans sa jeunesse il avait aimée loyalement, somme toute. Sa démarche, quant à moi, me paraissait tout à fait correcte et courtoise. Ah, bien ! ce ne fut pas l’opinion de Sophie : elle refusa de le recevoir, elle entra dans une de ses belles colères. J’ai tâché de la raisonner, mais… va m’attendre sous les saules ! Elle m’a répondu tout carrément que ce monsieur n’était qu’un monstre. J’ai voulu faire des restrictions. Jésus, Marie ! elle m’en a raconté de toutes les couleurs : « Quand on dit des paroles d’amour à plusieurs femmes, on les a toutes dupées ! » Moi qui suis immorale, je lui disais qu’à mon avis il pouvait bien avoir été sincère toute sa vie, et l’avoir aimée elle-même, ainsi que celle qui l’avait précédée, et celle qui l’avait suivie…, et d’autres encore peut-être, successivement. — « Crois-tu donc qu’on aime deux fois ? m’a-t-elle dit. — Ah ? parbleu, oui, dix fois, vingt fois, pas de la même manière, voilà tout ! — Mais il n’y a pas deux manières d’aimer : on aime tout à fait, ou bien on n’aime pas du tout, et toutes les singeries de l’amour ne sont pas plus de l’amour que rien du tout ! » Je n’ai pas pu la faire sortir de là.

Voilà ce qu’à cinquante ans passés pensait encore ta pauvre tante Sophie. Tu t’imagines bien qu’avec de telles idées elle n’était pas faite pour être heureuse ; aussi ne l’a-t-elle jamais été. Seulement, il ne faut pas qu’on se moque d’elle, car elle avait une âme très élevée et très noble, et justement tout son malheur lui est venu de n’avoir pas su s’adapter aux conditions mesquines de l’existence. Il est fâcheux, vois-tu, qu’on ait l’air ridicule parce qu’on essaye de réaliser dans sa vie un rêve très pur et très beau. J’ai toujours eu du goût, quant à moi, pour les naïfs, et je sens bien que don Quichotte serait mon héros si j’étais meilleure que je ne le suis. L’expérience de la vie m’a donné de l’indulgence, un peu trop peut-être, et mon idéal est désormais bien imparfait !… Mais elle, je te l’ai dit, c’était tout ou rien… Pauvre fille, j’espère qu’elle est au Ciel, — parce que le Purgatoire, telle que je la connais, elle n’y serait jamais restée ! » Ma tante Jacqueline souriait de son joli sourire si mélancolique et si doux. Elle se tut, et, pendant quelques instants, elle sembla rêver ; son front s’inclina, et machinalement elle se remit à tricoter.

« Mais, ce n’est que la première de mes trois histoires. Peut-être que je t’ennuie ? Tu es gentil de ne pas me le montrer. J’ai du plaisir à te raconter tout cela, pour que ce passé, qui fut toute notre vie, ne soit pas tout à fait perdu. Je n’ai plus beaucoup de mois à vivre, apparemment ; mais, toi, tu te souviendras encore un peu de ces trois pauvres vieilles filles… Tiens, verse l’eau dans la théière, mets du sucre dans nos tasses et approche la petite table…

« L’histoire d’Emmeline Lefèbure, lourdement appesantie à présent dans son fauteuil d’impotente, est d’une mélancolie plus douce et d’une tristesse moins amère. Non que sa vie ait été plus gaie, mais elle l’a supportée avec plus de patience ; maintenant encore qu’elle n’a plus sa raison, elle est toute souriante, tant la bonne humeur lui est naturelle. Elle a pratiqué constamment cette adorable vertu : la résignation. C’est la plus belle vertu d’ici-bas, et la plus utile : elle est d’un emploi journalier, puisque nous souffrons, sur terre, journellement. Un soir, elle voulut faire la leçon à Sophie et l’encourager à la patience. Son sermon n’eut pas grand effet, je n’ai pas besoin de le dire. Elle lui expliqua avec douceur que la souffrance est une chose toute naturelle et contre laquelle il ne faut pas se révolter. « La révolte, disait-elle, implique une prétention au bonheur tout à fait déplacée en ce monde. De quel droit voulons-nous donc être heureux ? Est-ce que cela nous a jamais été promis ? Est-ce que cela nous est dû ? L’avons-nous mérité par de beaux exploits ?… Et puis d’abord, le Bonheur, le Bonheur, c’est facile d’en parler, mais on ne sait trop ce que cela veut dire. Et puis, je suis sûre qu’on en reviendrait bien vite et qu’on s’en ennuierait… » Et elle concluait en souriant : « La douleur est plus variée ; on finit par y trouver de l’agrément, mais il faut l’accepter telle qu’elle, sans révolte… Seulement, tu ne seras jamais raisonnable, mon amie. » Sophie ne se fâchait pas, tant elle la savait bonne et compatissante.

Elle devint orpheline presque en naissant. Un oncle dont elle était la filleule la recueillit. Ce brave homme était veuf et père d’un petit garçon du même âge à peu près qu’Emmeline. Les deux enfants furent élevés ensemble jusqu’à huit ou dix ans, et puis Emmeline fut mise au couvent pour y terminer son éducation. C’est à ce moment-là que je l’ai connue : elle était déjà très sage et bien tenue, comme une petit femme, et si gaie, si en train ! Toujours prête à se sacrifier pour les autres, oubliant toujours de penser à elle-même : on l’appelait : « la bonne Emmeline » : À quatorze ou quinze ans, elle quitta le couvent pour se réinstaller chez son parrain. Il y avait entre son cousin et elle la plus gentille affection, l’affection d’un frère et d’une sœur, avec un peu de coquetterie pourtant, et déjà presque (sans qu’ils s’en doutassent, les pauvres enfants !) un petit commencement d’amour, — ou bien, pas de l’amour tout à fait, si tu veux, mais de l’amitié tendre et câline. L’oncle, un ancien capitaine de frégate, aimait que tout fût en ordre et bien organisé chez lui, mais sans avoir à s’en occuper lui-même. Emmeline devint la maîtresse de la maison et pour Henri, son cousin, elle fut une mère très affectueuse et prévenante, une petite mère du même âge, infiniment attentive et indulgente. Le capitaine avait la bonté plutôt brusque et ne perdait pas son temps en caresses. Où la pauvre Emmeline trouva-t-elle, pour l’enfant sans mère, les tendresses maternelles dont elle-même avait été privée dès le berceau ? Dans son cœur, tout simplement, dans son instinct de femme, car les femmes sont avant tout des mères. C’est ce qui fait la singularité et le ridicule de notre position à nous, les vieilles filles : nous sommes des mères sans enfants, des mères manquées. Nous avons toute une réserve d’affections inemployées qui tournent à la minauderie parfois, ou bien que nous dissimulons avec gaucherie sous des airs de sécheresse et de mauvaise humeur… Elle était debout dès l’aube, occupée à tout préparer pour le départ de l’enfant au collège ; elle lui faisait réciter ses leçons ; elle le grondait quand il avait eu de mauvaises notes et jouait avec lui aux heures de récréation. C’était une intimité de toutes les minutes.

