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Trois femmes
L'abbé de la Tour, ou Recueil de nouvelles et autres écrits diversPierre Philippe WolfI (p. Titre-imp).

L’ABBÉ DE LA TOUR
OU
RECUEIL DE NOUVELLES
ET
AUTRES ECRITS DIVERS.



TOM. I.

À LEIPSIC,

CHEZ PIERRE PHILIPPE WOLF,

1798.




TROIS FEMMES.

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Première Partie.




Pour qui écrire désormais ? disoit l’Abbé de la Tour. Pour moi, dit la jeune Baronne de Berghen. On ne pense, on ne rêve que politique, continua l’Abbé. J’ai la politique en horreur, répliqua la Baronne, et les maux que la guerre fait à mon pays, me donnent un extrême besoin de distraction. J’aurois donc la plus grande reconnoissance pour l’Écrivain qui occuperoit agréablement ma sensibilité et mes pensées, ne fût-ce qu’un jour ou deux. Mon Dieu ! Madame, reprit l’Abbé après un moment de silence, si je pouvois… ? Vous pourriez, interrompit la Baronne. Mais non, je ne pourrois pas, dit l’Abbé ; mon stile vous paroîtroit si fade au prix de celui de tous les Écrivains du jour ! Regarde-t-on marcher un homme qui marche tout simplement, quand on est accoutumé à ne voir que tours de force, que sauts périlleux ? Oui, dit la Baronne, on regarderoit encore marcher quiconque marcheroit avec passablement de grâce et de rapidité vers un but intéressant. J’essayerai, dit l’Abbé. Les conversations que nous eûmes ces jours passés sur Kant[1], sur sa doctrine du devoir, m’ont rappellé trois Femmes que j’ai vues. Où ? demanda la Baronne. Dans votre pays même, en Allemagne, dit l’Abbé. — Des Allemandes ? — Non, des Françoises. Je me suis convaincu auprès d’elles qu’il suffit, pour n’être pas une personne dépravée, immorale, et totalement méprisable ou odieuse, d’avoir une idée quelconque du devoir, et quelque soin de remplir ce qu’on appelle son devoir. N’importe, que cette idée soit confuse ou débrouillée, qu’elle naisse d’une source ou d’une autre, qu’elle se porte sur tel ou tel objet, qu’on s’y soumette plus ou moins imparfaitement ; j’oserai vivre avec tout homme ou toute femme qui aura une idée quelconque du devoir.

Vous oserez vivre avec tout le monde, dit un sectateur de Kant ; car c’est une idée universelle et pour ainsi dire innée.

Cela vous plaît à dire, s’écria un théologien : la manifestation seule de la volonté divine peut nous la donner.

Quel besoin si absolu avons-nous de cette manifestation, dit un homme qui n’étoit pas théologien, quand la connoissance de nos intérêts particuliers et de ceux de la société, qui sont les nôtres aussi, suffit pour nous imposer des devoirs et nous donner d’abord la volonté, puis l’habitude et le besoin de les remplir ?

Tout cela n’est que calcul et prudence, dit l’homme qui avoit parlé le premier, et je ne vois rien dans la prospérité de la société, ni dans la mienne propre, qui me fasse un devoir de mes devoirs.

Les promesses et les menaces qui regardent l’éternité, sont bien autrement imposantes, dit le théologien.

Il est vrai, reprit le Kantiste, et cependant je ne trouve pas en elles de quoi constituer le devoir. L’idée du devoir me paroît simple, ne se composant que d’elle-même ; on ne peut pas l’analyser.

Elle émane de Dieu, dit un jeune homme qu’à son air on auroit pris pour l’élève de Fenelon, ou plutôt notre cœur la puise dans un amour pur et désintéressé de l’Être suprême.

Si elle échappe à l’analyse, dit un homme qui n’avoit pas encore parlé, ne seroit-ce pas parce que loin d’être simple, elle est au contraire trop complexe, et se compose d’idées qui par leur action et leur réaction les unes sur les autres, se subtilisent vraiment à l’infini ? Songez que depuis notre naissance nous sommes dans le monde tout-à-la-fois spectacle et spectateurs, jugés et juges, mêlant sans-cesse l’idée de ce qu’il nous convient que soient et fassent nos semblables, avec celle de ce qui leur convient que nous soyons et fassions ; de manière qu’il se crée en nous une conscience dont il nous est impossible de reconnoître les élémens. Dans notre enfance un maître nous punit de lui avoir enlevé sa plume et de lui avoir nié le larcin ; en même tems qu’il nous punit, il nous menace pour notre vie entière, des mépris et de la haine de tout l’univers, si nous volons et mentons. Voilà aussi-tôt des notions et des appréhensions, qui se lient entr’elles dans le rapport de causes et d’effets. Telle action ne se présente plus à notre imagination que comme punissable et haïssable, tandis que telle autre se montre comme avantageuse et glorieuse. On n’a point de peine à nous persuader que Dieu juge nos actions comme nous les jugeons nous-mêmes, et c’est une autorité, une sanction de plus pour des loix que tout nous prescrit. Enfin, l’idée du devoir devient tellement forte et puissante, que si elle perdoit l’une ou l’autre de ses bases, elle n’en subsisteroit pas moins ; on peut la braver, mais non la détruire ; elle se soumet non seulement nos actions, mais nos intentions, nos dispositions et jusqu’à nos plus secrettes et fugitives pensées. L’on rougit, étant seul, d’une velléité que personne ne soupçonnera jamais ; et je sens que je pourrois mourir de remords d’un crime que j’aurois tenté, mais que j’aurois été empêché de commettre.

C’est le courroux du ciel ! dit le théologien.

C’est l’autorité simple, éternelle, indestructible du devoir ! dit le Kantiste.

Mais, dit l’homme de la société, un sauvage n’éprouvera rien de semblable. Qu’en savez-vous ? dit l’Abbé. Allez écrire, lui dit la Baronne[2].


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TROIS FEMMES.

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Émilie avoit seize ans et demi quand elle émigra avec son père et sa mère, gens de mérite, d’honneur, de naissance, et qui avoient été assez riches pour espérer de marier très bien leur fille. Elle étoit fille unique, elle avoit de la beauté et de l’esprit, on lui avoit prodigué toute espèce d’instruction, et cependant elle n’avoit qu’un amour-propre et des prétentions supportables : elle parloit avec assez de simplicité ; elle avoit quelques égards pour des étrangers qui l’accueilloient.

Son père et sa mère espéroient, ainsi que tant d’autres, une contrerévolution prochaine, uniquement parce qu’ils la désiroient, et cet espoir les avoit empêché de vendre, lorsqu’il en étoit encore tems, un château en province et un hôtel qu’ils avoient à Paris. Sans prévoyance d’abord, bientôt sans argent, le chagrin triompha de leur raison, altéra leur santé, et les conduisit au tombeau presqu’en même tems. — Vivez pour moi, s’écrioit la malheureuse Émilie, en considérant l’étendue de la perte dont elle étoit menacée : ranimez votre courage, rappellez votre vie que je vois s’échapper. C’est ma femme, c’est ma fille dont l’infortune me donne la mort, disoit son père affoibli. Je ne puis survivre à mon époux, ni supporter la misère de mon enfant, disoit sa mourante mère. Émilie les pleura amèrement, et au milieu d’un pays étranger, elle se crut sans amis et sans ressource.

Dès qu’elle fut un peu calmée, une jeune Alsacienne restée seule d’un nombreux domestique et qui servoit Émilie avec autant d’adresse que d’attachement, lui dit : Vous croyez n’avoir plus rien quand vous n’avez que votre Josephine ; mais vous vous trompez, Mademoiselle, et Josephine le prouvera. C’est demain qu’il nous falloit payer notre logement, et peut-être ne l’auriez-vous pu sans vous gêner ; mais la chose est faite. Quel meilleur parti pouvois-je tirer de mes épargnes ! Et ne croyez pas que j’aye donné tout ce que je possédois. Il me reste de quoi payer pendant six mois, au moins, une habitation plus petite, mais plus gaie, que je suis d’avis que nous prenions à la campagne : voici le printems, et la ville où nous sommes, outre qu’elle vous rappellera longtems de fort tristes souvenirs, me paroît un assez lugubre séjour.

Émilie regarda Josephine avec quelque surprise, pleura, et supprimant les objections et les réflexions que sa fierté lui suggéroit, supprimant jusqu’aux remercîmens qu’elle sentoît bien ne pouvoir être proportionnés à un dévouement si généreux, elle lui dit : Pardon Josephine, si je n’ai ni déviné, ni étudié ton excellent cœur. Nous demeurerons où tu voudras. Je m’en remets à ton discernement et à ton zèle.

Josephine fière et reconnoissante de voir ses bienfaits agréés, baisa la main de sa Maîtresse, puis la quitta pour s’occuper de leurs nouveaux arrangemens. En peu de jours quelques meubles qu’on avoit, furent vendus, d’autres transportés, et les deux jeunes personnes se trouvèrent bientôt établies dans la plus jolie maison du plus joli village de la Westphalie.

Les propriétaires en occupoîent la moitié ; ils étoient vieux, et cédèrent un jardin qu’ils ne pouvoient plus cultiver, pour une petite redevance payable en choux et en pommes de terre. Josephine cultivoit toutes sortes de légumes, nourrissoit une chèvre, filoit du chanvre et du lin. Émilie arrosoit quelques rosiers, caressoit la chèvre, brodoit de la mousseline et du linon, dont Josephine étoit parée le Dimanche et les jours de fête. On vivoit simplement et sainement. Josephine étoit respectueuse et gaie, Émilie douce et sérieuse. Quelquefois elles parloient, plus souvent elles chantoient ensemble. Josephine avoit une fort belle voix que guidoit celle d’Émilie. Toutes deux regrettoient une excellente harpe dont Émilie jouoit fort bien, et qui s’étoit brisée dans le voyage précipité qu’on lui avoit fait faire lorsqu’on se sauvoit de France.

Un soir, comme les deux jeunes personnes alloient s’asseoir sous un vieux treillage que couvroit le lierre et le chèvre-feuille, elles y trouvèrent une belle harpe toute neuve.

Joséphine eut plus de joie, Émilie plus de surprise : Comment se peut-il… ! dit Émilie. Jouez, jouez, s’écria Joséphine, en tirant la harpe de son étui : de grâce, jouez et chantez. Émilie prend la harpe et la parcourt de ses doigts agiles, puis joue et chante. Les oiseaux se taisent, les antiques maîtres de la maison se traînent au jardin et derrière une haie d’épine fleurie et de sombre houx se laisse voir leur jeune fils : mais son maître, le fils unique du Seigneur du village, se cache mieux ou se tient plus éloigné ; il n’est vu de personne.

Qu’est ce donc que cette harpe ? dit Émilie à sa compagne, quand elles furent rentrées. Est-ce une galanterie, et de qui peut-elle venir ? Je soupçonne quelque chose, mais je ne sais rien, dit Josephine. Tu soupçonnes ! reprit Émilie : que soupçonnes-tu ? — Vous avez bien vu, Mademoiselle, que Henri m’aide tous les jours à puiser de l’eau, à porter du bois, à traire la chèvre… — J’ai vu un jeune homme que tu m’as dit être le fils de la maison. — Eh bien, c’est Henri ; c’est celui de qui je vous parle : il est la complaisance même ; cela attire la confiance. Je lui ai dit qu’autrefois vous jouiez de la harpe comme un ange ; mais que votre harpe étoit gâtée. — Mais Josephine, ce n’est sûrement pas Henri qui a pu se procurer celle que nous avons trouvée au jardin… et que voici, dit Josephine, en montrant la harpe posée dans un coin de la chambre. — Quoi, tu l’as apportée, Joséphine ! Une harpe qui ne m’appartient pas ! — Vouliez-vous que nous la laissassions à l’humidité de la nuit et qu’elle se gâtât comme l’autre ? J’ai fait signe à Henri de l’apporter, et je viens de la prendre de ses mains. Mais c’est accepter, dit Émilie, le don d’un inconnu. Supposons que ce soit à moi qu’il se fasse, je l’accepte de grand cœur, dit Joséphine. Henri savoit que je regrettois le plaisir de vous entendre jouer ; il l’aura dit au fils du Seigneur du village, dont il est le domestique ; et celui-ci, ému de pitié pour une jeune fille éloignée de tous ses parents, et obligée par son attachement pour ses maîtres à vivre dans une terre étrangère… Ici quelques larmes coupèrent la voix à Joséphine, et des larmes plus abondantes coulèrent sur les joues de sa Maîtresse… La harpe est sûrement à toi, dit-elle ; on te l’a envoyée du château : nous la garderons, et tous les jours je jouerai quelqu’un de tes airs favoris. En même tems elle accorde, prélude, et chante en s’accompagnant la romance que Joséphine aimoit le mieux.

La nuit suivante, Émilie rêvant à l’aventure de la harpe et ne pouvant s’endormir, entendit ouvrir fort doucement la porte d’une chambre voisine de la sienne, puis parler fort bas : bientôt elle n’entendit plus rien. Que faire ? Ce n’étoient pas des voleurs. Ses camarades de couvent, ses petits cousins, ses grandes cousines ne l’avoient pas laissée dans une telle ignorance qu’elle ne soupçonnât la vérité. Falloit-il appeller ? Falloit-il surprendre Henri et Josephine ? Émilie ne put s’y résoudre, et pensant qu’elle ne pourroit s’empêcher désormais de mépriser le seul objet d’attachement qui lui restât, sa compagne, son amie, sa bienfaitrice, elle passa le reste de la nuit à pleurer.

Le jour venu, Josephine vint reprendre ses occupations auprès de sa Maîtresse qui dormoit alors, mais d’un sommeil agité : elle parloit même en dormant, et nommoit Josephine. Celle-ci très-inquiète, se mit à genoux devant son lit. Émilie se réveilla. L’attitude où elle vit la coupable se mêlant à ses rêves et au souvenir de ce qu’elle avoit entendu, donna lieu à des paroles moitié de reproche, moitié d’indulgence, qui non entendues d’abord, amenèrent enfin une explication et une conversation fort longue. Pensez-vous donc que je pusse tout faire, Mademoiselle ? dit Josephine. Henri trait la chèvre dont nous avons le lait ; il puise l’eau et scie le bois pendant que je cultive votre salade ; et avec quoi achèterions-nous le café que vous prenez à votre déjeuner, si ce n’étoit avec le fil que je vends après l’avoir filé ? Ô Dieu ! que me fais-tu envisager ! s’écria douloureusement Émilie. Quoi ! tu payes de ton honneur, de ta vertu, les jouissances que tu me procures ! Ah ! ne me donnes que du pain à manger, et de l’eau à boire. Vends mon linge et mes habits et qu’Henri cesse d’avoir des droits sur une reconnoissance dont il abuse.

Oh ! Mademoiselle, dit Josephine, c’est aussi prendre un peu trop à la lettre ce que je dis. Il se pourroit que j’eusse déja fait quelque chose pour Henri avant qu’il ait rien fait pour moi, et je ne sais pas bien exactement lequel de nous deux a eu le premier droit à la reconnoissance de l’autre. — Quand est-ce qu’il a commencé à te rendre les petits services dont tu parles ? dit Émilie. Trois ou quatre jours après notre arrivée ici, répondit naïvement Josephine. — Et déjà alors il te devoit de la reconnoissance ! — Un peu de reconnoissance, dit Josephine. — À peine tu l’avois vu ! — Henri est fort joli, Mademoiselle ; cela est bientôt vu. Émilie soupira et regarda Josephine avec des yeux où se peignoit plus de pitié que de dédain. Si tout cela vous paroît si grave, reprit Josephine, oserois-je vous demander pourquoi vous ne m’avez pas défendu de recevoir Henri, et ne vous êtes-vous pas opposée à tous les petits services qu’il nous rendoit ? — Je n’y prenois pas garde, Josephine. — Et cependant vous n’aviez rien de mieux à faire, Mademoiselle. Si Josephine vous eut été aussi chère que vous l’êtes à Josephine, vous auriez pris soin de ce que vous appellez son honneur, comme elle en prenoit de tout ce qui vous concerne. — Pouvois-je prévoir, ma chère Josephine… ? — Oui, sans doute. À quoi sont bonnes toutes vos lectures, si elles ne vous apprennent pas à prévoir les choses mieux que nous, qui n’y pensons que quand elles sont faites. J’oserois presque dire, qu’une belle éducation est bien mauvaise, si elle ferme les yeux sur ce qui se passe tous les jours dans le monde. Mais ce ne devroit pas être cela. J’ai quelquefois ouvert vos livres ; j’y ai vu des Rois, des Bergers, des Bergères, des Colonels, des Marquis, des Princesses. Cela revient toujours au même : les hommes s’introduisent auprès des femmes, et par-ci par-là se battent pour elles, tandis qu’elles se haïssent pour eux : en prose, en vers, il n’est presque question que de cela. J’avoue que j’ai été une imbécile, dit Émilie. — Et cette nuit, Mademoiselle… pardon si je vous la rappelle, et il m’en coûte : voyez, je suis sûrement toute rouge : cette nuit, que ne veniez-vous à moi, ou que n’appelliez-vous ? J’avois commencé par gronder Henri : jamais encore il n’avoit osé venir la nuit dans ma chambre ; la harpe et la musique l’avoient comme ensorcelé, et de peur de vous réveiller, j’ai pris patience : mais si vous aviez donné le moindre signe que vous ne dormiez pas, Henri se seroit sauvé. — Je l’aurois dû, Josephine, et j’y ai pensé ; mais la crainte de me compromettre… la décence.… Oui, j’entends, dit Josephine, la décence, peut-être un peu de fierté, ont laissé la vertu et l’honneur sans secours ! Assurément je vous pardonne, Mademoiselle ; mais avouez que personne ne fait tout ce qu’il doit. Vous n’avez pu vous résoudre à chasser Henri, et certes ni moi non plus… Mais vous voila levée et votre déjeûner est prêt. Vite, je cours à l’Église : c’est aujourd’hui la fête de St. Sigismond, patron du village ; après la messe je resterai au Sermon. Mais tu n’entends presque pas l’allemand, dit Émilie. N’importe, répondit Josephine ; toujours est-il à-propos de rester au Sermon, et j’ai mille fois entendu dire, que les maux de la France ont commencé, quand on ne s’y est plus soucié de Sermons ni de Messes, de Fêtes ni de Dimanches. Ah ! Mademoiselle, c’est une terrible chose que d’oublier entièrement son Dieu et son salut. Si les Rois de la terre avoient su ce qu’ils faisoient, ils auroient mieux servi le Dieu du Ciel : ils nous ont donné l’exemple de ne respecter rien… Mais j’entends la cloche. Adieu Mademoiselle.

Quand Josephine fut revenue de l’Église, Émilie lui dit : Je n’ai cessé de penser à toi. Ni moi à vous, dit Josephine. J’ai vu le Seigneur et la Dame du village, leur fils et leurs domestiques : cela avoit l’air un peu antique, un peu grotesque. Dame ! on voit que cela n’arrive pas de Paris. Mais n’importe : le jeune homme a très-bonne mine, et il se formeroit aisément avec nous. J’ai pensé bien sérieusement, reprit Émilie, à toi et à la scène de cette nuit. Quoi ! cela n’est pas oublié encore ? dit Josephine, en se mettant en devoir de coëffer sa Maîtresse. — Non, Josephine, cela n’est pas oublié ; et comme je ne veux plus mériter le reproche, hélas ! trop juste, que tu m’as fait, je t’exhorte à considérer… — Tenez vous un peu plus droite, Mademoiselle, ou je risque de vous coëffer tout de travers. — Josephine, pour ne pas t’ennuyer d’un long sermon, je te dirai seulement… — Vraiment, Mademoiselle, vous faites bien de m’épargner un long sermon. C’est assez d’un dans une matinée, et l’ennui que je sors d’avoir, me doit mériter le Ciel. N’entendre presque pas un mot, se tenir comme une souche et n’oser pas dormir, parce qu’on est regardé de tout le monde… — Josephine, veux-tu me promettre de ne plus recevoir Henri ? — Ah ! Mademoiselle, je vous promets bien que vous ne serez plus réveillée par cet indiscret. — Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, Josephine. Peu importe mon sommeil, mais… — Je vous entends, Mademoiselle. Eh bien, nous verrons. Promettre est bien positif. Je ne veux pas me mettre à vous mentir, à vous tromper, à vous manquer de parole. — Mais si ta promesse te retenoit, Josephine ? — Il y a eu un an à Pâques, Mademoiselle, que je fis une pareille promesse de bien bon cœur à Dieu, c’est-à-dire à mon confesseur : cela n’a tenu que six semaines. — Quoi, Josephine ! Henri n’est donc pas le premier… ? — Eh non, Mademoiselle ! — Qui est-ce qui a séduit ta jeunesse ? — À quoi bon vous le dire, Mademoiselle ? cela vous fera peut-être quelque peine, et vous trouverez que je vous manque de respect de parler si naturellement de votre famille. — Non Josephine ; dites. — C’est Mr. votre Oncle, le grand-Vicaire. — Est-il possible, Josephine ? — Rien n’est plus vrai, Mademoiselle ; à telles enseignes que voilà une croix qu’il m’a donnée : voilà aussi une bague ; et vous connoissez mes Heures avec leurs crochets d’argent, il me les a données aussi : tenez, les voilà ; elles ont été imprimées à * *, et le nom de M. l’Évêque s’y trouve tout de son long. — Mais il y a eu un an à Pâques que vous étiez bien éloignée de mon Oncle le Grand-Vicaire : il avoit émigré déjà, et il étoit en Espagne. — Cela est vrai, Mademoiselle ; mais étois-je éloignée aussi du frère de Madame votre Mère, Mr. le Marquis de * * *. — Ah, mon Dieu ! Josephine ! — Pour celui-là il ne m’a rien donné qu’un vieux d’or, qu’il avoit peut-être pris à Mme. la Marquise. Il n’y avoit pas bien du mal à cela, car Mme. la Marquise toujours occupée de sa toilette ou de ses vapeurs, ne faisoit œuvre de ses mains. Ma pauvre Tante ! dit Émilie, en soupirant. Oui, dit Josephine, elle fut bien triste après la mort tragique du Chevalier de ***. Je lui en vis recevoir la nouvelle. Un ami lui rapporta ses lettres et son portrait. Ah, Jésus ! dans quel état je la vis les quatre ou cinq premiers jours ! L’ami du Chevalier commençoit à la distraire quand il fallut se quitter. Il avoit une compagnie dans l’armée de Mirabeau. Sans doute ils se seront revus à Manheim, où son mari l’a menée.

La toilette d’Émilie s’acheva sans qu’elle rouvrît la bouche. Elle n’en avoit que trop entendu, et n’eut garde de provoquer de nouvelles confidences ; Je comprends, se disoit-elle, pourquoi mon pere et ma mere ne m’ont pas ordonné de me rapprocher de mes parens, et ne m’ont pas recommandée à eux. Je te laisse à la Providence, m’a dit ma mère : prie Dieu, mon enfant ; réfléchis, conserve tes bonnes habitudes ; je n’ai point d’autre mentor à te donner que toi-même.

Vous êtes bien rêveuse, Mademoiselle, dit Josephine. Vous aurois-je offensée ? Bien loin de là, dit Émilie ; en jettant sur elle un regard plein de douceur. Je t’aime, je te plains, je t’excuse ; je me sens obligée de réparer envers toi les crimes de mes parens. Mais, Josephine, cette sorte de désordre où l’on t’a plongée va devenir tous les jours plus fâcheux, plus honteux, moins pardonnable, et je crains… Point du tout, interrompit Josephine ; ma liaison avec Henri, qui n’est ni un prêtre, ni un homme marié, est déjà beaucoup plus innocente que les autres, et si je continue à me conduire de mieux en mieux je pourrois bien finir par être une Sainte ; c’est ce que j’ai toujours ambitionné, car j’ai un grand respect pour les Saints et les Saintes, et je ne puis souffrir une Religion où l’on ne les honore pas : c’est pour cela que j’ai éconduit un assez riche marchand Luthérien de la Gueldre Prussienne, qui vouloit m’épouser. — Mais, Josephine, comment accordes-tu ta dévotion avec un péché auquel tu refuses de renoncer ? — Oh ! Mademoiselle, cela peut fort bien aller ensemble. Je dis tous les jours à Dieu dans l’Oraison Dominicale : Pardonnez nous nos péchés : je le dis en françois après l’avoir dit en latin. Or cela suppose visiblement que Dieu doit avoir quelque chose à pardonner ; et comme je ne suis ni gourmande, ni menteuse, ni voleuse, ni médisante, je dis à Dieu, pour ainsi dire, pardonnez-moi Henri, ou Pierre, ou Jaques. Dieu ne s’y méprend pas et ne manque pas de me les pardonner, car sa clémence est infinie. Amen ! dit Émilie ; je n’ai plus rien à répondre à un docteur tel que toi.

Vous voilà jolie comme un Ange, dit Josephine, en approchant un miroir : un peu de pâleur que vous avez, ne vous sied même point mal. Je voudrois bien que les gens du château vous vissent aujourd’hui : vous êtes la moitié mieux coiffée que lorsque le Junker vous rencontra dans le chemin, et s’éprit si bien de vous qu’il dit que c’est pour la vie. Allons, Mademoiselle, un petit air de harpe pour nous ragaillardir. Émilie joua d’abord pour sa compagne, puis pour elle-même. Elle s’attendrit en jouant. Sa tante et ses oncles lui revinrent à l’esprit, et elle finit par pleurer son père et sa mère comme aux jours de leur mort.

Émilie étoit seule lorsqu’elle se livroit ainsi à sa douleur. Au moment où elle vit revenir Josephine, elle essuya des larmes dont il lui eut été difficile et pénible de lui expliquer les différentes causes. Je pense comme toi, lui dit-elle, d’une voix assez ferme et avec un visage assez serein, que la harpe ne peut venir que du château ; et d’après ce que tu m’as dit de l’intérêt que le jeune homme prétend prendre à moi, je ne puis décemment la garder ; cependant il m’en coûteroit de la rendre. Ne pourrois-tu savoir ce qu’elle a coûté ? Il me reste quelqu’argent, que ton travail assidu me rend inutile ; j’ai quelques bijoux dont je puis me défaire. Informe-toi, Josephine, et payons la harpe. — Je ne sais, Mademoiselle, si votre dignité exige que vous fassiez ce chagrin à qui a voulu vous faire plaisir. Il se peut qu’oui. Je ne m’entends pas trop à ces choses-là, mais quelqu’un à qui je donnois une rose, voulant me donner un écu, je le refusai, et n’ai jamais pardonné à ce quelqu’un. Vous pourriez faire une chose qui, selon moi, seroit plus honnête. — Quoi donc, Josephine ? — Le dernier fichu que vous avez brodé pour moi est fort joli ; je ne l’ai jamais mis, non plus que le tablier qui se doit porter avec le fichu. Les voilà encore dans un carton comme ils sont sortis de vos mains ; envoyez-les avec une belle lettre à la mere du Junker. — Ils t’appartiennent, Josephine. — Vous les remplacerez, Mademoiselle. — La valeur est si loin d’être égale. — Bon, la valeur ! Qu’importe la valeur ? Cela est-il beau de compter si juste ? Je vous ai vu mille fois, dans le temps de votre prospérité, donner beaucoup pour recevoir peu. Croyez-vous être la seule qui ait ce droit là, et le plaisir d’être généreuse doit-il n’appartenir qu’à vous ? Tenez, voilà le fichu et le tablier bien proprement arrangés ; vous écrirez la lettre pendant que je m’habillerai, puis en trois sauts je serai chez Mme. la Baronne d’Aldor.

Émilie persuadée ou entraînée, consentit à tout ce que vouloit Josephine. Elle y trouvoit cela de bon, que le jeune homme verroit qu’elle ne recevroit pas des hommages rendus avec mistère, et qu’elle étoit d’humeur à éventer le secret de son amour pour elle, supposé que réellement il en eût. Ou ses galanteries seront avouées de ses parens, ou il ne m’en fera plus, dit-elle ; et elle écrivit la lettre que voici :

« J’ai trouvé hier, Madame, sur un banc du jardin où j’ai coutume de me promener, une très-belle harpe. Elle ne peut venir que d’une maison qui est l’ornement de la contrée, comme ses Maîtres en sont l’amour. Monsieur votre fils aime, dit-on, les talens ; il aura su, ou soupçonné, que je les aimois aussi, et je ne doute pas que par un don vraiment digne de lui et de ses nobles parens, il n’ait voulu m’aider à charmer mes chagrins et ma solitude. Un bon cœur lui en a suggéré l’idée ; le discernement et le goût ont présidé à son exécution : je ne puis donc m’en offenser ; mais je ne puis pas non plus dissimuler le don, ni taire ma reconnoissance. Permettez, Madame, que ce soit à vous que je la témoigne, et daignez agréer ce que la fortune me permet encore de vous offrir, le fruit d’une industrie, hélas ! trop médiocre. Croyez, Madame, que je n’ai jamais regretté aussi vivement que dans cet instant, sa médiocrité ; et recevez l’hommage de mon respect très-humble. »

Le billet cacheté, Josephine, toute glorieuse, part. C’étoit pour la première fois qu’elle alloit au château. Elle étoit fraîche, allerte, bien mise, jolie. Henri fort étonné, vint à sa rencontre, et tous les domestiques qui jouoient aux quilles dans la cour, resterent la bouche ouverte en la voyant passer. Elle ne voulut rien dire de sa mission, pas même à Henri, et alla droit à la Dame, qui étoit à la porte du château avec son mari, son fils et un émigré françois, abbé. (C’étoit moi qui, déja connu dans cette maison, arrivois à l’instant de Munster.) Elle fit une jolie révérence, remit la lettre et le paquet, puis s’en retourna aussi lestement qu’elle étoit venue.

