Trois mois de voyage dans le pays basque/03

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Trois mois de voyage dans le pays basque
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 328-366).
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TROIS MOIS DE VOYAGE
LE PAYS BASQUE

III.
LA VISCAYE.[1]


I

De lointains souvenirs de richesse et de gloire, un nom illustre dans les vieilles chroniques, les tronçons épars d’une ancienne enceinte ; au centre, une grande place entourée d’arcades, dix rues y convergeant disposées en étoile, des palais déserts ; comme monument, une église gothique sombre, humide et froide autant qu’un tombeau, adossée au mur d’enceinte dont elle faisait partie autrefois avec son promenoir extérieur, ses meurtrières et ses créneaux, — telle est Orduña, une ville morte. Sentinelle avancée du Señorio, longtemps elle eut l’honneur de repousser les attaques incessantes des envahisseurs ; mais la fondation de Bilbao devait lui être fatale : plusieurs incendies désastreux, comme ceux qui éclataient dans les villes du moyen âge, précipitèrent sa décadence. Après la guerre de 1833, au mépris des fueros, la ligne des douanes fut reculée jusqu’à la frontière, même le commerce de transit, qui se faisait encore par le chemin royal, disparut lors de la construction de la voie ferrée de Tudela à Bilbao : ce fut pour Orduña le dernier coup. L’antique cité repose au fond d’un cirque immense, et les cimes qui l’entourent sont si élevées, leurs flancs si abrupts, que le train pour l’atteindre est obligé de faire vers la gauche un grand détour de 15 kilomètres. Au-delà d’Orduña, la voie continue à descendre presque en ligne droite, à travers des champs divisés par des haies vives de rosiers sauvages et de mûriers en fleurs ; puis défilent au galop de la locomotive des villages fameux dans l’histoire de Vizcaye : Luyando, où se trouvait l’arbre Malato, limite extrême de la province ; Arrigorriága, témoin d’une grande victoire remportée au IIe siècle sur les Castillans. Des villas isolées pointent dans la campagne et révèlent le voisinage d’une grande ville ; par malheur beaucoup ont été pillées et incendiées : on reconnaît là les traces de l’armée carliste.

J’arrivai à Bilbao dans les derniers jours de juin ; la chaleur commençait à devenir désagréable. Depuis plus de deux mois déjà je parcourais les campagnes de l’intérieur ; d’autre part, la côte cantabrique m’était recommandée comme le but d’excursion le plus charmant du monde. Ma résolution fut bientôt prise, et, sans même me donner le temps de visiter la ville, je me dirigeai vers le nord. J’allais à pied, l’unique manière profitable de voyager, de bonnes cartes dans les poches, car mon intention n’était pas de suivre toujours les chemins tracés. C’est ainsi que, dans le courant de la première journée, non loin de la petite ville de Munguia, j’aperçus, entourées d’épaisses futaies de chênes et de châtaigniers, les ruines du château de Butron. Vers le milieu du XIIIe siècle, à la suite d’une discussion futile qui s’était élevée pendant une cérémonie religieuse, la guerre civile éclata dans le pays basque, et toute la noblesse se partagea en deux camps : gamboinos et oñecinos. Comme les guelfes et les gibelins, ils arborèrent des couleurs, les uns le noir, les autres le blanc, et désormais il n’y eut plus de réunion publique, quel qu’en fût l’objet, fête, noce ou enterrement, qui ne servît de prétexte à des conflits où le sang coulait à flots. Vainement les rois de Castille, avec l’aide des corregidors et des villes, voulurent-ils intervenir ; vainement don Enrique IV donna-t-il l’ordre de démanteler tous les châteaux-forts du pays avec défense de les relever en pierres de taille à partir du premier étage ; vainement les plus dangereux des perturbateurs furent-ils saisis et déportés à l’autre bout de la Péninsule dans des villes voisines des Mores, où ils pouvaient satisfaire à loisir leurs instincts batailleurs : ces guerres, suite ininterrompue de sacs, d’incendies, de massacres, durèrent, jusqu’à la fin du XVe siècle, et il fallut la forte main d’Isabelle la Catholique pour y mettre un terme. Les Gomez de Butron étaient les principaux chefs du parti oñecino. Leur repaire s’élevait sur une hauteur escarpée, à proximité de la rivière de Plencia, dont les eaux, par un tunnel habilement creusé sous la montagne, alimentaient les fossés du donjon. Rabaissé comme tous les autres, sur l’ordre, du roi de Castille, le château de Butron a depuis longtemps perdu ses hôtes seigneuriaux : de vrais arbres, poussés au hasard dans l’épaisseur des murs, disjoignent lentement les pierres sous l’effort de leurs racines, et les paysans voisins s’y viennent fournir de moellons comme dans une carrière ; un pauvre cultivateur occupe un coin du premier étage avec sa famille, l’immense salle du bas lui sert à loger ses bestiaux. Le brave homme avait voulu me faire lui-même l’honneur de ses ruines, et il me racontait à sa façon les terribles événemens dont elles avaient été les témoins. Il est une tour, la mieux conservée, dominant à droite un ravin profond ; un jour, serré de près par ses deux mortels ennemis, les seigneurs de Villela et de Avendaño, le châtelain de Butron avait dû se retirer dans sa forteresse ; le siège traînait en longueur et la garnison, à bout de vivres, allait être forcée de se rendre, quand un écuyer, apparaissant entre les créneaux de la tour, imagina de jeter par petites poignées aux pigeons et aux volatiles qui picoraient dans le ravin les dernières mesures de blé qui restaient. À cette vue, le découragement s’empara des assiègeans : de vive force le château était imprenable ; croyant que ses défenseurs avaient des provisions en abondance, ils se décidèrent à lever le blocus. De fait, la tour et le ravin sont encore là ; mais quoi, l’histoire ancienne ne cite-t-elle pas mille ruses analogues, celle des Romains entre autres qui, assiégés dans le Capitole et réduits aux dernières extrémités, jetèrent, pour tromper les Gaulois, des pains de froment par-dessus les murs ? Assurément mon homme ne connaissait même de nom ni les Romains ni Tite-Live. Par quel prodige le même récit se retrouvait-il à une pareille distance, et qui expliquera jamais cette diffusion des fables et des légendes qui établit entre les esprits des époques et des races les plus diverses une sorte de parenté ?