Les années passèrent. Bien que très doux au fond et plutôt fille, Henri prit des airs bravaches et la brusquerie exubérante des garçons de dix-sept ans. Il affecta de mépriser tout ce qui l’avait intéressé naguère, les broderies que faisait Emmeline, assise à côté de lui pendant qu’il travaillait, les livres qu’ils lisaient ensemble et que maintenant il trouvait fades, — jusqu’à la conversation de sa cousine, leur tendre et vain bavardage à propos de tout, à propos de rien. Emmeline s’aperçut de ce changement ; elle en souffrit infiniment, sans le dire et sans le laisser voir. Henri, d’ailleurs, avait des retours affectueux qui la remplissaient de joie ; c’était un excellent garçon, incapable de méchanceté, et toutes les sottises qu’il a faites par la suite n’étaient dues qu’à la faiblesse de son caractère. Et puis, comme il arrive, je crois bien que c’est à force de souffrir par lui qu’Emmeline se prit à l’aimer davantage et que son affection devint insensiblement de l’amour, sans qu’elle s’en aperçût. Ses études finies, on ne savait trop que faire de lui ; il parlait vaguement d’entrer dans les affaires, mais rien ne se présentait, et le capitaine qui n’aimait pas qu’on restât inoccupé dans la vie commençait à se fâcher. Il fallut qu’Emmeline, confidente de l’un et de l’autre, s’appliquât à ménager les susceptibilités, à arranger les choses, à tout concilier. Henri se mit à courir de tous les côtés et à « faire le jeune homme ». Ce fut un grand chagrin pour Emmeline, bien qu’elle ne se rendît pas très bien compte, la pauvrette, de ce qui se passait. Mais elle devinait vaguement ; en tout cas, elle comprenait bien qu’il s’éloignait d’elle et que leur douce intimité se défaisait chaque jour davantage. Elle souffrit de voir son enfant qui se conduisait mal. Elle souffrit aussi d’une sorte de jalousie obscure qu’elle ne s’avouait pas à elle-même, qu’elle ne discernait pas Bien, mais qui la minait.

Enfin, une situation avantageuse se présenta pour Henri : il entra chez un fabricant de produits chimiques et, six mois après il épousait la fille de son patron. Je ne sais pas comment te dire les sentiments divers qu’Emmeline éprouva. Ce fut d’abord de la stupeur, et puis une immense détresse. L’idée du devoir et de la religion la redressèrent, mais elle eut de douloureuses alternatives entre la satisfaction qu’elle voulait avoir de l’établissement de son enfant, et l’immense douleur qu’elle ressentait à voir lui échapper pour toujours celui qu’elle aimait, qu’elle adorait — il fallait bien qu’elle se l’avouât, à présent — jusqu’à la folie ! Personne au monde, pas même Henri, n a jamais soupçonné sa souffrance : j’ai été sa seule confidente. Si je te raconte aujourd’hui cette aventure, c’est que tout cela n’est que de l’histoire ancienne. On a beau faire, on est moins respectueux des très vieilles choses que des récentes. Tu sais avec quel sans-gêne on désentortille les momies des antiques pharaons ; et on les déclare à la douane comme salaisons, et puis on les met dans des vitrines de musées avec des numéros d’ordre et des étiquettes pour amuser les promeneurs sans parapluie qu’une averse a surpris. Mais je ne parle de toutes nos vieilleries qu’avec piété ; je sais bien que tu m’écoutes de même, et c’est comme la veillée de notre passé mort qui sera bientôt à tout jamais enseveli, que je fais ce soir avec foi dans cette chambre familiale que ma vieille lampe éclaire bien mal, — toi, le dernier qui te souviendras de nous… Remonte un peu la lampe, veux-tu ? Et puis lève-toi, ouvre avec cette clef le grand panneau de mon secrétaire ; là, dans ce coin, tire le troisième tiroir à droite, et prends-y un paquet de lettres entouré d’un ruban bleu, sur lequel j’ai écrit : « Emmeline 1834. » Apporte-le-moi. C’est cela…

Ce sont les lettres que m’écrivit Emmeline au moment du mariage de son cousin. Voici la première. Elle est datée du 7 avril 1834. Nous étions à cette époque-là bien loin l’une de l’autre, elle en Touraine, moi en Normandie :

« Chère Jacqueline, je viens t’annoncer, sachant la part que tu prendras à notre contentement, un grand bonheur qui nous arrive. Notre Henri se marie. Il épouse la fille de M. Dupoutet, le fabricant de produits chimiques. C’est son avenir assuré. La jeune fille est charmante, très bien élevée et de bonnes manières, excellente musicienne et suffisamment jolie. Mon oncle est très satisfait. J’ai bien quelque regret, je te l’avoue, de voir ce grand enfant nous abandonner ; il va laisser un grand vide après lui. Mais on doit aimer les siens pour eux-mêmes et je serais une vilaine égoïste si je n’étais pas parfaitement heureuse du bonheur d’Henri… etc… »

La suite n’a pas d’intérêt. Mais, le lendemain, voici ce qu’elle m’écrivit :