La surprise de Mme. la Baronne d’Altendorf fut extrême, ainsi que celle du Baron son Époux, et surtout celle de la Comtesse Sophie, jeune parente qui s’étoit destinée au jeune Baron. Quant à celui-ci, le trouble étoit peint sur son visage et se composoit de mille sentimens, les uns doux, les autres fâcheux. Voilà mon secret découvert, se disoit-il, et Dieu sait si mes parens ne trouveront pas fort mauvais que j’aie fait venir pour une jeune Françoise la plus belle harpe qu’il y eût à Francfort. Peut-être trouveront-ils encore plus mauvais que j’aime cette jeune Françoise, et cependant je l’aimerai toujours ; voilà qui est bien décidé ; car je vois par sa lettre qu’elle a autant de délicatesse et d’esprit que de beauté. Que je suis heureux d’avoir fait sur le seul rapport de mes yeux, un choix que ma raison approuve ! J’ai été séduit par les mêmes choses qui séduisent tant d’autres hommes : mais cette séduction loin de me conduire au vice et au repentir, me conduit au bonheur d’aimer la personne du monde qui mérite le mieux d’être aimée.

Pendant que le jeune homme, un peu à l’écart, faisoit ces reflexions, sa mere regardoit avec une admiration mêlée d’humeur, le fichu et le tablier. Il ne se laissera pas marier tout simplement, pensoit-elle, comme ses peres et grands-peres. Il va nous donner de la tablature. Pourquoi s’aviser d’avoir un goût de son propre crû ! Ceci me tirera du repos dans lequel je végète doucement, depuis que j’ai perdu l’aimable sœur du grand Frédéric ; repos qui est la seule félicité à laquelle il faille prétendre en Westphalie et dans la société de M. le Baron d’Altendorf.

Cette sœur du grand Frédéric étoit, comme on le dévine aisément, la Marckgrave de Bareith, dont Mme. d’Altendorf avoit été la fille d’honneur ou plutôt l’élève. Elle se souvenoit d’avoir vu, étant enfant encore, Voltaire et d’autres beaux esprits à cette Cour où l’on parloit françois plus qu’allemand ; et elle y avoit pris, avec la connoissance de cette langue, celle des auteurs qui firent briller le plus sa précision lumineuse et son élégante clarté.

Théobald ! Théobald ! dit Mme. d’Altondorf, en regardant son fils qui étoit, absorbé dans sa rêverie. Elle n’en dit pas davantage, de peur de lui attirer une pondérante algarade de la part du vieux Baron.

C’est précisément cette algarade que désiroit la Comtesse Sophie ; mais elle avoit beau regarder le vieux Baron, il ne disoit rien du tout. Persuadé qu’un Seigneur de château, un père de famille, un gentilhomme à 64 quartiers, ne doit parler que pour être écouté, ordonner que pour être obéi, et n’ayant pas des idées bien promptes ni bien nettes sur la plupart des objets, le Baron d’Altendorf est dans l’habitude de garder un silence fort grave et assez imposant, à moins que sa femme ou quelqu’autre ne lui suggère une pensée ; alors il étend, il appuye et prononce des arrêts contre lesquels il ne faut pas s’aviser de faire la moindre réclamation. Tout le soin de sa femme est de détourner ou diriger cette massue : quelquefois elle a l’adresse de l’alléger un peu.

L’envieuse petite Comtesse rompit enfin le silence que chacun gardoit. Une si belle harpe toute neuve a dû coûter bien cher, dit-elle. Voudriez-vous que Théobald l’eut envoyée vieille ou laide ? dit séchement la Baronne. Il auroit eu grand tort, dit le Baron. Quand un Baron d’Altendorf fait un présent, n’importe ce qu’il coûte, il faut qu’il soit beau. Je désavouerois mon fils, s’il pouvoit y avoir quelque chose de mesquin et d’ignoble dans ses procédés. Il y eut hier vingt-cinq ans tout juste que je fis un présent, que j’appellerai préliminaire, à Mlle. de Schönfeld, aujourd’hui Baronne d’Altendorf. J’y étois autorisé, à la vérité, par ses parens et les miens. Cette alliance convenoit aux deux maisons, et avoit été desirée sur-tout par le Grand-pere de mon Épouse, par ses Oncles, par sa respectable Mere… Vous m’envoyâtes une fort belle montre, interrompit la Baronne ; je l’ai encore, et ce n’est pas le seul présent de prix que vous m’ayez fait.

Voilà qui est fort bien, dis-je à mon tour, en m’adressant au vieux Baron ; ces souvenirs sont agréables, et ce qui se passe aujourd’hui ne l’est pas moins. Ne trouveriez-vous pas bon que nous allassions, votre fils et moi, chez ma compatriote ; pour lui dire que sa lettre et son travail ont été reçus de Madame avec bonté, et que si elle veut venir faire un tour dans votre parc, elle pourra vous y rendre ses devoirs. Oui, sans doute, allez ; cela est très-bien pensé, dit le Baron. Théobald ivre de joie, mais se contenant de son mieux, n’eut l’air de me suivre que par obéissance. Quand il fut hors de la vue de ses parens, il me sauta au cou et m’embrassa ; puis appercevant Henri, il lui ordonna de préparer dans le plus bel endroit du parc une collation la plus élégante qu’il seroit possible.

En un instant nous fûmes chez Émilie. Josephine, quoiqu’elle fut aussi surprise que charmée de notre visite, nous reçut comme si elle nous eut attendus ; et après nous avoir fait entrer dans une chambre fort propre, elle alla avertir sa maîtresse qui étoit au jardin. Elle venoit nous recevoir ; nous allâmes à sa rencontre. Je lui addressai le premier quelques mots ; mais bientôt Théobald prit la parole, et cela avec plus de grace et d’assurance que je n’en aurois attendu d’un jeune Westphalien. Vraiment toute la personne d’Émilie étoit faite pour exalter l’homme le plus froid et donner de la vivacité au plus flegmatique ; mais elle auroit pu tout aussi bien intimider un homme plus hardi que ne le paroissoit Théobald ; je fus donc agréablement surpris de l’aisance avec laquelle se félicitant du bonheur de la voir, il la pria de faire partager son contentement à son pere et à sa mere qui l’attendoient avec impatience. Quel doux spectacle que cette naissante aurore de l’amour, embellissant les deux plus jolies figures du monde !

Émilie plutôt brune que blonde, blanche cependant, un peu pâle ce jour-là, d’une stature au dessus de la médiocre, étoit pleine de grace et de séduction. Si je n’avois su à-peu-près qui elle est, me dit Théobald, pendant qu’Émilie s’éloignoit de nous pour prendre ses gands et son éventail, je lui aurois dit :

O (quam te memorem) virgo. Namque haud tibi vultus
Mortalis, nec vox hominem sonat.

Et en effet Émilie avoit un son de voix charmant… Mais Théobald ne mérite-t-il pas que je fasse aussi son portrait ? Plus grand qu’Émilie, sa taille n’est ni moins légère, ni moins élégante ; ses yeux d’un bleu foncé sont doux et brillans ; son nez est aquilin, et les plus beaux cheveux blonds ornent sa tête ovale. Qui voudroit peindre le fils de Vénus et d’Anchise, ou l’héritier du trône d’Itaque, ne pourroit mieux faire que prendre pour modèle le jeune Théobald. Mais si Théobald est le plus aimable des hommes, Émilie, ce jour-là, paroit moins une femme qu’une Divinité.

Bientôt nous quittons avec elle son temple modeste. Josephine sur le seuil de la porte, nous suit des yeux d’un air d’espoir ou plutôt de triomphe, et nous montre du doigt à ses vieux hôtes, assis vis-à-vis de leur demeure, sur le tronc d’un arbre que leur fils a coupé dans le bois voisin. C’est leur siège aujourd’hui ; dans quelques mois ce sera leur ressource contre l’hiver glacial.

On se souvient que ce jour-là étoit un jour de fête : le tems étoit fort beau, de sorte que tous les habitans du village oisifs, curieux, contens, nous le virent traverser. Ce n’étoient que révérences profondes, saluts jusqu’à terre, accompagnés du niais, mais cependant aimable sourire de la badauderie bienveillante. Unser Junker sieht recht schmuk aus, disoient les uns : Das fremde Fräulein ist auch gar lieb, disoient les autres. J’avois aussi ma part de cette cordiale effusion.

Un peu en-deçà de l’entrée du parc nous rencontrâmes Henri, qui nous dit dans quel endroit nous trouverions la collation et la compagnie. Je pense qu’il alloit chercher Josephine, pour qu’elle eût part à la fête ; car Émilie, après avoir passé une heure environ avec nous et voulant s’en retourner, vit sa suivante parmi les domestiques du château. Elle l’appella, prit son bras et ne nous permit pas de la reconduire chez elle.

Comment la trouve M. le Baron ? dit la petite Comtesse, dès que nous eumes repris le chemin du château. Pour moi, je vous avoue… M. le Baron, interrompit Mme. d’Altendorf, ne peut trouver cette jeune étrangere que comme elle est, belle, jolie et aimable. Sans doute, dit M. d’Altendorf. Qu’on soit Françoise ou Allemande, on est ce qu’on est. La beauté est toujours la beauté, et à Dieu ne plaise que je refuse, par un préjugé trop excessif pour mon pays, de trouver par-tout la beauté fort belle : il est permis, louable même, d’avoir un peu de partialité ; mais trop est trop.

Je suis entièrement de l’avis du Baron, reprit Mme. d’Altendorf. Un peu de partialité me plaît : elle est bonne, elle est nécessaire pour se trouver bien au milieu des gens avec lesquels on est appellé à vivre, et ne pas donner à tout ce qui vient du dehors une préférence outrageante pour son pays. Cette partialité est un correctif au goût que nous avons tous, du plus au moins, pour les objets nouveaux : elle nous conserve une certaine dignité nationale. Quand je vois de jeunes Allemands se mouler sur la nation Françoise, dédaigner leur propre langue, leurs propres usages, contrefaire un accent qu’ils ne saisiront jamais bien, et s’affliger tout de bon de cette impuissance, j’avoue que je rougis pour eux. Vous avez bien raison, Madame, dit Théobald, et je me flatte que vous n’aurez jamais à rougir pour moi d’une pareille sottise. Je vous suis fort obligé de m’avoir fait apprendre de bonne heure le françois, comme l’anglois et l’italien ; mais je ne me piquerai jamais de le parler comme un François, ni comme je parle l’allemand : je crois même qu’on n’auroit besoin d’aucune partialité pour se garantir d’un travers aussi ridicule. Pour moi, je suis fier de ma nation, dit le Baron ; et qui me prendoit pour petit-maître François, m’affligeroit sensiblement.

J’eus bien de la peine à m’empêcher de rire. Il me semble, dis-je, qu’on ne peut pas trop être, soit fier, soit humilié d’une chose qui nous est imposée si absolument, que d’être né ici ou là. Vous avez raison, dit M. d’Altendorf ; on est né où l’on est né : la chose n’a pas dépendu de nous. Cependant le Corps germanique, l’antique Germanie… mérite notre respect, acheva la Baronne. Tâchons de lui faire honneur, dit Théobald.

L’on étoit à la porte du château : Théobald alla rêver seul à son Émilie. Je proposai une partie de trictrac au Baron. Mme. d’Altendorf prit un livre. La jeune Comtesse appella sa femme de chambre et retourna avec elle dans le parc, où elle promena son amer chagrin jusqu’à la nuit.

Le lendemain les Dames allerent faire visite à Émilie, et la ramenerent avec elles au château. Le surlendemain Émilie y dîna, et trois ou quatre jours se passerent sans que personne eut l’air de penser aux feux qui s’allumoient, aux chaines (bien pesantes peut-être) qui se forgeoient. Il n’est de jours vraiment heureux que ceux où l’imprévoyance est totale. Le plaisir même n’est pas si doux à prévoir qu’il ne soit plus doux encore de ne prévoir rien. L’hymen étonneroit l’amour si on le lui présentoit aux jours de son enfance : il se suffit et ne veut que lui-même : le moment présent est tout pour lui. Si je pouvois consentir à recommencer une pénible carrière, ce ne seroit que pour revivre quelques jours semblables à ceux que passèrent alors Émilie et Théobald.

Peu à peu les caractères en se développant, laissèrent appercevoir des contrariétés. Lesquelles ? direz-vous. – Oh, lesquelles ! cela seroit bien long à détailler, et vous pouvez mieux l’imaginer que je ne puis le dire. Théobald, en un mot, étoit homme et Allemand ; Émilie, femme et Françoise. L’attachement mieux senti amena l’exigence, car chacun des deux sentant qu’il alloit dépendre de l’autre, voulut que l’autre aussi fut dépendant, et chercha à faire les meilleures conditions qu’il pourroit, avec son maître.

Un jour qu’on parloit de vues riantes et agréables, Théobald dit n’avoir rien tant admiré que la Seine et ses rives, telles qu’il les avoit vues du pont-neuf, un certain soir, au coucher du soleil. Quoi ! s’écria Émilie, vous avez été à Paris ! Pourquoi donc ne le disiez-vous pas ? — Rien de moins intéressant que ce voyage, répondit froidement Théobald. Nous le fimes en courant ; j’avois quatorze ans tout au plus, et je ne restai pas trois semaines à Paris. Mais, dit Émilie, c’est assez pour savoir que Paris est au-dessus de tout ; et je suis bien sûre que si la tranquillité y ramenoit l’ordre et les plaisirs décens, vous voudriez y passer votre vie. Point du tout, dit Théobald. — Se pourroit-il, dit Émilie, que les horreurs commises par quelques hommes égarés, frénétiques, vous fissent méconnoître un peuple fonciérement si doux, si aimable, si généreux ? Je parle le moins que je puis, dit Théobald, de cette longue suite d’horreurs qui dégradent l’humanité encore plus qu’elles ne déshonorent vos compatriotes. Peut-être en eut-on fait autant ailleurs dans des circonstances semblables ; mais ces chansons tant chantées, ces fêtes, cette marque faite au cou de votre Roi dans presque toutes les effigies que j’ai vues de lui après sa mort… Vous croyez d’après cela… interrompit vivement Émilie. Je crois, reprit Théobald, que les François sont plus gaiement barbares, ou plus barbarement gais que les autres nations, et sans que je les en haïsse davantage, cela me les rend plus antipathiques. Dans les exceptions mêmes que mon cœur seroit forcé de faire, si j’apperçevois une forte teinte de l’humeur nationale… Que feriez-vous, Monsieur, dit Émilie ? Mademoiselle, dit Théobald, je serois désolé. Émilie ne se découragea pas, et après quelques momens de silence, elle dit d’un ton à demi-ironique : Malgré les défauts si choquans de ma nation, j’oserai penser que tout homme qui pourra vivre à Paris y vivra. Je serai l’homme bisarre, dit sur le même ton le jeune Baron, qui fera exception à cette règle universelle, et je déclare que j’aimerois mieux ne sortir jamais d’Altendorf, y employer toute ma vie à servir de tuteur, d’arbître, de consolateur à ses habitans, que de la passer sans utilité pour personne dans cette capitale fameuse, séjour brillant des graces, du goût, et de tous les plaisirs.

Le son de voix de Théobald s’étoit altéré à mesure qu’il parloit, et décéloit un grand trouble. Il prit avec précipitation un volume de l’Émile qu’il trouva sous sa main, et sortit du salon et du château.

La petite Comtesse triomphoit. Quel moment pour se promener ! dit-elle : on suffoque. Il faut avoir bien envie de sortir d’ici pour aller courir les champs à quatre heures après-midi, le premier de Juillet. — J’ai la même envie que Monsieur votre cousin, dit Émilie outrée ; et je prie M. l’Abbé de vouloir bien affronter la zone torride et me ramener chez moi.

Peut-être Émilie espèroit-elle rencontrer Théobald, mais elle ne vit que son livre qu’il avoit laissé ouvert sur un banc : elle le prit, et le retournant, elle lut : « Sophie, vous êtes l’arbitre de mon sort, vous le savez bien. Vous pouvez me faire mourir de douleur, mais n’espérez pas me faire oublier les droits de l’humanité ; ils me sont plus sacrés que les vôtres ; je n’y renoncerai jamais pour vous. » Elle remit le livre comme elle l’avoit trouvé, et nous continuâmes à marcher sans rien dire ; mais je lisois dans ses mouvemens, dans sa démarche lente d’abord, puis précipitée : Seroit-il vrai ? Ces mots me conviendroient-ils ? Vous êtes l’arbitre de mon sort ! Mais ne vouloir jamais sortir d’ici, et prendre contre moi des précautions, des résolutions si fortes, si décisives ! En France les femmes régnent, dit-on. Quelle différence ! Ah, bon Dieu ! quelle différence !

En revenant au chateau, je trouvai Théobald qui alloit et venoit comme un homme préoccupé. Je l’abordai, et nous nous promenâmes quelque tems sans qu’il sortît de sa rêverie.

Le tems se couvroit. Il avoit fait fort chaud. Bientôt le tonnerre gronda, et mille éclairs percerent les nues. Ne pourrions-nous aller voir si elle a peur, me dit Théobald ? je crains de lui avoir fait de la peine ; et sans attendre ma réponse, s’appuyant sur mon bras, il me fit prendre avec lui le chemin de la demeure d’Émilie.

Nous approchions quand un bruit de voiture et des cris confus nous firent courir au grand chemin, dont nous nous étions éloignés. Que n’avions-nous pu arriver un moment plus tôt ! Des chevaux effrayés par l’orage avoient jeté leur conducteur à terre, et portant la berline qu’ils trainoient contre une borne, ils la versèrent rudement à nos yeux. Engagés dans les traits et dans les rênes, ils se débattoient avec force, et le désastre alloit devenir horrible si nous n’eussions réussi à les arrêter et à relever le postillon blessé et sanglant qu’ils fouloient sous leurs pieds. Des paysans étant accourus, l’emportèrent, pendant que Théobald et moi, aidés par un domestique aussi adroit que vigoureux, nous retirions du carosse une femme évanouie. Où la porter ? Le château étoit bien éloigné. Je demandai au domestique, qu’à son accent je jugeai être de Paris, si sa Maitresse étoit Françoise ? Je ne le sais pas, me répondit-il. — Mais parle-t-elle françois ? — Oh oui, Monsieur. Eh bien, dis-je à Théobald, supposons-la Françoise, et confions-la aux soins de ses deux jeunes compatriotes. Théobald y consentit, et nous voilà au logis d’Émilie.

Aux coups redoublés dont nous frappâmes la porte, Josephine sortit d’une cave où elle s’étoit enfermée. Sa grande frayeur fit bientôt place à une plus grande compassion. Ah ! mon bon Jèsus ! s’écria-t-elle, pauvre jeune Dame ! Est-elle morte ? Nous l’assurâmes que non, et que ses artères battoient. Eh bien ! portons-la sur mon lit, dit Josephine, et donnons-lui toutes sortes de secours.

Ces secours donnés avec tant de zèle, ne tarderent pas à produire un bon effet. La Dame ouvrit les yeux, et montrant sa surprise, elle s’efforça d’exprimer sa reconnoissance. Elle parloit français avec un accent légèrement étranger, qui ne me donna aucune lumière sur le pays où elle étoit née, mais tout en elle dénotoit la meilleure éducation.

Cependant Émilie ne paroissoit pas. Où est donc votre Maitresse, dis-je à Josephine ? Je l’ai laissée, bien malgré moi au jardin, me répondit-elle. Quand on est rêveuse à ce point, on n’entend pas Dieu tonner. En effet, nous trouvâmes Émilie à demi-couchée sur le banc de la harpe, et quand nous lui demandâmes si elle n’avoit point eu de frayeur ? Frayeur ! de quoi ? nous dit-elle. Alors nous lui racontâmes l’orage et l’accident qu’il avoit causé.

La Dame est-elle Françoise ? me dit Émilie en s’acheminant avec nous vers le logis. Nous ne le savons pas, lui dis je. Si elle n’est pas Françoise je l’en féliciterai, dit Émilie.

Dès qu’elle fut auprès de l’étrangère, elle lui donna avec une grâce touchante les assurances du plus vif intérêt, et ces assurances furent reçues de la même manière qu’elles étoient données. Une contusion à la tête, une autre au bras, qui bien que plus considérable n’avoit rien d’allarmant, ce fut là tout le mal que l’étrangère se trouva avoir, après qu’une saignée eut entièrement dissipé l’effet de sa frayeur. Elle demanda des nouvelles du fidèle Lacroix, et Lacroix dans ce moment arrivoit avec une pesante cassette. Elle demanda ensuite ce qu’étoit devenu le postillon ; on l’assura qu’il étoit soigné. À présent, dit-elle, la peur de causer ici bien de l’embarras, est mon unique peine. Émilie la rassura avec bonté, et moi, pensant qu’elle avoit grand besoin de repos, j’engageai Théobald à prendre congé des deux Dames. En sortant, il prit la main d’Émilie. Émilie retira et rendit sa main. Il la baisa. Des larmes coulerent des yeux d’Émilie. Pourquoi, lui dit Théobald, m’avoir mis dans la cruelle alternative de vous offenser, ou de désavouer mes principes et ma patrie ? Ce n’est pas l’accident seul de la Dame étrangère qui m’a amené auprès de vous : j’y venois, l’Abbé vous le dira, j’y venois déplorer le malheur que j’avois eu de vous déplaire. Émilie, regardez-moi comme un homme qui vous sacrifieroit tout, hors des devoirs sacrés.

On imagine ce qui se passa les jours suivans : nos visites, les empressemens de chacun, la reconnoissance de la Dame, et sa guérison, hâtée par tout ce que les soins les plus aimables ont de doux et de précieux.

Après cinq ou six jours, elle se trouva en état d’aller voir le pauvre postillon, dont elle paya généreusement l’hôte, la garde et le chirurgien. J’étois avec elle. En revenant, elle voulut entrer dans une petite maison attenante à celle qu’habitoit Émilie. D’un coup-d’œil elle vit comment on la pourroit rendre commode et agréable. Les murailles sont solides, dit elle, le toit est neuf : voilà une cloison qu’il faudra ôter ; là pourra se placer une cheminée. Elle demanda au propriétaire ce qu’il demanderoit de sa maison, et avant d’en sortir elle l’avoit achetée. Nous allâmes trouver aussi-tôt le charpentier et le maçon ; on convint avec eux de l’ouvrage et du prix. Jamais je n’avois vu de femme plus entendue, ni plus expéditive.

Josephine, pendant notre absence, se trouvant seule avec Émilie pour la première fois depuis un assez long tems, lui parla avec beaucoup de détail et de liberté de Mme. de Vaucourt : (c’est ainsi que Lacroix appellait sa Maitresse.) Elle loua ses yeux, ses dents, son pied : trouva sa peau trop brune, ses cheveux trop rudes, son parler trop peu distinct : quant à sa taille, elle ne savoit qu’en dire. Mme. de Vaucourt est fort petite et fort maigre ; mais il y a une agilité et une facilité dans tous ses mouvemens, qui ne permettent pas de lui souhaiter un autre espèce de grace, ni plus d’éclat, ni une plus haute stature. Josephine assura qu’elle étoit créole, ou que sa mère l’avoit été. Émilie jugea seulement qu’elle étoit fort aimable et pleine d’esprit comme de vivacité. Puis, parlant du desir qu’elle avoit de la garder quelque tems à Altendorf, elle dit qu’elle la croyoit en tout point de fort bonne compagnie et fort honnête, c’est-à-dire fort sage, parce qu’elle ne lui avoit pas entendu dire un seul mot qui sortit des bornes d’une décence scrupuleuse. Il se peut bien, dit Josephine, qu’elle soit une vertu ; mais ce n’est pas cette réserve qui me le persuaderoit. Il est des sottises, Mademoiselle, dont moins on en fait, plus on y pense ; cela vous trotte toujours dans l’esprit, et il y paroît plus ou moins au dehors ; au lieu que si l’on n’est pas si sage… Allez-vous dire qu’on en sera plus décente ? dit Émilie en riant. J’en serois tentée, dit Josephine. Avez-vous vu un air de Sainte pareil à celui de Madame votre Tante ? et Dieu sait cependant que sans compter le chèr Chevalier… C’est assez, interrompit Émilie ; je te dispense de tes preuves ; mais dis-moi si tu ne t’es point trop fatiguée tout ces tems-ci ? Bien souvent tu as veillé la moitié de la nuit, et le jour ton ouvrage ne s’en faisoit pas avec moins d’exactitude. Je te voyois par-tout : j’ai admiré ton activité et ta vigilance ; mais j’ai craint pour ta santé. — Bon ! Mademoiselle ; quand cela est nécessaire et que ce ne sont pas les fantaisies des maîtres qui harcelent leurs gens, ils ne sentent que du plaisir dans la fatigue. Tenez, ce que vous venez de me dire me feroit oublier mille veilles et toutes sortes de travaux ; mais je n’ai point été aussi surchargée de peine que vous le croyez. Il est bien vrai que Henri m’a un peu moins aidée qu’il ne faisoit, mais M. Lacroix sait tout, fait de tout ; il est cuisinier, tapissier, jardinier ; que n’est il pas ! Soyez heureuse, Mademoiselle, et Josephine sera trop contente, si toutefois… Josephine soupira. Nous revenions et nous les rejoignîmes.

Mme de Vaucourt dit à Émilie, que n’ayant pu se résoudre ni à la quitter, ni à lui être long-tems à charge, elle venoit de s’arranger pour devenir sa voisine. Si vous m’aimez un peu, dit-elle, vous me permettrez, quand j’habiterai ma nouvelle demeure, de faire faire une porte de communication entre votre chambre et la mienne. En même-tems elle l’embrassa avec un mouvement si tendre, qu’Émilie en fut sensiblement touchée. Je n’ai encore remercié personne ici, dit Mme de Vaucourt en serrant à la fois ma main et celle de Josephine. Je ne sais point remercier, mais je sais sentir et aimer. Providence divine, c’est à toi que je rendrai grace ! Qui l’auroit cru que la foudre, en me tuant presque, me feroit trouver un pareil asile, tant de bonté, de mérite et d’agremens réunis ! Théobald arrivoit et Mme. de Vaucourt ramenant sur lui les yeux qu’elle avoit élevés au ciel : Puisse, dit-elle, le spectacle de votre bonheur embellir la vie que vous et votre ami m’avez conservée ! Émue, épuisée, elle pâlit, et se laissant tomber sur le lit d’Émilie, elle nous pria de lui laisser quelques instans de repos et de solitude.

Le lendemin, sur une invitation de Mme. d’Altendorf, elle vint au château avec Émilie. Toutes deux y revinrent les jours suivans, et le vieux Baron lui-même trouvoit longues les journées où on ne les voyoit pas.

Lacroix envoyé successivement à Osnabruk, à Munster, à Hannovre, rapporta ce qu’il falloit pour meubler la maison que l’on réparoit à force. Tout y fut arrangé à l’allemande. Émilie le remarqua ; et comme Mme. de Vaucourt avoit été témoin de quelques petits différends entr’elle et Théobald sur les habitudes nationales, elle lui demanda si elle vouloit se faire un mérite à ses dépens ? Non, dit Mme. de Vaucourt ; mais je veux vous donner un bon exemple. Gardons-nous de vouloir établir ici la France, et de traiter des gens qui nous souffrent, comme s’ils étoient étrangers chez eux, et que ce fut nous qui les tolérassions. Quoi ! dit Émilie, quand je suis exilée du plus beau pays du monde, il ne me sera pas permis de m’entourer, pour ainsi dire, de ses moeurs, des usages que le goût y avoit consacrés ! Non, dit Mme. de Vaucourt, non, cela ne vous est pas permis ; et en même tems elle défendoit à Lacroix de mettre dans les choses qu’il arrangeoit, quoique ce fut qui rappellât Paris et la France.

Au bout d’une quinzaine de jours sa demeure fut prête à la recevoir. Émilie trouva qu’on s’étoit trop pressé. Si vous êtes sincère, lui dit Mme. de Vaucourt, vous ne me séparerez pas de vous. Nous vivrons en commun. Je recevrai des services de Josephine, et Lacroix sera à vos ordres autant qu’aux miens. Mais il est juste qu’avant de vous décider, vous puissiez connoître un peu plus celle que vous avez si généreusement accueillie. Demain matin je viendrai vous dire de mon histoire ce que j’en puis dire ; après cela vous jugerez s’il vous convient d’associer votre vie à la mienne. Une pareille circonspection tiendroit de la défiance, lui répondit Émilie, et j’en suis incapable à votre égard. D’ailleurs, si vous pouviez exciter chez moi un sentiment si fâcheux, devrois-je être rassurée par le compte que vous me rendriez vous-même de vous ? Quittez, puisque vous l’avez voulu, cette demeure que vous m’avez rendue plus chère en la partageant avec moi ; mais revoyons-nous demain et tous les jours et à toute heure. Vous êtes riche, à ce que je vois, et je suis pauvre ; mais comme vous ne me paroissez ni fastueuse ni sensuelle, nous n’en pourrons pas moins vivre ensemble, et je consens à ne pas compter trop juste avec une amie. Vous me charmez, s’écria Mme. de Vaucourt. Que je suis heureuse ! que vous me rendez heureuse ! Et elle la quitta en pleurant d’attendrissement et de joie.

La nuit fut longue pour la curiosité d’Émilie ; car tout en s’interdisant la moindre question, elle avoit senti l’envie d’en faire de beaucoup d’espèces, et souvent elle avoit craint de blesser, sans le vouloir, une personne du sort et de l’histoire de laquelle elle ne savoit point du tout le fort ni le foible.

À peine étoit-elle levée qu’elle vit venir à elle Mme. de Vaucourt. — Déjeûnons, dit-elle, après cela je parlerai. Le déjeûné fut porté au jardin, où bientôt elles resterent absolument seules.

