Trois contes russes/Préface

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Traduction par Ed. O’Farell.
Trois contes russesLibrairie des bibliophiles (p. i-xii).


PRÉFACE


Le dicton Traduttore traditore pourrait trouver ici son application, mais non pas dans le sens où il est pris ordinairement.

Le texte russe des trois contes de Chtchédrine, auxquels ces lignes servent de préface, a été suivi aussi fidèlement que possible eu égard à l’extrême différence entre les deux langues.

Peut-être même le lecteur trouvera-t-il ces traductions trop russes et trop peu françaises. Ainsi, les jolies expressions d’amitié petite âme (doúcheneka), petite mère (mátouchka) ont été conservées littéralement.

En d’autres endroits il a fallu cependant s’écarter du texte. Par exemple dans le conte intitulé : les Généraux et le Moujik, l’auteur russe dit que ses héros ont été transportés dans une île déserte par ordre du brochet et suivant ma volonté, ce qui est une formule magique empruntée aux contes de fées. En français cette phrase a été traduite ainsi : Par sortilège.

Dans Conscience perdue il y a des plaisanteries portant principalement sur la prononciation vicieuse des Juifs en russe ; j’ai dû les laisser de côté.

Tout bien considéré, j’espère que l’écrivain russe n’a pas trop le droit de crier à la trahison en ce qui concerne ses œuvres.

Quant aux motifs qui m’ont décidé à présenter ces contes au public français, ils s’écartent de ce que le célèbre auteur pourrait supposer, et c’est par là que je le trompe quelque peu.

Généralement quand, de propos délibéré, on se met à traduire les œuvres d’un auteur étranger, c’est qu’on éprouve de l’admiration, de la sympathie pour son talent et pour les productions de son esprit.

Je n’ai garde de chercher à diminuer en rien la haute situation acquise par Chtchédrine dans le domaine de la pensée en Russie. Il est même injuste que son nom soit si peu connu en France tandis que tout le monde connaît chez nous Tourguénieff avec qui pourtant Chtchédrine peut marcher de pair.

Or, tout en rendant justice aux grandes qualités de l’écrivain, je n’admire pas son œuvre sans beaucoup de réserves.

C’est cette admiration très tempérée, si je puis m’exprimer ainsi, que je voudrais faire partager à quelques personnes curieuses de tout ce qui se rapporte aux variations de l’esprit humain.


La société russe doit avoir, cela n’est pas douteux, des qualités et des défauts.

Par suite d’un phénomène qui s’est produit aussi chez nous à la veille de la révolution de 1793 les écrivains russes aperçoivent toutes les vertus, toutes les qualités parmi le peuple, tous les vices, tous les défauts dans la haute société.

Jadis en France, au temps du Grand Roi, Molière voyait à côté de courtisans ridicules d’autres gens de cour pleins de bon sens, de sots bourgeois et d’autres bourgeois spirituels, de faux dévots et des gens pieux. C’était l’humanité telle qu’elle nous apparaît encore.

Du temps de Beaumarchais le monde avait bien changé.

Les places de calculateurs étaient occupées par des danseurs, d’où l’on peut conclure que le corps de ballet était composé d’arithméticiens. Pour être reçu dans la bonne compagnie il fallait d’abord avoir volé. Un grand seigneur était fatalement un homme assez ordinaire, tandis qu’un valet était nécessairement un homme de génie.

C’est précisément à ce point-là qu’en sont les auteurs russes.

Tourguénieff, dans Pères et Enfants et dans Terres vierges, a dépeint les gentilshommes comme des sots et des niais.

Au contraire, ses nihilistes sont au fond de braves gens. Leurs plus graves défauts sont de fumer beaucoup et d’être vêtus sans élégance ; mais, quand on a fermé le livre, on conserve d’eux une impression sympathique.

Dans les écrits de Chtchédrine c’est encore bien autre chose !

Les fonctionnaires, les nobles, les généraux, les gouverneurs de provinces, sont représentés comme étant tous de parfaits… (j’ai beau chercher en français, je ne trouve pas d’autre expression) de parfaits imbéciles.

Au contraire les moujiks ont toutes les qualités.

Si dans Conscience perdue l’auteur nous montre un homme du peuple ivre, il s’empresse de l’excuser. Ce n’est pas la faute de l’ivrogne ; c’est la faute du bon Dieu.

On ne peut s’empêcher de reconnaître que Chtchédrine a beaucoup d’esprit. Néanmoins le plus mauvais tour qu’on pourrait lui jouer serait de traduire un grand nombre de ses œuvres.

Quoique nous vivions en pleine démocratie, cependant, au moins à Paris, il subsiste toujours un peu de bon sens et de goût.