Le pays autour de Butron est complètement inhabité. Fort à propos une petite servante ramenait une paire de bœufs du pâturage ; sur quelques mots du maître que je ne compris pas, elle laissa là ses bêtes, et d’un pas égal, silencieux et rapide, elle se mit à marcher devant moi. C’était une enfant de douze à treize ans, les cheveux emmêlés, les yeux farouches, les pieds enveloppés de chiffons de laine, robe courte et jambes nues. Nous cheminions au milieu des bois et des broussailles. Au bout d’une heure, nous arrivâmes en vue de la grande route, la petite sauvage m’indiqua du geste la direction que je devais prendre, puis disparut comme un trait. Les montagnes s’étendaient devant moi uniformes de teinte et d’aspect ; pourtant, à mesure que j’avançais, elles semblaient s’aplanir : la rivière que la chaussée côtoie et quitte tour à tour roulait plus forte entre ses rives élargies ; une brise plus vive et plus fraîche apportait avec elle les senteurs salines de la mer. Enfin Plencia m’apparut. Étais-je encore en Vizcaye, au nord de la Péninsule ibérique, ou quelque charme magique ne m’avait-il pas transporté soudain en plein pays d’Italie, aux bords du golfe de Naples ? Située sur une étroite langue de terre qui s’avance dans l’Océan, la ville littéralement baigne au milieu des flots. Précisément ce soir-là le soleil à son coucher colorait l’horizon de belles teintes rouges dont le reflet changeant prenait en écharpe les quais du port et les eaux tranquilles de la baie : sur ce fond lumineux, le vieux pont de pierre qui relie la ville à la rive gauche et franchit en neuf bonds l’embouchure de la rivière dessinait en noir ses arches inégales ; l’air avait cette clarté diffuse qu’on retrouve dans certaines marines de Claude Lorrain, et, pour aider à l’illusion, tout le long de la route à gauche, les vignes disposées en treilles et soutenues par des piliers de pierre, selon la mode italienne, mettaient des portiques de verdure au pied des collines qui descendaient en pente douce jusqu’au bord de l’eau.

