Trois ans en Canada/27

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CHAPITRE XXVII
une lettre d’europe.

Paris, 5 mars 1760.

« Oui mon cher d’Estimauville, je l’ai enfin revu ce Paris. Je me suis promené de nouveau dans notre bois de Vincennes où si souvent ensemble nous traversions les allées, à la recherche de quelque dulcinée qui semblait toujours s’envoler à notre approche.

« Je suis retourné à la rue Vaugirard, j’ai admiré, avec orgueil, comme si je ne l’avais jamais vu, notre Luxembourg, avec ses huit gros pavillons carrés à toitures pyramidales ; puis de là, je me suis rendu à la partie occidentale de la ville, pour revoir le Louvre, et ensuite les Tuileries.

« Figure-toi, que par amour pour la joyeuse vie de garçon que nous avons menée, j’ai loué le même appartement que nous habitions avant notre départ pour l’Amérique. J’y suis installé. Parfois, j’interromps ma lettre pour jeter un regard sur les eaux de la Seine qui se déroulent devant moi et où en ce moment Iris vient se baigner les pieds.

« Il faut te dire que j’ai été retenu toute la journée par une pluie torrentielle. À quoi ai-je passé le temps, mon cher ? à faire l’inventaire de ma chambre.

« Ces quatre murs qui nous ont si longtemps réunis, je les ai garnis d’une galerie de peinture. Le dernier tableau que j’y ai ajouté (je l’ai acheté à cause des souvenirs qu’il me rappelle) représente un officier sauvant une jeune fille des flammes. Eh bien ! ce rôle, je l’ai rempli. J’étais en Amérique alors, le jour de notre malheureuse bataille d’Abraham, à laquelle tu n’assistas pas, étant déjà à la Guadeloupe. Le soir nous étions réunis plusieurs jeunes gens lorsque tout à coup, on entend crier au feu. Nous nous précipitons sur les lieux de l’incendie, j’arrive le premier au moment où l’une des fenêtres du second s’ouvrait et une jeune fille poussant des cris de détresse apparaît à la croisée, les cheveux en désordre, le regard terrifié.

Croirais-tu, mon cher, qu’en ce moment critique, je partis d’un fol éclat de rire, en reconnaissant dans cette jeune fille. Qui ? Ma troisième précieuse ridicule de Molière, Mlle de Montfort.

« — Une échelle, des cordes, m’écriai-je.

« On s’empresse de m’apporter ce que je demande et je franchis avec rapidité les échelons. Par une singulière coïncidence, en entendant crier au feu, j’avais saisi pour le mien le chapeau de de Blois (qui était entouré d’une écharpe brodée par Mlle de Montfort) et l’ayant enfoncé jusqu’aux oreilles pour me préserver des flammes, j’apparus ainsi à Mlle Belzémire.

« — Oh ! de Blois, s’écria-t-elle, c’est vous qui me sauvez, vous êtes un héros.

« Je la saisis dans mes bras et j’ai à peine le temps de poser le pied sur le sol et de m’éloigner de quelques pas que la maison s’écroule.

« Tout le monde nous entourait, et dans cette foule, je reconnus mon de Blois qui s’avança vers moi. Mlle de Montfort s’était évanouie. Comme je tenais peu à son admiration, la pensée me vint de faire profiter de mon action ce pauvre de Blois, et de jouer un tour à mon exaltée.

« — Tiens, lui dis-je en lui remettant la jeune fille, elle croit te devoir la vie, reprends ton chapeau qui t’a si bien servi sur ma tête.

« De Blois me remercia du regard et alla vers M. de Montfort qui ne pouvait exprimer toute sa reconnaissance.

« — Que puis-je faire pour vous, monsieur, dit-il.

« — Vous combleriez tous mes vœux, répondit imperturbablement de Blois, en m’accordant la main de votre fille que j’aime depuis longtemps.

« J’entendis M. de Montfort qui donnait son consentement, alors je m’esquivai ne voulant pas en savoir plus long.

« Eh bien ! j’espère cette fois que tu vas me féliciter, j’ai fait faire un mariage. Bien assorti ou non, c’est ce que je ne pourrais dire, dans tous les cas, ils se conviennent sous le rapport de l’esprit, ils en manquent tous deux. L’un épouse la fortune, l’autre l’héroïsme, je ne sais qui sera le plus trompé au bout du compte.