« Chère petite amie, plains-moi et sois indulgente à l’aveu que je vais te faire, que je ne puis m’empêcher de te faire. Car c’est plus fort que moi, je n’ai pas le courage de garder ce secret douloureux pour moi toute seule. Je ne t’ai pas dit hier combien je souffre et de quel étrange et mauvais sentiment. J’ai beau faire, je ne puis supporter la pensée qu’Henri va devenir le mari d’une autre femme ! J’ai honte de t’avouer cela ; tu vas me mépriser, je le mérite. Surtout, tu ne vas pas me comprendre. Hélas ! je ne me comprends pas moi-même. Je ne savais pas, je te le jure, jusqu’à ces derniers jours, à quel point je l’aime. C’est l’impossibilité de le posséder jamais qui m’a révélé subitement tout l’amour que j’ai pour lui. Car c’est de l’amour, ma Jacqueline, du plus ardent amour. Je savais bien qu’il était tout au monde pour moi, pauvre orpheline, mais je croyais n’avoir à son égard que de l’affection, une tendresse fraternelle, — et maternelle aussi. Ou plutôt, je n’essayais pas d’analyser mon sentiment ; je l’ai, sans m’en douter, laissé naître et se développer dans mon cœur. »

Du lendemain encore, 9 avril, — car elle se mit à m’écrire presque tous les jours. Nous n’avions pas encore la poste, en ce temps-là ; c’était comme le journal de sa souffrance qu’elle m’envoyait par petits paquets :

« …Je ne sais si je souffre plus de mon chagrin ou du remords qu’il me donne. Pauvre petit, il m’a toujours considérée comme sa sœur et un peu comme sa mère. J’avais un an de plus que lui seulement, mais une femme a plus tôt l’expérience de la vie. Moi aussi, je le considérais comme mon enfant, et jusqu’au fatal jour où il m’a fait part (à moi la première, tant il se fiait à moi !) de ce projet de mariage, je ne me suis aperçue de rien. J’ai vécu sans trouble auprès de lui, sans songer à rien d’autre qu’à la joie de l’avoir auprès de moi. Je ne pensais pas, folle que j’étais, qu’il faudrait bien un jour qu’il s’en allât. Je l’aimais sans crainte et sans fièvre — jusqu’au jour où j’ai vu qu’on me l’enlevait ! »

Du 11 avril :

« …Le pauvre enfant ne se doute de rien. Dieu veuille le préserver de savoir jamais la triste vérité. Je ferai tous mes efforts, pour ensevelir dans mon cœur mon ridicule amour. S’il le savait, peut-être qu’il en souffrirait et je ne veux pas qu’il souffre. Il faut qu’il soit heureux ; je ne dois pas avoir d’autre but dans l’existence que de travailler à le rendre heureux. J’y réussirai bien avec l’aide de Dieu… Peut-être aussi qu’il en rirait ! Oh ! cette pensée est déchirante !… »

Du 12 ; regarde comme son écriture est tremblée ! Pauvre fille !

« Il a si bien confiance en moi qu’il me prend à chaque instant pour confidente de son bonheur. Ce matin, il m’a dit : N’est-ce pas, qu’elle est gentille ? Te plaira-t-elle comme belle-sœur ; car nous sommes frère et sœur, n’est-ce pas ? Aimes-tu les yeux bleus et les cheveux noirs comme elle les a ? Si tu savais combien je suis heureux, Emmeline. Mais toi, je voudrais que tu te maries aussi ; cela me fait de la peine d’être heureux sans toi. — Le pauvre cher enfant me parlait de sa voix la plus câline et la plus douce : la main qui voudrait caresser blesse parfois !… Je me suis mise à pleurer et j’ai eu beau lui dire que je pleurais de joie, j’ai bien peur qu’il ne m’ait pas crue !… »

Du 14 :

Nous sommes tous les jours en fêtes, dîners, réceptions, présentations aux deux familles. Il faut toujours que je sois là. Je souffre affreusement. On me demande mon avis pour le choix des étoffes ; on me consulte pour la robe de la mariée. Henri m’a prié de l’accompagner chez la fleuriste pour choisir les bouquets qu’il envoie à chaque jour à sa fiancée. »

J’en passe toute une série pour ne pas t’ennuyer. 5 mai :

« Je me sens un peu plus courageuse. Je crois que j’aurai la force d’aller jusqu’au bout. Le mariage a lieu dans dix jours. Que Dieu me donne de l’énergie jusque-là. Après, nous verrons bien… »

14 mai. C’est la dernière lettre qu’elle m’ait écrite, à ce moment là. Ensuite, je suis restée des semaines et des semaines sans recevoir de ses nouvelles.

« C’est demain ! Je suis affolée, j’ai peur. J’ai peur ! surtout de metrahir. Tout le monde rayonne de joie autour detnoi ; il faut que moi aussi je fasse bonne figure. Mais demain ! J’ai peur de me trouver mal à l’église ou d’étouffer ! »

Le mariage eut lieu, et c’est tout. Henri perdit sa femme après un an de ménage, et puis il a fait de mauvaises affaires, et puis il est mort lui-mème. L’oncle était mort, lui aussi, dans l’intervalle. Emmeline ne les abandonna pas ; elle les a tous soignés les uns après les autres ; pour éviter une faillite, elle a donné le peu de fortune qu’elle avait. Elle reprit son calme et son admirable tranquilité dès qu’on eut besoin d’elle. Elle était une femme à l’énergie douce, — variété d’énergie qui n’est pas commune. Les « maîtresses femmes », comme on dit, sont bien désagréables avec leur volonté toujours tendue et leur incessante activité. Emmeline savait être partout présente et agissante sans en avoir l’air et sans faire de bruit. Comment l’apaisement lui est-il venu, comment le silence s’est-il fait dans son pauvre cœur agité ? Mais tu te la rappelles : l’année dernière encore, quand tu es venu nous voir, comme elle était souriante et sans rancune contre la vie ! Son secret est resté enfoui dans son souvenir : personne ne l’a jamais soupçonné. Ceux qui la voyaient si aimable et d’un caractère enjoué se figuraient, bien sûr, qu’elle avait été toujours heureuse. C’était sa doctrine qu’il faut être gaie ou tout au moins en avoir l’air et garder pour soi sa tristesse : « C’est une petite hypocrisie, disait-elle, qu’on doit à son prochain… »

Voilà toute l’histoire d’Emmeline Lefèbure. Tiens, remets à sa place ce paquet de lettres, dans le tiroir de droite de mon secrétaire : il n’en sortira plus qu’à ma mort. Et je te charge alors de le détruire… Cela ne tardera pas, tu n’auras pas le temps d’oublier.