Je cache mon nom, dit l’étrangère, sous celui de Vaucourt : appellez-moi désormais Constance, qui est véritablement mon nom de baptême. Je suis née en France, mais je n’y ai pas toujours vécu : mon séjour dans un pays fort chaud, n’a pas peu contribué à me rendre aussi noire que vous me voyez. Je ne vous dirai point de quel pays étoit mon père ni mon mari ; car j’ai été mariée et je suis veuve ; mais je vous avouerai qu’une très-grande fortune qu’ils avoient et qu’ils m’ont laissée, leur a été reprochée comme ayant été mal acquise. Ils ont su la mettre à l’abri de toute atteinte : cependant les soupçons qu’il y a eu contr’eux et les persécutions qui en ont été la suite, m’exposeroient, si j’étois connue, à plus d’un genre de désagrément. Un seul ami, homme aussi estimable qu’il est estimé, témoin de mes peines, confident de mes craintes, m’a aidée à me soustraire aux persécuteurs de ma famille. Je possède, sous des noms différens, des terres en Amérique et aux Isles ; de l’argent en Angleterre et en Hollande ; des maisons à Paris, à Lisbonne, à St. Petersbourg ; et j’ai une part à plusieurs branches du commerce qui se fait aux grandes Indes. Depuis un an je parcours la Pologne et l’Allemagne, cherchant un endroit où je puisse vivre ignorée et néanmoins sans ennui. J’ai trouvé plus que je ne cherchois : je reste. Je suis heureuse.

Après un assez long silence, Émilie lui dit : Permettez-moi de vous demander quelles idées vous vous êtes formées touchant cette fortune qui a excité de si grands soupçons ? Je ne sais, dit Constance. Je penche à croire qu’elle ne fut jamais devenue si considérable, si ceux qui l’ont acquise eussent été extrêmement scrupuleux ; mais je suis persuadée que la jalousie les a peints bien plus coupables qu’ils n’étoient, et qu’on a blâmé en eux ce que mille autres ont fait sans en être blâmés, uniquement parce qu’ils ont eu autant de bonheur que d’adresse. Et n’avez-vous jamais eu la pensée d’approfondir cette affaire, dit Émilie, et de restituer ce qui avoit été illégitimement possédé ? Comment le restituer ? dit Constance. Si l’on a trop gagné avec les particuliers, les lésés sont éparpillés sur toute la surface du globe. Si l’on a volé le Public, pourquoi restituerois-je ? Je suppose que ce fût la France, sous l’ancien ou le nouveau régime, qu’on eût volé, devois-je l’année dernière donner mon bien à Robespierre, ou cette année à ceux qui ont détruit et qui se disputent son pouvoir ? Je suppose que ce fut l’Angleterre, payerai-je mon écot pour soutenir une guerre qui, dirigée contre le pays que j’aime, le pays où je suis née, désole, dévaste l’Europe entière ? Donnerai-je au ministère de Madrid de quoi orner la châsse et payer le voyage de quelque relique ? À l’Impératrice de Russie, de quoi enrichir un peu plus ses favoris ? Au Pape, de quoi payer plus chèr de mauvais soldats et de bons chanteurs ? Non ; selon les loix, ma fortune est bien à moi, car les actes les plus formels me l’ont donnée. Selon l’équité, elle n’est pas moins à moi : personne n’en feroit, je l’ose dire, un meilleur usage. Je vis sans profusion, et cela par principe encore plus que par prudence. Je donne par-tout où je vais, je fais donner par-tout où j’ai du bien, mais les François sur-tout dans quelque rang qu’ils soient nés, de quelque opinion qu’ils soient les victimes, excitent dans mon cœur le plus vif intérêt, et supposé que mes parens leur aient pris quelque chose, j’ai soin de leur en payer continuellement la rente. Je vous étonne, continua Mme. de Vaucourt, et peu s’en faut que je ne vous éloigne de moi ; mais cela passera, et je ne suis pas plus sûre de votre discrétion que de votre estime ! — Oh pour ma discrétion… J’y compte, interrompit Constance ; mais votre estime m’est dûe, et je l’aurai. Votre éducation vous a donné des idées spéculatives extrêmement délicates sur quantité d’objets, que vous envisageriez un peu différemment si vous aviez plus vu le monde. Il y a des gens dont l’intérêt seul fait la morale, et que l’intérêt éclaire ou aveugle tant qu’il veut ; mais ce n’est ni à vous ni à moi que cela arriveroit. Cependant, permettez-moi de vous dire que l’on pourroit vous chicaner sur bien des choses que vous trouvez toutes simples, et cela parce qu’elles vous conviennent, et que vos principes s’y sont pliés peu à peu. Que voulez-vous dire ? s’écria Émilie. Ne voyez-vous pas, dit Constance, qu’au château vous séduisez Théobald, inquiétez sa mère et désolez sa cousine. Il n’y a que le vieux Baron qui, faute de rien voir, ne craigne rien et ne prévoye pas qu’il lui faudra recevoir pour bru une jeune ètrangère expatriée. Eh mon Dieu non ! dit Émilie en pâlissant, cela n’arrivera point. Cela arrivera, dit Constance. Vous me supposez sans délicatesse, dit Émilie : comment pouvez-vous me montrer quelqu’estime et vous confier à moi si vous croyez… Je crois tout simplement que vous aimez Théobald, dit Mme. de Vaucourt, et que Théobald vous adore. Je ne vois rien là d’étonnant ni de criminel ; et loin de vous exhorter à rompre l’union commencée de deux cœurs faits l’un pour l’autre, je vous conjure de donner le vôtre plus franchement, plus entièrement ; de ne conserver ni réserve, ni coquetterie, ni intérêt particulier. Thèobald mérite bien qu’on ne marchande pas avec lui, qu’on cesse d’être Françoise, puisqu’il est Allemand, comme aussi d’être fière quand il est passionné. Mais taisons-nous, le voici qui vient avec son ami. Rassérénez votre charmant visage, et essuyez des pleurs qu’on me voudroit trop de mal d’avoir fait couler.

L’effort étoit trop grand pour Émilie, et voulant s’empêcher de pleurer, elle pleura encore plus. C’est moi, c’est ma faute, s’écria Mme. de Vaucourt. Des confidences que j’ai faites à Émilie ont amené cette bourasque ; mais Dieu m’est témoin que je l’aime, et que c’est parce que je l’aime que je l’ai fait pleurer. Nous venions prier les Dames de se rendre au château, où il étoit arrivé du monde.

On ne put engager Émilie à y aller diner. J’irai, dit Constance ; je veux la débarrasser de moi pendant quelques heures, et j’espère que ce soir nous l’aurons avec nous plus calme et plus aimable que vous ne l’avez encore vue.

En un instant la toilette de Mme. de Vaucourt fut faite ; nous l’emmenàmes. Théobald étoit extrêmement inquiet et troublé.

Ce que Constance venoit de faire éprouver à Émilie, ressembloit si fort à ce que Josephine lui avoit fait éprouver il y avoit environ trois mois, qu’elle se trouva dans la même souffrance, et que ses réflexions furent à-peu-près les mêmes. L’une avoit des amans auxquels elle ne vouloit pas renoncer, l’autre possédoit un bien mal acquis qu’elle ne vouloit pas rendre. L’une et l’autre lui étoient chères, l’une et l’autre lui étoient utiles, l’une et l’autre avoient mêlé le blâme aux aveux, le reproche à la justification. Aux yeux de l’une ni de l’autre elle n’étoit parfaitement innocente, elle qui s’étoit crue en droit de juger, de censurer, de montrer presque du mépris. À la vérité Mme. de Vaucourt ne la jugeoit pas sévérement sur le point essentiel de sa conduite, celui auquel il auroit été le plus fâcheux de devoir changer quelque chose ; mais falloit-il s’en fier absolument à un pareil casuiste, et étoit-il bien vrai qu’une fille sans fortune et sans patrie dût lier à elle l’héritier d’un nom et d’un bien considérables ?

Son dîner lui fut apporté par Lacroix sans qu’elle eût encore changé de place. Elle y toucha à peine. Josephine vint la presser de rentrer dans la maison pour faire sa toilette, pendant laquelle ni l’une ni l’autre n’ouvrit la bouche. Tout-à-coup en se retournant elle voit Josephine fort pâle, et les yeux fort gonflés. Elle lui demande ce qu’elle a. Il est douloureux, dit Josephine, qu’ayant à vous parler sur un sujet assez triste pour moi, je vous voye si triste vous même que je me sente obligée de me taire. Parlez, parlez, s’écria Émilie : je ne mérite pas tant de ménagemens. — Pourquoi donc, Mademoiselle, pourquoi ne les mériteriez-vous pas, et que signifie ce discours ? Vous méritez tout au monde de la part de Josephine. — Eh bien, Josephine, que je mérite ou non d’être ménagée, je ne veux pas l’être : pensons à vous et non toujours à moi. Parlez : qu’avez-vous à m’apprendre ? quel bien puis-je vous faire, ou quel mal puis-je éloigner de vous ? Josephine fondit en larmes. Votre ame s’ouvre, dit-elle, aux intérêts, aux fautes, aux foiblesses des autres : oh combien vous en devenez plus aimable ! mais je crains que ce ne soit aux dépens de votre repos. Laissez-moi vous épargner, pendant quelques jours encore, le chagrin de mes peines : peut-être les pourrai-je finir sans vous les faire partager ; sinon, je vous promets de tout dire et d’implorer votre secours : en attendant je jouirai de la compassion que vous m’avez montrée. Tout ce que je pourrai je le ferai, dit Émilie en embrassant Josephine ; et elles pleurerent ensemble comme si elles eussent été mutuellement instruites de leur secrette peine.

Vers cinq heures, Mme. de Vaucourt venant chercher Émilie, la trouva jouant de la harpe. C’étoit sa ressource que cette harpe, dans ses momens les plus mélancoliques. Toute la compagnie du château vint à leur rencontre, et Émilie pâle, pensive, abattue, inspira à Théobald plus d’amour que jamais. Depuis ce jour, nulle querelle entr’eux. Émilie étoit douce et presque soumise, Théobald étoit aussi complaisant qu’empressé, et cette époque de leur amour, moins magiquement agréable que la première, le fut infiniment plus que la seconde.

Emilie n’oublioit pas ce que lui avoit dit la triste Josephine : elle la regardoit souvent d’un air qui disoit : Josephine, ne te conviendroit-il pas de me parler ? Tu le peux ; je t’écouterai ; je suis prête à tout faire pour toi. Josephine entendoit bien ce langage, et secouant légèrement la tête avec le sourire de la reconnoissance à la bouche et les pleurs dans les yeux, elle se détournoit et s’en alloit.

Un jour plus malheureuse que de coutume, au lieu de ce geste négatif, elle fait signe qu’elle parlera ; mais elle n’en a pas la force, et elle se laisse tomber sur une chaise qui se trouve derrière elle. Des sanglots étouffent sa voix, et il semble qu’elle soit prête à suffoquer, quand Émilie coupant son lacet voit le cordon s’échapper comme un ressort subitement détendu, et son corset s’ouvrir du bas jusqu’au haut avec violence. Alors la voix lui revient ; elle parle, pleure, crie. Constance l’entend, accourt ; et les deux Dames s’empressent de la secourir. Qu’est-ce ? dit Émilie : qu’est-ce donc que vous avez, ma chère Josephine ? Eh mon Dieu ! ne le voyez-vous pas ? dit Joséphine. Est-ce à force d’indifférence ou à force de décence que vous ne voyez rien ? Puis portant la main d’Émilie sur elle : à présent, dites, ignorez-vous encore ce que c’est ? Mon Dieu ! cette harpe, cette fête de St. Sigismond, ou plutôt le jour et la nuit qui la précéderent, que ne puis-je les ôter de ma vie ! Que veut-elle dire ? dit Mme. de Vaucourt. On vint la nuit dans ma chambre, dit Josephine : un jeune homme, c’étoit ce même Henri que vous voyez venir si rarement, lentement, pesamment ici, se glissa auprès de moi comme un serpent. Quelqu’un l’entendit et ne vint pas le chasser. Au reste, qu’importe ! ce qui ne seroit pas arrivé cette fois-là, seroit sans doute arrivé une autre fois. Dieu me garde d’accuser quelqu’un que j’aime plus que tous les Henri, je dirois, et plus que moi-même, si je pensois qu’on voulut le croire, comme cela est. Émilie qui avoit toujours sa main sur le sein de Josephine, le pressa avec tendresse et ses larmes tombant sur le visage de cette malheureuse fille, se mêloient à celles qu’elle répandoit. C’est donc de ce tems que vous datez votre grossesse, dit Mme. de Vaucourt. Oui, dit Josephine. J’ai dit mon état à Henri lorsque la chose a été trop sûre, ne doutant pas qu’il ne consentit tout de suite à m’épouser ; mais cet ingrat, ce méchant homme a prétendu… que sais-je ! N’a-t-il pas dit entr’autres que je m’étois trop coëffée de M. Lacroix. Oh le beau propos à tenir quand on a fait plus de chemin en quelques jours que M. Lacroix en je ne sais combien de semaines, et qu’il en est arrivé une telle honte, un tel malheur qu’il faut que je meure s’ils ne sont pas réparés. Oh, Mademoiselle ! je n’ai pu le convaincre de mon honnêteté, je n’ai pu l’obliger à m’épouser ; mais vous lui parlerez, vous le persuaderez : il le faut absolument. Oû irois-je, loin de vous ? Quand je pourrois me résoudre à vous quitter, oû irois-je ? Pourrois-je rentrer dans ma patrie, dont vos parens m’ont fait sortir ? Il faut que je reste ici, et c’est bien assez d’y vivre étrangère, je ne pourrois y vivre déshonorée. Émilie gardoit le silence. Peut-être, dit Mme. de Vaucourt, qu’avec un peu d’argent je persuaderai ce jeune homme. Non, Madame, dit Josephine, l’argent ne le tenteroit pas ; il ne manque de rien auprès de son Maitre, et d’ailleurs je ne pourrois souffrir qu’il se vendit à vous ; je ne pourrois souffrir de vivre avec lui si on l’avoit acheté. Il faut qu’il m’épouse par amitié ou du moins par pitié. C’est ma Maitresse qui doit parler pour moi ; c’est elle qui connoit le bon cœur de Josephine, et qui doit inspirer de la compassion à Henri pour Josephine. Oh ! dit Émilie, s’il ne s’agissoit que du bon cœur, que de bien n’aurois-je pas à dire de toi ? mais après tout ce que tu m’as dit, comment nier… — Oh, Mademoiselle ! il ne s’agit pas de ce que vous pensez. Henri n’en demande pas tant. Aurois-je tenté de lui en faire beaucoup accroire là-dessus ? Mais M. Lacroix le tarabuste : je ne puis le lui ôter de la tête. Se trompe-t-il tout-à-fait sur Lacroix, dit Émilie ? Moi même je l’avoue, j’ai cru que tu étois fort bien avec lui. — Eh qu’importe, Mademoiselle ! puis-je épouser M. Lacroix avec cet enfant dont Henri est le pere ? Il n’est question ici que d’une seule chose, c’est d’ôter tout soupçon à Henri pour qu’il m’épouse le plutôt possible, et avant que tout le village ne me montre au doigt. — Mais, ma chère Josephine, trahirai-le la vérité, moi qui n’ai jamais affirmé que ce dont j’étois ou me croyois assurée ? abandonnerai-je en un instant des principes et des habitudes sur lesquelles je fonde tout ce que je puis avoir d’estime pour moi-même… Ici Josephine repousse la main d’Émilie, et la regardant d’un œil sec et fixe, elle se leve, s’avance jusqu’à la porte et se retournant : C’est fort bien, Mademoiselle, abandonnez et trahissez Josephine plutôt que des mots, de grands mots, la vérité, vos principes, vos habitudes, et quand je serai morte, estimez-vous encore si vous pouvez… En même tems elle sort ; Émilie court après elle, la saisit par le corps, la serre, l’embrasse, la ramène. — Josephine, répondez-moi comme vous répondriez à Dieu : Si Henri vous épouse, lui serez-vous fidelle ? Je le jure, dit Josephine : j’ai refusé dans un autre tems de vous faire une promesse que je savois ne pouvoir pas tenir ; celle-ci je la fais, parce que je veux la tenir, je la tiendrai. Eh bien, dit Émilie, je vais envoyer chercher Henri par son vieux père : restez auprès de Madame je reviendrai avec Henri. — Un moment, dit Mme. de Vaucourt ; il ne faut pas qu’elle reste seule, j’ai un mot à dire chez moi ; je reviens à l’instant ; alors vous irez.

Pendant que Mme. de Vaucourt les laissa seules, Josephine et Émilie s’abandonnerent à un attendrissement qui avoit ses charmes. Qu’allois-tu faire tout à l’heure, dit Émilie, quand tu as voulu sortir ? — Prendre un fusil que Henri avoit chargé pour tuer des oiseaux, et m’en tuer. — Quoi, Josephine !… — Rien n’est plus vrai, Mademoiselle. Mécontente de Henri et de vous, sans espoir d’aucun bonheur pour mon enfant, pouvois-je mieux faire que de cesser de vivre, et de prévenir que mon enfant ne vécût ? — Mais, Josephine, ta dévotion ne se révoltoit-elle pas contre une pareille pensée ? — Ma dévotion, Mademoiselle, ne s’est jamais beaucoup occupée de ces sortes de choses. J’ai bien oui dire qu’il n’étoit pas permis de se tuer, mais j’ai cru que c’étoit un conte. On envoye tant d’hommes à la guerre, uniquement pour tuer et être tués, sans que cela soit reproché aux Princes, aux Généraux, aux recruteurs : ne seroit-il pas singulier qu’on eût des droits sur toutes les vies hors sur la sienne ? Sans oser condamner le malheureux qui s’ôte la vie, dit Émilie avec gravité, j’estime bien plus celui qui la supporte ; il montre plus de respect et de soumission pour son Créateur. Oh, bien ! dit Josephine, je ne me tuerai pas ; je ne voudrois pas contrarier vos idées. Rendez-moi un peu de bonheur, et je ne me tuerai pas. Déja cette conversation me fait quelque bien, mais j’étois au désespoir quand je vous voyois toute occupée de vous et d’un certain mérite que vous voulez avoir, et avec lequel vous laisseriez tranquillement souffrir tout-le monde. — Tranquillement ! Ah, Josephine ! tu me fais tort. Je suis jeune, Josephine : en perdant mes parens j’ai vu qu’il ne me restoit d’autre patrimoine que l’éducation qu’ils m’avoient donnée : elle étoit stricte et ne m’avoit pas permis de croire qu’on pût dévier en rien du devoir. Etre sage, être vraie, ne posséder que ce qui est bien à soi, voilà ce qu’on m’a recommandé depuis que je suis au monde. Est-il bien étonnant que j’aie quelque peine à prendre sur tous ces objets des idées plus relâchées ? Cependant je cède, Josephine ; mes répugnances cèdent les unes après les autres à l’amitié, à la reconnoissance. Cette condescendance m’ôtera peut-être peu-à-peu toute l’estime que j’avois pour moi : n’importe ; il ne doit pas être question de moi quand il s’agit d’empêcher le malheur des autres, et de vous sur-tout, Josephine, qui êtes la personne du monde à qui je dois le plus.

Elles en étoient là quand Mme. de Vaucourt revint. Émilie se leva et sortit, et après avoir parlé au pere de Henri, elle alla respirer un instant le grand air. Ses esprits étonnés avoient besoin de se remettre et de se préparer au rôle qu’elle avoit à jouer ; rôle bien étrange pour elle.

Bientôt on la rappella. Le pere de Henri n’étoit pas allé jusqu’au château ; il avoit rencontré son fils qui apportoit un billet d’invitation pour les deux Dames. Suivez-moi, dit Émilie à Henri. Henri la suit. Émilie ouvre la porte de sa chambre et lui montre Josephine, qui fatiguée de tout ce qu’elle venoit de dire, d’entendre, d’éprouver, n’avoit presque ni voix ni mouvement. Vous voyez l’état où elle est, dit Émilie ; vous voyez sa pâleur, vous voyez ses yeux et combien ils ont pleuré. Est-il croyable que vous ne veuillez pas réparer son malheur et donner un pere et un appui à votre enfant ? — Oh ! je ne nie pas qu’il ne soit mon enfant, Mademoiselle : mais… — C’est assez, Henri, pour qu’il ne faille pas l’abandonner, non plus que sa mere que vous avez aimée et qui vous a aimé, et son malheur n’est venu que de là. — Il y a aimer et aimer, Mademoiselle. Si le malheur n’étoit pas venu de m’avoir aimé, il auroit pu venir d’en aimer un autre. Cet aimer-là n’est pas rare, et je n’en puis faire beaucoup de cas. C’est vous, Mademoiselle, qu’elle aime véritablement : elle a toujours mis ses soins à vous servir, à vous plaire. Quant à me contenter moi, cela alloit comme il pouvoit. Si elle m’eut aimé tout de bon, auroit-elle eu tant de prévenances pour Mr. Lacroix ? Je lui ai dit plusieurs fois, Josephine laissez là votre François ; je ne m’accommode pas de ses manières avec vous. Quand je puise l’eau, et scie le bois, et trais la chêvre pour vous, cela doit vous suffire. S’il fait des pralines et des pâtés, qu’il les fasse sans vous ; et vous, faites le reste de l’ouvrage sans lui. Cela n’a servi de rien. Elle n’a tenu compte de ce que je disois, jusqu’à ce que, ma foi ! elle se soit vue chargée d’un fardeau qu’elle ne peut mettre sur les épaules de Mr. Lacroix, quelque complaisance qu’il lui ait montrée et qu’il lui montre encore ; laquelle complaisance continue à être très-agréable à Josephine. Vous m’étonnez beaucoup, dit Mme. de Vaucourt. Josephine n’aura pu empêcher Lacroix de lui rendre quelques services, dit Émilie ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Rien au monde dont vous deviez vous offenser ; et je suis bien sûre qu’une fois qu’elle vous aura pour mari et pour protecteur, elle ne pensera à aucun autre homme : ses sermens et sa reconnoissance vous l’attacheront pour jamais. Elle vous aimera non-seulement comme elle vous a aimé quand elle voyoit en vous un beau jeune homme fort amoureux, elle vous aimera comme elle m’a aimée, moi : elle partagera ses soins entre vous, son enfant et moi. Ma portion sera encore assez bonne, car elle a le cœur excellent et tant d’adresse et d’activité ! Allons, Mr. Henri, ne refusez pas de vous laisser rendre heureux par ma Josephine. — Heureux, Mademoiselle ! Et si je suis jaloux, serai-je heureux ? Et si Mr. Lacroix… Comment dirai-je cela honnêtement ? Serai-je heureux ? Josephine vous sera fidele, c’est moi qui vous en réponds, dit Émilie. Je ne sais, dit Constance, pourquoi Lacroix. vous inquiète si fort : Lacroix se marie. Est-il vrai ? dit Henri. Très vrai, dit Mme. de Vaucourt, à telles enseignes que j’ai promis de payer les frais de la nôce. Josephine, qui vit alors pourquoi Mme. de Vaucourt étoit sortie, sourit un peu. Et avec qui, s’il vous plaît, dit Henri, Mr. Lacroix se marie-t-il ? Je n’ai pas retenu le nom de la future épouse, dit Mme. de Vaucourt. Je ne sais si c’est une petite fille que je vois venir ici quelquefois apportant le gibier que tue son pere, ou bien la fille du ferblantier : ce pourroit même n’être ni l’une ni l’autre ; les noms de vos familles allemandes se confondent dans ma mémoire. Ne parlez de rien, Mr. Henri, jusqu’à tantôt ; je ne voudrois compromettre personne ; mais dans une heure, au plus tard, je vous dirai positivement le nom de la fille. En attendant soyez sûr que Lacroix se marie au premier jour et c’est, je crois, tout ce qui vous importe. Certainement, dit Émilie ; et vous ne pouvez plus vous refuser à ce que Josephine et moi vous demandons. Mademoiselle, dit Henri, il y a des choses qu’on ne fait pas par complaisance. Ne les fait-on pas non plus par honneur, par pitié, Monsieur Henri ? dit Émilie en haussant la voix. Mais, Monsieur Henri, c’est assez vous presser ; vous êtes le maître. Grand Dieu ! s’écria Josephine. Vous êtes le maître, répéta Émilie, en imposant silence à Josephine du geste et du regard ; je ne puis vous forcer à ce mariage ; mais je veux délivrer cette pauvre fille du supplice de voir un homme cruel qui l’abandonne après l’avoir déshonorée. Si vous ne promettez pas à l’instant de l’épouser, sortez de chez moi, et allez dire à vos maîtres que je ne puis aller au château, parce que je fais les préparatifs de mon départ. Après-demain, Monsieur Henri, On ne verra plus à Altendorf ni Émilie ni Josephine. Josephine prit la main de sa Maîtresse et l’inonda de ses larmes. Mme. de Vaucourt pleuroit. Nous gagnerons notre vie et celle de ton enfant, dit Émilie : tu ne saurois regretter un homme si dur, si inhumain. Vous et mon maitre vous ne vous verriez donc plus ! dit Henri, d’une voix qui décéloit son attendrissement. Non, cela ne se doit pas ; celle à qui vous voudriez faire un si grand sacrifice doit mériter beaucoup, et il faut bien que je fasse aussi quelque chose. Mon maître, elle, vous, voilà trois personnes dont j’aurois le malheur à me reprocher ! C’est trop. Tiens, dit-il, en s’approchant lentement de Josephine, tiens, voilà ma main. Si M. Lacroix se marie, peut-être te contoit-il son amour pour Mathilde ou pour Thérèse, au lieu de t’en conter comme je l’ai cru. Ma main d’ailleurs est donnée ; il ne faut plus regarder en arrière. Josephine hors d’état de répondre, serra la main d’Henri, baisa celle de sa Maîtresse, et courut dans sa chambre pour y pleurer et remercier Dieu en liberté.

Mme. de Vaucourt pria Henri de passer avec elle chez son pere et sa mere, à qui elle apprit le mariage qui venoit de se conclure. Comme elle crut voir qu’ils étoient plus surpris que rejouis, elle répandit sur la table quelques poignées de ce métal qui éblouit tant d’yeux : tenez, dit-elle, voilà la dot de Josephine, prenez-la et n’en parlez point. En même-tems elle les quitta et courut trouver Lacroix, qui venoit d’être déterminé par un argument tout pareil à épouser soit Mathilde, soit Thérèse ; soit telle autre jeune fille qu’il voudroit choisir. Avec les talens, la figure et l’argent qu’il avoit, il auroit pu èpouser tout le village.

Êtes-vous décidé ? dit Mme. de Vaucourt. Oui, dit Lacroix ; je suis allé chez notre plus proche voisine ; c’étoit autant de pas d’épargnés ; et puisqu’il me faut épouser une Allemande, autant vaut l’une que l’autre. Je pense même que cette petite Mathilde sera plus susceptible que bien d’autres de prendre une certaine tournure. — Et avez-vous parlé au pere, à la mere, à la fille ? — Oui, Madame : tout cela étoit ensemble. Je leur ai baragouiné quelques mots d’allemand : Man. Fro, hérat. Le pere et la mere ont crié Herr Gott ! ja ! ja ! La fille a souri et rougi : c’est une chose faite. — C’est fort bien, Lacroix ; je ferai ce que j’ai promis et au-delà. Où en est Hans de ses blessures ? — Madame, sa jambe et son bras sont parfaitement guéris, et il n’a plus qu’un bandeau sur l’œil droit, et un grand emplâtre sur la joue gauche. — C’est fort bien, Lacroix : allez lui dire que je le prends à mon service, et qu’il vienne dès ce soir coucher ici. — J’irai, Madame. — Quant à vous, Lacroix, vous pourrez être logé chez votre beau-pere après votre mariage. Le jour vous serez chez moi, et il ne tiendra qu’à vous d’y mener votre femme ; mais allez chercher Hans. — J’irai, Madame : il ne fera pas d’ombrage, j’espère, à M. Henri. — Ni à vous, Lacroix. — Oh moi, Madame, cela est différent ! Nous autres François nous ne sommes pas si susceptibles. Supposé que Mme. Lacroix préférât Hans à son mari, comme cela pourroit arriver, par la raison de la sympathie nationale qui me parloit pour Josephine, c’est son affaire, et je ne ferai que plaindre son mauvais goût. — Vous êtes homme d’esprit, M. Lacroix, et de plus très-honnête homme. Je m’attens de votre part à la conduite la plus raisonnable. — Madame est bien bonne ; si j’osois, je dirois que c’est elle qui a bien de l’esprit : elle connoit ses gens : c’est tout autre chose que ces Dames allemandes ; elles n’auroient pas imaginé en vingt ans ce que Madame a arrangé en un quart d’heure. Mme. de Vaucourt sourit, revint rendre compte à Josephine du mariage de Lacroix, et engagea Émilie à se rendre à l’invitation de M. d’Altendorf.

Elles rencontrerent Théobald qui étoit fort en peine de ne point voir revenir Henri. Constance lui raconta ce qui s’étoit passé ; pour Émilie, elle en étoit si étourdie qu’elle ne pouvoit parler. Théobald fatiguoit Mme de Vaucourt de ses questions. Il se faisoit répéter tout ce qui s’étoit dit, et vouloit être informé de chaque mot avec l’accent et le geste. Croyez-vous, disoit-il, qu’Émilie eût pu se résoudre à quitter Altendorf ? Oh non ! répondoit Mme de Vaucourt. Au reste, peut-être ; je ne sais. Elle prévoyoit apparemment l’effet que produiroit cette fleur de rhétorique. L’esprit d’Émilie se forme, se perfectionne extrêmement. Puisse, disoit Théobald, son cœur ne pas se gâter ! Mme de Vaucourt l’assura qu’il n’y avoit rien à craindre de ce côté-là, et qu’elle avoit trop bien placé ses affections pour n’être pas toujours la plus estimable personne du monde, en même tems qu’elle en devenoit la plus aimable. L’innocence est une fort belle chose, ajouta-t-elle : mais ce n’est pourtant qu’une vertu négative, elle n’offre aucune ressource pour les occasions difficiles ; elle n’amuse ni ne console, elle ne donne ni conseil ni secours.

