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Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2/Trois discours sur la condition des grands

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Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2
Trois discours sur la condition des grandsHachetteŒuvres complètes (1871), tome II (p. 15-19).


TROIS DISCOURS
SUR LA CONDITION DES GRANDS.


Une des choses sur lesquelles feu M. Pascal avoit plus de vues[1] étoit l’instruction d’un prince que l’on tâcheroit d’élever de la manière la plus proportionnée à l’état où Dieu l’appelle, et la plus propre pour le rendre capable d’en remplir tous les devoirs et d’en éviter tous les dangers. On lui a souvent ouï dire qu’il n’y avoit rien à quoi il désirât plus de contribuer s’il y étoit engagé, et qu’il sacrifieroit volontiers sa vie pour une chose si importante. Et comme il avoit accoutumé d’écrire les pensées qui lui venoient sur les sujets dont il avoit l’esprit occupé, ceux qui l’ont connu se sont étonnés de n’avoir rien trouvé dans celles qui sont restées de lui, qui regardât expressément cette matière, quoique l’on puisse dire en un sens qu’elles la regardent toutes, n’y ayant guère de livres qui puissent plus servir à former l’esprit d’un prince que le recueil que l’on en a fait. ·

Il faut donc ou que ce qu’il a écrit de cette matière ait été perdu, on qu’ayant ces pensées extrêmement présentes, il ait négligé de les écrire. Et comme par l’une et l’autre cause le public s’en trouve également privé, il est venu dans l’esprit d’une personne[2], qui a assisté à trois discours assez courts qu’il fit à un enfant de grande condition, et dont l’esprit, qui etoit extrêmement avancé, étoit déjà capable des vérités les plus fortes, d’écrire neuf ou dix ans après ce qu’il en a retenu. Or, quoique après un si long temps il ne puisse pas dire que ce soient les propres paroles dont M. Pascal se servit alors, néanmoins tout ce qu’il disoit faisoit une impression si vive sur l’esprit, qu’il n’étoit pas possible de l’oublier. Et ainsi il peut assurer que ce sont au moins ses pensées et ses sentimens.


PREMIER DISCOURS.

Pour entrer dans la véritable connoissance de votre condition, considérez-la dans cette image :

Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitans étoient en peine de trouver leur roi, qui s’étoit perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D’abord il ne savoit quel parti prendre ; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais comme il ne pouvoit oublier sa condition naturelle, il songeoit, en même temps qu’il recevoit ces respects, qu’il n’étoit pas ce roi que ce peuple cherchoit, et que ce royaume ne lui appartenoit pas. Ainsi il avoit une double pensée : l’une par laquelle il agissoit en roi, l’autre par laquelle il reconnoissoit son état véritable, et que ce n’étoit que le hasard qui l’avoit mis en place où il étoit. Il cachoit cette dernière pensée, et il découvroit l’autre. C’étoit par la première qu’il traitoit avec le peuple, et par la dernière qu’il traitoit avec soi-même.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvoit roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non-seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d’un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais ces mariages, d’où dépendent-ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air, de mille occasions imprévues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres ; mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu’ils les ont conservées ? Mille autres, aussi habiles qu’eux, ou n’en ont pu acquérir, ou les ont perdues après les avoir acquises. Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n’est pas véritable. Cet ordre n’est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avoit plu d’ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneroient à la république après leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre.

Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous auroit rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens.

Je ne veux pas dire qu’ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu’il soit permis à un autre de vous les ravir ; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C’est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne posséderait son royaume que par l’erreur du peuple ; parce que Dieu n’autoriserait pas cette possession et l’obligerait à y renoncer, au lieu qu’il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c’est que ce droit que vous y avez n’est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre âme et votre corps sont d’eux-mêmes indifférents à l’état de batelier ou à celui de duc ; et il n’y a nul lien naturel qui les attache à une condition plutôt qu’à une autre.

Que s’ensuit-il de là ? que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée ; et que si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître, par une pensée plus cachée mais plus véritable, que vous n’avez rien naturellement au-dessus d’eux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l’autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes ; car c’est votre état naturel.

Le peuple qui vous admire ne connaît pas peut-être ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur réelle, et il considère presque les grands comme étant d’une autre nature que les autres. Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous voulez ; mais n’abusez pas de cette élévation avec insolence, et surtout ne vous méconnaissez pas vous-même en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres.

Que diriez-vous de cet homme qui aurait été fait roi par l’erreur du peuple, s’il venait à oublier tellement sa condition naturelle, qu’il s’imaginât que ce royaume lui était dû, qu’il le méritait et qu’il lui appartenait de droit ? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un si étrange oubli de leur état naturel ?

Que cet avis est important ! Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanité des grands vient de ce qu’ils ne connaissent point ce qu’ils sont : étant difficile que ceux qui se regarderaient intérieurement comme égaux à tous les hommes, et qui seraient bien persuadés qu’ils n’ont rien en eux qui mérite ces petits avantages que Dieu leur a donnés au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. Il faut s’oublier soi-même pour cela, et croire qu’on a quelque excellence réelle au-dessus d’eux : en quoi consiste cette illusion que je tâche de vous découvrir.


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SECOND DISCOURS

Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû ; car c’est une injustice visible : et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu’ils en ignorent la nature.

Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler.

Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.

Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs

Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.

Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles. M. N. est un plus grand géomètre que moi ; en cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande une préférence d’estime ; mais les hommes n’y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui ; et l’estimerai plus que moi, en qualité de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentiez pas que je me tinsse découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne pourrais vous la refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde.


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TROISIÈME DISCOURS

Je vous veux faire connaître, monsieur, votre condition véritable ; car c’est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce, à votre avis, d’être grand seigneur ? C’est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu’ils se soumettent à vous : sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ; mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu’ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils désirent et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité. Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’étendue ; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.

Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l’avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête ; mais en vérité c’est toujours une grande folie que de se damner ; et c’est pourquoi il ne faut pas en demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D’autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaître l’état véritable de cette condition.

  1. Ce préambule est de Nicole.
  2. C’est Nicole lui-même.