Trois ans en Canada/25

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXV
dernières épreuves.

Les plaines d’Abraham, demeurées célèbres par le combat qui s’y livra en 1759, le 13 septembre, étaient situées à trois quarts de lieue de la ville de Québec et faisaient face à sa partie faible.

Dans la nuit du 12, à l’insu de nos troupes, les Anglais traversaient en plusieurs divisions, dans des bateaux plats, de la Pointe Lévis qui est vis-à-vis Québec, et débarquèrent à l’Anse à Foulon.

M. de Vergor qui commandait en cet endroit et devait défendre le passage de la côte, se laissa surprendre par un détachement de cinquante hommes, quoique la nuit ne fut pas obscure, et cet indolent commandant qui 3 ans auparavant s’était si mal défendu dans son fort de Beauséjour, se laissa déloger sans opposer une grande résistance.

Alors ce premier détachement parvint à gravir la côte, et fut bientôt suivi du reste de l’armée anglaise, qui se forma sur les hauteurs d’Abraham.

Montcalm se trouvait de l’autre côté de la rivière St Charles, où était le camp lorsqu’il apprit le débarquement des Anglais, que M. de Vergor aurait pu empêcher facilement.

Le général se hâta de traverser la rivière, et la ville, pour venir offrir le combat à Wolfe.

L’armée anglaise se composait d’à peu près 5 000  hommes.

Après avoir été rejoint par M. de Senezergues, avec la plus grande partie des Canadiens, Montcalm se trouvait avoir autant, sinon plus de combattants à opposer au général anglais ; mais c’étaient en partie des miliciens incorporés avec les soldats, tandis que les troupes anglaises étaient réglées, aussi dès le commencement de l’attaque, celles-ci gagnèrent du terrain.

Les Français commencèrent par un feu de tirailleurs que firent les Canadiens et les Sauvages qui se trouvaient placés sur les ailes, dans les buissons.

Wolfe fut blessé au poignet dès le premier choc, mais cela ne ralentit en rien sa valeur.

De toute part, les Français tombaient sous le feu vif et bien nourri des Anglais.

Messieurs de Senezergues et de Fontbrune étaient parmi les morts.

Wolfe, profitant de ce premier succès, part à la tête de ses grenadiers et s’élance sur nos troupes, qui déjà commencent à se retirer en désordre.

Montcalm qui n’a pas failli un instant s’efforce de rallier ses soldats, et revient à la charge.

Le général anglais, toujours en avant, reçoit une balle en pleine poitrine ; l’héroïque jeune homme dissimule ses douleurs, afin de ne pas effrayer ses troupes, et laisse le commandement à Monkton.

Au même instant, Montcalm est atteint, et le capitaine de Raincourt, qui est à ses côtés, reçoit une balle dans les reins. M. de Bourlamaque pousse un cri de rage, il a vu la main meurtrière qui a porté le coup ; il lance son cheval en avant, arrive à M. de Carre, lui passe son épée au travers du corps et s’écrie :

— Ainsi meurent les traîtres !

— Oh ! murmura-t-il en tombant de son cheval, la fortune, la fortune, je la tenais…

Il ne peut achever sa phrase, sa monture effrayée prend le mors aux dents, lui passe sur le dos et disparaît dans les rangs ennemis.

Cependant, Montcalm, plus fort que son mal, demeure sur sa selle et soutenu de Robert et d’un brigadier, il rentre à Québec.

M. de Beaumont a reçu le capitaine de Raincourt dans ses bras et le transporte aux Ursulines, où le général est déjà installé, comme étant le seul lieu où des soins attentifs peuvent leur être prodigués.

Vainement les Français continuent à faire des efforts désespérés sur leur droite, où se trouve le plus grand nombre de troupes réglées, pour prendre l’ennemi en flanc.

Townsend qui a succédé à Monkton dans le commandement, sait profiter des avantages obtenus en faisant avancer à propos les troupes tenues jusqu’alors en réserve.

Notre droite est obligée de reculer, et ce mouvement rétrograde entraîne la retraite précipitée de l’aile gauche et du centre.

— Ils fuient, ils fuient ! s’écrie-t-on.

— Qui ? demande Wolfe qu’on a appuyé sur un arbre.

— Les Français, répond l’officier qui le soutient.

— Quoi sitôt ! je dois donc mourir content.

Et le jeune héros rend le dernier soupir dans les bras de la victoire.

Le marquis de Vaudreuil, qui se trouve à la porte de la ville, veut rallier les troupes françaises, mais sans succès. Les Anglais sont vainqueurs.

De toutes parts, les boulets ennemis continuent à fondre sur la ville. La maison de M. de Carre est atteinte et devient la proie des flammes.

Hortense, folle de terreur, s’était élancée au dehors, ne sachant où aller, lorsqu’elle sentit un bras se passer sous le sien et qu’une voix lui dit :

— Mademoiselle, laissez-moi vous conduire ; je vais vous mener dans un lieu sûr.

Elle leva les yeux, et reconnut M. Duval.

— Que je suis heureuse de vous rencontrer, dit-elle en s’appuyant sur son bras.

Louis la conduisit au couvent. Ils arrivèrent au moment où le prêtre quittait M. de Raincourt, après lui avoir prodigué les secours de la religion.