Les jours suivans on s’occupa à faire les préparatifs des deux mariages. Josephine s’en mêloit peu : elle ne quittoit sa Maitresse que pour aller auprès de ses futurs parens, dont elle gagna le cœur par mille prévenances. Avec sa Maitresse, ses empressemens étoient plus vifs et plus tendres qu’ils n’avoient jamais été. Croyez, lui disoit-elle souvent, que je sens jusqu’au fond de l’ame ce que vous avez fait pour moi. Un jour elle lui dit : Il ne faut pas penser, Mademoiselle, que je ne respecte pas ces vertus dont j’ai mal parlé dans un moment de désespoir : si vous vous estimez par elles, moi aussi, et je suis bien aise que vous les ayez. Chacun a une vertu à sa manière : la mienne est de tout faire pour vous. Je me suis vouée à vous. Je ferois un faux serment pour vous épargner le moindre mal, comme je mourrois pour vous conserver la vie. Il m’a semblé, quand vos parens sont morts, que Dieu me disoit : Elle n’a plus que toi ; prens-en soin, et fais tout pour elle. Mais j’aime votre candeur, et même sans trop savoir à quoi elle étoit bonne, je me suis surprise à la trouver fort belle. Aller tout droit son chemin dans ses actions et dans ses paroles sans s’embarrasser de ce qui en peut arriver, a je ne sais quoi que je respecte, et je crois que c’est la vertu des gens de qualité. Toutefois ils ne doivent pas la pousser trop loin. S’il leur plait, de ne rien craindre pour eux, à la bonne heure, c’est du courage ; mais s’ils ne se mettent en peine de rien pour les autres, c’est dureté. Mon intention est de vous imiter à un certain point ; d’abord pour vous plaire davantage et être plus digne de vivre avec vous, puis aussi parce que je trouve que c’est mieux, sur-tout dans l’état où je vais entrer. Je suis bien résolue à ne point dissimuler avec mon mari, et pour cela à ne rien faire qu’il faille dissimuler. Si je reçois un billet, je le rendrai sans le lire ; si l’on me donne un ruban, je le rendrai sans le déplier ; et s’il s’agissoit de quelque discours galant, je repousserois vigoureusement le cajoleur ; car recevoir, lire, écouter ces choses-là, puis le dire à un mari, c’est très-imprudent pour soi et très-desagréable pour lui ; et quand on les tait, quand on dissimule, le mari et la femme, ou les amans, ou les amis, n’importe ce qu’on est, se deviennent comme des étrangers et n’ont bientôt plus rien à se dire. Au reste, Mademoiselle, j’aurai beau faire, notre union ne battra jamais que d’une aîle ; mais j’ai voulu vous dire mes bonnes intentions et que votre exemple n’est pas perdu pour moi. — Émilie la loua et tâcha de lui donner de l’espoir.

Le jour de la célébration des deux mariages étant venu, Mme. de Vaucourt fit préparer un grand repas qu’on lui permit de donner dans la cour du château. Tous les parens de Henri, tous ceux de Mathilde y étoient. Lacroix en fit les honneurs avec assûrance et politesse ; Josephine s’y montra obligeante et modeste. Pendant le brouhaha du diner, des santés, des bouteilles, on avoit préparé vis-à-vis du château un feu d’artifice. La table et les convives cachoient ceux qui y travailloient, de sorte que la nuit venue, ce fut une grande surprise pour toute la compagnie rassemblée au château, de voir brûler quantité de soleils, de gerbes, de girandoles, et quantité de fusées s’élancer dans les airs. Au bout d’un quart-d’heure, il ne resta de ce brillant tintamare qu’un portique illuminé, décoré du chiffre de Mr. et de Mme. d’Altendorf, et deux rangées de lampions qui bordant l’avenue et traversant le grand chemin, s’étendoient jusqu’aux habitations des deux épouses. Les parens, les époux, tous les villageois accourus pour voir le feu d’artifice, prirent le chemin qui leur étoit tracé. Lacroix resta au village, Henri revint, disant que depuis l’âge de dix ans il n’avoit pas découché de l’antichambre de son Maitre. (Henri ne se rappelloit pas la veille de St. Sigismond.)

Émilie et Constance souperent au château. Mme. d’Altendorf et son fils dirent à cette dernière les choses les plus obligeantes sur la fête et le bon goût qui y avoit présidé. Ce mot de bon goût amena une petite discussion sur le goût que Théobald prétendoit n’être point du tout l’appanage de ses compatriotes. La Comtesse Sophie de Stolzheim se récria, ainsi fit le vieux Baron d’Altendorf. On voulut me prendre pour juge ; je m’en défendis, alléguant la partialité dont on pouvoit me soupçonner, et dont peut-être, en effet, je n’avois pu entièrement me garantir. On insista. Alors je dis que le goût ne paroissoit être né à Athènes, d’où il avoit été porté à Rome lors de la conquête de la Grèce. Qu’oublié, presque par-tout, pendant un tems assez long, il s’étoit remontré chez les Maures qui en avoient fait part à l’Espagne, ensuite à l’Italie, et que les deux Médicis l’avoient apporté en France. Qu’en Italie il s’étoit attaché aux Peintres, aux Musiciens, aux Architectes ; au lieu qu’en France il avoit tourné au profit de l’esprit, des ouvrages d’esprit, et avoit rendu la vie privée plus agréable et l’individu plus aimable. Laissons-là quelques exceptions, continuai-je en m’adressant aux deux Françoises, et avouons que nous manquons de goût et sommes mesquins dans les ouvrages de l’art qui ont le public pour objet, dans ceux qui demandent unité, grandeur, dignité. Mais ce n’est pas là que notre mauvais goût m’a le plus choqué. Notre prétendue gaité du carnaval étoit digne des tems barbares ; nos masques faisoient pitié et horreur. Après tout, quel peuple n’a pas son carnaval et ses orgies hideuses, sans compter des spectacles aussi cruels que dégoûtans ? En Angleterre, les combats de coqs, les combats de chiens, les combats d’hommes presque brutes, dont la tête s’est durcie par les coups et pour les coups ; en Espagne, les Auto-da-fé et les combats de taureaux ; à Berne, la procession de Pâques… Si l’Europe est tout-à-l’heure replongée dans la barbarie, comme on a lieu de le craindre, ce malheur lui arrivera avant que sa civilisation ait été nulle part complette et entière. Vous avez évité de parler de l’Allemagne, me dit Mme. d’Altendorf. Croyez, Madame, lui dis-je, que ce n’est pas chez vous qu’on peut penser que l’esprit, le goût, la générosité, que rien enfin de ce qui est agréable et beau, manque aux Allemands ni à l’Allemane. Chacun me remercia par un coup-d’œil ou un sourire ; et comme il étoit tard, Émilie et Constance se retirerent sous la garde de Hans le balafré.

L’on se tromperoit si l’on croyait que Théobald oubliât un seul instant son amour, qu’il perdit de vue un seul instant l’espoir, le dessein, de s’unir à ce qu’il aimoit : mais quand il étoit parfaitement content d’Émilie, il étoit si heureux qu’il n’osoit pour ainsi dire toucher à son bonheur, et quand il n’étoit pas si content, il avoit une autre espèce de crainte. Théobald aimoit avec la plus vive et la plus délicate passion. Dans les commencemens, il avoit tantôt redouté beaucoup, tantôt espéré tout, du cœur de sa maîtresse, sans s’être refroidi pour elle un seul instant, et depuis quelque tems, avec autant d’amour que jamais il avoit eu plus de sécurité. Actuellement ce n’étoit plus cela : la conduite d’Émilie dans l’aventure de Josephine, lui présentoit ensemble des motifs d’admiration et des motifs d’une défiance qu’il combattoit et qu’il nourrissoit en même tems. N’avoit-elle point trop pressé Henri, sachant quelle fille étoit Josephine ? Mme. de Vaucourt, en imaginant tout-à-coup de marier Lacroix, avoit épargné à Émilie des mensonges directs et positifs ; mais Émilie néanmoins avoit concouru à tromper Henri, et elle seroit allée plus loin s’il l’eut fallu, car elle étoit résolue de réussir à tout prix. Et cette fleur de rhétorique, comme l’avoit appellée Mme. de Vaucourt, quelle dangereuse présence d’esprit ne supposoit-elle pas ! Mais si véritablement elle étoit décidée à quitter Altendorf, si à cet égard sa déclaration avoit été sincère, il ne falloit plus se croire aimé, et c’étoit à Henri qu’il devoit le bonheur de voir encore Émilie. Oh, Émilie ! disoit-il quelquefois en se promenant seul dans des lieux sauvages et solitaires, quand tu te montrois si attentive à ce que disoit Théobald, quand tes regards suivoient ses moindres mouvemens, n’étoit-ce de ta part que feinte, adresse, artifice ? Ne voulois-tu qu’enlacer un malheureux dans tes filets ? Tu ne m’as point dit que tu m’aimois, mais tu ne m’en as pas moins trompé. Peut-être que ton cœur, que je croyois sincère et pur, comme le mien, est faux et perfide.

Le pauvre Théobald étoit si inquiet, avoit l’air si tourmenté, qu’Émilie s’imagina que ses parens le pressoient d’épouser sa cousine, et elle disoit à Constance qu’il faudroit peut-être faire pour lui ce qu’elle auroit fait pour Josephine, et s’éloigner d’Altendorf. Dieu sait ce qu’il m’en coûteroit ! disoit-elle en soupirant ; mais si mon éloignement rendoit moins pénible à Théobald le sacrifice que sans doute on exige, il ne me seroit pas permis d’hésiter. Bon ! disoit Mme. de Vaucourt. Supposé que Théobald fut capable de se laisser donner pour femme cette petite envieuse, il faudroit vous remontrer tous les jours à eux, jusqu’à ce que la tête eût tourné à l’un de regret et à l’autre de jalousie : mais j’attens tout autre chose de sa part.

Attentif autant que personne au noir souci de Théobald, je crus en deviner la cause, et plusieurs fois, en présence d’Émilie, je fis tomber la conversation sur des sujets analogues aux pensées qui le tourmentoient ; mais Émilie n’en saisissoit jamais l’occasion, n’imaginant point qu’elle eût à se justifier ni à rassurer son amant. Enfin, je dis à Théobald : vous voyez qu’elle n’est pas aussi fine ni aussi adroite que peut-être vous le craignez. Que voulez-vous dire ? me dit-il en rougissant, car jamais il n’avoit laissé échapper la moindre plainte ni le moindre soupçon contre sa maîtresse. Je lui détaillai alors ses propres idées, et je le conjurai de mettre Émilie sur la voie pour qu’elle s’expliquât nettement.

C’est ce que fit Théobald et avec succès. Émilie raconta naïvement ses premières notions de vertu, puis les modifications qu’elle s’étoit vu forcée d’y faire. Honnêteté, franchise, sensibilité, délicatesse, tout ce qu’on désire de trouver au cœur d’une femme, se voyoit dans le cœur dont elle nous développoit les replis. Théobald, sans la blâmer, sans même lui laisser appercevoir qu’il l’eût accusée, se montroit l’admirateur d’une vertu plus sévère, plus infléxible. Monsieur votre fils, dit Constance à Mme. d’Altendorf, est-il lui-même ce qu’il veut que soient les autres ? Si cela est, je ne dis pas que je l’en aime mieux ; mais au moins pourrai-je lui pardonner son exigeante rigueur. Comment vous répondre ? dit Mme. d’Altendorf. En supposant que mon fils ne courbe jamais la règle, mais que dans certains momens il la méconnoisse, la brise, la jette loin de lui, est-il ou n’est-il pas, ce qu’il veut que l’on soit ? Quand la passion, aveugle, égare, dit Théobald en baissant les yeux, qu’est ce que l’on est ? On cesse d’être soi-même. Quoi ! Monsieur, dit Constance, vos passions vous maîtrisent à ce point ! cela est bien redoutable. Théobald, d’accusateur devenu accusé, se sentit plus doux comme plus modeste, et fut reconnoissant à l’excès du silence qu’Émilie voulut bien garder.

Ayant fait en sorte de l’éloigner un peu des autres Dames, il lui dit avec embarras : On me pardonnera du moins d’être exigeant sur ce qui me regarde… Aimerois-je comme je fais, si je pouvais être facile à contenter sur tous les sentimens de l’objet de ma passion ?… Vous avez dit à Henri que vous quitteriez Altendorf s’il n’épousoit pas Josephine. Le pensiez-vous ? L’aviez-vous résolu ? L’auriez-vous fait ? Quand je commençai à le dire, répondit Émilie, je ne voulois qu’essayer un nouveau moyen de toucher Henri ; mais en parlant je m’exaltai de bonne foi, et lorsque je dis à Josephine : nous gagnerons notre vie et celle de ton enfant, j’étais résolue, je quittois Altendorf. Vous quittiez Altendorf ! dit tristement Théobald. Je n’ai rien, Monsieur, reprit Émilie, je suis pauvre et expatriée, je n’ai point d’autres sacrifices à faire que ceux de mes goûts et de mon plaisir. Laissez-moi quelque générosité de cœur, de conduite ; je n’en puis avoir d’autre. Le sacrifice que j’aurois fait à Josephine, je le ferois à Mme. de Vaucourt, je le ferois à vous, s’il le falloit. À moi ! s’écria Théobald. C’est moi, au contraire, que vous sacrifieriez. Vous êtes libérale de moi, de moi seul. Ces jours derniers, dit Émilie, je pensois, en vous voyant inquiet et triste, qu’il pouvoit vous être agréable, ou plutôt qu’il pouvoit vous convenir que je m’éloignasse. Vous vous trompiez, Mademoiselle, s’écria Théobald, vous vous trompiez. Ah ! tant mieux, dit Émilie. Je la vis, je lui entendis prononcer ces paroles : Quels yeux ! quel accent ! quel doux son de voix ! Théobald étoit hors de lui. Émilie s’en alla sans qu’il la suivit. Il ne voyoit rien, il déliroit, il nous regardoit tous avec des yeux absens, égarés. Sa mere lui dit : je vous ferai le plaisir d’avouer que je m’attache beaucoup à elle.

Aussi-tôt qu’il fut en état de m’entendre, je le conjurai de se modérer, d’attendre une occasion favorable pour proposer à son pere cette bru qui ne pouvoit pas lui convenir beaucoup, mais que cependant il accepteroit. Encore un peu de sagesse et de contrainte, lui dis-je, et j’ose vous promettre que vous serez heureux ; mais un emportement tel que ceux dont parle Madame votre mere, gâteroit tout, et plongeroit dans la douleur non seulement vous, mais Émilie. Oui, Émilie aussi, s’écria Théobald. Son sort est lié au mien irrévocablement : vous en êtes bien sûr, n’est-il pas vrai ? vous en êtes bien sûr ? Oui, lui dis-je, oui. Il fallut le répéter cent fois. À la fin il me promit d’être raisonnable.

On entroit dans le mois d’Octobre : Mme. de Vaucourt plus sensible au froid qu’une autre, à cause du long séjour qu’elle avoit fait dans les pays méridionaux, se sentit assez incommodée de la fraîcheur de l’air un jour qu’elle avoit diné au château, et retourna chez elle avec moi, mais sans permettre qu’Émilie l’accompagnât. On avoit apporté en son absence un paquet qui contenoit deux ouvrages nouveaux. Nous gardâmes l’un pour le lire ensemble au coin de son feu ; elle envoya l’autre à Émilie. C’étoit une nouveauté charmante, c’étoit l’Adèle de Senanges de Madame de Flaho, que tout le monde a lue, que tout le monde a admirée, si ce n’est pourtant le vieux Baron d’Altendorf. Émilie en lut haut le premier volume, sans s’appercevoir de l’ennui du Baron. Théobald alloit commencer le second, quand son père las de bailler, se retira dans sa chambre, où sa femme le suivit par complaisance et à regret. Restoit Émilie, Théobald et la jeune Comtesse.

On en étoit à cette fête où, sans le savoir, Adèle légère, étourdie, innocemment coquette, désoloit le pauvre Sydenham. Théobald trépignoit, se fâchoit, juroit presque, et finit par jetter le livre dans le feu. Adroite et prompte, Émilie le dérobe aux flammes qui le menaçoient. Quelle extravagance ! dit la Comtesse : ce que vous lisez n’est-il pas extrêmement joli ? Joli ! s’écria Théobald ; joli ! c’est effroyable, c’est désolant. Mais, donnez ; voyons ce que cela deviendra, et si l’amant… donnez, il vaut mieux lire ; cela me calmera peut-être. Il lut jusqu’à la fin sans dire un seul mot et resta frappé de la dernière ligne : je ne puis vivre heureux sans elle ni avec elle.

Pendant que la Comtesse adressoit quelques réflexions à Émilie, tant sur l’ouvrage que sur l’étrange humeur de son cousin, celui-ci va trouver la femme de chambre de sa mère, qui avoit été sa nourrice et sa bonne, et la prie instamment d’attirer la jeune Comtesse hors de la chambre, pour qu’il pût être quelques instans seul avec Émilie, Mme. Hotz enchantée de rendre un service à son jeune maitre, le promet. Il rentre. Quelle n’est pas son impatience ! Mme. Hotz paroit enfin, et dit à Mademoiselle de Stolzheim qu’une caisse d’étoffes d’automne et d’hiver venoit d’arriver de Francfort pour elle et pour Mme. d’Altendorf, et qu’il falloit venir voir et choisir. Demain, de jour, nous verrons mieux, dit la soupçonneuse Sophie. Mme. Hotz insiste, disant qu’il seroit mieux de renvoyer tout de suite ce qu’on ne voudroit pas garder. Vous avez raison, dit la Comtesse après avoir réfléchi un moment, montons chez ma cousine : mais elle n’y monta point, comme nous le verrons bientôt, et Mme. Hotz qui avoit fait porter la caisse dans la chambre de Mme. d’Altendorf, fut appellée avec impatience pour présider à l’ouverture et au déballement.

Je ne puis pas vivre heureux sans vous, dit Théobald dès qu’il se vit seul avec Émilie ; mais avec vous je serai le plus fortuné des hommes, pourvu que vous vous trouviez heureuse de vivre avec moi. Émilie rougit et ne répondit point. — Avez vous senti, Émilie, quelque penchant pour moi dès la première fois que vous m’avez vu ? Oui, répondit Émilie. — Nos anciennes petites querelles n’ont-elles pas altéré ce penchant ? Non, répondit Émilie. — Ai-je le jour occupé vos pensées ? ai je été la nuit l’objet de vos songes ? Émilie sourit, et dit qu’elle n’étoit pas sujette à rêver. — Oh, Émilie ! vous n’avez pas été comme moi dans de continuelles agitations. Tantôt je me flattois d’être aimé, tantôt je craignois de ne pas l’être. Pour vous, votre ame est calme et paisible. Je n’ai jamais eu de doutes sur vos sentimens, dit Émilie. — Oh, Émilie ! que vous aviez bien raison ! Je vous aime avec une tendresse, avec une passion dont vous ne pouvez concevoir l’idée. M’aimez-vous la moitié autant que je vous aime ? Suffirai-je à votre cœur comme vous suffisez au mien, et le souvenir de votre patrie et des charmes, qu’elle a eus pour vous, n’empoisonnera-t-il pas votre existence ? Mon vrai pays, depuis quelque tems, c’est Altendorf, dit Émilie en jettant le regard le plus doux sur Théobald. Et moi, dit Théobald, je sens depuis quelque tems que mon pays sera partout où vous serez. Si vous avez des parens que vous veuillez revoir, je vous menerai auprès d’eux, et supposé que le service de ma patrie pût me conduire dans la vôtre, j’irois plus volontiers qu’ailleurs, parce que les premiers goûts de votre jeunesse s’y trouveroient mieux satisfaits. Je suis exigeant, chère Émilie ; mais je ne demande pas plus de vous que je ne suis disposé à faire pour vous. Me préserve le ciel d’admettre aucune inégalité dans l’union dont j’attends tout mon bonheur ! Si je veux être tout, je veux aussi faire tout, je veux appartenir tout entier à celle que mon cœur a choisie, à mon amie, ma maîtresse, ma femme ! oui, vous l’êtes ! je n’en aurai jamais d’autre ! En même tems Théobald s’élance vers Émilie, et il la serroit dans ses bras, quand une porte, se fermant avec bruit, en fit ouvrir une autre qui auparavant étoit mal fermée : celle-ci étoit entre l’anti-chambre et le sallon ; celle que l’on fermoit donnoit de l’anti-chambre dans le vestibule. Théobald y courut et ne vit personne : Émilie fort émue le conjura de la reconduire chez elle à l’instant.

Pendant que Henri allumoit un flambeau, Théobald fit de vains efforts pour rassurer sa tremblante maîtresse. C’est à présent que je cesse d’être tranquille, dit Émilie. J’éprouve à mon tour le trouble que vous vous plaigniez d’éprouver seul, et dont vous sembliez fâché de me croire incapable. Vous voir exposé à des reproches, à des chagrins, et penser que nous sommes peut-être à la veille d’une séparation éternelle, me tourmente à un point inexprimable. Rien ne peut plus nous séparer, dit Théobald : j’atteste le ciel que je ne me laisserai pas séparer de vous. Je n’ai eu d’inquiétude que sur votre cœur ; ce moment me persuade qu’il est tel que je le desirois : pardonnez ; mais malgré ce que je vous vois souffrir, c’est le plus beau moment de ma vie.

Ils sortirent du château ; Henri portoit le flambeau devant eux ; et comme ils passoient auprès des fenêtres de la chambre où nous étions, nous les vîmes, Mme. de Vaucourt et moi, s’acheminer vers le logis d’Émilie. On eût dit deux époux conduits par l’hymen à la couche nuptiale. L’air radieux de Théobald, la contenance timide d’Émilie, sa tête penchée, et ses yeux baissés, rendoient la ressemblance frappante et le tableau charmant : Mais l’heure pressoit ; il fallut séparer ceux qu’on auroit voulu joindre à jamais. Je pris la place d’Émilie et retournai au château avec Théobald.

On nous attendoit. Nous nous mettions à table quand Mlle. de Stolzheim entra dans la salle à manger. Après s’être plainte d’une indisposition légère, mais qui la forçoit à se retirer, elle demanda qu’on voulût lui donner une voiture pour aller le lendemain voir sa mere à Osnabruk. On lui offrit des chevaux avec la voiture ; mais elle en avoit déja fait demander à la poste. Son air, quoiqu’elle nous assurât qu’elle reviendroit bientôt, me parut sinistre. Le lendemain avant jour j’entendis les fouets claquer, les cors sonner : la Comtesse étoit partie.

Théobald, selon l’étiquette, auroit dû être debout avant elle, et l’escorter à cheval une lieue ou deux ; mais il ne s’étoit pas seulement réveillé : jamais son sommeil n’avoit été si profond, jamais ses rêves n’avoient été si agréables, et il étoit onze heures quand il vint prier sa mere de lui faire donner du chocolat. Du chocolat à onze heures ! quelle fantaisie, mon fils ! dit Mme. d’Altendorf. Oh ! ma mere, dit Théobald, c’étoit hier une espèce de fête, et c’en est encore une aujourd’hui. Je ne suis point comme à mon ordinaire, et il faut me complaire et me gâter un peu, pour que de toute façon, par ma mere comme par une autre, je sois le plus heureux de tous les hommes. Vous ne m’en paroissez pas le plus sensé, dit Mme. d’Altendorf. La matinée se passa dans l’abandon, le plus gai et le plus aimable. Le dîner fut comme la matinée : Théobald s’étoit donné la permission de ne point s’habiller ; il avoit son frac du matin, et ses cheveux étoient en désordre. Seroit-ce par hasard l’absence de ma noble cousine qui me mettroit dans cette humeur ? dit-il à sa mere. À peine avoit-il prononcé ces mots et porté à son pere la santé de toutes ses parentes à tous les degrés possibles, que voilà les mêmes fouets, les mêmes cors que le matin, faisant un bruit enragé : la même voiture vole, arrive, s’arrête, et il en sort la Comtesse mere et la Comtesse fille de Stolzheim. Quelle apparition ! s’écrie Théobald en courant gaîment au-devant d’elles. Je ne puis pas dire, Mesdames, que je vous désirasse : il faut oser s’attendre un peu à certaines félicités pour songer à les désirer ; mais vous me surprenez vraiment beaucoup. Vous avez, Mesdames, des mines bien graves ; changez-les de grace en un gracieux sourire, pour vous mettre à l’unisson de l’humeur qui règne ici. Le désordre de ma toilette vous choque peut-être ; mais apprenez que c’est l’indolence du bonheur qui m’a fait rester comme vous me voyez. À tout cela point de réponse. La Comtesse mere entrant dans la chambre où nous étions, ne salue que Mr. et Mme. d’Altendorf, et les prie de passer avec elle dans une autre chambre. Théobald m’oblige à me remettre à table avec lui, boit, rit, chante, se leve ensuite et se met à jouer du clavessin. La petite Comtesse absolument délaissée, m’auroit fait pitié si la noire malice en pouvoit faire.

Pendant ce tems-là, Mme. de Stolzheim racontoit au Baron et à sa femme tout ce que Théobald avoit dit la veille à Émilie ; car la Comtesse Sophie se tenant auprès d’une porte qu’elle avoit laissé entr’ouverte tout exprès, n’en avoit pas perdu un mot. En montant avec Mme. Hotz, elle avoit prétexté, je ne sais quoi, qu’il falloit qu’elle prit dans le sallon, et celle-ci étant appellée par sa maîtresse, comme je l’ai déja dit, n’avoit pu faire autre chose que de la laisser descendre. Quand elle sut qu’elle n’étoit point rentrée au sallon, elle eut les plus grandes craintes ; mais pensant que le mal étoit fait et qu’il étoit irréparable, elle ne jugea pas à propos d’affliger sans utilité son cher Théobald.

Après le récit très-circonstancié des protestations et promesses que Théobald avoit faites, sans se rappeller le moins du monde ses parens ni l’autorité paternelle, Mme. de Stolzheim parla de l’engagement résolu, et selon elle, contracté, avec la Comtesse sa fille, et s’étendit beaucoup, tant sur l’horreur d’un pareil manque de parole, que sur la perte des brillantes espérances que l’alliance projettée donnoit à Théobald. M. le Baron, grand-maître à telle Cour ; M. le Comte, grand-veneur à telle autre ; M. le Chancelier, M. le Général, M. l’Évêque, M. le Coadjuteur, qui tous ètoient ses proches parens, seroient furieux et nuiroient autant qu’ils auroient pu servir.

Cela ne sera pas, dit M. d’Altendorf : planter là votre fille, méconnoître mon autorité, fâcher tant de personnages respectables et vindicatifs ! non, cela ne doit pas être. Suivez-moi : pendant que j’ai mon indignation toute fraîche dans la mémoire, je parlerai à mon fils comme il faut. Mme. d’Altendorf voulut en vain retarder et modérer le coup de massue, son mari lui disoit : ma cousine a parlé et très-bien parlé ; je m’en tiens à ce qu’elle a dit, et je ne veux pas que vous dérangiez mes idées. Suivez-moi, vous dis-je : il faut que mon fils Théobald épouse la Comtesse Sophie de Stolzheim.

On vint à nous : ainsi la lourde buse et le cruel épervier tombent sur la mesange ou sur le pinçon.

Théobald fut d’abord terrassé de la menaçante gravité de son pere, de la tristesse de sa mere, et de l’air furibond de celle qui prétendoit l’appeller son gendre. Elle se hâta de prendre la parole. Monsieur, vos parens savent tout, dit elle ; le Baron votre pere est de mon avis sur tous les points, et plus indigné encore que moi de l’horreur de votre procédé. Je veux bien l’oublier dans ce moment, et je vous demande avec douceur si vous êtes disposé à réparer vos torts et à épouser tout de suite ma fille ? Non, Madame, répondit Théobald. Comment non ! s’écria son pere. De grace, laissez-moi parler, dit la Comtesse ; j’y mettrai plus d’indulgence que vous, et certainement je ne dirai que ce que vous avez pensé vous même. Voulez-vous, Monsieur, prendre aujourd’hui l’engagement formel d’épouser ma fille, puis vous éloigner d’Altendorf, pour y revenir quand vous aurez oublié votre aventurière ? Non, dit Théobald. Moi prendre le moindre engagement avec celle qui m’a joué un tour aussi noir ! Vous seriez flatté de ce qu’elle a fait pour ne pas vous perdre, dit Mme. de Stolzheim, si une ridicule et honteuse passion ne vous empêchoit de l’apprécier ; mais vous en jugerez mieux quand vous serez revenu à vous-même, et il n’y a pour cela qu’un moyen ; c’est de vous éloigner de la maudite sirène qui vous ôte la raison. Je lui ordonne de s’en éloigner, dit Mr. d’Altendorf. — Vous pourrez voyager agréablement et vous montrer avec éclat aux Cours de Brunswick, de Berlin, de St. Pétersbourg, continua la Comtesse. Sans doute, dit M. d’Altendorf. — Par-tout vous serez protégé par mes parens ou par ceux de ma fille. Cela sera extrêmement agréable et flatteur, dit M. d’Altendorf. — Vos parens vous donneront tout l’argent nécessaire. Un crédit indéfini, dit M. d’Altendorf.