En dépit de sa position, Plencia ne compte pas un seul pêcheur, sa rade même est sans mouvement ou, pour mieux dire, abandonnée. Cela tient aux bancs de sable qui se forment à l’embouchure de la rivière et qui, par le gros temps, rendent très périlleux le passage de la barre. Pourtant elle eut ses beaux jours, alors que son pavillon était connu sur toutes les mers, et qu’elle adoptait comme armes parlantes un navire voguant à pleines voiles ; encore en 1780 elle ne possédait pas moins de cent cinquante bâtimens de commerce qui trafiquaient avec les contrées les plus reculées du monde. De nos jours, elle soutient une école de marine d’où sortent d’excellens sujets ; elle est fort propre à l’intérieur, et ses maisons bourgeoises, la plupart accompagnées d’un jardin, lui donnent même un air assez coquet.

De Plencia à Bermeo, il n’existe aucune route que les sentiers tracés par les gens du pays. Les montagnes en cet endroit sont âpres et arides, couvertes d’une végétation rabougrie qu’interrompt ça et là l’ossature de la roche mise à nu par les pluies ; en revanche, dans chaque pli de terrain, à Lemoniz, à Baquio, partout où quelque petit cours d’eau, sorti des flancs de la chaîne, a pu se creuser un lit pour venir au bout de la plage rejoindre la mer et s’y perdre, un gentil village apparaît à demi caché dans un berceau de verdure. Saluez en passant, à la cime d’un pic aigu affouillé par les vagues, l’ermitage vénéré de San-Juan de Gastelugache, autrefois forteresse imprenable, gravissez bravement, c’est l’affaire de deux ou trois heures, la haute croupe du mont Machichaco, le plus pelé de tous, le plus ardu, maussade comme son nom ; arrêtez-vous alors ; devant le spectacle qui s’offre à vous, toute fatigue est bien vite oubliée. A gauche et à droite, séparées par le prolongement de la montagne, s’étendent, vastes et tranquilles, les deux baies de Baquio et de Bermeo ; le village ne se voit plus, mais en bas de la pente on pourrait presque compter, penchées sur les flots, toutes les maisons de la ville, et dans le fond, à l’horizon, entre le bleu laiteux du ciel et le bleu plus mat de l’Océan, la flottille des pêcheurs, comme un vol de mouettes, ses ailes blanches déployées, cingle vers la haute mer.

Bermeo est né de la mer et en a toujours vécu ; toute son histoire, son passé, son présent, tient dans l’espace de quelques mètres, de l’étroite presqu’île à la naissance du môle qui forment les deux bras du port. D’un côté s’élève la vieille église de Santa-Eufemia, une de celles appelées juraderas, parce que le nouveau señor de Vizcaye, à son avènement, était tenu d’y jurer solennellement le maintien des fueros ; en face, à l’autre bout, dominant toute la baie, une tour carrée qui, mieux encore que les deux sœurs jumelles de Grenade, mériterait le titre de bermeja, tant les siècles et les chauds baisers du soleil ont laissé sur ses pierres une couleur vermeille. Elle appartint à la famille du poète Alonso de Ercilla, le chantre et le héros de la guerre du Chili, l’auteur de la Araucaria. Enfin, entre l’église et la tour, avec leurs balcons de bois et leurs toits en auvent, les maisons de pêcheurs se poussent et se pressent comme pour se rapprocher encore de la mer. J’aimais, le matin, pendant que les barques étaient amarrées et que les hommes se reposaient des durs labeurs de la veille, me promener longuement sur le port ; de grands filets séchaient appendus aux murs des maisons, des marmots de quatre ou cinq ans préparaient pour leurs pères l’appât qui devait servir à la pêche prochaine : armés chacun d’un gros caillou, il fallait les voir, sur les pierres des parapets, piler consciencieusement des sardines fraîches jusqu’à les réduire en une bouillie rougeâtre qu’ils déposaient dans des seaux de bois placés à côté d’eux. Et pendant ce temps les grands-pères, ceux à qui leur âge et leurs infirmités ne permettaient plus de prendre la mer, fatigués dès le point du jour de cette oisiveté inaccoutumée, venaient s’asseoir les uns après les autres au pied de la tour d’Ercilla. Les bras croisés sur la poitrine, sans mot dire, une courte pipe de terre noire serrée entre les dents, ils restaient là des heures entières, sondant des yeux l’élément perfide auquel ils avaient tant de fois disputé leur vie et dont ils regrettaient pourtant l’agitation incessante et les fureurs démesurées.