À ce moment, Mlle  Lefèbure se réveilla. Ses yeux pâles et troubles s’entr’ouvrirent et sa pauvre bouche toute contournée essaya le bon sourire indulgent d’autrefois qui maintenant grimaçait lamentablement. Elle regarda vaguement, à droite et à gauche, elle s’amusa de la lumière de la lampe et, de sa petite voix grêle et cassée, elle se mit à chanter très bas :


Le ciel est bleu les merles sifflent

Chevalier, que veux-tu de moi ?…


La vieille servante vint la prendre pour la coucher. Elle ouvrit à deux battants la porte du salon et poussa devant elle le lourd fauteuil à roulettes qui grinçait, qui geignait ; et, quand elle était déjà loin, à travers le corridor dallé de briques j’entendis encore la pauvre demoiselle qui chantait :


Chevalier, mon écharpe est bleue,

Et ton étendard flotte au vent…

« C’est ainsi tous les soirs », dit ma tante Jacqueline, et, quand la vieille Marie-Anne eut refermé la porte, un lourd silence tomba dans le salon triste. La soirée avançait. Je dus remonter encore la lampe. Le vent d’hiver heurtait et secouait les contrevents mal joints. Ma tante Jacqueline releva sur ses épaules un petit châle de laine qu’elle avait déposé sur le dossier de sa chaise. « Il est tard » dit-elle en se levant. Elle alla regarder la pendule. « Onze heures. Je vais te fatiguer et t’ennuyer avec mes histoires… Et puis, il commence à ne pas faire chaud. Approchons-nous du feu, prends une bûche dans le coffre à bois et dépose-la, bien gentiment, ici, sur ce tison. J’ai bien peur que ça ne s’éteigne ; passe-moi le soufflet. »

Nous avions laissé la lampe sur la table auprès de la fenêtre et nous étions assis devant le feu sur de petits fauteuils bas en tapisserie ; nous n’étions guère éclairés que par la flamme incertaine et grêle qui dansait sur le bois à demi-consumé du foyer. Ma tante Jacqueline était lasse, sans doute ; elle me parut plus vieille, effondrée ainsi dans son fauteuil. Elle appuya, quelques instants, son front sur sa main et, quand elle releva les yeux, elle sembla si profondément triste, occupée de souvenirs si lointains et si mornes qu’elle avait l’air appesantie sous le poids d’un éternel passé.

« Mon histoire, à présent, n’est pas la plus gaie, mais elle est bien la plus frivole et la moins édifiante. Oui, la frivolité, — tout mon malheur est là. J’ai manqué de sérieux et de réflexion ; je n’ai pas su discerner dans la vie ce qui est important et grave de ce qui n’est que vanité, sottise et colifichet. Ou plutôt, si, je discernais, mais on eût dit que le colifichet seul m’intéressât. C’est comme un fait exprès : je lui ai sacrifié tout le reste. Maintenant encore que je me suis assagie, — il à bien fallu ! — tu vois, j’aime les dentelles et les bagues et je serais volontiers coquette, n’était ma vieille figure ratatinée ! Je me le reproche parce que c’est un péché, — et puis c’est ridicule. Pourtant, puisque je suis sincère avec toi, je te l’avoue, j’ai beau faire, la vie ne me semble pas si grave, ni les choses de la vie si importantes qu’elles vaillent de grands sacrifices et qu’elles imposent des devoirs bien stricts. C’est mal ce que je te dis-là, et ce n’est pas ainsi qu’une grand’ tante devrait parler à son neveu. Mais mon neveu sais bien que je ne suis qu’une vieille radoteuse et n’a pas l’intention de me prendre pour directrice de conscience. D’ailleurs, je sais que mon opinion n’est pas juste, puisqu’elle n’est pas conforme à ce que la religion nous enseigne : je n’ai pas d’orgueil et je m’incline. Ce n’est pas un exemple à suivre que je te donne, c’est tout simplement ma vie que je te raconte. En tous cas, il est bien certain que mes principes ne m’ont pas réussi, et si j’en avais appliqué d’autres, je n’aurais pu qu’y gagner !

Mon père était huissier, ici même, dans cette maison. Ma mère avait eu quinze ou vingt mille francs de dot. Cela ne donnait pas un gros revenu et nous n’avions guère pour vivre que ce que gagnait annuellement mon père. Les enfants arrivèrent ; nous avons été quatorze. Trois sont morts en bas âge ; le reste a vécu plus ou moins longtemps ; je reste la dernière, comme tu sais. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de mes toutes premières années, et ceux que j’ai ne sont pas tous très authentiques. Les récits qu’on m’a faits se mêlent aux véritables impressions que j’ai eues. J’ai si souvent entendu parler d’une arrière grand’mère qui fut dame d’honneur de la reine Marie-Antoinette que je me figure l’avoir connue ; or, elle est morte l’année même de ma naissance. Il me semble bien que je me rappelle la mort d’une petite sœur que j’ai perdue quand j’avais trois ans : je vois encore mon père essayant, ici, devant cette glace une redingote noire qu’on venait de faire teindre pour son deuil. Un autre jour, je me rappelle une distribution de confitures que ma mère nous a faite pour notre goûter. C’était un après-midi d’automne. Des cloches sonnaient à toute volée ; on entr’ouvrit la fenêtre un moment pour fermer les contrevents : le carillon nous emplit les oreilles et s’éteignit quand la croisée fut close. Je me rappelle aussi des sifflements de martinets dans le ciel lumineux des soirées d’été que j’entrevoyais à travers une certaine fenêtre du second étage. Et puis, c’est à peu près tout ce dont je me souviens de ma petite enfance.