Depuis quelques momens Théobald n’écoutoit plus, et nonchalamment assis, caressoit son chien dans un coin de la chambre. Sa mere s’approche de lui et lui demande s’il consent à s’absenter pendant quelque tems et à faire un voyage ? Théobald se leve, fait quelques pas et se rapprochant de sa mere : oui, dit-il, j’y consens, ma bonne, ma tendre, mon aimable mere ; oui, j’y consens, quoiqu’il m’en coûte infiniment de vous quitter. Souvenez-vous que vous m’avez dit : je m’attache beaucoup à elle. Pardonnez et aimez-moi. Il ne faut pas qu’il revoye sa Circé, dit Mme. de Stolzheim. Non, sans doute, dit le Baron ; il faut qu’il parte ce soir même, et que jusques-là il ne sorte pas du château. Ni son Henri non plus, dit Mme. de Stolzheim. Quels nobles détails ! dit Théobald avec un sourire dédaigneux, et passant devant les deux Comtesses, il alla baiser la main de son pere, il embrassa tendrement sa mere, puis vint me dire adieu, en me priant de ne pas le suivre. Nous l’entendimes donner des ordres pour que sa chaise fut prête avec quatre chevaux de poste pour dix heures du soir. On ne le vit plus, sa porte fut fermée. Henri ne sortit même pas de son appartement, et Mme. Hotz qui lui porta en pleurant les lettres de change que lui envoyoit son pere, nous dit l’avoir vu immobile dans un fauteuil, tandis que Henri préparoit coffres, porte-manteaux, cassette ; sans oublier quatre pistolets qu’il venoit de charger. Un moment après, on rapporta à Mme. de Stolzheim quelques lettres de recommandation, qu’elle avoit jugé à propos de joindre aux lettres de crédit.

Je ne savois que penser de tout ce que je voyois. Comment expliquer le départ et toute la conduite de Théobald ? qu’étoit devenu son amour ? Avoit-il dit un seul mot en faveur de son amour ou de sa maitresse ? Pour me conformer à ce qu’il avoit paru désirer de moi, je ne quittai pas un instant Mme. d’Altendorf ; mais je n’avois dans l’esprit qu’Émilie et l’affreuse surprise qu’elle auroit le lendemain.

Elle tenoit compagnie à Mme. de Vaucourt, qui un peu incommodée du froid, n’étoit pas sortie de son lit ce jour-là. Toutes deux expliquant mieux que Théobald ne l’avoit fait les derniers évènemens de la veille, s’entretenoient avec inquiétude des suites qu’on en pouvoit craindre. N’avoir rien appris de nous de toute la journée étoit un motif d’inquiétude de plus.

À dix heures et demie, Émilie entend frapper doucement à sa porte. Elle court ouvrir elle-même, et ce n’est pas sans effroi qu’elle voit Henri venir chez elle, à une heure si indue. Josephine l’avoit suivie. Est-il arrivé quelque chose de fâcheux à votre Maitre ? dit Émilie d’un ton ému. — Oui et non, Mademoiselle ; mais il n’est pas question de cela : quelqu’un qui a un très-grand intérêt à vous parler, vous attend sur le grand chemin au bout de votre rue. — Qui, Henri ? — Un malheureux, à qui vous seriez au désespoir d’avoir refusé cette consolation. — Ne peut-il venir ici ? — Non, Mademoiselle : il fuit, il est proscrit et ne pourroit se montrer sans le danger le plus grand. — Votre maître est-il là ? — Oui, Mademoiselle : venez vite, venez sans crainte. Moi qui me suis marié pour que vous ne vous séparassiez pas de mon Maître, moi qui sais qu’il pardonneroit à peine au ciel le mal qui vous arriveroit, vous exposerois-je, oserois-je vous exposer au plus petit danger ? Votre hésitation est un outrage, et si je l’ose dire, une folie. Avancez, il n’y a pas un moment à perdre ; avancez pendant que je fermerai la porte. Josephine vouloit suivre sa Maitresse ; mais Henri se tournant promptement, lui mit l’une de ses mains sur la bouche et de l’autre lui donna un sac d’argent. Ne dis mot et ne remue pas, lui dit-il, ou tu t’en repentiras le reste de tes jours. En même tems il pousse Josephine dans la maison, en ferme la porte, et vient retrouver Émilie qu’il soutient et presse dans sa marche tellement, qu’elle arrive en un instant où son amant l’attendoit.

Voyant son effroi, Théobald craint sa résistance, et lui dit en lui prenant la main : n’appellez pas, ne criez pas, chere Émilie, on viendroit à nous et toutes les circonstances donnant à mon action l’apparence d’un rapt, vous ne pourriez vous-même me sauver d’une mort ignominieuse. On vouloit me séparer de vous ; mais ce qu’on a imaginé pour cela, va hâter notre union. Venez avec moi. Ma foi vous est donnée. Je réitère ici mes sermens devant Dieu et devant la nature qui m’écoute en silence. Venez ; vous n’avez que ce moyen d’être à l’homme que vous avez dit aimer, et qui vous adore. En même tems Henri et Théobald, de concert, soulevent Émilie et la placent dans la chaise. La route de Brême, dit doucement Henri au postillon.

Oui, doucement en effet, mais non si doucement que Josephine ne l’entende. Il y a une autre porte à la maison d’Émilie que celle qui donne dans la rue ; Josephine ne l’ignore pas. Elle est sortie par cette porte, et traversant trois jardins, franchissant divers obstacles comme elle l’eut fait au tems où sa taille étoit svelte et sa démarche légère, elle est arrivée aussi-tôt qu’Émilie tout auprès de la chaise de poste, n’étant séparée du grand chemin que par une haie, mais bien cachée, tant par la haie que par la nuit.

Les voyageurs partis, Josephine revint en pleurant, et raconta mot pour mot à Mme. de Vaucourt ce qu’avoit dit Henri, ce qu’avoit dit Théobald, et le silence et le départ d’Émilie.

Sans perdre son tems à s’étonner, Mme. de Vaucourt sort de son lit, s’habille, fait lever Hans, va réveiller Lacroix, et regardant sa montre : je vous donne, dit-elle, à chacun dix louis, si dans trois quarts d’heures je suis en carrosse : puis elle m’écrit ce qu’elle peut écrire, et charge Josephine de me dire le reste. « Si les parens pardonnent et consentent tout de suite » me disoit-elle, « il n’est point arrivé de mal ; on croira que c’est un voyage concerté avec eux, que je suis partie avec les amans. Émilie ne sera point vue sans moi sur la route. Déterminez les parens. Engagez Mme. d’Altendorf à nous suivre ; partez tous deux. Josephine viendra avec vous : elle sait de quel côté ils sont allés, elle me l’a dit, c’est ce qui me rend sûre de les rejoindre : elle vous le dira dès qu’elle vous verra embarqués, et nous apportant des paroles de pardon et de paix. Qu’on songe qu’il est question de sauver à Émilie et à Théobald, c’est-à-dire, à ce que l’on peut connoître de plus beau, de meilleur, de plus aimable ; qu’il s’agit, dis-je, de leur sauver blâme, honte, chagrin, et de leur assurer la plus douce félicité qui existe. Si l’on hésite et qu’on tarde un seul jour, le public a jugé, la tache est faite, et sera ineffaçable. Je les engagerai à s’arrêter au premier gîte honnête. C’est là que je vous attens avec Mme. d’Altendorf, la bonne Hotz et Josephine. Un peu de faste seroit très-à propos et nous ôteroit tout air d’aventure. Si vous ne venez pas, vous n’entendrez plus parler d’Émilie ni de Théobald. Je les envoye ou les emmène au bout du monde, et il ne me restera plus qu’à ôter Josephine d’Altendorf le désert et le dégradé. »

Il frappoit minuit. Mme. de Vaucourt saute dans sa berline, Lacroix sur le siège, Hans sur l’un des quatre chevaux, et les voilà qui suivent les pas de Théobald et d’Émilie.

On alla d’abord fort grand train, mais on se ralentit quand on entendit rouler devant soi une chaise de poste. Peu-à-peu on l’atteignit, et si Mme. de Vaucourt l’eut voulu, elle se seroit fait entendre d’Émilie, mais la crainte de lui faire peur enchainoit sa vivacité.

Théobald plus ennuyé qu’effrayé de cette voiture qui touchoit presque la sienne, car si l’on eût été à sa poursuite, on se seroit pressé de le joindre tout-à-fait ; ennuyé, dis-je, de se voir accompagné de la sorte, Théobald fait ranger et arrêter sa chaise sur l’un des côtés du chemin, croyant que la berline passeroit. Point du tout, elle s’arrête, Qui êtes-vous ? crie Théobald surpris, et il avoit la main sur un de ses pistolets. Constance et Constance seule, dit Mme de Vaucourt. Émilie s’élance ; elle est déja dans les bras de son amie. Que voulez-vous ? que prétendez-vous ? dit Théobald. Suivre votre sort, dit Constance, et le rendre aussi doux qu’il me sera possible. Venez avec moi, nous suivrons ensemble la route que vous aviez prise.

Ils ne s’arrêterent qu’à Hoya, qui n’est déja plus dans la Westphalie. Là ? les deux Dames très-fatiguées, se jetterent sur un lit assez propre. Constance s’y endormit profondément, et Émilie elle-même auroit dormi, malgré la prodigieuse agitation que son aventure lui, avoit causée, si Josephine eut pu lui sortir de l’esprit. Constance avoit eu beau lui expliquer ses raisons, Émilie auroit voulu qu’elle eût emmené Josephine.

Celle-ci n’étoit pas moins occupée de sa Maîtresse : nous l’avons quittée à minuit ; l’idée de se coucher ne lui étoit pas seulement venue. Je ne m’étois pas couché non plus, et à cinq heures et demie du matin je la vis entrer dans ma chambre tenant la lettre de Mme de Vaucourt. Je lus. Ma surprise ne fut pas plus grande que ma joie. De tout ce que j’avois craint, Émilie abandonnée étoit ce qui me touchoit le plus.

Je fis éveiller aussitôt Mme d’Altendorf, et la fis prier de venir chez son mari où j’étois déja. Tout dépendoit, selon moi, de la première impression, et cette première impression fut heureuse. Le vieux Baron prit cette fois toutes les idées de Mme de Vaucourt qu’il aimoit beaucoup, et fut tenté de rire de tout ce qu’elle avoit fait et imaginé. Comme elle va, cette femme ! dit-il : le Diable n’est pas plus inventif. Allons, elle a raison, il faut finir cela vite et honorablement. Émilie est plus belle et meilleure, si j’ose le dire, que la Comtesse Sophie de Stolzheim. Si quelqu’un nous blâme, ce quelqu’un aura tort, car ce n’est pas notre faute. Allons, un peu de faste ; Mme de Vaucourt veut un peu de faste. Quatre de mes chevaux ont assez bonne mine, on ne prendra pas garde aux autres. Johan, Conrad, Ulrich mettront leurs habits de livrée ; George le chasseur mettra son habit le plus neuf. Allons, cela aura fort bon air. Mme la Baronne d’Altendorf, mon épouse, a meilleur air qu’aucune Dame à vingt lieues à la ronde ; Théobald est beau, la mariée est belle, et quand vous reviendrez, ce sera un fort beau cortège ; mais ne manquez pas de ramener Mme de Vaucourt, car sans elle je m’ennuierois cet hiver ; et à cause d’elle je voudrois que le voyage fût le plus court possible.

Mme d’Altendorf, aux premiers mots qu’avoit dit son mari, s’étoit alle préparer au départ. Le Baron se leva pour voir l’effet que feroit l’équipage ; et quand nous fumes prêts à partir, il courut au bas de l’avenue pour nous voir passer. Je ne sais comment il se fit que le moins malin des hommes, une fois qu’il fut en train de gaité, imagina comme une chose fort plaisante, l’étonnement qu’auraient à leur réveil les deux Comtesses. Il fut grand, en effet ; mais ne parlons plus d’elles.

Quand nous fumes à l’endroit où Émilie s’étoit laissé enlever, Josephine monta dans le carrosse : allons-nous certainement, dit-elle, non les chagriner, mais leur faire plaisir ? Oui, certainement, oui je vous le jure, dimes-nous en même-tems Mme d’Altendorf et moi. La route de Brême, cria alors Josephine au cocher ; et nous primes la route de Brême, et le soir nous arrivames à Hoya.

Tout ce qu’on nous dit, tout ce que nous répondîmes, seroit trop long à raconter. La joie de Théobald en voyant sa mere, ne se peut comparer qu’à celle qu’elle eut en le revoyant. Henri reçut d’abord assez froidement son épouse ; mais chacun lui avoit tant d’obligation, sa Maitresse auparavant inquiète et triste, eut tant de joie quand Josephine lui fut rendue, qu’il fallut que le sentiment de Henri se mît d’accord avec le sentiment général.

On repartit de Hoya le lendemain. On alla jusqu’à Hambourg, où l’on acheta des habits et des dentelles. Émilie refusa obstinément les bijoux qu’on lui offrait, si ce n’est un fort beau rubis, sur lequel Mme. de Vaucourt avoit fait graver un C et un E entrelacés. Je pense que ce sera jusqu’à la mort le cachet d’Émilie ; et Théobald qui aime la reconnoissance et respecte l’amitié, n’en sera pas jaloux.

Au bout de quinze jours ils revinrent. Tout le village alla au-devant d’eux. Quinze jours après leur retour ils furent mariés. Une des aîles du château étoit restée à demi bâtie. Constance demanda et obtint de pouvoir l’achever, la meubler, l’habiter. J’aurois pu rester ; Mme. d’Altendorf le désiroit : Théobald et Émilie me presserent de passer au moins l’hiver avec eux ; mais je trouvai peu sûr, pour mon repos, de passer un hiver entier auprès de Constance.


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TROIS FEMMES.

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Seconde Partie.



Je n’ai pas trouvé, dit Mme. de Berghen quand elle revit l’Abbé, que vos trois Femmes prouvassent quoi que ce soit ; mais elles m’ont intéressée, et c’est tout ce que je demandois. Cela doit donc aussi me suffire, dit l’Abbé : mais n’avez vous pas quelqu’estime pour chacune de mes trois Femmes ? Je ne puis le nier, répondit la Baronne. Eh ! dit l’Abbé, ai-je prétendu autre chose ? Josephine n’est rien moins que chaste, et vous l’estimez cependant, parce qu’elle est très-bonne fille, qu’elle aime sa Maîtresse et se conduit avec elle mieux, beaucoup mieux que simplement bien. Constance garde une fortune dont un casuiste sévère pourroit lui disputer la propriété ; mais l’usage qu’elle en fait, vous force à avoir de l’estime pour elle. Émilie, si scrupuleuse d’abord ; s’accoutume à l’inconduite de sa femme-de-chambre, à la jurisprudence étrange, sophistique peut-être, de son amie, et enfin se laisse enlever par son amant sans dire un seul mot ni faire la moindre résistance : cependant vous ne sauriez ne la point estimer, et cela parce que renonçant à la perfection qu’elle aimoit, il lui reste d’être bonne amie, bonne maîtresse, amante dévouée, et que même l’amour, l’amitié, la reconnoissance qui lui ont fait perdre quelque chose de son inflexible vertu, s’enrichissent de cette perte et substituent un autre mérite à celui qu’elle leur sacrifie. Si je vous eusse parlé d’un de ces êtres comme j’en connois beaucoup, qui même, lorsqu’ils ne font pas de mal ne font aucun bien, ou ne font que celui qui leur convient ; qui n’ayant que leur intérêt pour guide, n’en supposent jamais aucun autre au cœur d’autrui, vous l’eussiez sûrement méprisé. De l’esprit, des talens, des lumières, rien ne vous reconcilieroit avec un homme de cette trempe. Il faut voir en un homme, pour le pouvoir estimer, que quelque chose lui paroit être bien, quelque chose être mal ; il faut voir en lui une moralité quelconque. Avec ce quelconque, vous donnez une grande latitude à nos vertus ou plutôt à nos vices, dit la Baronne. Si un homme s’avisoit de se permettre tout, hors de faire gras le vendredi et de travailler le dimanche, que diriez-vous de lui ? J’étudierois ses facultés et m’informerois de son éducation, répondit l’Abbé ; et si je voyois que de bonne foi il met plus d’importance aux observances que vous dites, qu’à nul autre devoir, j’oserois bien le déclarer imbécille, mais non totalement immoral. La Baronne reprit : Quand vous avez parlé de la dévotion de Josephine et du parti qu’elle prétendoit tirer de l’Oraison Dominicale, vous avez présenté des objets respectables sous un point de vue ridicule, et cela a déplu à plusieurs personnes de ma société. Ce n’est pas ma faute, et c’est très-fort contre mon intention, dit l’Abbé. Josephine a, comme beaucoup de gens, une piété qui, pour être grossièrement conçue, n’en est pas moins de la piété. Elle pensoit que si elle n’eût eu que des vices, elle eût été désagréable à Dieu ; que si elle eût eu à demander le pardon de beaucoup de péchés, elle ne l’eût pas obtenu. Cela est-il ridicule ? Aujourd’hui je ne sais ce qu’elle se permet ; rien peut-être de bien grave ; ce dont je suis persuadé, c’est que le serment qu’elle a fait d’être fidelle à la foi conjugale, pèse sur elle, la tient liée, et qu’elle ne le violera pas.

Mais ne pensez-vous pas, dit la Baronne, que vos trois Femmes, si elles étoient connues, seroient d’un mauvais exemple ? Ne craindriez vous pas que l’estime qu’on seroit forcé de leur accorder, ne fut une espèce de sauve-garde, de brevet d’impunité pour des fautes destructives du bon ordre ? Point du tout, répondit l’Abbé. Josephine a souffert et souffre encore ; son mari lui accordera-t-il jamais cette tendre confiance qu’il auroit pu avoir pour une femme chaste, et qu’il eut épousée sans y être contraint ? Constance a souffert, et n’est peut-être pas sans inquiétude. À mon avis, on n’a rien à lui reprocher ; mais il n’en est pas de même des auteurs de sa fortune ; et qui sait comment ils ont vécu et comment ils sont morts ? Ne vous en a-t-il jamais fait l’histoire ? demanda la Baronne. Jamais, répondit l’Abbé ; elle a seulement permis à Émilie de me dire ce qu’elle lui en avoit appris. Que fait-on actuellement à Altendorf ? dit la Baronne ; y est-on heureux ? Je vous apporterai, dit l’Abbé, différentes lettres que j’en ai reçues.


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TROIS FEMMES.




LETTRE PREMIÈRE.

constance à l’abbé de la tour.


Je souhaite pour votre honneur, Monsieur l’Abbé, que vous ayez eu une meilleure raison de nous quitter que celle que vous m’avez donnée à entendre, et je me sens plus disposée, dans cette occasion, à vous pardonner un peu d’hypocrite flagornerie, qu’une si misérable pusillanimité. Vous ne craignez du moins pas que mes lettres ne vous tournent la tête, puisque vous voulez que je vous écrive : vraiment votre sécurité est juste, il n’y a rien à craindre de ce côté-là : j’écris sans agrément comme avec peu de soin, et l’on m’a toujours reproché un stile sec et décousu.

J’ai d’excellentes nouvelles à vous donner de votre jeune ami et de sa femme. Émilie se conduit à merveilles ; il est vrai qu’il n’y a pas grand mérite à cela jusqu’à présent ; mille prévenances, une obligeante prévention pour tout ce qu’elle fait et dit, lui facilitent le bien dire et le bien faire. Madame sa Belle-Mere a mille fois plus de sens et de bonté que je ne pensois. C’est une manière, froide en apparence, mais si soutenue, de faire ce qui est le mieux pour tout ce qui l’entoure, qu’on ne peut douter à la longue qu’elle n’ait un cœur excellent et très-sensible : vous me l’aviez dit, et l’aviez bien jugée. Elle m’a confié le projet qu’elle a de mettre Émilie à la tête de sa maison et veut que je l’aide à arranger tout pour cela. On lui donnera, sous ce rapport, la chambre dont la porte fait face à celle de la salle à manger, de l’autre côté de la porte du château. Mme. d’Altendorf y fera construire un poële à la manière de Suisse, et tel que Mme. Hotz, qui est de Zurich, la presse depuis vingt-deux ans d’en avoir un. On écrit pour se procurer des plans, des dessins, toutes sortes de directions. Mme. Hotz fera venir, s’il le faut, un terrinier de ses parens, et coute qui coute, nous nous chaufferons d’aujourd’hui en un an, auprès d’un poële Suisse. Pour le reste, la chambre sera arrangée selon le goût d’Émilie, qu’on saura pressentir avec la sagacité que donne une grande envie d’obliger. Elle a fait elle-même, mais sans savoir que ce fut pour elle, de petits dessins en mosaïque pour six fauteuils : on a retrouvé du canevas et des laines que la teigne a épargnés pendant quinze ans, et qu’on prètend lui enlever aujourd’hui. Lacroix a fait trois métiers de tapisserie. Mme. d’Altendorf, sa belle-fille et moi, nous nous sommes chargées chacune de deux fauteuils ; et tous les soirs, dès qu’il a frappé cinq heures, nos trois métiers forment un triangle autour d’un antique guéridon d’argent, sur lequel on place deux flambeaux. Mr. d’Altendorf se promène par la chambre ou s’assied auprès du feu. Théobald ne s’éloigne guère de sa femme. Si vous étiez avec nous, comme je le voudrois, je vous donnerois bien souvent mon aiguille et m’irois chauffer. Théobald pourroit par fois nous faire quelque lecture, si son pere haissoit moins les livres : on dit qu’ils produisent tous sur lui le même effet qu’Adèle de Senanges. Au vrai, nous nous en passons très-bien ; il ne manque rien à nos soirées pour être très-agréables, et s’il m’arrive quelquefois de vous y trouver un peu à dire, c’est une preuve que j’ai véritablement de l’amitié pour vous. Le matin je lis, j’écris : Émilie et Josephine prennent dans ma chambre une leçon d’allemand. Mme. d’Altendorf a exigé qu’on apprît l’allemand. Émilie vouloit l’apprendre de son mari ; mais sa belle-mere a cru que la leçon ainsi prise et donnée iroit mal, et qu’il seroit même un peu triste qu’elle allât bien. C’est donc le maître d’école du village que nous avons pour maître. Émilie étudie beaucoup, mais apprend peu. Pourquoi les François et Françoises ont-ils tant de peine à apprendre une langue étrangère ? On diroit qu’ils croient déroger à la nature éternelle des choses, en appellant le pain et l’eau autrement que pain et eau, et outre qu’ils ont peine à retenir et à dire d’autres mots, ils paroissent ne pouvoir pas trop s’y résoudre.

Mme. d’Altendorf a donné une clef de son bureau à Émilie ; elle veut qu’elle paie et reçoive en son absence comme elle-même. C’est très-bien pensé. Elle intéresse Émilie à la chose publique du logis et de la famille, en attendant que le gouvernement lui en puisse être entièrement confié. Le Baron n’est pas homme à abdiquer aussi formellement la suprématie en faveur de son fils ; mais celui-ci poussé par sa mere, s’informe des négligences et des défauts de l’administration actuelle, et tout doucement les répare et les corrige. Son projet est de renoncer peu à peu et sans le déclarer, à la plupart de ses droits féodaux, et s’il survit d’un seul jour à son pere, d’en brûler les titres. Là-dessus il fonde des espérances d’amour et de bonheur chez ses vassaux, qui tiennent du roman plus que de la vérité.

Je l’avois plusieurs fois écouté, de manière à lui laisser croire que partageant son espoir, je comptois voir renaitre à Altendorf le règne de Saturne et de Rhée ; mais hier mon air lui dit mon incrédulité. Je vous entens, s’écria-t-il ; vous traitez mes projets de rêveries et mon espoir de chimère ; vous croyez que rarement on peut être utile à ses semblables, et que si l’on réussissoit à leur faire du bien, ils ne le sentiroient pas, n’en aimeroient pas mieux leur bienfaiteur, ne l’en traiteroient pas mieux, et tourneroient peut-être contre lui les lumières, la liberté, l’opulence qu’ils lui devroient. Il se peut bien que vous ayez raison ; mais je veux l’ignorer. Je m’étourdirai là-dessus, je me persuaderai que j’aurai plus d’adresse ou de bonheur qu’un autre ; que les hommes pour qui je travaillerai, seront faits autrement que d’autres. Il ne s’agit que de mettre la main à l’œuvre. Une fois engagé dans l’entreprise, on ne délibère plus, on agit. L’attrait du travail fait même quelquefois oublier le but qu’on se proposoit en commençant. On est comme le marchand, le joueur, ou l’agioteur avide, qui d’abord ne vouloit gagner que pour acheter telle maison, pour épouser telle femme, et qui ensuite ne se souciant plus de la femme ni de la maison, ne veut plus qu’agioter, jouer, trafiquer. Ma cupidité sera du-moins plus noble que la leur. Quelques douces jouissances accompagneront mes efforts, quelques marques de sympathie de la part de ceux auxquels le Ciel donna un enthousiasme pareil au mien, m’empêcheront de rougir de son extravagance. Après tout, on ne peut vivre dans une totale inaction, ni agir sans un but d’action : or quel but n’offre pas les mêmes incertitudes que celui que je me propose ? Si je cherche du plaisir, suis-je sûr d’en trouver ? Dans la recherche des biens desirés par l’ambitieux, suis-je sûr de réussir, et le succès même le plus brillant m’assureroit-il le bonheur ? Il n’y a que l’homme qui travaille pour substanter sa vie, qui sache distinctement à quoi il tend, et dont le but n’ait rien de vague ni de chimérique ; encore pourroit-on mettre en question si vivre est une chose si douce, que ce soit la peine de travailler uniquement pour continuer de vire. Laissez-moi donc travailler à diminuer les souffrances et à accroitre les jouissances de mes semblables ; et quand l’expérience m’aura prouvé que je ne pouvois rien pour eux ; quand, loin de me récompenser, ils m’auront puni de mes infructueux efforts, j’espère que l’âge aura glacé mes sens, mon activité, ma sensibilité, et que respirer encore, sans but, sans projet, sans espoir, presque sans mouvement, sera toute la jouissance que demandera un homme éteint en même tems que désabusé. Voilà, Monsieur l’Abbé, presque mot pour mot ce que Théobald a répondu à ma pensée. À l’avenir, sans lui objecter rien, j’entrerai dans ses bienfaisans projets et l’aiderai de mes conseils et de ma fortune. Adieu.

Ce 30 Novembre 1794.

P. S. Théobald vient d’envoyer un habillement complet et chaud à chacun des hommes que sa terre fournit aux troupes du Cercle. Il donne à leurs parens l’équivalent de ce qu’ils pourroient gagner ici par leur travail.



LETTRE II.

constance à l’abbé de la tour.


Je vous remercie, Monsieur l’Abbé, de la relation que vous m’avez faite des premiers jours de votre voyage. Puisse-t-il s’être achevé aussi heureusement qu’il a commencé ! ou s’il vous est arrivé quelqu’accident, puissiez-vous avoir trouvé des secours et un asile pareils à ceux que je vous dois !

Tout continue à aller fort bien ici. Je trouve, qu’excepté le vieux Baron qui me paroit avoir été jetté dans un moule assez commun, tous les habitans de ce lieu sont des gens distingués et rares. Madame d’Altendorf qui, a su vivre avec son mari dans une stagnation apparente de toutes ses facultés, sans en rien perdre, de manière qu’elle se retrouve à présent ce qu’elle étoit dans sa jeunesse ; Mme. d’Altendorf, dis-je, est ici le phénomene qui me frappe le plus. Je croyois qu’elle avoit élevé son fils, et que cette occupation avoit pu lui tenir lieu de tout autre plaisir ; mais en joignant ensemble le tems qu’il a passé en différens endroits de l’Allemagne, de la Suisse et de l’Angleterre, je vois qu’il n’a vécu que la moitié de son âge à Altendorf. L’y voir fixé aujourd’hui avec une compagne telle qu’elle l’auroit choisie, n’est pas une jouissance médiocre pour sa mere, et je m’apperçois qu’elle fait tous les jours chez lui des découvertes agréables : il est clair aussi que chaque jour elle me sait plus de gré d’avoir empêché qu’il ne s’enfuît en Amérique avec Émilie ; car elle ne doute pas que ce ne fût là son projet et qu’il ne dût s’embarquer à Hambourg. Nous n’avons touché qu’une fois cette corde, et je la trouvai si fâcheuse, qu’éludant des remercimens auxquels j’aurois mieux aimé n’avoir point de droits, je changeai aussi-tôt de conversation. Ce qui avoit amené celle-ci, c’est une lettre que je reçus, il y a quelques jours, de cette petite Comtesse de Horst, que nous vîmes, vous et moi, près de Hambourg. Ni ses parens ni ceux de son mari, n’ont voulu leur pardonner leur mariage. Elle espéroit que sa grossesse, aussi avancée que celle de Josephine, les toucheroit ; mais personne ne veut la recevoir pour faire ses couches, et elle se voit au milieu de l’hiver, sans argent et sans asile. Voilà ce qu’elle m’écrit, et elle me demande des conseils. J’aurois mieux aimé que tout franchement elle m’eût demandé des secours : mais n’importe, je lui ai répondu qu’elle n’avoit qu’à venir habiter la maison que j’ai dans le village ; et Josephine devant faire ses couches vers le même tems dans le ci-devant appartement d’Émilie, lui sera ressource et secours. Quand la petite Comtesse sera arrivée avec son mari, je vous manderai si c’est une acquisition que nous ayons faite : si ce n’en est pas une, nous nous en tiendrons avec eux aux devoirs de l’humanité et d’une cérémonieuse politesse. Je les ai avertis que je ne leur prêtois ma maison que jusqu’au mois de Mai, car alors je l’irai habiter moi-même. J’ai tellement peur d’ennuyer le château de moi, que desirant y passer l’hiver prochain, je veux passer l’été au village. Adieu Monsieur l’Abbé. Je crains bien que ce détail des événemens et arrangemens d’Altendorf ne vous ennuye un peu.

Ce 7 Décembre 1794.


P. S. Ne voilà-t-il pas qu’un indiscret a lu par-dessus mon épaule pendant que j’écrivois. Il me demande ma plume.

Quel beau projet l’on vous communique, mon cher Abbé ! mais il ne s’exécutera pas. Venez vous emparer de la maison où elle prétend rentrer. Comment la laisserions-nous quitter le château ? elle est l’ame vivifiante de mon pere ; elle est pour ma mere la plus douce et la plus aimable société : quant à ce qu’elle est pour Émilie et pour moi, je ne puis pas mieux le dire, qu’exprimer tout ce que nous lui devons.