Mais c’est le soir surtout que l’aspect du port devient intéressant. Toutes les barques sont parties avec la marée, depuis les grands bateaux montés par seize hommes jusqu’aux petits canots où le père et les deux fils aînés suffisent à faire la manœuvre. Vers sept heures arrivent cinq ou six personnes, portant chapeau et redingote : ce sont les fabricans de conserves et d’escabeche (poisson mariné), puis des femmes, leur journée finie, les enfans sortis de l’école. On va procéder à la vente du poisson. Les pêcheurs de Bermeo, comme de plusieurs autres points de la côte, forment de temps immémorial une confrérie ayant à sa tête un administrateur et une junte syndicale. L’exercice de la pêche est lui-même réglé par un certain nombre de patrons choisis à l’élection : au cas où la mer est trop forte, la barque señora lève une rame en l’air, et personne après ce signal n’a le droit de sortir du port sous peine d’une forte amende. Chaque jour l’administrateur de la confrérie s’occupe de la vente du poisson, qui a lieu en commun aux enchères publiques : sur le produit on prélève une certaine part destinée au fonds de réserve de la société ; le reste est divisé entre les équipages proportionnellement à la quantité de poisson que chacun a rapporté et au prix moyen qu’a atteint la vente. Parfois, à cause des mauvais temps si fréquens sur cette mer rageuse, les barques ne peuvent sortir de plusieurs jours, et les pauvres marins se trouveraient en grand embarras si la confrérie ne les secourait par une répartition d’argent extraordinaire, dite partage de miséricorde : à cela sert le fonds de réserve ; on pourvoit également à la subsistance des marins devenus vieux ou infirmes ainsi que des veuves et des enfans de ceux qui ont péri sur les flots.

La vente a lieu dans une grande salle située au derrière de la maison de l’association dont la façade donne sur le port : cette salle est entourée en forme de fer à cheval par des stalles de bois disposées en gradins ; dans le fond se voit une table, au milieu une grande machine ronde, représentant assez bien un calorifère, mais percée tout autour d’une série de petites cases. En haut de chaque case se cache une boule numérotée, et par un fil de fer passant sous le plancher cette boule est mise en rapport avec un bouton de cuivre placé sur le bras droit de la stalle qui porte le numéro correspondant. Le premier rang des stalles est seul numéroté : c’est là que s’assoient les personnes qui veulent prendre une part active à la vente ; le public, comprenant surtout les femmes des pêcheurs, s’entasse sur les gradins supérieurs. Bientôt l’administrateur apparaît, il prend place à la table entre deux assesseurs, et pour commencer annonce la quantité probable de poisson que l’on attend. La vente se fait en gros par tant d’arrobes (25 livres), et le prix se compte par maravedis (il faut 34 maravédis pour faire un real, soit 26 centimes de notre monnaie). « A 46 maravédis la merluza, dit le crieur debout près de la table, à 45, à 44, » et il descend graduellement tant qu’il n’y a point preneur au prix proposé ; mais lorsqu’une des personnes placées au premier rang juge le moment venu, elle pousse avec le doigt le bouton de cuivre placé au bras droit de sa stalle, le fil de fer déplace la boule et la fait tomber avec bruit dans le bas de la petite case ouverte au-dessous d’elle ; le crieur alors s’approche, et, lisant le numéro, demande à l’acheteur la quantité de poisson qu’il désire : après quoi la vente continue jusqu’à ce que les chiffres prévus aient été couverts. Si deux ou trois boules sont tombées à la fois, le crieur les ramasse et les appelle à mesure qu’elles se présentent sans que l’ordre qu’il suit prête jamais matière à réclamation. Vient ensuite le tour des autres poissons ; mais la merluche est encore la plus estimée. Comme il est naturel, ce sont les marchands de marée qui, tenus d’approvisionner les marchés, répondent les premiers et achètent au plus haut prix : à la vérité, ils n’ont besoin que de quantités relativement minimes ; les fabricans d’escabeche enlèvent le reste par 3,000 ou 4,000 arrobes. Grâce à la concorde et au bon vouloir qui règnent parmi les assistans, en moins de dix minutes la vente est terminée, et l’administrateur lève la séance. On se rend alors sur le port.