Ma famille était de plus en plus gênée à mesure que les enfants devenaient plus nombreux. On me mit en pension chez les Visitandines, à Paris. Je n’avais pas tout à fait sept ans. Oh ! l’arrivée dans ce couvent après un épouvantable voyage en diligence ! On m’avait confiée à je ne sais plus quelle bonne femme du pays qui venait pour affaires dans la capitale, et je sentais à chaque tour de roues que je m’éloignais davantage de tout ce qui m’avait jamais aimé, guidé, protégé. La triste, la douloureuse impression de dépaysement, quand j’eus passé le tour et que je me trouvai subitement au milieu de petites filles joyeuses qui chantaient et qui jouaient ! Je me sentis si seule, perdue dans un tel isolement qu’après le premier étonnement passé, ce fut comme une sorte de peur qui me prit, une sorte d’effroi. Je me mis tout à coup à pleurer, à pleurer sans fin de grosses larmes brûlantes, et telle était l’infinie détresse où je me trouvais irrémédiablement que j’aurais voulu pleurer toujours jusqu’à en mourir. J’avais en haine la pauvre religieuse, très douce pourtant, qui, de mon mouchoir, étanchait mes larmes sur mes joues. Oui, je me le rappelle à présent, j’ai souhaité mourir : je voyais très nettement le blanc cortège qui avait emmené ma petite sœur morte et j’aurais voulu être comme elle mystérieusement transportée au ciel. Je n’avais pas sept ans. Il semble qu’une enfant ne puisse pas éprouver une impression plus forte et qu’une telle émotion doive laisser à tout jamais une trace dans son esprit. Eh ! bien, non, les enfants sont si légers et j’étais déjà sans doute d’une particulière légèreté !… Au bout de peu de jours, tout était, oublié : ce n’est qu’assez longtemps après, avec quelque effort de réflexion que j’ai pu reconstituer ce souvenir. Les bonnes Visitendines ont été très affectueuses et très douces pour moi ; mes petites compagnes ne tardèrent pas à m’adopter, à m’admettre à leurs jeux. J’avais beaucoup d’amour-propre et je travaillais avec assiduité, pour être toujours la première et mériter aux fins de mois « le grand témoignage », Tout cela suffisait à m’occuper, à me distraire. Que veux-tu que je te dise ? j’oubliai tout à fait ma mère, mon père, mes frères et sœurs et ma maison natale, tout à fait ; je suis sûre que je ne pensais jamais à eux. Je ne venais pas en vacances ici : les communications étaient trop difficiles et trop chères. Trois ou quatre fois, pendant les sept années que j’ai passées au couvent, ma mère est venue à Paris. Je la voyais d’abord au parloir à travers Une double rangée de grilles, car nous étions cloîtrées comme les bonnes sœurs, mais on me laissait tout de même sortir avec elle un ou deux après-midi. Je l’accompagnais dans ses courses. La pauvre femme m’embrassait, me dévorait de baisers et, quand il fallait partir et nous séparer, elle sanglotait. Moi, je n’avais pas de chagrin. Je crois bien que je ne la reconnaissais pas, ou plutôt, si, je la reconnaissais, mais elle m’était devenue étrangère. Ma vie était désormais détachée de la sienne. Quand elle me demandait, en s’en allant : « Qu’est-ce que je dirai de ta part à ton petit père, à ta petite sœur Jeannette, à Suzanne, à tes frères ? » cela ne me représentait rien de très précis et je répondais presque machinalement : « Bien des choses ! »

Un jour, la supérieure m’apprit avec beaucoup de ménagements qu’un de mes petits frères venait de mourir. Cela m’a fait de la peine le premier jour parce que, à l’air de tristesse de la bonne sœur, aux encouragements qu’elle me donnait, j’ai compris vaguement que j’étais malheureuse ; cela me causait quelque attendrissement sur moi-même. Mais dès le lendemain, ma tristesse avait disparu ; j’étais surtout gênée de la contrainte que je devais m’imposer pour avoir l’air moins joyeux que d’habitude ; mes compagnes semblaient me plaindre : il était convenable que je me fisse une attitude de circonstance. Cela me fut très désagréable, et d’ailleurs ne dura pas. Hélas ! j’étais vraiment une méchante fille ! J’ai souvent, depuis, pensé avec tristesse à ce pauvre petit Pierre que je n’ai pas su pleurer quand il est mort, dont j’ai tout à fait oublié le visage, dont aucun souvenir ne me reste !

On me faisait bien écrire à ma famille de temps en temps ; mais c’était une tâche comme les autres devoirs qu’on m’imposait. Je ne sais pas trop ce que je mettais dans mes lettres, en tout cas rien de mon cœur. Emmeline et Sophie étaient, quelque temps après moi, entrées au couvent, et nous formions un cercle étroit de camaraderie et d’amitié.

Ce fut le 7 mai 1829 que se décida ma destinée. J’avais un peu plus de quinze ans. On me prévint qu’une dame de ma famille me demandait au parloir. J’arrive et je vois une personne d’une cinquantaine d’années, très élégante et que je ne connaissais pas du tout. Elle me raconte qu’elle est la cousine germaine de mon père, qu’elle s’intéresse à moi, qu’elle m’a vue une fois quand j’étais toute petite, qu’elle habitait jusqu’alors un château de Touraine, mais qu’après avoir perdu son mari, toute seule depuis que son fils s’était établi en Algérie, elle s’installe définitivement à Paris. En s’en allant, elle me promet de revenir me voir. Je ne sais pas exactement ce qui se passa dans la suite, ni quelles négociations elle entama avec mes parents et la supérieure. Toujours est-il qu’un mois après elle m’adoptait et me prenait chez elle. J’avais bien un peu de chagrin de quitter mes amies et la vie calme à laquelle j’étais habituée. Mais cela ne pouvait pas toujours durer, et puis, faut-il te l’avouer ? l’élégance de ma cousine et les beaux bijoux dont elle était parée, me séduisaient.