Le capitaine avait été installé dans la salle d’entrée.

M. Duval, ignorant cela, conduisit Hortense précisément dans cet appartement, mais ils s’arrêtèrent sur le seuil en apercevant Félix cloué sur un lit de douleur.

Mlle de Roberval poussa un cri, et vint tomber sans forces au pied du lit.

— Félix, Félix, tu es blessé et je l’ignorais.

— Pauvre Hortense, il faut donc que je te laisse.

— Non, non, Félix, tu ne mourras pas, ne m’abandonne pas.

— Chère Hortense, reprit le capitaine, se soulevant et l’attirant près de lui, cache-moi ta douleur, tes larmes me font mal. Si nous devons être séparés, ce ne sera pas pour longtemps, car je le sens tu ne survivras pas à ma mort.

Épuisé par ces paroles, il laissa tomber sa tête sur l’épaule de la jeune fille, et ses yeux se fermèrent.

— Félix, Félix, voilà tout ce que la pauvre enfant pouvait murmurer à travers les larmes qui coulaient sur sa belle figure.

Robert, sa femme et les officiers qui se trouvaient dans la chambre n’avaient pas prononcé une parole, tant ils se sentaient émus devant cette scène de douleur.

Le capitaine rouvrit les yeux et fixa ses regards mourants sur Hortense ; elle détourna la tête, ne pouvant les supporter.

— Pauvre enfant, fit-il, Robert.

M. de Marville s’approcha.

— Qu’est-ce Félix ?

— Le général, comment est-il ?

— Hélas bien mal !

— Il m’avait promis de la protéger, mais s’il doit succomber comme moi, Robert, c’est à toi et à ta femme que je la confie.

— Félix, rien ne sera épargné de notre part pour ta fiancée ; nous ferons tout en notre pouvoir pour soulager sa peine.

— Merci, Robert.

Les ombres de la nuit envahissaient la chambre, un morne silence régnait dans l’appartement.

Géraldine priait au chevet du lit ; Robert, M. Duval et leurs compagnons demeuraient plongés dans une amère douleur, devant leur frère d’armes agonisant.

Pour Hortense, elle pleurait toujours.

Une religieuse en ce moment interrompit le silence en venant poser un candélabre sur la table ; elle regarda un instant, tous ces visages consternés, puis s’agenouillant auprès de madame de Marville, elle mêla ses prières aux siennes.

Lecteurs ! représentez-vous un de ces moments suprêmes où va vous être enlevé pour toujours un être chéri. Il est là, étendu sur un lit de souffrance, pâle et livide ; bientôt, il ne sera plus ; maigre toute votre tendresse, vous ne pourriez le suivre ; sa main que vous tenez encore, se glacera à jamais. Vous n’entendrez plus cette voix qui savait consoler vos peines et vous charmer par les mots d’amour qu’elle murmurait à votre oreille, vous n’attendrez plus avec impatience l’heure de son arrivée, car tout sera fini, fini…

M. de Raincourt était toujours dans un état de torpeur qui le rendait insensible à tout.

Enfin, vers le matin, il rouvrit les yeux.

— Hortense, dit-il, vous êtes encore là, et vous pleurez toujours.

La jeune fille couvrit son visage.

— Non, non, chère enfant, reprit-il d’une voix plus faible, laissez-moi vous regarder, je n’ai plus que peu d’instants à vous voir.

Hortense obéit et rencontra de nouveau le regard de Félix qui lui déchirait l’âme, car il était déjà couvert du voile de la mort.

— Hortense, je te bénis, auprès de toi, j’ai goûté de véritables moments de bonheur, pauvre petite, il faut donc te quitter… Robert, pense des fois à ton ami… Hortense… Hortense… Adieu…

Mlle de Roberval sentit la main du capitaine se glacer dans la sienne, et sa tête plus pesante sur son sein, mais elle ne crut pas ce qu’elle voyait. Ses yeux demeurèrent fixés sur ceux de Félix qui, quoiqu’éteints, la regardaient encore.

Une religieuse s’approcha et lui dit :

— Mon enfant, Dieu vient de le rappeler à lui.

Hortense la regarda avec égarement, comme si elle ne l’avait pas compris ; enfin, elle s’écria :

— Non, non, c’est impossible, il n’est pas mort, Félix, réponds-moi, parle-moi encore.

Et folle de douleur, elle se mit à parcourir la chambre en se tordant les bras de désespoir et répétant :

— Ce n’est pas vrai, non, Félix, tu ne peux m’avoir abandonnée, Oh ! c’est un rêve, par pitié, éveillez-moi, je ne puis supporter tant de souffrance.

Elle allait de M. de Marville à Géraldine, à M. Duval, les suppliant de l’éveiller ; eux ne pouvant supporter ce spectacle, détournaient la tête dans l’impossibilité où ils étaient de lui répondre.

— Vous ne comprenez donc pas, répétait la pauvre enfant, vous ne voyez pas qu’on veut me faire croire qu’il est mort ; Félix, c’est moi Hortense, ne me reconnais-tu pas ?

Elle porta ses lèvres au front du capitaine ; mais à ce contact un frisson parcourut tous ses membres ; elle porta la main à son cœur et tomba privé de sentiment sur le corps inanimé de M. de Raincourt.