Dans l’intervalle, la nuit est venue : toute la mer au loin est constellée des mille feux des falots qui brillent dans l’obscurité comme si une poignée d’étoiles s’étaient détachées du firmament et étaient tombées dans les flots ; les premières barques commencent à aborder ; à mesure qu’elles arrivent, les femmes, munies de corbeilles d’osier, s’empressent de les décharger. La maison de la confrérie forme de ce côté un vaste portique à colonnes, pavé de pierres plates, au-dessous duquel sont établies d’énormes balances ; c’est là que le poisson est déposé par tas séparés. On s’occupe alors de le peser, tandis qu’un employé, à la clarté d’une grosse lanterne rapidement prend des chiffres, et tout aussitôt il est chargé dans des paniers ronds que des bœufs emportent à travers la ville. On ne saurait imaginer, sans l’avoir vue, une scène aussi fantastique : le tumulte du débarquement, la rentrée des voiles et des filets, l’appel des marins, les glapissemens des femmes, le heurt des paniers qui se renversent, le mugissement des bœufs, les cris des conducteurs, et, dans le fond, énormes, hideux, la gueule grande ouverte, sous la lumière fauve de la lanterne qui fait, étinceler leur peau visqueuse, les thons et les merluches sautant, bondissant, agitant leur queue qui frappe le pavé mouillé avec un bruit sec. Cette animation se prolonge bien avant dans la soirée jusqu’à l’arrivée du dernier bateau, vers minuit ou une heure du matin ; puis chacun se retire pour se retrouver là dès le lendemain.

Les espèces de poissons qu’on pêche le plus communément à Bermeo comme sur le reste du littoral sont la merluche, le thon et le rousseau, tous trois de forte taille ; il arrive parfois, dans les jours heureux, que les pêcheurs en ramènent 12,000 ou 15,000 arrobes. Il faut que tout ce poisson soit expédié ou travaillé dans les vingt-quatre heures qui suivent l’arrivée, car, sans compter qu’il pourrait se corrompre, la prochaine pêche causerait un encombrement. Une partie est immédiatement dirigée sur Madrid et les villes de l’intérieur ; le reste se porte dans les fabriques d’escabeche. Là chaque bête est découpée en larges tranches de près de trois doigts qu’on plonge dans une énorme chaudière d’huile bouillante ; quand elles y ont séjourné suffisamment jusqu’à prendre à la surface une belle teinte rousse, on les retire, on les porte au séchoir, et, à peine refroidies, on les encaque dans de petits barils contenant deux arrobes ; on déverse par-dessus une sorte de saumure, mélange d’eau et de vinaigre, et le tout est expédié dans les provinces de l’intérieur où les gens du peuple en font une grande consommation. Quand, à certaines heures de la journée, ces immenses quantités de poisson passent par les chaudières, il pèse sur toute la ville une odeur d’huile qui entête et laisse à peine respirer. Bermeo possède aussi plusieurs fabriques de conserves en boîtes. La sardine et l’anchois y abondent à la saison : seulement chaque barque s’en défait pour son propre compte et au prix qui lui convient ; l’équipage a droit en outre à une certaine quantité de gros poissons, largement calculée, dont il se sert pour sa consommation personnelle ou qu’il revend à son gré. Aussi la nourriture des habitans se compose-t-elle presque exclusivement de marée ; le poisson de la mer cantabrique passe pour infiniment supérieur à celui qui vient de la Méditerranée ; consommé sur place il est réellement exquis, d’une saveur que je ne soupçonnais pas et qu’on lui demanderait en vain pour peu qu’il ait voyagé.