THÉOBALD.


LETTRE III.

constance à l’abbé de la tour.


Ce 13 Décembre 1794.


Mes hôtes, ou plutôt ceux de ma maison, car ils ne seront jamais les miens, et si j’étois chez moi ils n’y seroient pas, arrivèrent il y a trois jours. Nous leur fîmes aussi-tôt une visite qu’ils nous rendirent le lendemain ; et hier ils ont diné au château. C’en est assez pour long-tems. Je les ai pris en une sorte d’aversion, à cause des mauvais momens qu’ils ont fait passer à Émilie. La femme est une étourdie, sans esprit ou du moins sans raison et sans tact, mais très-jolie, comme vous vous en souvenez sans doute : elle est coquette à proportion. Son mari, que vous n’avez pas vu, parce qu’au mois d’Octobre il étoit à l’armée Prussienne, est un grand homme à grandes moustaches noires, et beaucoup plus beau qu’il ne paroit spirituel. Hier, à table, on plaça la Comtesse entre Théobald et son Pere ; le Comte entre Madame d’Altendorf et moi : Émilie étoit vis-à-vis de la Comtesse et avoit auprès d’elle, d’un côté, une Dame d’Osnabruck, de l’autre la mere de cette Dame, et entre cette mere et moi étoit un Baillif ou Secrétaire d’une Seigneurie voisine de celle-ci. La Comtesse toujours penchée vers son jeune voisin, lui parloit tantôt de Mlle. de Stolzheim, dont les regrets avoient fait bruit, et n’avoient rien, selon elle, que de fort naturel ; tantôt de l’étonnement où chacun étoit ou devoit être, de voir qu’un homme de la naissance, de la figure et de la fortune du jeune Baron d’Altendorf, s’enterrât dans un château de Westphalie, au lieu de briller à quelque Cour, comme cela lui seroit si aisé. Théobald ne répondant à-peu-près rien, la Comtesse voulut rendre ses cajoleries encore plus sensibles, et à propos d’un bracelet qu’elle portoit et sur lequel étoit le portrait de son mari, elle regarda un portrait de Théobald que Madame d’Altendorf avoit sur une boëte, compara les deux figures, et donna hautement la préférence aux cheveux blonds sur les cheveux noirs, aux yeux bleus sur tous les autres yeux. Le mari impatienté, lui représente envain qu’elle faisoit un mauvais compliment aux Dames de la compagnie, qui toutes étoient brunes excepté elle : la franchise de Mme. de Horst étoit si grande, disoit-elle, qu’elle ne pouvoit déguiser aucun de ses sentimens ; et toujours elle regardoit Théobald avec un tel air de prédilection et des minauderies si agaçantes, que le mari ne put bientôt plus dissimuler son chagrin. Émilie qui le voyoit, regarda Théobald avec un léger sourire, lui montrant du coin de l’œil le pauvre Comte honteux et déconcerté. Je suivois ses yeux, et je vis Théobald lui lancer un regard terrible. S’il eût pris garde à l’effet de ce regard, il en eût été fâché sans doute, et auroit réparé le mal au lieu de l’aggraver ; mais trop plein de l’impression qu’il avoit reçue, et fatigué de la Comtesse qui ne prenoit garde à rien ou que rien ne décourageoit, il se leve tout-d’un-coup, se plaint d’avoir trop chaud et supposant que mon voisin avoit froid, il vient brusquement lui demander sa place et le pousse à la sienne. Je le reçus mieux que mon penchant ne m’y portoit, et cela pour ne pas augmenter l’esclandre ; mais ni moi, ni Mme. d’Altendorf, nous ne pûmes plus donner de vie à la conversation, et la petite Comtesse elle-même resta abasourdie. Après le diner, Émilie, au lieu de rentrer au sallon, courut dans ma chambre où je la trouvai toute en pleurs. Je sais, dis-je, tout ce que vous pourriez me dire ; mais de grace plaignez-vous de votre mari à sa mere, et priez-la de vous raccommoder avec lui : ou je la connois mal, ou cette confiance que vous montrerez en son impartialité et en son amitié pour vous, achevera de vous l’attacher : moi je vous suis ici trop dévouée pour que mon entremise fît un bon effet. Venez sur le champ avec moi, nous la trouverons, je pense, dans la salle à manger, où elle a prétexté avoir quelque chose à faire, étant lasse de la compagnie et de la contrainte du diner. Venez, je vous laisserai avec elle, et j’irai prendre votre place à toutes deux auprès de vos convives.

Pendant que nous traversions la chambre qui est entre mon appartement et la salle à manger, nous avons entendu que Madame d’Altendorf parloit à son fils. Quoi ! lui disoit-elle, s’emporter de la sorte et pour si peu de chose ! Vous nuisez, mon Fils, à votre réputation, à votre repos, au bonheur de ceux qui vous aiment ; vous courez risque d’altérer les sentimens de votre femme, d’altérer sa santé, enfin de vous rendre très-malheureux, et pour comble de maux, de sentir que vous l’êtes devenu par votre propre faute. Nous étions auprès de la porte qui étoit entr’ouverte ; je l’ai poussée, Émilie est entrée, elle s’est jettée au cou de sa belle-mere. On s’étoit querellé sans parler, je crois qu’on s’est raccommodé de même, mais non sans verser bien des larmes. Émilie, quand elle est rentrée au sallon, avoit les yeux fort gros, et ceux de Théobald étoient d’un homme qui a été fort attendri. Après m’avoir ramené sa femme d’un air bien obligeant pour elle et pour moi, il a proposé aux hommes d’aller avec lui s’informer d’une chasse au renard qu’on avoit dû faire aux environs d’Altendorf. Émilie s’est mise à entretenir la Dame d’Osnabruck, et moi, m’approchant de la petite Comtesse, je lui ai demandé si elle s’étoit apperçue du trouble dont elle avoit été cause, et si elle profiteroit de la leçon ? Elle a prétendu ne savoir pas ce que je voulois dire. Il faut donc vous expliquer tout ceci, lui ai-je dit à demi-voix, mais assez haut cependant pour qu’Émilie et les deux autres femmes pussent m’entendre. Vous avez fait par mauvaise habitude, sans doute, car je ne veux pas vous soupçonner d’une mauvaise intention, des avances très-marquées au mari de Madame. Votre mari a été embarrassé ; Madame a souri de son embarras : l’objet de vos avances, déjà fatigué et ennuyé, s’est mis de mauvaise humeur contre sa femme ; il a trouvé que le chagrin d’un mari n’étoit point une chose dont on dût rire ; il sentoit qu’à la place du Comte il seroit le plus malheureux et le plus honteux des hommes. Sa femme au désespoir de lui avoir déplu, s’est troublée, a pleuré. La paix est faite entr’eux, et pour eux c’est une chose finie ; mais moi qui vous ai attirée à Altendorf, je me crois obligée de vous avertir, que si vous voulez y trouver la protection dont vous avez besoin, il faut bien vous garder à l’avenir de donner lieu à des scènes pareilles. Quelles expressions, Madame ! s’est écriée la Comtesse : je crois pouvoir vous dire tout au moins que vous gâtez prodigieusement le mérite de vos bienfaits. — Au contraire, Madame, ai-je dit, le service que j’ai prétendu vous rendre dans ce moment, est le seul dont j’exige de la reconnoissance. Qui l’eût jamais cru, a repris la Comtesse, que dans une maison renommée pour la politesse et l’usage du monde, on trouvât tant de pédanterie, tant de gêne et d’ennui ! Vous serez la maîtresse, lui ai-je dit, de n’y pas venir très-souvent, mais croyez que je ne vous négligerai pas et que j’irai vous trouver aussi souvent que ma présence pourra vous être bonne à quelque chose. L’agréable hiver à passer ! a dit la Comtesse, comme si elle se fût parlé à elle-même. Je n’ai pas paru l’entendre ; et quelque tems après, changeant totalement de ton et de propos, je l’ai priée de ne se point mettre en peine de la laiette de son enfant qui trouveroit à se vêtir à son arrivée dans le monde, sinon magnifiquement, au-moins proprement et chaudement. Mme. d’Altendorf étoit revenue auprès de nous ; son fils et le Comte rentroient ; j’ai proposé une partie de whist, et Théobald n’en étant pas, la Comtesse a pu jouer sans distraction. Aujourd’hui nous nous sommes mises à faire les vêtemens des deux enfans à naître. Si tous deux viennent à bien, ils partageront ou jouiront en commun ; si nous ne sommes pas si heureux que cela, celui qui vivra aura tout. Adieu Monsieur l’Abbé.


Ce 15 Decembre.

J’ai eu ce matin la visite du Comte. Il me paroit un fort honnête homme, et je le plains de tout mon cœur. Enhardie par son air de confiance, je l’ai engagé à me mettre au fait de ses affaires et des causes du mécontentement que l’on témoigne contre lui et sa femme dans les deux familles. Ils sont aussi bien nés l’un que l’autre ; mais les parens de la Comtesse sont pauvres, et ils avaient espéré qu’étant Chanoinesse de je ne sais quel Chapitre, elle se contenteroit de cet établissement ; de maniere que toute la dépense que leur fortune leur permet de faire, pût être pour un jeune fils qu’ils ont. D’un autre côté, on vouloit marier le Comte avec une parente riche et belle qui lui auroit extrêmement convenu. Il est l’ainé d’une famille médiocrement opulente, et son mariage bien qu’assorti pour la naissance, se trouve être fâcheux, non-seulement par la perte d’un meilleur établissement, mais par l’humeur dépensière de la jeune femme. Cette humeur effraie chacun, et je ne conçois pas ce que le mari fera de sa femme lorsqu’il lui faudra retourner à l’armée. Je lui ai conseillé d’aller voir une tante qu’il a dans le Holstein et de se recommander à elle. Il partira incessamment. Je vous demande pardon de vous entretenir si à fond de deux personnes très-ordinaires ; mais j’ai le bonheur de n’avoir rien de plus intéressant à vous mander. Nous sommes ici parfaitement tranquilles. L’homme d’Altendorf, quoiqu’il ne définisse pas ses droits, en jouit sans doute, car il me paroit content et fort loin de vouloir s’insurger : d’ailleurs point d’ennemis ni d’alliés qui nous menacent ;

Nè strepito di marte
Ancor turbò queſta remota parte.


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LETTRE IV.

constance à l’abbé de la tour.


Nous travaillons à force. Il n’y a pas de tems à perdre. Les deux enfans ne tarderont pas à venir au monde. La sage-femme consultée, prétend qu’ils naitront peut-être à la même heure : elle est assez gaie et ne manque pas de sens. Je l’ai etablie chez la Comtesse, pour que celle-ci fût moins seule en l’absence de son mari. Dans une quinzaine de jours, Josephine ira habiter l’ancienne chambre d’Émilie : elle y sera très à portée de sa belle-mere qui l’a prise en grande affection ; et les deux accouchées seront si près l’une de l’autre, qu’on n’aura pas de peine à les soigner toutes deux à la fois.

On se porte ici à merveilles, et je suis persuadée que nulle part on ne s’ennuie moins. La conversation est souvent rendue intéressante par de petits incidens qui ne produiroient rien sans une sympathie qui fait qu’on s’entend mutuellement, et qu’on est charmé et flatté de s’entendre. Hier, Théobald appuié contre la chaise de sa femme, avoit l’air fort occupé de ses pensées : on lui a demandé à quoi il pensoit ? Il a répondu qu’il étoit inutile de rappeller un moment de délire expié par ses excuses et ses regrets, qu’il vouloit s’en souvenir seul et désiroit que nous l’oubliassions ; mais qu’il consentoit à nous dire à quelles pensées ce souvenir l’avoit conduit. Je m’étonnois, a-t-il continué, de ce qu’étant si susceptible de joie, je l’étois si peu de gaieté, j’entens de celle qu’il faut pour qu’on se joue légèrement des objets, et qu’on amuse les autres par des peintures et des imaginations plaisantes. Le ridicule m’afflige, quand je le vois chez des gens que j’estime ; chez les autres, il m’impatiente et m’ennuie. Je n’en ris pas, je ne le peins pas, je le fuis. J’ai quelquefois envié le talent de ceux qui savent en tirer parti, surtout depuis que je vous aime, Émilie, c’est-à-dire, depuis que je vous connois. J’aurois voulu partager avec vos compatriotes ce moyen qu’ils ont par-dessus moi, de vous plaire ; ou du moins de vous amuser ; j’aurois voulu sur-tout avoir, comme eux, le don d’effleurer agréablement les sujets ordinaires de la conversation, ceux sur lesquels les discussions sérieuses sont si peu de mise, qu’on est honteux après coup de la logique qu’on y a employée, et qu’on aimeroit mieux avoir laissé tout le monde dans l’erreur, que d’avoir établi ennuyeusement une triviale et indifférente vérité. C’est ce qui arrive à tous nous autres gens du Nord, et n’arrive point à vos compatriotes. Ôtez-moi cette manie, et me laissant constant pour vous aimer, exact, patient, méthodique pour toutes les questions importantes où mon avis pourra être de quelque poids, coupez court à mes appesantissemens sur des objets frivoles ; interrompez-moi, raillez-moi, marchez-moi sur le pied ; en un mot, ne souffrez pas que je vous ennuie. Cela seroit fort bien vu, ai-je dit à Théobald, s’il étoit facile ou possible d’avoir différens esprits pour différentes occasions : mais si au lieu d’être toujours solide vous êtes toujours léger, si au lieu de prouver trop, vous ne prouvez point, vous aurez beaucoup perdu au change, sur-tout dans le tems où nous vivons, qui me paroit être très-grave, et où il est question pour fort peu de gens de s’amuser et presque pour tout le monde de prendre un parti sage. Combien un bon conseil ne vaut-il pas mieux aujourd’hui que mille bonnes plaisanteries ! le loisir en est passé, et la routine de la vie est rompue et détruite. Je ne prétends pas, a dit Théobald, à l’honneur des bonnes plaisanteries ; ce seroit ressembler à l’âne de la fable ; c’est à ne pas ennuyer que se bornent mes prétentions et mes vœux. Restez, Théobald, restez de grâce, comme vous êtes, a dit Emilie. Pour moi j’espère qu’il ne m’arivera plus de rire aussi mal-à-propos que l’autre jour ; et si cela m’arrive, ayez quelque indulgence pour de vieilles habitudes. J’aurai toujours plus de plaisir à admirer de belles choses qu’à m’amuser de choses ridicules ; mais l’un, j’ose le dire, est autant de notre nature que l’autre, et je crois la comédie aussi ancienne qu’aucune autre production de l’esprit. Aujourd’hui le rire n’est guère de saison. Constance n’a pas tort de dire que les tems actuels sont graves. L’état dont vous m’avez tirée et dont tant d’autres ne seront point tirés et où tant d’autres encore sont menacés de tomber, est tout au moins grave. La gaieté y sied moins que la raison ; ce n’est qu’avec de la raison qu’on peut l’empêcher de devenir humiliant et triste. Rois, peuples, grands et petits tous ont besoin de regarder où ils vont ; l’ornière de la vie, comme l’a dit Constance, est interrompue, la route est difficile, et toute distraction est dangereuse. S’il étoit une nation plus sage que les autres, ce que j’ignore, et une autre nation plus aimable que les autres, ce n’est pas dans ce moment que la première devroit porter envie à la seconde. Pour vous, Théobald, n’enviez jamais rien à qui que ce soit. Théobald a baisé avec transport la main qu’Émilie lui tendoit. Mais toute cette gravité nous conduisoit à un morne silence, si je ne me fusse mise à comparer les différentes manières dont s’égaient les différens peuples. Théobald m’a aidée : il a dit ne pas bien comprendre le humour des Anglois, les allusions en sont trop subtiles ; ne pas aimer la gaieté françoise, elle ridiculise toute chose ; ne pas goûter la bouffonnerie allemande, elle est grossière. Il étoit prêt à décider qu’il ne sympathisait avec aucune sorte de gaieté, et se plaignoit de la nature qui lui avoit refusé une faculté qu’elle accordoit à tous les hommes, quand je lui ai demandé si Don Quichotte et Sancho ne le faisoient pas rire : ils l’ont fait rire mille fois. N’est-il pas plaisant que ce soit chez le plus grave de tous les peuples que nous ayons trouvé une gaieté irrésistible ? Cervantes a fait rire ses compatriotes ; après cela il étoit bien sûr de faire rire toutes les nations.



LETTRE V.

constance à l’abbé de la tour.


Hier il m’est arrivé de dire que de tous les beaux-esprits mes contemporains, Bailly étoit le seul avec qui ses ouvrages m’eussent donné le desir de vivre. Chacun s’en est montré surpris. Quoi, Mme. de Sillery !… J’admire ai-je dit, quelques-unes de ses petites Comédies ; je fais cas de cet esprit rapide et expéditif que je trouve dans tous ses ouvrages ; j’y reconnois à la fois sa vocation et le talent de la remplir. On devroit l’établir inspectrice générale des écoles primaires de la République Françoise ; mais je ne m’en tiens pas moins à ce que j’ai dit. Et Bernardin de St. Pierre ? Paul et Virginie n’ont point d’admirateurs plus ardens que moi, ai-je répondu ; comme je connois leur soleil, leurs palmiers, leurs habitations, je vis avec eux, je me promene avec eux partout où je les rencontre : enfans, je les caresse ; adolescens, je les admire ; cependant je m’en tiens à ce que j’ai dit. Mais laissons-là les auteurs vivans et remontons plus haut. Aurions nous voulu vivre avec Jean Jacques ? Non, sans doute ! s’est écrié chacun. — Avec Voltaire ? — Pas davantage. — Avec Duclos ? — Oui. — Avec Fénélon ? — Oh oui ! — Avec Racine ? — Oui. — Avec La Fontaine ? — Pourquoi non ? Ici nous avons été interrompus. Vous pouvez, Monsieur l’Abbé, vous amuser à continuer ce scrutin. Je pense qu’en général j’aimerois mieux vivre avec un auteur qui ne le seroit devenu que par nécessité ou par une impulsion irrésistible, qu’avec celui qui se seroit mis à l’être de son plein gré et par choix, c’est-à-dire, par amour-propre. Mais peut-être qu’après tout, le meilleur n’en vaudroit rien, du moins sous le rapport dont il s’agit. Tous ces gens-là sont sujets, non seulement à préférer leur gloire à leurs amis, mais à ne voir dans leurs amis, dans la nature, dans les événemens, que des récits, des tableaux, des réflexions à faire et à publier, et souvent ils méconnoissent les objets et permettent à leur esprit de les dénaturer, pour les mieux plier à l’usage qu’ils en veulent faire. Il ne s’agit pas, pour eux, de la chose, mais de l’effet. Un Peintre, pour l’amour de son tableau, renverse une bonne maison et la change en une masure. Je doute que Rousseau ait jamais rien vu comme il étoit. Ceux qu’il vouloit louer, ceux dont il vouloit se plaindre, sont devenus à ses yeux ce qu’ils devoient être, pour que des portraits charmans ou hideux pussent porter leur nom. Quant à Voltaire, il ne se donnoit pas la peine de se tromper lui même, il lui suffisoit d’en imposer aux autres. Il disoit ce qu’il lui convenoit de dire. Je pourrois porter mes exemples beaucoup plus loin, mais j’en ai dit assez pour vous mettre sur les voies, et vous faire partager avec moi l’amusement que ces examens et ces appréciations m’ont donné.

Des Auteurs nous avons passé assez naturellement aux études. Seroit-ce un bien, seroit-ce un mal, que la majorité d’une nation fut plus instruite qu’elle ne l’est ; ou en d’autres termes, la portion de lumières que peuvent acquérir des artisans et des laboureurs par le moyen de l’instruction, seroit-elle utile ou nuisible, soit à eux, soit à la société à laquelle ils appartiennent ? Cette question est si vaste, si difficile à décider, que nous nous en sommes tenus à des doutes et des conjectures, mais après la discussion la plus froide, la plus raisonnable dont nous soyons capables, Théobald qui ne perd jamais de vue l’avantage de ses pupiles, comme il appelle les habitans d’Altendorf, a décidé qu’il prendroit dans chaque famille le jeune homme que ses parens diroient avoir le plus d’intelligence, et qu’il lui feroit apprendre d’abord à lire, à écrire, l’arithmétique, la géographie, ensuite les principes de la langue Allemande, en même-tems que ceux de toute logique et rhétorique, et enfin un sommaire des loix du pays. Là où il n’y aura point de garçons, on prendra une fille, si les parens y consentent ; de sorte qu’il y aura dans chaque famille quelqu’un qui en saura plus que les autres et que l’on pourra consulter. Deux heures par jour suffiront à ces différentes études, qui seront continuées pendant trois ans. Après trois ans, on procédera à un nouveau choix, et on commencera un nouveau cours. En hiver, les leçons se donneront dans l’orangerie du château ; en été, dans la vieille chapelle que vous connoissez. Chaque jour Théobald, accompagné de sa mere, d’Émilie ou de moi, ira jetter un coup-d’œil sur les Maîtres et sur les Écoliers, pour les obliger à respecter l’ordre établi et juger des progrès. Après cela, quand les jeunes gens seront hors des classes, il faudra avoir quelques livres à leur mettre entre les mains, et c’est à se procurer des livres qui leur conviennent, que Théobald prétend mettre tout son discernement et toute son activité. On se gardera bien de les qualifier d’ouvrages pour le peuple : c’est le moyen d’exciter la défiance et le dédain chez ceux auxquels on auroit été les premiers à montrer du dédain et de la défiance, et cela tout aussi clairement que si on leur eût dit : il y a des vérités que nous nous réservons ; vos esprits grossiers ne les pourroient comprendre ; d’ailleurs nous redoutons l’usage que vous en pourriez faire : contentez-vous des objets que nous voulons bien vous présenter ; encore ne vous sera-t-il permis de les considérer que sous le point de vue sous lequel il nous convient que vous les envisagiez : nous vous en montrerons certaines faces, et nous vous cacherons les autres. Ah ! loin de nous un artifice aussi grossier qu’insultant ! Dans notre bibliothèque publique il n’y aura point de fictions, par conséquent point de voyages. Des livres d’histoire, de physique pratique, de médecine pratique, des extraits des meilleurs sermons et autres livres de morale, voilà ce qui la composera. Théobald dit qu’il fera les livres, s’il ne les trouve pas tout faits. Dès demain il ira avec Émilie à la quête des écoliers. Le fils du maître d’école, jeune homme instruit et rangé, est l’instituteur qu’il leur destine. Théobald n’aura garde d’exiger qu’on n’envoye pas les autres enfans à l’école commune ; mais il n’encouragera pas leurs études, et il favorisera au contraire leurs travaux ruraux ou méchaniques.

Que dites-vous, M. l’Abbé, de notre projet ? Ne sommes-nous pas modestes, du moins ? Nous ne prétendons pas, comme vous le voyez, fonder de nouvelles sciences sur de nouvelles bases, enseigner, par exemple, une nouvelle morale indépendante de la Religion : nous ne pretendons pas recréer ab ovo les têtes humaines. Contens de fournir quelques alimens à la pensée et de la guider plus ou moins dans son premier essor, nous la laisserons ensuite se conduire elle-même, et elle pourra s’égarer, se retrouver ou se perdre à son gré.


Ce 25. Dec. 1794.


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LETTRE VI.

constance à l’abbé de la tour.


Le cours a commencé. Nous avons quatorze garçons et trois filles. Ce qui a restreint le nombre des écoliers, c’est que Théobald n’a pas voulu d’enfans au-dessous de dix ans, ni au-dessus de quinze. Il a donné un adjoint à notre jeune Maître. C’est un Hollandois, né en Nord-Hollande, sur les bords du Zuyderzée, dans un de ces villages où Descartes inspira le goût de l’Algèbre et de la Géométrie. Ce goût s’y est conservé. La plupart des Maîtres d’école y enseignent les Mathématiques ; beaucoup de paysans les étudient et deviennent de bons calculateurs et d’habiles Méchaniciens. Les disputes politiques ennuyoient depuis longtems l’Archimède Hollandois ; la guerre l’étourdissoit : sans attendre le siège, il a quitté Syracuse. Par son moyen, nos enfans apprendront parfaitement l’Arithmétique, et nous avons ajouté l’Arpentage aux autres sciences dont nous essayons de les douer. Je vous entretiens de tout ceci, Monsieur l’Abbé, avec une grande confiance. Vos idées, je le vois, se portent sur des objets très semblables à ceux qui occupent les nôtres ; vous vivez avec des gens instruits ; j’en suis fort aise. S’il est douteux que l’instruction convienne aux classes laborieuses de la société, il me paroît bien certain qu’elle est nécessaire à la classe oisive.

Il me tarde que le Comte revienne. Sa femme m’est à charge. Hors le Roman du jour dont tout le monde parle, elle ne peut rien lire : hors quelques ouvrages de mode elle ne peut rien faire : hors quelques aventures amoureuses ou galantes, elle ne peut s’intéresser à rien. Josephine, qu’elle dédaigne, est en effet trop bonne compagnie pour elle, et quand ce ne seroit pas la situation qui leur est commune et qui la gêne parcequ’elle forceroit la Comtesse à faire asseoir devant elle la Chambrière, je ne crois pas qu’elle en tirât plus de parti qu’elle ne fait. La sage-femme avec son caquet, est de quelque ressource : elle a appris son métier dans des villes où la Comtesse connoît beaucoup de gens et en raconte tant qu’on veut les histoires scandaleuses : mais de tems en tems on trouve qu’elle s’émancipe trop, qu’il n’y a point assez de dignité à se laisser amuser par une femme de cette espèce, et faisant rentrer la causeuse dans le néant, on n’a plus de société que l’ennui et l’humeur. Les lettres du Comte ne sont guère satisfaisantes : une modique pension est tout ce qu’il se flatte d’obtenir. Seule, la Comtesse auroit peine à se faire recevoir chez aucun de ses parens, et l’enfant qui naîtra double la difficulté.

Vous prévoyez avec plaisir, dites-vous, que Marat sera bientôt chassé, du Panthéon François. Pour moi, j’avoue que cela m’est assez égal, et me seroit égal quand même je m’intéresserois beaucoup aux autres choses qu’on fait et défait dans ce pays-là. Pourquoi un Panthéon ? pourquoi des Apothéoses ? Voltaire et Rousseau, à votre avis, ressemblent-ils à des Dieux ? Je comprendrois peut-être qu’un homme qui ne seroit connu que par quelqu’action éclatante, un conquérant tel que Bacchus, apportant à ses sujets le sep et la vigne, parmi ses trophées ; un Hercule, délivrant son pays de tyrans et autres monstres ; je comprendrois, dis-je, comment la reconnoissance et l’admiration pourroient les déifier ; leur vie privée, leurs actions journalières, leurs grandes prétentions, leurs petites querelles, ne viendroient pas, bien connues, bien appréciées, dénoncer l’homme et détruire le Dieu. Mais Rousseau, mais Voltaire, n’ont-ils pas, comme on dit, donné leur mesure à tout le monde ? L’un étoit le plus bel esprit, l’autre le plus admirable écrivain qui aient jamais été ; mais loin qu’à mes yeux cela les divinise, je ne sais s’il n’y auroit pas dans l’esprit que l’un a prodigué, et dans les phrases que l’autre a si admirablement arrangées, quelque chose qui pourroit nuire à la dignité d’un grand homme ? Il est des hommes que, soit mérite éminent de leur part, soit illusion de la nôtre, nous sommes tentés de mettre dans notre estime au dessus de la condition humaine. Ces hommes ne seroient-ils pas, en quelque sorte, déparés par ce qui fait la gloire de ceux auxquels on prétend ériger des autels ? Ils ont plus fait, ils ont moins dit et ne se sont pas piqués de si bien dire. Croiroit on louer Licurgue ou Solon, Epaminondas ou Germanicus, en disant qu’ils avoient beaucoup d’esprit et qu’ils écrivoient supérieurement bien[3] ? L’écrivain, le bel-esprit, se donne à mon gré trop de mouvement, se montre trop aux yeux de la multitude pour n’en pas perdre quelque chose de sa dignité, et Ciceron seroit à mes yeux un grand homme si je ne connoissois de lui que son consulat. J’aime bien mieux qu’il ait été tout ce qu’il étoit : moi aussi je gagne, à ce qu’on a fait pour le public et pour la gloire, car je suis une portion du public, et l’on recherche mon suffrage quand on prétend aux suffrages de tous ; mais qu’on ne demande pas pour ceux qui l’ont recherché, un culte que je ne puis leur rendre : en général, qu’on ne demande pas pour soi ni pour autrui l’oubli des bornes de toute perfection humaine. Quoique l’exagération publie, de quelqu’orgueil qu’on se gonfle, je vois des erreurs avec des clartés, de la foiblesse avec de la force, et la vaine enflure que l’on prête aux objets, ne me dispose que davantage à chercher et à mesurer au juste leur véritable grandeur.

Ce 28. Decembre 1794.



LETTRE VII.

constance à l’abbé de la tour.