J’ai vécu cinq ans dans le luxe et ce sont les plus belles années de ma vie, sinon les plus nobles, car je me rends compte aujourd’hui du parfait égoïsme sur lequel reposait mon bonheur. Chez mes parents la gêne était de plus en plus grande, l’étude ne marchait pas et les santés laissaient à désirer. Je savais cela vaguement, et je n’y pensais jamais ! On m’avait installé la plus jolie chambre, toute blanche et bleue, avec des cretonnes à fleurs et des meubles d’acajou verni. J’appris à peindre des guirlandes sur de la soie, j’appris à chanter et à pincer de la guitare ; je n’eus jamais un talent original, mais je faisais tout cela gentiment comme il convenait que le fît une élégante jeune fille. Et je devins sans difficulté une petite chatte proprette et souple, — et jolie, je peux bien le dire maintenant sans vanité, n’est-ce pas ? — une petite chatte très vive et remuante à ses moments, mais langoureuse et paresseuse. Ma cousine était très bonne, mais sans beaucoup de plomb dans la cervelle ; à nous deux nous ne faisions pas quelque chose de bien sérieux ! Nous passions notre temps à parcourir les magasins, à recevoir et à rendre des visites ; nous dînions en ville, nous allions au bal. Nous nous occupions aussi de charité parce que cela faisait partie d’une vie mondaine bien organisée, comme la couturière ou la comédie ; mais je ne me rappelle pas avoir eu jamais en visitant les pauvres l’impression qu’ils fussent des personnes comme nous qui souffrent et qui nous sont attachées par les liens fraternels. Il me semblait tout naturel qu’il y eût des pauvres afin que les belles dames fissent à leur petites filles des jupons de tricot et leur portassent quelques aumônes enveloppées de bonnes paroles. Je n’avais pas l’idée d’une existence différente de la mienne, dans laquelle on dût lutter et prendre de la peine ; j’acceptais mon bonheur comme une chose due, — sans étonnement et sans reconnaissance. J’étais partout très fêtée, très adulée, parce qu’on ne me trouvait ni laide ni sotte, toutes les qualités sérieuses qui me manquaient ne sont pas de mise dans la vie de société. J’avais beaucoup de succès au bal. Dans ce temps-là, les jeunes gens étaient très attentifs auprès des jeunes filles… Il paraît que vous avez changé ça, — mon Dieu cela vaut peut-être mieux, à des égards ; mais les manières d’autrefois avaient leur grâce et leur agrément. J’ai reçu force madrigaux en prose et en vers, où j’étais comparée à toutes ces dames de la mythologie, à toutes les étoiles et à toutes les fleurs de la création. Folle que j’étais, je prenais tout cela pour argent comptant, et j’en arrivai bientôt à concevoir de moi l’opinion la plus flatteuse. Je me considérais comme une petite personne tout à fait précieuse et particulière, autour de qui tournait le monde et pour qui rien n’était assez joli. Je me suis mise dans un écrin comme un bijou merveilleux, et je permettais qu’on m’y admirât, mais sans toucher… C’est pour cela que je ne me suis pas mariée. On m’a demandée plusieurs fois ; — jamais ce n’était assez bien. On aurait dit que j’attendais un prince charmant, un fils de roi ou d’empereur, filleul des fées. L’oiseau bleu n’est pas venu ;… tu vois le résultat. Tous les beaux jeunes gens qui me faisaient la cour me semblaient suffisamment gentils pour m’accompagner à la contredanse et tourner les pages de mes romances quand je chantais ; mais c’était tout ! je n’ai jamais eu pour aucun d’eux le moindre petit bout de sentiment. D’ailleurs, si j’étais devenue la femme de l’un d’eux, tous les autres m’auraient manqué, et j’aimais avoir autour de moi ma petite cour de soupirants.

Au printemps de 1833, quelques jours avant mes vingt ans qu’on devait fêter par un grand bal, ma cousine fut appelée auprès de son fils dont la femme venait de mourir en Algérie et qui se trouvait seul là-bas avec deux petits enfants. Je fus retournée à mes parents pour un temps indéterminé ; quelques semaines plus tard, nous apprenions que ma pauvre cousine était morte subitement en arrivant à Constantine. J’ai entrepris de te raconter très sincèrement mon histoire au risque peut-être de te voir perdre un peu de ton respect pour moi. Cette nouvelle m’a fait beaucoup de peine, mais le chagrin que j’éprouvais était mêlé de regrets divers qui n’avaient pas pour cause la mort de ma cousine : je pensais que ma vie heureuse était à jamais finie ; j’allais maintenant rester enfermée dans la chétive existence de ce petit pays, de cette triste maison.

Oh ! l’horrible impression d’angoisse que j’éprouvai quand je me sentis subitement transplantée dans cette vieille maison lamentable, affreuse, que j’avais quittée tout enfant et que je retrouvais après avoir goûté le luxe le plus délicat et le plus raffiné ! Tout m’en déplaisait, les vieux murs sur le jardin qui se couvraient de salpêtre et de moisissure, les papiers de nos chambres tout écorchés et délabrés par l’humidité, les pendules et les gros coquillages roses qui ornaient les cheminées, les meubles râpés et le médiocre éclairage de chandelles ; nous n’avions qu’une lampe pour toute la maison. Mes frères et mes sœurs, avec un regrettable accent normand, chantaient la fin des mots ; ils étaient bruyants et sans distinction. Hélas ! mon père aussi me semblait commun de manières et de goûts ; il était aigri par l’infortune ; il avait, à propos de rien, de grandes colères, il s’emportait et jurait, et cela me paraissait inexcusable. Et ma pauvre mère !… Oh ! je n’étais qu’une folle, qu’une insensée !… Son existence d’incessant labeur et de constante économie, avec ses dix enfants à élever, presque sans argent, je n’y ai rien compris, je n’en fus pas touchée ! Une femme de ménage venait, pendant une heure, après chaque repas pour la vaisselle et le gros ouvrage. Ma mère faisait elle-même la cuisine, aidée de mes deux sœurs aînées. Je me la rappelle assise sur une petite chaise de paille devant le fourneau, raccommodant du linge et s’interrompant de temps à autre pour écumer le pot-au-feu. Je me la rappelle debout devant la table à toile cirée de la salle à manger, taillant des robes pour ses fillettes avec des patrons de papier épinglés sur de pauvres étoffes de lainage sombre. Je la vois encore, un matin, de bonne heure, cirant les souliers de son petit dernier qu’elle avait laissé paresser au lit et qui maintenant se trouvait en retard pour aller à l’école. Tu ne peux imaginer son extraordinaire activité !… J’aurais dû m’agenouiller devant elle, mais je trouvais vulgaire la besogne à laquelle elle se livrait, je trouvais médiocres ses préoccupations, et sa conversation sans élégance. J’aurais voulu causer avec elle musique et peinture, me promener avec elle en falbalas chez les modistes et les joailliers !… J’aurais dû m’agenouiller devant elle. Je suis maintenant à genoux devant son souvenir et jusqu’à mon dernier jour je pleurerai de l’avoir, tant qu’elle a vécu, méconnue et négligée. Vois-tu, c’est la pire peine et le plus irréparable chagrin que de se sentir des torts envers les pauvres disparus et d’implorer de vains pardons auprès des chers absents. Nulle femme plus que ma mère n’était digne de laisser après elle une douce et consolante mémoire. Hélas ! sa mémoire est attristée pour moi de tout mon remords. Je ne peux pas me souvenir d’elle avec tranquillité ; je ne peux pas voir sans pleurer, dans l’ombre toujours croissante du passé, son joli profil, sa bouche si fine et ses pauvres yeux qui, plus d’une fois, sans doute se sont assombris et mouillés de larmes par ma faute. Car elle a dû beaucoup souffrir à cause de moi, je le comprends à présent, elle si affectueuse et si tendre. Elle a souffert de se séparer de moi, toute petite, quand il a fallu me mettre au couvent. Elle a souffert de m’abandonner ensuite à sa cousine et de penser que j’étais prise peu à peu par une existence différente de la sienne et qui m’écartait d’elle, qu’elle ne connaissait pas et qui lui faisait peur. Et puis, je suis revenue à la maison comme une étrangère, moi, l’enfant aînée, qui aurais dû l’aider dans sa besogne incessante, être la confidente de ses peines et l’amie de toutes les heures, qui porte la moitié du poids de la vie. Elle ne m’a jamais fait un reproche. Les premiers jours, elle tenta de m’initier aux soins du ménage, la cuisine, les racommodages, le linge de la blanchisseuse à compter ; et comme j’étais très maladroite, elle me disait en riant : « C’est du nouveau pour toi, ma Jacqueline, mais tu t’y mettras ; c’est moins difficile que toutes les belles choses qu’on t’a enseignées ; qui peut le plus peut le moins. » Et moi, j’essayais de rire aussi ; mais je ne pouvais pas, mes yeux pleuraient. La pauvre femme s’en aperçut et dès lors ne me demanda plus rien, renonça à m’associer à sa vie de chaque jour. Elle ne parut pas m’en vouloir, tant elle était résignée et bonne. Seulement, mes frères et sœurs n’avaient pas la même indulgence, et cela se comprend ; ma présence à la maison n’était pour eux qu’un embarras de plus et voilà tout. Ce qui les intéressait me semblait insignifiant ou ridicule, et mes sentiments ne leur échappaient pas ; j’étais une gêne, une ennuyeuse contrainte dans leurs conversations et dans leurs jeux.