En somme, Bermeo est le centre de pêche le plus actif de la province : presque toute la population mâle, 1,000 hommes et plus, est consacrée à cet exercice ; les femmes travaillent sur le port ou dans les fabriques d’escabeche. On se marie de fort bonne heure sur ces côtes : dès dix-huit ans, un marin a sa fiancée, il fait alors un ou deux voyages au long cours pour acheter avec son salaire la ropa, ou, comme nous dirions, la corbeille de noces : un peu de linge blanc, quelques colifichets, deux ou trois pauvres meubles ; puis aussitôt il entre en ménage. Attendrait-il dix ans encore, il sait qu’il ne sera jamais plus riche : la pêche a trop d’alternatives, trop de mauvais jours pour que celui qui s’y livre y puisse faire fortune ; on en vit, et c’est tout. D’autre part, cette incertitude du lendemain, cette lutte continuelle contre le danger, ont influé à la longue sur le caractère du marin : il manque des qualités de prévoyance et d’économie. Quand par aventure, après une bonne saison, il pourrait mettre quelque chose de côté, il préfère gaspiller sur-le-champ toutes ses ressources, s’en remettant à l’avenir d’assurer son sort et celui des siens. Les mariages sont féconds comme chez tous les marins, et les familles très nombreuses ; dans ce métier, les enfans, bien plutôt qu’une charge, sont une ressource : les petites filles raccommodent les filets, les petits garçons préparent les appâts ; plus grands, ils s’embarqueront avec le père et l’aideront dans la manœuvre. Au demeurant, il n’est pas de population plus laborieuse, plus sincèrement honnête : le juge de la ville me déclarait lui-même n’avoir eu l’année précédente qu’un seul coupable à juger. Le type des habitans du littoral est fort beau : c’est celui de la race basque dans toute sa pureté, à la fois élégant et fier. De taille au-dessus de la moyenne, les hommes ont le corps svelte et nerveux, le visage ovale, le nez aquilin, le regard clair, les pommettes saillantes, dans tous les traits une sérénité et une énergie singulières qui s’accentuent encore avec l’âge ; mais les femmes surtout m’ont paru admirables. Avant que le travail et les fatigues de la maternité les aient trop cruellement éprouvées, elles représentent l’idéal de la beauté humaine : toutes grandes, elles aussi, les attaches pures, les hanches larges, la poitrine ferme et bien remplie ; avec cela les joues colorées, les lèvres souriantes, les yeux doux, un peu étonnés, de splendides cheveux châtains que les femmes mariées portent enroulés sur le derrière de la tête et que les jeunes filles laissent pendre en deux longues tresses sur leurs épaules. Au premier coup d’œil, on reconnaît là des êtres privilégiés, bien supérieurs aux autres races mélangées ou abâtardies de l’Europe occidentale. Quant à moi, je n’oublierai jamais l’impression que j’ai ressentie en voyant les jeunes filles de Bermeo rentrer vers minuit après la dure journée ; la jambe leste et le pas rapide, nullement gênées par l’ample corbeille qui pesait sur leur tête et où s’agitaient deux ou trois gros poissons de mer dans les derniers spasmes de l’agonie, elles marchaient une douzaine sur la même ligne, se tenant par la main et chantant en chœur à pleine gorge quelque refrain du pays ; les jeunes gens les suivaient par derrière, et longtemps encore après leur passage j’entendais au milieu du silence de la nuit leurs voix fraîches et rieuses monter, décroître, puis se perdre peu à peu dans l’éloignement.