Déja des difficultés, des peines, ou du-moins des rabat-joie dans notre établissement. Qu’on se flatte de recommencer la société toute entiére, quand on ne peut seulement établir comme on le voudroit, une école à Altendorf. Le premier jour de l’an, Théobald recevant à la place de son pere, les complimens de nos notables, vit dans la phisionomie de l’un d’eux des marques de chagrin. Il lui en demanda la cause, et apprit que les enfans de cet homme ayant tous plus de quinze ans, on ne participoit point chez lui au bienfait de la nouvelle institution, et qu’il en étoit désolé. Théobald a demandé s’il y avoit d’autres peres de famille qui fussent dans le même cas : on lui a répondu qu’il y en avoit dix, et qu’ils avoient délibéré de venir faire une humble représentation à leur jeune Seigneur, et le supplier d’admettre au cours un de leurs enfans, soit le plus jeune, intelligent ou non, soit celui d’entr’eux qui auroit le plus d’aptitude, comme dans les familles où les enfans avoient l’âge requis. Je ne puis rien changer à mon plan, a dit Théobald ; mais je penserai à ce que vous venez de me dire : revenez demain apprendre de moi ce que j’aurai résolu. Il étoit peiné en me racontant cela ; il avoit peur de mes réflexions. Je n’en ai fait aucune de celles qu’il craignoit, et j’ai très-sérieusement examiné, avec lui, ce qu’il y avoit de mieux à faire. C’est à ses dépends qu’il tâche d’arrêter la fermentation que la jalousie commençoit déjà à exciter, car on s’étoit permis de dire qu’il vaudroit mieux supprimer le cours, que de n’en pas rendre le bienfait plus général. Dix écoliers choisis par leurs parens dans les moins jeunes familles, comme dans les autres, viendront deux fois par semaine prendre une leçon de Théobald lui-même, et dans son propre appartement. Le jeune Maitre qui n’est pas plus âgé que l’ainé d’entr’eux, ne sera là que sous-maître, ou plutôt, il y sera écolier. On ne s’y occupera que des études par lesquelles devra finir l’autre cours, et dans lesquelles il est encore peu expert. Son dessein étoit bien d’apprendre, pour se préparer à enseigner, et ce nouvel établissement lui en facilite les moyens. Théobald qui a l’esprit fort net, lui donnera tout à la fois des leçons de grammaire, de logique, de jurisprudence, et d’enseignement. Pour lui, cette école ressemblera parfaitement aux écoles normales qu’on prétend établir à Paris. Les autres écoliers forment un singulier assemblage : l’un d’eux est fort ignorant, un autre fort rustre, un autre croyait tout savoir avant l’institution Théobaldienne, et le dépit d’ignorer nuit chez lui au desir d’apprendre : enfin, Théobald aura bien de la peine, et déja il voit que rien n’est aisé de ce qu’on veut faire faire aux hommes, ni de ce qu’on veut faire pour eux.

Je tremble que vous ne soyez mécontent de la lettre où, à propos du Panthéon, je vous parle de Voltaire et de Rousseau. Vous trouverez que, pour juger s’ils étoient dignes des hommages de la société, il falloit examiner s’ils lui ont fait du bien ; mais je suis incapable d’un pareil examen : la chose est trop compliquée pour ma foible tête. D’ailleurs, de quoi s’agiroit-il dans cette question, de l’intention ou de l’événement ? de ce qu’ils ont voulu ou de ce qu’ils ont opéré ? C’est ce dernier point qui est trop, difficile pour moi. Quant à leur intention, je crois qu’elle a été vaine, diverse, ondoyante, selon l’expression de Montaigne. Voltaire est peut-être le plus vain des deux, Rousseau le plus divers : tantôt il excite ses compatriotes, tantôt il les appaise ; tantôt il veut qu’ils ressentent ses injures, tantôt qu’ils les oublient. Cet oracle, que l’on consulte sans-cesse, après avoir vanté mille fois le prix inestimable de la liberté, dit quelle seroit trop achetée, si elle l’étoit par une goutte de sang. Oh, qu’il est naturel qu’on ait de l’autorité sur la multitude, quand tour-à-tour on flatte avec art des penchans opposés ! Ici la révolte est sanctifiée, là c’est la soumission ; et l’inconséquence elle-même, si elle ne peut citer une éloquente page où elle soit érigée en vertu, trouvera du-moins à s’étayer d’un grand exemple.

Une autre question intéressante à laquelle vous penserez, et à laquelle j’avoue n’avoir pas pensé d’abord, c’est le bien ou le mal que peuvent faire à un peuple l’hommage qu’on les accoutumeroit à rendre à certains hommes. Mais ici la question ne m’effraie point ; je me prononce hautement contre de pareils hommages. Les Saints du Calendrier ne font plus ni bien ni mal, et je voudrois qu’on les laissât en repos ; mais il me semble qu’on devroit se faire scrupule de préparer à l’esprit humain une éternité d’enfance : certainement ceux qui vont renouvellant sans-cesse ses poupées, ne veulent pas qu’il sorte jamais de tutelle. Le Clergé philosophe est aussi Clergé qu’un autre, et ce n’étoit pas la peine de chasser le Curé de St. Sulpice pour sacrer les Prêtres du Panthéon.

Ce 5. Janvier, 1795.



LETTRE VIII.

constance à l’abbé de la tour.


En voici bien d’un autre ! le Hollandois est Athée. Ce matin, sur la fin de la leçon, les plus jeunes écoliers s’en alloient déja avec le Maître Allemand ; les plus âgés restoient ; et l’ainé de tous, charmé du Maître Batave et ne le quittant qu’à regret, s’est avisé, comme pour avoir encore quelque sujet d’entretien avec lui, de lui demander quelle étoit sa Religion ? Aucune, a répondu froidement le Mathématicien, et il s’en est allé. Aucune ! aucune ! a été répété par toutes les bouches comme par autant d’échos ; mais nos petits échos ajoutoient au mot répété, l’accent de la surprise et d’une sorte de consternation. Heureusement Théobald étoit là et j’étois avec lui. Il a dit que cela vouloit dire seulement que leur Maître n’étoit ni Catholique Romain, ni Luthérien, ni Calviniste ; ce qui n’avoit rien d’étonnant puisqu’on professoit en Hollande plusieurs autres croyances, mais que cela ne laisserait pas, si on le savoit, de le rendre désagréable à beaucoup de gens, qui veulent qu’on ait une Religion qu’ils connoissent. Voudriez-vous perdre votre leçon d’Arithmétique ou d’Algèbre ? a-t-il ajouté. Non, non, ont répondu les enfans. Eh bien, il faut vous taire scrupuleusement, a dit Théobald. Si vous dites un seul mot de la déclaration de votre Maître, on aura avec lui des procédés mal-honnêtes, et certainement il quittera Altendorf. En même tems il a promis des ardoises, du papier, des crayons, des écritoires, si le secret étoit gardé et que les leçons de géométrie et de calcul continuassent : et moi, à qui il avoit tout raconté en françois, j’ai mis le doigt sur ma bouche en signe de discrétion, et cela d’un air si grave et si solemnel, que la confrairie du secret, composée de trois garçons et de deux filles, en a reçu une nouvelle injonction de le garder. Sera-t-il gardé ce secret ? tous l’ont promis : trois garçons et deux filles, de treize, quatorze et quinze ans ! tous, dis je, l’ont promis, exigeant cette promesse les uns des autres. Théobald est allé parler à l’instituteur, et lui a dit de quelle importance il étoit de se taire, s’il vouloit vivre ici en repos et conserver un établissement qui paroissoit lui convenir. Je ne suis pas bavard, a-t-il répondu ; ce n’est guère le défaut des gens de mon pays, et si l’on ne me demande rien, je ne dirai rien. On n’en a pu tirer autre chose. Supposé donc qu’on lui fasse la même question que ce matin, il ne manquera pas de faire la même réponse. Alors, que de bruit ! Les parens croiront leurs enfans souillés ; pervertis, damnés, pour avoir appris d’un homme sans religion que deux et deux font quatre. Auprès de la moitié du public, Théobald en le renvoyant, n’expiera qu’imparfaitement son imprudence ; l’autre moitié criera à la superstition, à la barbarie, et les Bayle futurs, dans leurs Dictionnaires, mettront Jan Praal au nombre des philosophes persécutés, et Théobald d’Altendorf sur la liste des persécuteurs fanatiques.

Traitons un autre sujet, Mr. l’Abbé ; celui-ci est déplaisant.

Je vous parlois, il y a huit jours, de la disproportion que je trouvois entre certains hommes, et les honneurs qu’on leur décerne. J’y ai pensé bien souvent depuis : à mon avis, toute disproportion de ce genre est choquante, et la modestie me paroit être bienséante et nécessaire par-tout. On cherchoit, on demandoit à Cambrai l’église et la chapelle où étoit déposé le corps de Fenelon, et l’on s’en approchoit avec respect, on s’y recueilloit avec une sorte de dévotion. Je ne me souviens pas si j’y ai vu son buste. Je pensois, en regardant la pierre qui le couvre, à ses vertus, à sa douceur, à lui, à son élève. On va voir à Strasbourg le monument du Maréchal de Saxe. Quand il seroit mieux ordonné qu’il ne l’est, je l’aurois trouvé trop grand, trop bruyant, pour ainsi dire. Ce n’étoit pourtant qu’un homme ; voilà ce que l’on pense en voyant ce fracas. Mais ce ne sont pas seulement des monumens funèbres trop superbes qui rapetissent en quelque sorte ceux auxquels on les érige : un homme, un Prince vivant, m’a toujours paru petit dans un vaste palais. Je pense qu’au milieu de leur faste, les Princes Asiatiques se seroient montrés avec tant de désavantage, que c’étoit un motif de plus pour se cacher. Alors, si ne les voyant pas, l’on jugeoit d’eux par leur demeure, ils devoient en imposer beaucoup. Trop de simplicité nuiroit peut-être au respect du vulgaire ; trop de faste nuit à toute espèce de respect. Le fastueux, que le sort ou notre imagination dépouille de ce qui l’entoure, devient ridicule : c’est un Roi de théâtre déshabillé. Peut-être ne fait-on pas assez d’attention aux effets nécessaires, immanquables, plus physiques que dépendans de la réflexion, du rapprochement de certains objets. Il me semble qu’on se sent triste dans une vaste forêt, quand même on ne peut y avoir peur. Ces arbres sont si hauts, et quoiqu’ils ayent beaucoup vécu, ils vivront encore tant d’années ! Pour nous, nous ne pouvons atteindre qu’à leurs branches les plus basses ; notre automne, notre hiver va venir, et il ne reviendra point de printems : nous n’avons que quelques instans à vivre. Dans un temple aussi, dans un temple grand et majestueux, l’homme se perd en quelque sorte, et pénétré de son néant, il s’effraie — et s’humilie devant l’invisible Divinité. À la vérité, toute impression de cette espèce s’affoiblit peu à peu. Rien n’étonne toujours, rien même ne frappe long-tems. L’accoutumance enfin nous rend tout familier. Les organes aussi ne sont pas également sensibles chez tout le monde. Quant à moi, à moins que je ne lise ou n’écrive, je n’ai pas les mêmes pensées dans un sallon fort exhaussé que dans un cabinet d’entre-sol, dans un grand bois que dans un petit jardin, à Vincennes qu’à Trianon, et je me suis imaginée qu’un enfant élevé dans la rue St. Honoré, ne ressembleroit pas au même enfant, élevé près de la Sorbonne. Peut-être me trompé-je ; mais ceux qui comptent pour rien ce que j’exagère, se trompent aussi.

Hier nous parcourûmes les voyages d’Arthur Young, Il trouvoit mauvais que les plus beaux des anciens châteaux de France, eussent vue sur des toits ; j’ai trouvé bien plus mauvais que de magnifiques châteaux modernes, châteaux d’Intendans, d’Évêques, de Financiers, fussent vus si près des plus misérables cabanes. Voilà bien la plus choquante de toutes les disproportions. Comment ne craignoit-on pas l’effet de ces comparaisons que l’on provoquoit ? Je trouvois dans un rapprochement si monstrueux le goût choqué, le cœur blessé, la turpitude des mœurs et du gouvernement mise à nud. Quelqu’un disoit à un nouveau riche : Vous soupez bien et donnez souvent à souper à vos amis : c’est fort bien fait, mais par égards pour vos voisins, mettez une sourdine à votre tourne-broche. Je ne crois pas que le nivellement des fortunes soit possible, et je conviens sans détour, que je suis fort éloignée de le desirer ; mais j’espère que par-tout on va épargner le bruit du tourne-broche à celui qui ne devra pas manger du rôti. J’espère que par-tout chacun voilera son luxe ; la prudence le veut. La générosité exige davantage, elle veut qu’on diminue le luxe privé, les jouissances égoïstes, et que les grandes fortunes se popularisent. Riches, si vous voulez qu’on vous pardonne vos richesses, ne vous contentez pas d’être charitables : soyez généreux. Il est difficile de donner le bonheur, mais facile de donner quelque plaisir. Amusez le pauvre, partagez avec lui vos amusemens : en hiver, ayez pour lui, s’il se peut, quelque spectacle qui l’égaye ; en été, des bains qui le rafraichissent, des promenades qui le récréent. Ainsi, vous étoufferez dans son ame la réflexion triste et envieuse, et jamais il ne songera à vous arracher une fortune, à laquelle il devra quelques fleurs, dont sa pénible carrière se trouvera semée.

Ce 19, Janvier 1795.


LETTRE IX.

constance à l’abbé de la tour.


Vous croyez donc qu’on ne peut se passer d’idoles, et vous consentez qu’on honore en Voltaire la tolérance qu’il a prêchée et inspirée ; en Rousseau, les vertus domestiques qu’il a enseignées et rendues si touchantes et si belles ! Si cela se pouvoit, j’y consentirois peut-être aussi. Je conviens que chez les peuples où il n’y a point de fêtes religieuses, ni pour ainsi dire de culte extérieur, il y a beaucoup de songe-creux qui tombent, les uns dans la mysticité, d’autres dans un inquiet scepticisme, et que si l’on y est un peu plus raisonnable, on y est beaucoup plus triste qu’ailleurs. Il est en toute chose du pour et du contre, et j’ai d’autant moins le cœur à la dispute, que je vois tous les jours des raisons de douter de ce que j’avois cru indubitable : mais quant à Rousseau et Voltaire, prenez-en votre parti ; tous les Saints de la légende seroient décanonisés, que ces nouveaux demi-dieux n’en réussiroient pas davantage. On peut dire du demi-dieu comme du grand homme, qu’il n’en est point pour son valet-de-chambre : or tous les lecteurs sont les valets-de-chambre de ces gens-ci.

Je le répète : tous les jours après avoir soutenu une opinion, j’en prens une autre, et je finis par n’en avoir aucune. Les Républiques, au moins celles qui ne sont pas infiniment grandes, me plaisoient beaucoup, et je redoutois la volonté d’un seul : eh bien, je vois distinctement que tout ce qui n’est pas conçu et ordonné par un seul, puis exécuté avec une obéissance implicite et servile, va tout de travers. Quand plusieurs personnes ont en commun, ou tour-à-tour, l’initiative des projets, aucune d’elles n’affectionne le projet qui n’est pas précisement le sien ; souvent on le comprend mal, on l’adopte toujours froidement, l’exécution en est lente et imparfaite. Voyez une maison particulière, une maison de commerce, une manufacture, un vaisseau, une flotte, une armée ; tout prouve ce que j’avance. Voyez l’univers, plusieurs Dieux ne pourroient ni l’avoir fait ni le gouverner. En conclurai-je qu’il faut absolument dans un État un Maître unique, qui voulant tout ce qui est bon, puisse faire tout ce qu’il veut ? Oh ! je ne verrois point d’inconvénient à le décider. Mais où trouver un Maître, un Roi, tel que je le demande ? Et puis ses Ministres ! et puis son successeur !… Plus on y pense, plus ce gouvernement, le seul qui soit susceptible d’être vraiment bon ; fera peur, tant il aura de manières et de moyens de devenir détestable. Voici un autre sujet de douter. Quelque chose va mal, je suppose, dans cette maison-ci ou dans cette terre, certains abus se sont glissés dans la répartition des travaux ou des redevances, faut-il changer cela tout-d’un-coup, dût-on mécontenter ceux qui souffriroient du redressement beaucoup plus encore qu’on ne pourroit réjouir ceux qui y gagneroient ? J’étois tentée de dire, non : n’excitez pas ce grand mouvement dans les esprits ; n’essayez d’arriver au mieux possible que par degrés ; il faut se contenter de louvoyer, comme dit le sage Malesherbes en parlant de certain édit sur les Protestans. Eh mon Dieu, quel exemple ! s’est écrié Théobald : l’édit en question, qu’on avoit fait en attendant mieux, a pesé sur les Protestans tout près d’un siécle. Il ne faut louvoyer que quand on est assuré de gouverner assez long-tems le vaisseau, pour pouvoir changer à propos sa direction ; autrement on risque de le faire aller à mille lieues du port, et peut-être ira-t-il échouer contre un roc ou se perdre dans des sables. Oui, c’est vrai, allois-je dire ; il ne faut pas se contenter de louvoyer, il faut, à force de voiles et de rames aller droit au but, fût-ce contre les vagues impétueuses de la grosse mer. Mais mon esprit s’est porté sans dessein sur la France, sur le monde et je me suis arrêtée, et j’ai douté, et j’ai béni mon destin de n’avoir à conduire qu’une petite nacelle, et en la conduisant mal de ne pouvoir noyer que moi. Les intrigans moins timorés, se jouent des Empires et des Peuples. Que je hais leur dangereuse audace ! Que je méprise ces ames vuides au-dedans, et cherchant toute leur existence hors d’elles-mêmes ! Leurs bonnes intentions ne sont qu’inquiétude, et leur bienfaisance n’est que vanité.

Il a passé ici plusieurs Émigrés François, venant de Hollande : Josephine qui va et vient encore, rencontra hier une femme grosse qui paroissoit très-fatiguée : elle la mena chez son beau-pere, puis vint demander la permission de lui offrir un lit pour la nuit qui approchoit. Émilie et moi nous ramenâmes Josephine, et restâmes tout le soir avec l’Émigrée, qui se trouva être une femme de très-bonne compagnie. Madame de Horst y étoit ; elle se plaignit de son état, de son ennui. Et moi, suis-je sur des roses ! dit l’Émigrée en souriant, Madame de Horst fut la seule qui ne l’entendit pas. Eh bien, voilà une obligation que les gens sensibles et judicieux ont au deuil qui couvre l’Europe : ils rougiroient de parler de leurs pertes particulières ; ils dissimulent des maux légers et de petites humiliations. Depuis plus de trois ans, je vois, j’entens Gatimosin par-tout, et la plainte commencée meurt sur mes lèvres, et, dans le silence auquel je me force, mon ame se raffermit.

Émilie protège la Comtesse ; elle prétend n’avoir que si peu de mérite par-dessus elle, et en revanche tant de bonheur, qu’il seroit barbare de la négliger. Théobald l’a pourtant priée de lui faire grace de cette comparaison.

Je parlois l’autre jour de Paris, et me rappellois ce qu’à-propos du goût, vous aviez dit de ses édifices. À quoi bon, Monsieur l’Abbé, les faire plus majestueux et y mettre plus d’unité et d’ensemble ? Le fripier, le perruquier, le marchand d’estampes, s’en empareroient-ils moins de la colonne, de l’architrave et du fronton ? Ces soubassemens, garans trompeurs d’une grande solidité, et que l’on fait même trop hauts pour la colonnade qu’ils soutiennent, en seroient-ils moins minés et percés à jour par des peuplades entières d’habitans ? Un tems étoit où je trouvois tout cela plus gai, plus agréable, plus beau même que n’eussent été des édifices plus parfaits et plus respectés. La tête vivante d’un enfant, un oiseau sautant dans sa cage, une fleur, un branchage verd, me paroissoient des décorations préférables à un triglyphe, un mufle, une rosette, une feuille d’acanthe taillés par la main du sculpteur. C’est ainsi qu’est la nature, me disois-je. Dans le tronc d’un vieux arbre, l’abeille trouve une ruche ; dans son feuillage, la fauvette fait son nid. L’ame, la vie industrieuse et empressée se glisse partout. Regardez l’air, il vit ; la terre, elle respire. Remuez, retournez cette vieille pierre, vous la verrez couverte d’êtres vivans… Mais, ô Ciel ! que de guêpes, de rats, de serpens, sortent de leurs repaires ! Je les ai vus prêts à se jetter sur moi ; j’ai fui, dégoûtée autant qu’effrayée.


Ce 23, Janvier 1795.


P. S. Il me semble que beaucoup de choses s’expliquent par l’immense population de Paris. Il y étoit plus intéressant qu’ailleurs, de se tirer de la foule dont on couroit risque d’être écrasé : de-là tant d’âpreté à la poursuite de la fortune et des distinctions. Il y étoit plus facile qu’ailleurs de se cacher dans la foule : de-là si peu de crainte du blâme et de la honte. Si je ne réussis pas à pouvoir briller, se disait-on, je ferai ensorte de n’être pas apperçu.


LETTRE X.

émilie à l’abbé de la tour.


Je suis chargée, Mr. l’Abbé, de vous apprendre un événement fort étrange. Constance n’a pas le tems de vous le mander, et ne veut pas que vous l’ignoriez quatre jours de plus que vous n’y êtes condamné, par la distance où vous êtes ; c’est un vol, dit-elle ; qu’on vous feroit…

(Théobald continue.)

Émilie vous fait trop languir. Deux petits garçons, l’un très-noble, l’autre très-roturier, ont été si bien mêlés et confondus, que jamais il ne sera possible de dire : voilà le fils du Comte et de la Comtesse de Horst ; voilà celui de Henri et de Josephine.

(Émilie reprend.)

Je vous raconterai comment cela est arrivé, La Comtesse qui souffroit depuis deux ou trois jours, sentit hier vers le soir des douleurs fort vives. Josephine se trouvoit par hasard dans sa chambre, et a voulu appeller bien vite la sage-femme qui étoit dans l’autre habitation. Vous connoissez les marches qu’il faut descendre ; elle est tombée, et sa chûte a sans doute accéléré le moment de ses propres douleurs. Deux heures après, la Comtesse est accouchée d’un fils, que la sage-femme, pressée d’aller auprès de Josephine, s’est contentée d’envelopper dans des langes et des couvertures préparées pour cela ; puis elle l’a posé sur un lit de repos, défendant à Madame Lacroix, qui étoit là, de le toucher en aucune manière ; et dès que la Comtesse a été arrangée dans son lit, elle a couru à Josephine, qu’elle a délivrée aussi-tôt. Des langes et des couvertures semblables à celles qui enveloppoient l’autre petit garçon, ont été jettées autour de celui-ci ; et comme la sage-femme trouvoit la chambre de Josephine moins chaude que celle de la Comtesse et que l’air étoit très-froid, elle a aussi-tôt porté cet enfant auprès de l’autre, ordonnant expressément qu’on ne les découvrit, qu’on ne les touchât pas : alors elle est retournée auprès de Josephine et lui a rendu les soins nécessaires. Sur ces entrefaites le Comte est arrivé de voyage, et sachant que sa femme venoit d’accoucher, il est entré bien doucement dans sa chambre. Comme elle ne parloit pas, il a cru qu’elle dormoit, et n’a osé lui parler ; mais ayant apperçu un enfant, il l’a pris ; puis un autre enfant, il l’a pris aussi, les reposant et les reprenant tour-à-tour et au hasard, et dérangeant ce qui les couvroit, sans faire aucune attention à la manière dont ils avoient été placés. Elle en a donc fait deux ? a-t-il dit tout bas à Mathilde qui étoit près du lit de la Comtesse. Celle-ci qui ne dormoit pas, a dit : non, assurément ; un est déja trop, et fut-ce un ange que j’eusse mis au monde, la douleur en passe le plaisir. Mais donnez moi mon fils, que je le voye. Lequel des deux est le vôtre ? a dit le Comte. Vous, devinez le reste. Au milieu des cris, des pleurs, des évanouissemens de la Comtesse, la sage-femme disoit : pourquoi le toucher ? je savois comment je les avois posés, l’un au pied du lit, l’autre à la tête. L’excuse du Comte étoit toute simple ; celle de Mathilde étoit prise dans le respect qui lui fermoit la bouche. Comment oser dire à M. le Comte qu’il ne falloit pas toucher ces enfans ? Je pense que tout le blâme du qui-pro quo tombera sur Constance et sur moi, qui n’avons mis aucune différence entre les langes de l’enfant de qualité et ceux de l’autre enfant.

Constance a passé la nuit auprès de la Comtesse et a pleuré avec elle : Théobald y est allé ce matin et elle a ri avec lui.

(Théobald continue.)

Oui, elle a ri, j’ai ri, Héraclite auroit ri. Eh, le moyen de ne pas rire en imaginant les effets bisarres, les embarras ridicules qui naitront de cet inextricable imbroglio ! Qui-pro-quo, n’en déplaise à ma femme, n’est pas le mot. Qui et qui (car ici nous parlons latin) ne sont pas pris l’un pour l’autre, ne prennent pas la place l’un de l’autre : ils entrent tous deux dans le monde de front, et sans qu’on puisse même placer l’un à gauche et l’autre à droite. Jamais il n’y eut d’égalité pareille, malgré ce que bien des gens appellent une grande inégalité.

P Legrand deli.t                                        Duplessis Bertaux, et PP… Choffard Sculp.nt.

On croit que le chagrin empêchera qu’il ne vienne du lait à la Comtesse ; mais Josephine en a déjà ; déja elle a fait tetter les enfans, et elle a dit que s’il lui vient du lait en abondance, comme elle s’en flatte, elle demandera à les nourrir tous deux. Le Comte le sait et en est touché. Sa femme seule se désole et tient des propos dignes de son mauvais sens. On lui parle comme à un enfant sot et ridicule. Le plus beau, disent les commeres du village, sera sûrement le vôtre : laissez faire, dans quelques mois on reconnoitra la petite Excellence à sa bonne mine. Il a été fait mention aussi de la force du sang. Le sang parlera, disent les plus pédantes de nos matrones. Jusqu’ici le sang n’a dit mot au cœur de la Comtesse. Elle a voulu que j’entrasse chez elle pour recevoir ses doléances, et se faisant donner les deux enfans : Voyez, disoit-elle, comme celui-là tord la bouche, ce ne peut être mon fils ; mais l’autre crie ; quelle voix aigre ! mon fils ne crieroit pas comme cela. Je les ai portés à Josephine, qui leur a tendu des bras de mère. Mon Dieu ! m’a-t-elle dit, je crois qu’ils sont à moi tous deux. Ils seront baptisés l’un comme l’autre. Théobald, Alexandre, Henri ; né de… puis les noms des quatre Peres et Meres. Ma Mere veut les élever. Pour le reste, la chambre de Wezlar en fera ce qu’il lui plaira.

Ce 30, Janvier 1795.

LETTRE XI.

constance à l’abbé de la tour.


La Comtesse se distrait, se console, prend soin de sa taille et de ses cheveux, et croit n’avoir point d’enfant. Josephine a deux enfans, qu’elle soigne et nourrit avec une tendresse égale.

C’est tout de bon que Madame d’Altendorf les adopte. Dès que Josephine cessera d’être leur nourrice, Madame Hotz sera leur Bonne. Émilie, dit Madame d’Altendorf, aura, j’espère, ses propres enfans à élever, et ne devra pas être contrariée, comme il arrive trop souvent, par la foiblesse d’une grand-mere. Il est bon, par conséquent, que cette grand-mere soit occupée d’un autre soin. D’ailleurs, le gouvernement de la maison va bientôt regarder Émilie, et il faut que Josephine l’y puisse aider : c’est donc à moi et à Madame Hotz que l’éducation de ces deux équivoques enfans est dévolue. Je me charge de les mettre en état de vivre de leurs talens ou de leur travail, et s’ils n’ont ni talent ni activité, de leurs rentes. Voilà un arrangement aussi raisonnable que généreux, et en voici la petite pièce. Deux jumaux sont nés l’avant-dernière nuit, et leur mère est morte en couche ; l’un est un garçon, l’autre une fille : leurs parens sont dans un dénuement total. Je les ai donnés à nourrir à une femme qui demeure avec son mari dans une maison écartée, et je lui payerai une fois plus d’argent qu’elle n’en demandoit, à condition qu’on appelle Charlotte le garçon baptisé Charles, et vice versâ, les habillant précisément l’un comme l’autre. Ces gens étoient Moraves et se sont lassés du gouvernement des Moraves, mais non de la simplicité et de l’austérité de leurs mœurs ; ils vivent presque seuls. La femme file, coud, tricotte ; le mari laboure et fait des ouvrages de menuiserie. Nous verrons si la vraie Charlotte tricottera, sera fine et gentille, coquette et caressante ; si le vrai Charles prendra le rabot et le hoyau, s’il sera franc, brave, un peu brutal et fort batailleur. Je compte qu’ils pourront vivre jusqu’à l’âge de douze ou quatorze ans sans se douter de rien ; et si le garçon alors a l’esprit et l’humeur d’une fille, la fille l’humeur et l’esprit d’un garçon, je le fais savoir par-tout, et j’espère qu’on en dira beaucoup de pauvretés de moins sur les caractères essentiellement différens et les facultés distinctives des deux sexes. Adieu notre exclusive délicatesse d’imagination, nos lumineux apperçus et ces saillies si heureuses qu’elles atteignent aussi haut que les plus sublimes efforts de la raison : nous serons d’autant moins dispensées de raisonner que nous n’en seront plus jugées incapables. Je n’ai jamais eu foi à nos priviléges ni à nos désavantages naturels, et mille fois j’ai cru avoir démontré la fausseté des uns et des autres, en faisant remarquer à chacun qu’il connoissoit au-moins une femme qui avoit plus de force de raison, et une autre qui avoit moins de délicatesse d’esprit que tel homme foible, que tel homme délicat de sa connoissance. Cela devoit suffire, et il devoit être prouvé pour chacun, qu’il n’y avoit rien dans la qualité d’homme et de femme qui déterminât quoique ce soit relativement à nos facultés intellectuelles. Mais à un argument sans réplique, on ne laisse pas d’avoir mille choses à répliquer, et à la fin, pour argument dernier, on en vient à vous dire que cette différence (prétendue) entre le caractere de l’homme et de la femme est un bienfait de la nature. — Toute femme que je sois, je ne me laisse pas persuader un fait par l’utilité dont il pourroit être.