« Nos deux nouveaux mariés sont à Paris, où je les ai rencontrés hier à l’Opéra. Madame de Blois, comme à son ordinaire, avait une toilette ébourriffante, heureusement qu’à côté d’elle se trouvait une charmante personne sur qui je pouvais reposer mes regards. C’est madame de Marville, qui est ici l’un des ornements de nos salons, sa présentation à la cour a fait sensation.

« Le fait est que je n’ai pas encore vu madame de Marville aussi belle, véritablement le bonheur embellit.

« Le vieux marquis a reçu sa belle fille et son fils à bras ouverts, il n’avait plus aucune crainte que Robert ne pût soutenir la gloire de sa maison, puisqu’il a une fortune à présent.

« Je laisse à ton imagination romanesque se figurer la scène qui se passa entre Robert et sa mère. J’étais présent à cette réunion, mais ma plume est incapable de décrire tant d’émotion et de bonheur.

« Tu ne reconnaîtrais plus en Robert, ce jeune homme mélancolique et rêveur, qui dans nos réunions demeurait toujours silencieux.

« En voyant M. de Marville et sa femme si heureux, je commence à me réconcilier avec Cupidon, dont je redoutais plus les flèches que celles de nos Iroquois d’Amérique.

« Ce petit dieu fripon finira peut-être par me vaincre. Je ne sais si c’est un effet de son empire qui est cause que je trouve ma chambre bien vaste et bien nue, malgré que je l’aie ornée de tous les objets d’art inimaginables ; il me semble qu’il y manque quelque chose.

« Dans ta lettre, tu me fais un tableau véritablement enviable du bonheur de la famille.

« Je te vois faisant sauter un bambin d’un an sur tes genoux, tu dois avoir l’air d’un vrai patriarche.

« Le séjour de la Guadeloupe paraît beaucoup te plaire ; pour moi, j’aimerais mieux que tu t’y ennuies, alors nous pourrions espérer te revoir plus tôt à Paris.

« Le soir, lorsque je reviens du Louvre, je regrette de ne pas t’avoir avec moi, comme autrefois.

« Combien ample sujet de critique n’avions-nous pas alors, après ces bals que donne souvent le roi.

« Ces conversations où nous repassions l’une après l’autre chaque dame que nous avions remarquée, étaient pour nous plus agréables que les soirées que nous venions de passer, et dont nous revenions aussi peu enchantés qu’avant notre départ. Eh bien ! tu vas rire en apprenant qu’hier un bal a eu assez d’attrait pour me retenir jusqu’à trois heures du matin.

« Qui a eu ce pouvoir, mon cher ? deux yeux noirs brillants comme des diamants, qui savaient se remplir de tristesse lorsque je parlais de partir.

« En revenant chez moi, j’ai trouvé le titre de vieux garçon absurde, ridicule ; je me suis endormi avec la résolution de ne plus en faire mon parchemin.

« Aujourd’hui, je voulais retourner au bois de Boulogne pour rencontrer de nouveau mes beaux yeux noirs, mais voilà que la pluie se mêle de me faire rester à la maison.

« Cupidon est un madré, il a fait un pacte avec vieux Temps, afin de gagner la victoire sur un ennemi qui le combat depuis longtemps, il sait, l’espiègle, qu’un chemin parsemé de roses n’est pas celui qui conduit à l’amour. On ne peut apprécier ce que l’on obtient sans peine ni obstacle, il faut se piquer aux épines, il faut se déchirer le cœur pour qu’il se rende.

« Là, je viens de t’avouer mon secret, moi qui voulais te le cacher, n’est-ce pas que je suis bien puni, puisque je suis vaincu après tant d’années de lutte ; mais enfin mon cher, tout est bien qui finit bien, et pour parler en savant : finis coronat opus. J’espère t’annoncer, dans ma prochaine missive, mon mariage avec mademoiselle de Beaulieu, et je signe pour la dernière fois.

« Un vieux garçon qui revient dans le bon chemin.

Louis Duval.


Élèda Gonneville.


FIN