Trois ans en Canada/19

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CHAPITRE XIX
un malheur n’arrive jamais seul.

Depuis la mort du docteur, Gontran était venu tous les soirs visiter sa cousine. Il lui témoignait la plus grande affection et ne parlait de son père qu’avec émotion.

Géraldine lui était reconnaissante, le croyant sincère.

Pour Robert, il connaissait trop M. de Kergy pour croire aux protestations d’amitié qu’il lui faisait sans cesse, et ce n’était qu’avec déplaisir qu’il le rencontrait chez sa cousine, il n’osait cependant parler à Géraldine de son cousin, de peur de l’affliger.

Avec sa pénétration ordinaire, Gontran ne demeurait pas étranger à ce qu’éprouvaient M. de Marville à son égard. En conséquence, il résolut de hâter sa vengeance.

Depuis longtemps, il connaissait le mauvais état des affaires de M. Auricourt.

— Il faut que j’attende sa ruine, se disait-il, ensuite je ferai disparaître M. de Marville, j’arrangerai tout de manière à ce que Géraldine croit qu’il l’a oubliée, et que l’intérêt seul l’a guidé jusqu’alors ; son chagrin la tuera, sinon elle prendra le voile. Une barrière infranchissable doit la séparer de Robert ; lui il ne recouvrera sa liberté que le jour elle sera complètement perdu pour lui. Voilà la vraie manière de se venger.

§

Le soir était venu, il faisait noir, le vent soufflait lugubrement, interrompant seul le silence dans lequel Québec demeurait plongé. Un homme enveloppé d’un grand manteau, le visage couvert d’un masque, marchait d’un pas rapide, en remontant la ville.

— Je crois qu’enfin, je le tiens, se disait-il, cette fois, il ne m’échappera pas. Ah ! de Marville, jouis bien ce soir de ta dernière entrevue avec ta fiancée, lorsque tu la retrouveras, ce sera derrière la grille d’un couvent.

Gontran eut bientôt atteint le chemin Ste Foye, là il s’arrêta quelques instants et écouta ; tout était calme.

En ce moment, dix heures sonnèrent à la Cathédrale, de Kergy pressa le pas jusqu’à ce qu’enfin il eût atteint un grand chêne, sur lequel il frappa un coup avec sa canne, alors les branches s’agitèrent et un homme se laissa glisser à terre.

— Est-il temps d’agir, dit Alléomenie, car c’était lui.

— La caverne est-elle prête, demanda Gontran sans répondre à sa question.

— Oui.

— Alors suis moi. M. de Marville quittera la demeure de Mlle Auricourt avant une demi-heure.

Durant ce temps, Robert et sa fiancée s’entretenaient de leur bonheur futur.

Géraldine était presqu’entièrement rétablie, M. de Marville demeura donc plus longtemps, il ne craignait pas de la fatiguer en la faisant veiller, d’ailleurs la jeune fille s’était déjà opposée deux fois à son départ, on eut dit qu’elle avait un pressentiment de ce qui allait arriver.

Il la quitta ainsi. En le voyant partir, le cœur de Géraldine se serra, elle monta à sa chambre, et là se laissant tomber à genoux, aux pieds de son crucifix, elle pria longtemps Dieu de protéger celui qu’elle aimait.

Pour Robert, il s’en retournait tranquillement, lorsqu’au bout de dix minutes de marche, ses pieds s’embarrassèrent dans une corde, et perdant l’équilibre, il, tomba. Surpris d’avoir rencontré cet obstacle, il s’apprêtait à se relever, mais deux mains puissantes se posèrent sur ses épaules et le forcèrent à demeurer cloué sur le sol, tandis qu’on lui mettait un large bandeau sur le visage.

Le jeune homme voulut se défendre, un énorme coup de poing s’abattit sur sa tête, avec une telle force qu’il en fut tout étourdi et qu’il n’opposa plus aucune résistance à ses mystérieux agresseurs.

Il sentit seulement qu’on l’enlevait de terre et qu’il était emporté par deux bras puissants.