Même un candidat aux élections dans nos faubourgs ne supporterait pas la description de tant de généraux, de tant de gouverneurs, absolument idiots. Il trouverait que c’est invraisemblable.

Ces trois contes suffisent donc pour donner une idée de ce qu’il est permis d’écrire en Russie, dans ce pays autocratique où, nous disait-on, la moindre hardiesse de langage conduisait en Sibérie.

Chtchédrine n’est point considéré comme un révolutionnaire. C’est un homme du monde, dont on admire le talent et auquel on reconnaît le droit d’écrire impunément les plus violentes satires contre les hauts fonctionnaires.

Mon intention était d’abord de railler un peu Messieurs les auteurs russes contemporains.

« Prenez garde à ce qui va vous arriver, leur aurais-je dit. Vous nous dépeignez toutes les autorités comme une troupe d’imbéciles (je demande pardon de l’abus que je suis obligé de faire de ce mot).

Vos œuvres sont écrites avec verve. Leur lecture sera de plus en plus répandue en Russie. Les moujiks, à qui vous décernez à chaque page le prix de vertu, finiront par s’insurger contre l’injustice du sort. Le jour où ils seront convaincus que vous dites vrai, ils renverseront tout et s’empareront des bonnes places.

Il y aura des moujiks ministres, des moujiks présidents d’assemblées ; leurs frères seront gouverneurs de provinces ; leurs cousins, généraux ; leurs amis les cabaretiers seront ispravniks, et ainsi de suite.

Peut-être ce jour-là regretterez-vous d’avoir traité si durement les bons vieux généraux, les dignes fonctionnaires et les nobles seigneurs des temps actuels. Vous vous souviendrez peut-être d’eux dans ces temps-là comme de modèles de justice, d’impartialité et d’urbanité. Vous voudrez vous rétracter ; vous aurez, à n’en pas douter, la hardiesse de dire aux moujiks parvenus les bonnes vérités que vous dites si bien à leurs prédécesseurs ; mais qui sait ? Peut-être les moujiks vous enverront-ils alors en Sibérie. »

J’ai renoncé à cette plaisanterie, parce qu’un Russe à qui je l’ai soumise m’a fait observer qu’au point de vue moscovite elle n’avait pas le sens commun.

« Il passera bien de l’eau sous les ponts, m’a-t-il dit, avant que le moujik ne se trouve mêlé à la politique. Un moujik ministre est une expression inintelligible en Russie. Le moujik est loin, bien loin des sphères où l’on pourrait se disputer le pouvoir. Il supporte, à dire vrai, une vie pleine de privations ; mais il ne se plaint pas. »

« Si cette immense majorité des Russes, objectai-je, ne se plaint pas, qui donc se plaint ? »

« Il y a chez nous, continua le Russe, des gens qui ne font rien que rêver, lire de mauvais romans et chercher à tuer le temps ; et d’autres gens qui ne font qu’étudier, lire des ouvrages scientifiques et qui cherchent à tuer le tsar.

Voilà les mécontents. Un petit parlement pour eux seuls leur ferait peut-être du bien. On prétend que prononcer des discours est un calmant.

Quoi qu’il en soit, il est certain que les plaintes légitimes ne peuvent pas toujours parvenir jusqu’au trône. Avec le moindre parlement on serait sûr que les abus ne resteraient pas dans l’ombre. »

Voilà ce que dit ce Russe qui n’était pas un nihiliste, tant s’en faut.

L’attention est plus que jamais tournée vers le grand empire oriental.

Quel enfantement se prépare dans la société slave ?

À l’avenir le progrès s’y fera-t-il sans secousse comme s’est accomplie l’émancipation des serfs due à la sagesse de l’empereur Alexandre II ? ou bien sera-t-il accompagné de flots de sang humain comme lors de l’abolition de l’esclavage dans la république fondée par Washington ?

La chimie y sera-t-elle inscrite en tête des sciences politiques ?

Les progressistes nihilistes tueront-ils longtemps encore au nom de la liberté ?

Et si, à force de tuer, ils deviennent les maîtres, si tout prétexte leur manque enfin pour ne pas vaquer au bonheur du peuple, si, mis au pied du mur, ils proposent pour toute panacée de faire circuler en franchise un kilogramme de charbon ou quelque autre merveilleux remède contre la misère dont souffre le moujik, il fera beau voir les auteurs satiriques de l’avenir avoir le courage de couvrir de ridicule cette nouvelle aristocratie : les chevaliers de la bombe et les parvenus de la dynamite.

En attendant j’ai cherché à donner une idée de la direction que suit actuellement en Russie l’esprit satirique dont Chtchédrine est le représentant par excellence.