À propos, ce n’est pas avec notre Batave qu’on aura besoin d’ajouter rien à un argument concluant : il ne permet pas qu’on s’arrête un instant à chercher de nouvelles preuves de ce qui est prouvé. Lorsqu’une proposition d’Euclide vient d’être démontrée, avez-vous compris ? dira-t-il à chaque écolier ; si l’on dit non, il recommence ; si oui, on passe aussitôt à autre chose ; et ne pensez pas que ce soit pour les seules mathématiques, c’est sur tous les objets et dans toutes les affaires qu’il en use ainsi. Hier un de ses écoliers voulant chercher une seconde fois sur une table ce qu’il n’y avoit pu trouver une premiere, il l’arrêta net. — Avez-vous cherché attentivement ou avec distraction ? — Attentivement. — Avez-vous acquis quelque nouveau sens depuis cette recherche ? — Non. — Eh bien, c’est une chose faite ; si vous cherchez une seconde fois, rien n’empêche que vous ne cherchiez une troisième, une quatrième et toute votre vie. Hier aussi un enfant ayant dit à d’autres qu’il avoit soufflé un vent du Nord, montra de la neige jettée du Nord au Midi, et voyant qu’on n’étoit pas persuadé, il cherchoit d’autres preuves. Finissez, lui dit le Maître ; avec ceux qui se refusent à l’évidence, il ne faut point argumenter. Ce matin, en entrant à l’Orangerie, on a vu sur la terre d’une caisse d’oranger, des traces de souris : allez vite, a dit le Maître, allez avant que la leçon commence, demander au Jardinier des trappes que nous poserons tout à l’heure. Le petit garçon cherchoit, chemin faisant, d’autres traces de souris, et en marchoit moins vite : allez donc, lui a crié le Maître, j’ai bien peur que vous ne soyez un sot, car le plus petit bout d’oreille prouve l’âne aussi bien que le corps de l’animal tout entier. En sortant de l’orangerie, nous avons vu que le vent avoit ébranlé une petite maison de bois où l’on tient du charbon. Il faut étayer ceci, a dit le Hollandois : vite, qu’on aille chercher des poutres et des pierres. Les poutres ont été appuyées contre la maisonnette, les pierres ont affermi les poutres. Voilà qui est bien solide à présent, a dit le plus intelligent des jeunes ouvriers, et en même tems il est allé chercher encore quelques pierres. Que faites-vous, a dit le Maître ? — C’est pour plus de sûreté. — Allez remportez cela tout de suite ; en toute chose plus qu’assez est de trop.

Que dites-vous, Monsieur l’Abbé, de ce laconisme ? Il fait main basse sur beaucoup d’inutiles longueurs, il gagne du tems, et resserrant la pensée, il la rend plus distincte : mais n’auroit-il point quelque chose de téméraire et de trop tranchant ? Savons-nous bien si assez est assez ? si le bout d’oreille qui nous paroit d’un âne, n’est pas d’un mulet ? Le proverbe qui dit : deux sûretés valent mieux qu’une, n’auroit-il pas plus de sagesse et ne conviendroit-il pas mieux à l’imperfection des facultés humaines ?

(Théobald continue.)

J’avoue que cet Hollandois m’en impose et m’amuse ; mais je tremble de l’effet que cet homme pourra produire sur les esprits de la Confrairie du secret, comme l’appelle Madame de Vaucourt. Il parle mal, mais point gauchement, notre langue, et il semble que sa dure énergie fasse plus d’impression au moyen de ce langage bizarre, que s’il s’exprimoit comme ces enfans entendent que chacun s’exprime. On l’écoute vraiment comme un oracle, et je doute que ceux qui savent qu’il n’a point de religion, en veuillent avoir une. Ils seront incrédules par fanatisme, et à force de croire en Jan Praal, ils refuseront de croire en Dieu. L’homme est si singe ! il semble qu’on ne connoisse la raison qu’autant qu’il le faut pour en parler, et point comme il le faudroit pour se laisser guider par elle.

Nous sommes fort en goût de méta-physique expérimentale. D’abord les deux petits Théobald, car mon nom étant neutre, on l’a préféré pour l’usage, à ceux des deux peres ; on verra si élevés l’un comme l’autre, quelque chose annonce chez l’un la noblesse, et décèle chez l’autre la roture. Voilà une expérience forcée ; et la chose, selon moi, n’avoit pas besoin d’éclaircissemens ad hoc ; on sait ce qui en est. Puis les deux jumeaux : on verra si élevés de la même manière, mais sous une dénomination qui les puisse tromper, à un certain point, et donner à leurs esprits une direction contraire à la direction accoutumée, on verra, dis-je s’ils démentent les opinions reçues. Je pense que non, Constance pense qu’oui. C’est ici un véritable qui-pro-quo, arrangé tout exprès pour faire une expérience. Mais ces expériences sur l’enfance ne nous suffisant pas, nous en avons entrepris deux sur l’âge mur. La première est de l’invention d’Émilie. Un homme originaire d’Altendorf, né à Berlin, valet-de-chambre dans sa jeunesse d’un homme en place, puis précepteur d’un Prince, puis mari d’une comédienne Françoise, puis c… et maître de langues, puis ivrogne et mendiant, vient d’arriver, apportant des preuves de son origine Altendorfienne : son inconduite et sa pauvreté n’ont malheureusement pas besoin de preuves. Qu’il se fasse cordonnier, a dit ma femme. — Mais il a quarante-cinq ans au moins. — N’importe. Helvetius soutient, dites-vous, qu’on peut devenir tout ce qu’on veut, pourvu que l’on ait des motifs suffisans. — Oui, de jeunes gens. — Il se fonde sur la parité qu’il y a entre le cerveau et les sens du sot et de l’homme habile : or cet homme-ci a la vue fort bonne, il n’est ni imbécile ni paralytique, c’est tout ce qu’il faut ; et quant au motif suffisant, vous trouverez bon que je le lui fournisse, en payant sa pension pendant son apprentissage, et une provision de cuir, s’il me fait dans un an, tout juste, une excellente paire de souliers. — À la bonne heure, Émilie. Et l’ex-demi-littérateur r’habillé et restauré, est établi déjà chez un fort bon cordonnier du village. Mon pere a trouvé cet arrangement si plaisant, qu’il en a fait un tout semblable pour un valet de brasserie, de même âge que le littérateur, invalide et dans la même position ; mais si peu littérateur, qu’il ne connoît pas les lettres de l’alphabet. Celui-ci renfermé dans une chambre pendant un an (s’il étoit libre il iroit boire), doit y apprendre à lire et à écrire, avec promesse, s’il réussit, d’avoir un petit emploi qui lui donnera du pain pour le reste de ses jours. Émilie triomphe d’avance avec mon père, d’un succès qui me paroit encore fort douteux. Qu’on ne vienne plus nous dire, s’écriait-elle tout à l’heure : je suis trop vieux pour me corriger, je suis trop vieux pour m’instruire. Madame de Vaucourt vous a parlé de nos établissemens de mes projets, qu’elle seconde avec zèle, quoiqu’elle croie peu à leur utilité ; elle vous a dit que je chercherois des livres, et qu’en un besoin j’en ferois, pour le peuple d’Altendorf. Je serois bien aise que les meilleurs esprits de l’Allemagne m’aidassent dans ce dessein, et le rendissent utile et précieux à l’Allemagne entière. Déjà je me suis occupé de tout ceci ; j’ai commencé le travail, j’ai ébauché l’invitation projettée, et j’enverrai à un Libraire d’Altona ce qui suit, pour être publié incessamment.

Dictionnaire politique, moral et rural ; ou explication par ordre alphabétique des termes les plus usités.

Nota Bene. Une feuille in-4o. semblable à celle-ci, paroîtra gratis tous les Dimanches matin chez les principaux Libraires d’Allemagne. Il s’en imprimera cinq cent exemplaires, et nous comptons avec joie sur les contre-façons. Suivra l’invitation aux bons esprits Germains de m’aider à exécuter mon projet ; mais sous la réserve expresse que je pourrai, non altérer ce qu’on m’enverra, mais le simplifier, l’abréger et même le supprimer entièrement.

Je vais, pour vous, Monsieur l’Abbé, ranger mes articles comme ils seroient rangés dans un Dictionnaire françois. Vous comprendrez qu’ils le seront tout autrement dans ma feuille allemande.

Ame. C’est ce qui rend vivant tout, ce qui vit, et en particulier, c’est ce qui rend l’homme susceptible de douleur et de plaisir, de joie et de chagrin, de volonté et de réflexion. L’âme n’a pu parvenir à connoître sa propre nature. L’Évangile nous apprend qu’elle est immortelle, et déja, avant l’Évangile, les plus sages philosophes l’avoient pensé et écrit.

Batir, est une chose si hasardeuse, si dispendieuse, qu’il faut s’en abstenir si l’on peut, et se contenter de la maison de ses peres. Si toutefois vous y êtes forcé, revoyez mille fois le plan et le devis avant de mettre la main à l’œuvre. Quantité de maisons ont été vendues avant d’être achevées, faute d’argent pour les finir. Voulez-vous habiter votre maison avec satisfaction ou la pouvoir revendre sans perte ? Bâtissez en bon air et solidement ; ne vous livrez à aucune fantaisie bizarre, mais recherchez l’élégance qui résulte de la symmétrie et des plus belles proportions. Pour bien faire, il faudroit que d’habiles Architectes présidassent aux plus chétifs bâtimens. C’est une grande erreur de croire qu’il n’y ait que les colonnes et les pilastres, que les temples et les palais qui soient du ressort de l’architecture. Au défaut d’architecte, prenez conseil des livres : vos voûtes alors ne s’enfonceront pas, vos murs ne se fendront pas, vous opposerez quel qu’abri aux vents pluvieux de l’Ouest, et leur ouvrirez le moins que vous pourrez vos portes et vos fenêtres.

Calamité. La peste, la fièvre jaune, la famine, un Prince inepte, un ministère corrompu, des tribunaux iniques, les mouvemens qu’excitent certains ambitieux qui veulent à tout prix sortir de leur obscurité, sont des calamités également désastreuses. Opposez d’abord la patience à un mal qui n’est connu qu’à demi, qui cessera peut-être de lui même, et auquel des remèdes mal choisis et violens, donneroient un degré de force et de malignité de plus. Si au lieu de cesser il augmente et devient insupportable, quel conseil vous donnerons-je ? Il n’en faut prendre que de la sagesse et du mépris de la mort.

Dimanche. C’est le premier jour de la semaine. Les Chrétiens l’ont consacré au culte, au repos et aux récréations décentes. Il paroit que dans les commencemens du Christianisme, on ait voulu à la fois abolir le Sabat et le remplacer. L’abolir, pour mieux faire oublier le Judaïsme, et parce qu’il eut été difficile en conservant le Sabat, d’en faire disparoître la trop minutieuse observance : le remplacer, parce que l’institution en étoit bonne. En effet, c’étoit un jour arraché à la tyrannie d’un maître et à celle de notre propre avidité ; c’étoit un jour donné à la santé pour réparer des forces épuisées ; à la réflexion, pour sortir de l’étourdissement que cause un travail assidu ; à l’amitié, pour favoriser ses douces communications. Il est bien vrai que le Dimanche on joue, on s’enivre, on se bat plus que les autres jours, mais de quoi le vice n’a-t-il pas abusé ? Chaque Dimanche la propreté rétablie, redonne à l’humble cabane un aspect plus riant, ôte à la vieillesse quelque chose de sa difformité, et rend à la jeunesse son éclat et son charme. Chaque Dimanche les enfans se rapprochent de leurs peres et meres, l’amant retrouve sa maîtresse et partage avec elle des jeux que leurs parens ont le loisir de surveiller. Conservons le Dimanche. Est-ce trop d’un jour sur sept pour adorer Dieu, penser à soi et se réunir fraternellement avec ses semblables ?

Enthousiasme Ce que le vieillard approuve, ce que l’homme d’un esprit mûr admire, le bouillant jeune homme en est enthousiasmé.

Faucon. C’est un grand seigneur, un conquérant, un corsaire parmi les oiseaux. Il se laisse attrapper par plus fin que lui ; alors captif et obligé de brigander pour un maître, il n’a plus de sa proie que ce qu’on veut bien lui en abandonner. Que ne s’échappe-t-il, dira-t-on, quand il est au haut des airs ? le fauconnier pourra-t-il le suivre ? Hélas ! il a perdu l’instinct, le goût de la liberté : d’ailleurs, que feroit-il parmi ses semblables ? façonné à la dépendance et dégradé, il ne pourroit plus trouver de compagne ni d’ami ; il faut qu’il serve. Sa vieillesse, si toutefois on le laisse vieillir, sera abreuvée de dégoûts : inutile et négligé, il vivra parmi de jeunes esclaves dont les plumes seront encore luisantes, dont le chaperon sera encore neuf, et qui imprévoyans de leur propre sort, se riront de sa misère et de sa caducité. Voyez l’histoire de France ; voyez l’histoire Romaine ; jettez aussi un coup-d’œil sur les Cours existantes, les vieux et les jeunes courtisans etc., sur la Pologne etc.

Générosité. Je ne voudrois pas qu’un Négociant fut généreux, j’aime mieux qu’il soit scrupuleux. Je ne voudrois pas qu’un Magistrat fut généreux, j’aime mieux qu’il soit intègre. Je voudrois encore moins qu’un Roi fut généreux, parce, que d’ordinaire un Roi fait bourse commune avec ses sujets ; j’exige qu’il soit ménager. C’est à Mylord un tel, au Cardinal un tel, à Don Charles Ignace un tel, c’est au Feld-Maréchal Comte, Baron un tel, à l’être. Dussent leurs héritiers, enfans, neveux me maudire, je les inviterai à donner noblement, avec grace et sans ostentation. La générosité donne autrement que la charite, autrement que la prodigalité : elle apprécie ce qu’elle donne, et le trouve toujours au-dessous de ce qu’elle voudrait donner. J’ai lu dans St. Foix, ce que dit Meserat de la premiere femme de Henri IV. Vraie héritière des Valois, elle ne fit jamais don à personne sans excuse de donner si peu. Et j’ai pensé, voilà une Princesse généreuse. J’ai trouvé des ames très-généreuses chez des gens très-peu opulens : ils se cachent des riches avares qui les feroient déclarer fous s’ils découvroient leur noble imprévoyance et l’oubli total d’eux-mêmes dans lequel ils tombent quelquefois.

Humeur. (mauvaise) Ici je transcrirai l’admirable lettre de Werther, sur la mauvaise humeur.

If. Les rangées d’ifs, les allées d’ifs taillés en piramide, avoient leur phisionomie correspondante à celle des pont-levis, des tours à crénaux, des vastes et obscures salles de nos ayeux, comme les bosquets de roses et de jasmin ont la leur et répondent à nos cabinets, à nos boudoirs ornés de pots-pourris et de figures de sève. Noblesse antique, Rois, Princes, n’arrachez pas vos ifs avec trop de soin, et ne changez pas entiérement des mœurs qui d’accord avec les opinions, vous placerent où vous êtes. La triste pédanterie de Jaques premier ne compromit pas les Stuard comme la joyeuse dépravation de Charles second. Louis XI et Richelieu avaient abaissé les grands par leur politique ; Louis XIV les subjugua par les fastueux plaisirs de sa Cour ; le Duc-Régent les avilit par la licence qui n’est autre chose qu’une extrême liberté de mœurs. Il me semble qu’un Prince bon-vivant et une Princesse facile et folâtre, offrent la choquante contradiction du respect qu’on exige et du mépris qu’on excite.

Liberté. Oh quel mot ! on ne l’entend point ; personne ne l’explique. C’est un drapeau tout barbouillé ; mais sitôt qu’il se déploie, on marche pour le suivre à toutes les vertus, à tous les crimes et à la mort.

Manie. Demi-folie. Elle rend l’homme qui en est atteint, plus ridicule que malheureux, et ennuie les autres plus qu’elle ne les tourmente. Celui qui dans ses rêves voit des prédictions est fou ; celui qui les raconte régulièrement, n’est que maniaque ; celui qui confie sa vie à un Charlatan est fou ; celui qui pour le moindre mal court au Médecin n’est que maniaque. Les grands ont des manies dont personne n’ose les avertir : l’un est amoureux de sa figure, l’autre aime les chiens, un troisieme les uniformes, un quatrième les beaux-esprits qu’il n’entend pas et qui en prose et en vers se moquent de sa manie. Il me semble que Frederic II, tout grand homme qu’il étoit, avoit la manie d’étonner l’univers par une rare réunion de talens : Allemand, il voulut écrire en françois, Roi, conquérant, législateur, il voulut être poëte. Jamais Voltaire ne le flatta plus adroitement que lorsqu’il lui dit :

À Salluste jaloux je lirai votre histoire.
À Licurgue vos loix, à Virgile vos vers.

Frederic II me paroit avoir pris Julien l’apostat pour modèle : même vrais talens, même ostentation de talens.

Modération. Qu’un homme pieux et doux me la recommande au nom de la Religion, qu’un homme sage et plus âgé que moi m’y exhorte au nom de l’expérience, j’écoute, je me soumets ; ou si ma passion, résiste, combat, et remporte une malheureuse victoire, je reviens humilié rendre hommage à des conseils trop mal écoutés, et promettre qu’une autre fois je serai plus docile : mais qu’un homme lourd et froid me prêche la modération, je crois voir la tortue ou le limaçon vanter la gravité et la lenteur. Oh ! taisez-vous, vous qui n’êtes pas en droit de vous faire écouter : ne venez pas gâter une cause si belle, et rendre ridicules les maximes les plus salutaires. La modération raccommode ce que gâtent les passions ; elle prend un juste milieu entre deux extrêmes également nuisibles ; elle empêche qu’on ne brûle pour sécher, qu’on n’arrête un incendie par un déluge ; elle est amie de l’impartialité ; elle amene avec elle la réflexion et les biais heureux et la douce persuasion qui concilie les esprits les plus opposés. Qu’on ne la confonde point avec l’indifférence : celle-ci se retire quand l’autre s’avance, et vient au milieu du tumulte et du bruit ramener la paix et le bon ordre.

Ici je citerai Virgile, je rappellerai la comparaison que fait ce poëte, à propos de Neptune tançant les vents déchaînés : « Tel qu’au milieu d’une multitude agitée un homme sage etc. » Ille regit dictis animos ; et pectora mulcet… La modération, à la vérité est plus douce et moins imposante que Neptune ; mais cela ne rendroit pas la comparaison moins belle ni moins juste ; au contraire, si elle produit avec douceur l’effet de l’autorité menaçante, c’est son triomphe le plus beau, et rien ne fait mieux sentir combien elle diffère de l’indifférence.

Nature. Le sauvageon est naturel, sans doute ; mais c’est aussi la nature qui donna à l’homme la pensée et l’art, de greffer la pêche perfectionnée, sur le sauvage amandier. On sépare mal-à-propos la société d’avec la nature ; Fergusson l’a dit avant moi, et de cette distinction illusoire il nait des déclamations qui ne sont qu’éloquentes. Est-il quelque chose hors de la nature où nous ayons puisé nos institutions sociales, nos vices et nos erreurs ? Nous ne pouvons pas plus nous écarter des loix de la nature que nous ne pouvons enfreindre celles du destin. Si cependant Rousseau et les autres appellans de la société à la nature, ont une idée distincte, si tout de bon ils voudroient en revenir à un état anterieur à nos institutions, je ne vois pas qu’autre chose qu’un déluge universel pût les satisfaire.

Obligation ou Devoir ; s’explique si différement par ceux qui exigent et ceux de qui l’on exige, que je n’en dirai rien : seulement j’exhorte les deux parties qui auront contracté ensemble, à se consulter et à s’en croire mutuellement à un certain point, sur les obligations respectives.

Pommes de terre. Pour croître elles demandent peu de culture ; pour être bonnes à manger, elles demandent peu d’apprêt : voilà leur inestimable mérite. Prétendre en faire du pain, de la pâtisserie ; du savon, de l’amidon, c’est perdre son tems et en faire perdre à d’autres. Il est beaucoup d’ingénieuses futilités.

En voilà assez, Monsieur l’Abbé, pour vous faire connoître mon projet. J’ai encore des matériaux en réserve, et en attendant qu’on vienne à mon secours, je rassemblerai de quoi remplir trois ou quatre feuilles, revenant à l’alpha quand je serai allé jusqu’à l’omega. L’ane sera bien traité ; car pour lui je traduis Buffon, comme j’ai copié Goethe. Au mot Cabale, je m’efforce d’en dégoûter ceux même en faveur desquels elle s’agiteroit. À l’article Féroce, je conjure les Princes, sous peine d’en mériter l’épithète, de ne chasser plus qu’aux loups et aux sangliers. Dixme} : j’en prends le parti comme du moins onéreux de tous les impôts : puis j’impose le riche en faveur du pauvre ; j’exige qu’il donne au pauvre la dixme de ses revenus. C’est une dette, qu’il la paye : il sera libre, après cela, de donner davantage pour le plaisir de son cœur. Goutte : je félicite l’artisan et le laboureur qu’elle dédaigne de tourmenter : ensuite je prétends qu’elle ne remonte point du pied à l’estomac, comme nous montons d’un étage de nos maisons à l’autre, et j’exhorte les médecins à détruire quantité d’erreurs qui ne nous viennent que d’expressions figurées entendues latéralement : ces erreurs entrainent des pratiques absurdes et dangereuses. Je vois des gens, avaler beaucoup de choses qu’ils destinent à adoucir immédiatement une poitrine irritée, sans penser du tout qu’elles seront interceptées par l’estomac et que si elles sont mal digérées, elles nuiront à tout le corps. Les régénérateurs de la société ont fait des méprises toutes pareilles.

Hameau. Je vais pour clôture vous donner cet article tout entier. Si l’on pouvoit éloigner d’un hameau la misere extrême, il seroit habité par l’innocence et le bonheur. Des voisins se connoissent, tout le monde pourroit s’entr’aimer, car tout le monde se connoîtroit. Le malheur d’un seul individu y seroit l’affliction de tous. Dix ans, vingt ans pourroient s’écouler sans que le squelette hideux y vint frapper à la porte d’aucune cabane. On y oublieroit qu’il faut souffrir, et que la terre est une vallée de larmes. À Londres, à Paris, la douleur et le deuil se promènent par-tout, et à chaque pas on entend crier memento mori.

En écrivant ceci, Monsieur l’Abbé, j’ai trouvé l’Empire d’Altendorf encore trop grand. C’est dans un hameau que je voudrois vivre cent ans avec Émilie.

(Madame de Vaucourt prend la plume.)

Je ne vois dans ce que je viens de lire que trois ou quatre articles, à savoir, Ame, Bâtir, Dimanche, Pommes de terre, qui conviennent à ceux auxquels la feuille est principalement destinée. Il est à souhaiter que dans la suite on les perde plus rarement de vue. Il y auroit quelques autres critiques à faire. Pourquoi peindre la générosité d’une manière si incomplette ? Donner n’est pas tout. Parler, se taire, agir, s’abstenir d’agir, pouroit être selon l’occasion l’effet d’une générosité sublime, et il n’y a pas jusqu’à recevoir qui ne fût quelquefois très généreux.



LETTRE XII.

constance à l’abbé de la tour.


Ce 12. Février 1795


Émilie craint l’approche de l’armée Angloise ; plusieurs de ses parens sont dans cette armée. 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

et poussant la prévoyance encore plus loin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle a d’abord témoigné ses craintes à sa belle-mère, et nous a ensuite parlé à tous avec tant de raison, de délicatesse et de sensibilité, qu’elle auroit gagné nos cœurs s’ils ne lui avoient pas déja appartenus. Théobald la regardoit comme s’il l’eût vue pour la première fois : il parloit d’elle comme s’il n’en eût jamais parlé. Ma mere, disoit-il, avouez que j’ai la meilleure comme la plus aimable des femmes. Combien je vous aime, ô mon Émilie, et combien je vous admire ! Vous me rendez aussi vain que vous me rendez heureux.

Nous irons habiter, Émilie et moi, une petite ville où nous espérons n’être connus de personne. Le seul Lacroix viendra avec nous. Nous n’écrirons point et ne recevrons rien par la poste. Des paysans nous apporteront des nouvelles d’Altendorf.

Ce 13.

Dans ce moment il vient d’être résolu que nous emmenerions le vieux Baron ; sa femme reste avec Théobald, les enfans et Josephine. Celle-ci est désolée. Eh mon Dieu, disoit-elle tout à l’heure, si ma Maîtresse s’accoutumoit à être servie par une autre que moi ! Je lui ai promis d’être l’unique chambrière d’Émilie ; ce qui malgré mon zèle lui laissera beaucoup à désirer. Théobald et Émilie font de vains, efforts pour dissimuler leur extrême tristesse : l’un ne reste, l’autre ne va que pour assurer le repos de tout ce qui lui est cher. Voilà ce qu’ils ont répété mille fois. À peine sont-ils bien résolus. Il me semble, me disoit Émilie il n’y a qu’un instant, que dès que je serai montée en voiture, j’en descendrai et rentrerai ici avec vous ; ne m’en empêchez pas si telle est ma folie. Oh j’ai tort ; je vous supplie, au contraire, de m’obliger à partir. Non, a dit Madame d’Altendorf, vous serez libre toujours, et si je vous vois revenir une heure après être partie, ou le soir, ou le lendemain, je vous recevrai à bras ouverts. Sans doute, a ajouté le vieux Baron : vos motifs sont les nôtres, et nous changerons tous de pensée si vous prenez une autre résolution. Cette bonhomie extrême qui dans un autre moment nous auroit peut-être un peu divertis, nous a fait fondre en larmes. Théobald n’y pouvant tenir, est sorti du sallon. Mon pere, ma mere, a dit Émilie, croyez que si dans un autre départ je fus coupable, j’expie bien ma faute par celui-ci. Vous coupable ! a dit le Baron ; vous n’y pensez pas, et l’idée n’en est venue à personne. La Baronne l’a embrassée, en lui disant, ne voyez-vous pas que vous nous rendez tous heureux ? Adieu, Monsieur l’Abbé. Nous partons demain avant jour.

J’ai encore le tems de répondre à votre lettre que je viens de recevoir. Vous me demandez si l’extrême rectitude de Théobald ne cause point quelques disputes entre lui et moi. Aucune. Dans le fond je suis de son avis, bien plus qu’il ne paroît. Trouvant fâcheux, pénible, et souverainement inutile, d’exiger la perfection tout haut et ostensiblement, je l’aime et la desire, et pour tout dire, je l’exige au-dedans de moi. L’expérience m’ordonne de m’attendre à des mécomptes, à ce sujet, de la part de ceux ; qui jusqu’ici m’ont inspiré une estime sans mélange ; mais je ne puis m’empêcher de compter sur eux, et je serois au désespoir s’ils réalisoient des inquiétudes que je trouverois raisonnable d’avoir plutôt que je ne les ai. Combien je pourrois devenir malheureuse ! L’image d’Émilie dépravée, m’épouvanteroit encore plus que celle d’Émilie mourante. Dieu me préserve d’avoir à pleurer ses vertus ! Josephine elle-même, quoique je ne compte pas absolument sur elle quant à ce qu’on appelle vertu chez les femmes, m’affligeroit si je la voyois retomber dans le vice opposé. Malgré ce que je lui devois de reconnoissance, malgré ses excellentes qualités, malgré ce que sa jolie personne avoit d’attrait et de charmes, j’avois peine dans les commencemens à vaincre le dégoût que m’inspiroit son désordre. Je le cachois ce dégoût ; aujourd’hui il est détruit. Pauvre Josephine ! Henri laisse entrevoir quelquefois qu’il voudroit bien qu’elle n’eût point entendu la route de Brême. Il aime, dit-il, la mer et les voyages maritimes : il pense que l’Amérique est le meilleur de tous les pays. Hier on lui demandoit, en voyant les deux petits Théobald au sein de leur charmante mere, lequel des deux il croyoit être le sien. Oh, que sais-je ? dit-il en s’éloignant ; l’un comme l’autre, peut-être. J’ai su cette dure anecdote de Josephine elle-même, auprès de laquelle je vins un moment après. Je lui demandai la cause des grosses larmes que je voyois tomber de ses yeux sur les visages innocens de ses deux nourrissons. Elle cache ses chagrins à Émilie, de peur qu’elle ne prenne Henri en aversion, ce qui seroit très-fâcheux, car Henri est entiérement dévoué à son Maître. Josephine donneroit beaucoup pour avoir été plus sage, et moi, Monsieur l’Abbé, quoique j’aime ma fortune, à cause de l’usage que j’en fais, j’en donnerois les trois quarts pour qu’il me restât de moins fâcheux souvenirs de ceux à qui je la dois. Je la regarde comme bien à moi, cette fortune ; croyez qu’autrement j’y renoncerais, et j’ai pourtant un grand besoin d’elle pour me distraire et m’étourdir. Oh ! la rectitude est bonne. Je n’aurai point de dispute avec Théobald. Je respecte tous les scrupules, les scrupules religieux, les scrupules de l’honneur, enfin tous, ceux même qui n’auroient point de nom, et jusqu’à la soumission à des loix que rien ne sanctionneroit. Mon esprit, si ennemi de tous les autres galimathias, respectera toujours celui-ci. J’aimerai toujours à voir l’extrême délicatesse se soumettre à des régles qu’elle ne peut définir, et dont elle ne sait pas d’où elles émanent.


FIN.


IMPRIMÉ PAR OBELL, FUSSLI ET COMPAGNIE
À ZURIC.

  1. Philosophe Allemand, que l’on dit être un homme profond. Il est encore plus admiré qu’il n’est entendu, de ceux qui lisent ses ouvrages.
  2. Beaucoup de gens trouvent mauvais a dit à l’auteur des trois femmes un homme de sens et d’esprit, beaucoup de gens trouvent mauvais que vous présentiez, sous toutes sortes de formes le : que sai-je ! de Montagne. C’est la seule critique raisonnable qui me soit parvenue.
  3. Jésus-Christ a fait peu de longs discours, et n’a dicté ni les Évangiles ni les Épîtres.