Trois ans en Canada/02

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CHAPITRE II
entrée dans le monde

— Allons, maintenant, mademoiselle, donnez-moi ce pied mignon que je le chausse de ce charmant soulier de satin blanc. Bon, à présent, véritablement, vous serez la plus belle du bal ce soir.

Ainsi parlait une grosse servante à sa maîtresse, mademoiselle Géraldine Auricourt, jolie fille de dix-huit ans, aux grands yeux noirs, pétillants de malice, aux lèvres roses et mutines, aux cheveux d’or et bouclés, qui vêtue d’une élégante robe de mousseline blanche relevée de marguerites et de roses, offrait à son miroir le plus délicieux portrait.

— Crois-tu, Madeleine ? demanda-t-elle à sa servante en souriant à sa glace, est-ce que vraiment je suis jolie ?

— Mais regardez-vous donc, mademoiselle, et vous n’aurez pas besoin de ma réponse.

— Ainsi, tu penses que je ne resterai pas toute la soirée clouée sur ma chaise. Pour la première fois que je vais au bal, cela ne serait pas fort encourageant.

— En vérité, mademoiselle, si tous les blancs becs qui vont se trouver chez le gouverneur, vous laissent un seul instant de repos, il faudra qu’ils soient des satanés freluquets bien imbéciles.

— Tu es flatteuse, ma bonne Madeleine, je deviendrais orgueilleuse si je te croyais, mais du moins ce que je puis espérer c’est de m’amuser un peu.

— Et moi j’en suis sûre.

Géraldine sourit et faisant une gracieuse révérence à sa glace : Oui, dit-elle, c’est cela que je ferai si on me demande à danser : au plaisir, Monsieur.

Et saluant de nouveau : Est-ce bien, Madeleine ?

— Parfait mademoiselle, pas moyen de faire mieux.

Oh ! que le gouverneur a eu une bonne idée de donner un bal à Québec, fit la jeune fille, en se frappant les mains. Ma chère Hortense y sera. À présent il faut que j’aille prévenir mon père, que je suis prête, et lui montrer ma toilette.

Légère comme une gazelle Géraldine descendit l’escalier en chantant un joyeux refrain.

Monsieur Auricourt était un homme âgé d’environ cinquante six ans, né en France dans la capitale. Dès son enfance, il se fit remarquer par son assiduité à l’étude et à vingt-trois ans, il fut reçu médecin, à l’Université de Paris. Il pratiqua avec succès et en moins de cinq années, acquit une bonne clientèle. Mais lorsque se déclara la guerre de la succession de Pologne, le docteur Auricourt s’enrôla comme lieutenant et suivit en Pologne les régiments qu’envoyait le cardinal de Fleury, pour défendre les droits de Stanislas Lezinski, beau père de Louis XV, contre Charles VI empereur d’Allemagne, qui soutenait Auguste III, électeur de Saxe, fils du dernier roi.

Là le docteur se maria à une Polonaise, nommée, Ida de Sominska. Après trois années d’un bonheur parfait, il eut la douleur de voir descendre dans la tombe sa compagne qui lui léguait en mourant une petite fille.

Monsieur Auricourt ressentit une si grande peine de la perte qu’il venait de faire, qu’il résolut de laisser la France, qui lui rappelait trop son malheur, pour venir se fixer en Amérique. Ce ne fut que le temps qui put lui faire oublier ses chagrins. Son enfant qui était la vivante image de sa mère devint sa consolation et l’unique objet de toutes ses affections. À partir de ce moment, le Dr Auricourt s’appliqua à augmenter la fortune que sa femme lui avait laissée pour sa fille, et son travail fut bien récompensé.

Au moment nous retrouvons Mr. Auricourt, il était dans son bureau, occupé à lire un ouvrage médical, mais au chant de Géraldine, qui fit irruption dans la chambre, il releva la tête.

— Regardez, mon père, s’écria-t-elle, en pirouettant sur son talon, je suis jolie, n’est-ce pas ?

— Jolie, répondit-il, en regardant sa fille avec amour, petite folle, est-ce à moi que tu demandes cela, je ne pourrais te donner une réponse trop affirmative, mais jolie ou non, je t’aime ainsi.

L’attirant sur son cœur, il l’embrassa avec tendresse.

— Géraldine, mon enfant, continua-t-il, tu ne penses pas partir à présent, il est à peine huit heures.

— Avant que votre toilette soit faite, huit heures et demie seront sonnées, et il sera grandement temps ; car si nous partions plus tard, nous perdrions plusieurs danses.

— Et c’est ce qu’il y aurait de triste, dit le docteur en souriant, je ne danse plus moi, mais puisque tu le veux, je vais faire un bout de toilette.

Géraldine attendit avec une grande impatience. Enfin Mr. Auricourt fut prêt. Une voiture attendait à la porte, la jeune fille y monta lestement, suivie de son père. Les chevaux furent fouettés et la voiture partit à grand train.