II

Au sortir de Bermeo, la route, taillée en corniche au flanc de la montagne, suit exactement toutes les anfractuosités du rivage ; des deux côtés s’étagent des vergers, des champs de blé et de maïs, car les cultivateurs de ces contrées ne sont ni moins laborieux, ni moins habiles que les pêcheurs, et rien n’est beau à voir comme les épis mûrs, secoués par le vent et courbés presque sur les flots, mettant nue bordure d’or à la nappe bleue de la mer. Bientôt on distingue le petit port de Mundaca, un des points les plus anciennement peuplés de la province. La route le traverse entre deux rangées de maisons bien bâties, et, remontant le cours sinueux de la rivière, s’enfonce dans l’intérieur ; on atteint alors une plaine légèrement inclinée au centre de laquelle s’élève Guernica. Sans importance comme population, — elle compte à peine 600 habitans, — cette ville n’en est pas moins la cité sainte du Señorio : c’est elle qui tous les deux ans sert de siège au congrès ; elle qui renferme, avec le palais des juntes, le dépôt des archives et la basilique de Santa-Maria-la-Antigua, la plus vénérée de toutes les églises juraderas ; elle enfin qui possède le palladium des libertés basques, le chêne sous lequel de temps immémorial le Señor de Vizcaye vient jurer le maintien des fueros. Cet arbre fameux, la poésie et l’éloquence l’ont célébré tour à tour : J.-J. Rousseau le bénit, nos soldats républicains, passant à Guernica, lui rendirent les honneurs militaires comme au père des arbres de la liberté ; déjà Tirso de Molina l’avait glorifié dans ses vers à la face des monarques autrichiens ; mais c’est encore un Basque, un fils du pays, qui a trouvé pour le chanter les accens les plus émus et les plus touchans : il existe un hymne patriotique, l’Arbre de Guernica, dont la musique et les paroles, par un rapprochement curieux avec notre Marseillaise, n’eurent qu’un même auteur. Voici à ce propos un extrait du discours prononcé le 16 juin 1864 devant le sénat espagnol par don Pedro de Egaña, député de la province d’Alava : « Sous les drapeaux du prétendant Carlos V se trouvait un vaillant jeune homme nommé Iparaguirre, pauvre berger dans une humble ferme du village de Zumarraga ; il était parti pour la guerre à peine âgé de seize ans ; dès le début de la campagne, il fut grièvement blessé, et, désormais incapable de tout service actif, il dut prendre rang dans le corps des hallebardiers de don Carlos. Le convenio arriva ; mais, dévoué qu’il était à la cause de l’infant, il ne voulut pas y adhérer ; il se retira en France, où pendant plus de vingt ans il mangea le pain de l’exil. Il avait belle voix, gaillarde prestance, longue chevelure bouclée… C’était un de ces caractères aventureux qui portèrent si haut la gloire de l’Espagne au XVe et au XVIe siècle ; il avait soif d’émotions et de périls. Il revint donc dans les provinces, et, comme il lui répugnait après avoir été soldat de reprendre le métier de laboureur ou de berger, il se fit musicien ambulant ; il parcourait le pays en chantant des chansons sur les fueros dont il était l’auteur ; on l’appelait le barde vascongade. Messieurs, poursuivit l’orateur, j’ai pu assister moi-même à un de ces concerts en plein air au milieu des montagnes. On savait qu’Iparaguirre chanterait la chanson intitulée : l’Arbre de Guernica. De tous les villages, de tous les hameaux, de toutes les fermes des environs, le peuple accourut en foule : il y avait là plus de 6,000 personnes. Iparaguirre entonna le chant dont je vais vous lire la traduction littérale ; il est court : « L’arbre de Guernica est pour nous un arbre bénit ; il n’y a pas un seul Basque qui ne tremble de plaisir à le regarder. Étends ton feuillage et fais tomber tes fruits sur le monde, oh ! symbole saint de nos libertés séculaires ! Nous t’adorons prosternés à genoux » » — À ces mots, la foule s’agenouillait comme si elle eût été mue par un ressort, et tous se découvraient, puis le chanteur continuait d’une voix plus forte : — « Et si jamais la tempête secoue tes rameaux touffus, si les nations étrangères viennent porter la hache contre ta souche, nous le demandons au ciel, que le fer sauveur contenu au fond de nos montagnes se convertisse, pour te défendre, en armes acérées. » Alors l’enthousiasme était à son comble ; tous ces hommes au sang chaud, au cœur vaillant, qui pendant sept années de guerre avaient exposé leur vie sur les champs de bataille, levaient les bras vers le ciel en jurant de mourir pour les fueros… La chose alla si loin que l’autorité s’en émut, et, par crainte de troubles, le général Mazarredo, alors capitaine-général des provinces, donna l’ordre au trouvère de quitter immédiatement le pays. Le pauvre garçon devait mourir plus tard à Montevideo. »