Un soir, au moment d’aller à la cave tirer du cidre dans les cruches, ma petite sœur Anne-Marie ne pouvait attraper la chandelle sur le grand bahut de la salle à manger. Mon père dit de sa voix aigre en me regardant : « Eh ! bien, mais si la Princesse se dérangeait un peu ? ce serait peut-être quelquefois son tour ? » Cette parole brusque éclaira pour moi tout d’un coup l’impossible situation dans laquelle je me trouvais vis-à-vis des miens. Autant les robes à dentelles que j’achevais d’user étaient singulières dans ce pauvre intérieur, autant mon âme y était isolée et dépareillée. La maison familiale est douce aux enfants sages qui n’ont jamais quitté le tranquille foyer, qui se sentent chez eux entre ses murs intimes et qui ne rêvent pas d’être heureux ailleurs ; mais elle est bien amère à ceux qui, pour l’avoir abandonnée, s’y retrouvent au retour comme des étrangers !

J’ai pris la chandelle sur le bahut et je suis descendue à la cave, et c’est là, je m’en souviens, pendant que le cidre coulait à gros bouillons dans les pots de grès, que je décidai de ne pas rester auprès des miens et, je ne savais trop comment, mais à tout prix, de m’en aller ! J’y ai pensé toute la nuit. L’idée me vint de me placer comme institutrice chez quelque amie de ma cousine. Le lendemain matin, j’allai trouver ma mère dans la salle à manger et je lui annonçai mon intention. D’abord, elle ne me répondit pas et je la vis, rêveuse, abandonner son ouvrage. « Est-ce que tu trouves que j’ai tort ? T’opposes-tu à mon projet. — Non, fais comme tu voudras. » Mais ses yeux se remplirent de larmes, elle s’assit sur une chaise et pleura longuement en silence… « Si tu trouves cela mauvais, n’en parlons plus ; je n’ai pas voulu te fâcher, — Je ne me fâche pas, tu vois bien que je ne me fâche pas, me dit-elle, seulement tu ne peux pas empêcher que je n’aie du chagrin. Ce n’est ni ta faute ni la mienne ; ce sont les circonstances qui le veulent. Fais pour le mieux… — Mais que me conseilles-tu ? — Je ne te conseille rien, je ne sais pas. Vois-tu, c’est mon plus grand chagrin d’être incapable de te conseiller. Tes habitudes et tes goûts sont maintenant tout différents des miens ; tu rêves d’une vie tout autre que celle que je connais. Que veux-tu que je te dise ?… je ne sais pas. »

J’aurais dû rester, en dépit de mes désirs insensés et de mes folles ambitions. À vingt ans, on se refait, on n’est pas à ce point l’esclave de soi-même !… Je n’ai pas pu. Il ne me semblait pas possible de vivre ici, entre ces murs étroits ; j’avais de la pitié pour les pauvres existences confinées dans ce petit pays ; j’avais pitié de moi-même et je m’attendrissais sur ma destinée. C’est un sentiment ridicule, mais qu’on a bien de la peine à vaincre. Un mois après, j’étais installée rue du Bac, comme institutrice de la sœur d’une de mes anciennes amies.

On me fit le meilleur accueil, le plus délicat. On s’appliquait à m’éviter les plus petits froissements. Il me fut cependant pénible de me retrouver pauvre et salariée au milieu de tous ceux qui m’avaient vue jadis dans le rayonnement de ma jeunesse heureuse. Malgré tout, j’étais plutôt contente, car je me voyais entourée, de nouveau, des délicatesses et des raffinements que j’aimais, et je prenais ma petite part de la vie heureuse des autres. Mais j’avais aussi mes heures de tristesse. Dans les bals où j’accompagnais ma petite élève, je n’étais plus fêtée comme autrefois ; j’ai reconnu souvent plus d’un de mes anciens danseurs qui faisaient semblant de ne pas me voir et je suis restée plus d’une fois sur ma chaise à faire tapisserie avec les grand’mères. Quand il venait des visites et que j’étais là par hasard, on me présentait aux étrangers qui me regardaient avec étonnement : « Mlle  Saint-Martin, qui veut bien s’occuper de nos fillettes. » Et, je ne savais où me cacher pour ne pas laisser voir mon humiliation. C’était la punition de ma légèreté d’esprit. Je n’avais pas assez connu la vie laborieuse et difficile pour comprendre la dignité de l’effort qu’on fait pour se tirer d’affaire, pour gagner son pain quotidien. Comme je ne vivais que de vanité mesquine et de satisfactions frivoles, les plus insignifiantes petites blessures à mon amour-propre m’étaient aussi de vrais supplices.

Les mois passèrent. J’allais avoir vingt-huit ans quand ma petite élève fut fiancée. Et ce furent des fêtes ; et des bals. On m’emmenait partout, par amabilité. C’est alors, je crois, que j’éprouvai le plus mauvais sentiment qui m’ait atteinte dans ma longue vie, où je n’ai pourtant jamais été très héroïque. Je fus jalouse, sans sujet précis et bien défini, mais jalouse d’être heureuse comme je voyais qu’on l’était autour de moi. Il est dangereux de côtoyer de trop près le bonheur quand on n’a pas une grande âme de renoncement et d’abnégation. J’ai passé de douloureuses semaines auprès des fiancés dans cette atmosphère d’amour qui me grisait. Au milieu de ces réunions joyeuses de jeunes filles parées et fêtées, je me sentis pour la première fois une vieille fille qu’on n’épouserait pas et qui serait laissée pour compte dans la vie, après le temps des épousailles. J’ai traversé de pénibles alternatives de morne découragement et de révolte intime, des heures inquiétantes d’affolement où… je ne sais pas ce que j’aurais fait : je serais partie n’importe où avec le premier venu qui m’aurait aimée !

Mais nul ne m’a aimée… Au fond, cela vaut peut-être autant !… Non, nul ne m’a jamais aimée et je me suis vue vieillir tout doucement et sans bruit. Les premières petites rides sont venues au bord de mes yeux et sur mon front ; mes joues ont perdu leur fraîcheur et j’ai senti l’approche, à pas de loup, dans l’avenir moins lointain, de l’heure d’automne où j’allais me faner et n’être plus qu’une pauvre ridicule créature sans attache nulle part, sans raison d’être aucune, et qui n’a pas su trouver dans la vie le coin tranquille où s’arrêter !

Mon élève mariée, j’ai dû changer de place. Je suis entrée ici et là sans jamais m’installer définitivement. Et puis j’ai pris un appartement et j’ai couru le cachet. J’ai passé lugubrement les années, heureuses pour d’autres, de la maternité, avec l’amer regret de la maternité manquée. Un âge vient où les bras des femmes ont comme une douleur physique de n’avoir pas d’enfants à bercer. J’ai connu des jours d’extrême pauvreté, j’ai souffert toutes les petites misères des infortunées qui reprisent leurs robes jusqu’au dernier fil et recouvrent l’hiver, de vieux morceaux de velours les chapeaux de paille de l’été. Entre temps, j’ai perdu mon père et ma mère ; mes frères et mes sœurs se sont mariés, établis à droite ou à gauche ; mes amies d’autrefois se sont dispersées ou m’ont oubliée. Je me suis trouvée finalement seule dans la vie, plus seule chaque année, jusqu’au jour où j’ai retrouvé, tu sais à la suite de quels chagrins et de quelles déceptions, Emmeline et Sophie, — comme des épaves venues de naufrages divers se trouvent enfin rassemblées sur les grèves où viennent mourir les derniers flots. Nous avons vécu dans la plus grande intimité — tu nous a vues ensemble —, et nous avons eu de bonnes années tranquilles à dorloter toutes les trois nos trois misères. Avec quelques économies qui nous restaient et grâce à quelques petits héritages, — quand on vit très vieux, on hérite de tous les siens ! — nous avons pu vivre doucement notre fin de vie dans cette vieille maison familiale où je suis née, où je n’ai pas su rester, où je suis revenue enfin comme au port tranquille après tant d’agitations et de vains remuements. Emmeline était notre gaieté. Nous faisions du tricot, nous jouions au bezigue et au jaquet, un peu de musique de temps en temps, nos vieilles romances d’autrefois qui te sembleraient ridicules, quelques promenades et d’interminables causeries ; — et le temps passait ! Il n’a passé que trop vite. Et me voici seule de nouveau, mais cette fois à tout jamais… jusqu’au jour des « revoyures », comme disent les paysans.

Voilà ma vie, mon petit Jean. Elle n’est pas belle. Ce qui m’a manqué surtout, c’est d’avoir une passion, une passion quelconque, fut-ce presque une mauvaise. Je le sens bien maintenant : il faut une passion pour embellir une vie. Mais aussi, c’est une grosse affaire qu’une passion, pour une petite personne, comme j’en étais une, qui ne veut s’embarrasser de rien, que d’être jolie et coquette. Quand je lis, dans mon journal, aux Faits divers, les « drames de l’amour », je m’étonne et j’admire… avec un peu d’envie, (mais oui, je te le jure !). Je n’ai jamais-aimé personne, ni rien au monde vraiment, ce qui s’appelle aimer. Alors, on ne m’a pas aimée non plus. C’est tout naturel, mais ce n’est pas gai !…

Tu vois, il n’y a pas de grands événements dans nos trois destinées ; nous n’avons pas éprouvé de catastrophes. Simplement nous avons été déçues par la vie, sans doute parce que nous attendions d’elle plus qu’elle ne donne d’ordinaire…

Minuit passé ! Crois-tu que je radote et que je n’en finis pas ! c est le péché mignon des vieilles gens. Je t’ai fait un récit bien long : je suis sûre que tu as dû te pincer pour ne pas dormir !… Un récit bien long, — mais pense que c’est trois existences, trois existences de plus de quatre-vingts ans chacune, deux cent cinquante ans de vie, que je t’ai racontés en quelques quarts d’heure ! Je t’ai dit tout l’essentiel, et voilà que le récit de deux cent cinquante ans de tristesse tient en si peu de temps ! Ce n’était pas la peine de vivre si lentement… »

Ma tante Jacqueline m’a conduit dans ma chambre. Elle a voulu m’allumer elle-même ma bougie, s’assurer que les fenêtres étaient bien fermées et que le garde-feu était devant la cheminée… « J’espère que tu ne vas pas avoir froid. Bonsoir, l’enfant !… »

Et le lendemain matin j’ai dû partir et laisser ma tante Jacqueline toute seule, avec la pauvre Mlle  Lefèbure, toujours souriante dans son fauteuil, — toute seule au coin de son feu dans la vieille maison grise au toit de tuiles moussues, triste avec ses lucarnes, ses fenêtres grillées et ses gros murs bossus dont les plâtras s’écaillent et verdissent.
André Beaunier