A peine entré dans la ville, vous vous rendez en pèlerinage auprès de l’arbre sacré, chacun s’offre à vous y conduire. L’arbre actuel est vieux d’une centaine d’années et descend directement du chêne primitif, car on conserve toujours à côté de l’ancien un ou deux rejetons destinés à le remplacer quand l’âge l’aura fait succomber. Le dernier, tombé de vieillesse le 2 février 1811, existait, d’après la tradition, depuis le milieu du XIVe siècle ; c’est sous son ombre que les rois catholiques, Ferdinand et Isabelle, assis sur le banc de bois qui en entourait la base, avaient juré de respecter les fueros. Les délibérations avaient lieu d’abord en plein air, au pied même du chêne, d’où la formule dont le congrès accompagne encore ses décisions : so el arbol de Guernica ; plus tard, la population étant devenue plus grande et ses délégués plus nombreux, on abandonna la plaine nue où l’on se tenait, et les assemblées se firent dans l’ermitage de Santa-Maria, très ancien sanctuaire situé tout auprès. Aujourd’hui, le banc de bois a été remplacé par un siège de pierre ; l’église, rebâtie vers 1830, se trouve enclavée dans un vaste édifice du style néo-grec encore incomplet et destiné à fournir des chambres de travail aux députés et des locaux pour les archives. L’intérieur de l’église, qui sert également de salle des séances, est orné d’une collection des portraits en pied de tous les seigneurs de Vizcaye, avant l’incorporation de la province à la couronne de bastille. On m’a fait voir le dépôt des archives, si précieux pour l’histoire du Señorio : les carlistes, pendant leur séjour, n’y avaient fait aucun dégât ; même ils y avaient envoyé, pour le compléter, les journaux, brochures et autres papiers publics émanant de leur administration ; tous ces documens gisaient en tas, pêle-mêle, dans une salle du bas, car ils n’avaient pas eu eux-mêmes le temps de les classer.

De la ville même, il n’y a rien à dire : tout au plus y distingue-t-on une grande place carrée, une vieille église gothique, quelques maisons nobles ornées à l’extérieur de grossières peintures à fresque dans le goût du siècle dernier. Pour y amener plus de richesse et d’animation, on a parlé d’en faire un port de mer ; l’entreprise n’a rien d’impossible, car les bateaux venaient s’amarrer autrefois aux maisons mêmes de la rive, et la marée se fait sentir encore jusqu’à Guernica ; mais il faudrait, beaucoup d’argent. En attendant, les habitans jouissent du sol le plus fertile et du climat le plus doux ; une montagne en pointe, au-dessus de la ville, est tapissée du haut en bas de jardins et de vergers. Du reste toute cette rive droite est encore plus charmante que l’autre ; à mi-chemin s’y dresse, au milieu d’un parc anglais, le joli manoir d’Arteaga, propriété-des Montijo, dont le donjon crénelé se reconnaît de plusieurs lieues à la ronde. Le 17 juillet 1856, dans l’assemblée générale tenue sous l’arbre de Guernica, les représentans du pays décidèrent qu’il y avait lieu de déclarer Vizcayen d’origine le prince impérial des Français, Louis-Napoléon, comme descendant direct par sa mère des deux maisons d’Arteaga et de Montalban. L’empereur accueillit avec beaucoup de bienveillance les députés chargés de lui apporter le décret ; l’impératrice elle-même, flattée de cette attention, voulut faire reconstruire le château d’Arteaga. Un jeune architecte de grand mérite, M. Couvrechef, fut envoyé sur les lieux pour diriger les travaux ; mais, pris de fièvres malignes à la suite d’une excursion sur les bords marécageux de la rivière, il mourut avant d’avoir vu son œuvre entièrement terminée. Un autre Français, M. Ancelet, y mit la dernière main, non sans modifier un peu le plan primitif. On a utilisé, autant que possible, les restes de l’ancienne construction. C’est maintenant une jolie forteresse du XIIIe siècle, rajeunie de toutes les recherches de la renaissance, accommodée aux exigences du confort moderne. Une première enceinte rectangulaire l’environne, flanquée de tours selon l’usage ; le donjon, également carré, est monté de trois étages et terminé par une plate-forme que domine une gentille tourelle ; deux grandes ogives pleines, partant de la base, montent de chaque côté jusqu’à la corniche supérieure couronnée de créneaux, et, dans leur largeur, s’ouvrent sur trois rangs des fenêtres ogivales qui tiennent lieu des anciennes meurtrières ; le jaspe rouge dont les ouvertures sont encadrées tranche agréablement avec le marbre gris du reste de l’édifice. A l’intérieur, l’escalier monumental, les parquets en marqueterie, les lambris sculptés, répondent à la magnificence et aux beautés du dehors. Pourtant le château n’a jamais été meublé ni habité ; on attendait la venue de l’impératrice, qui avait promis de le visiter : ce projet n’a pas eu de suite. Maintenant il reste confié à la garde d’une dame française qui loge dans un petit pavillon voisin. Quoi qu’il en soit, même absente, la main généreuse de la châtelaine se retrouve partout ; il n’est pas dans tout le pays un village mieux tenu qu’Arteaga, ni dont les maisons respirent un tel air d’aisance et de bien-être.

La dernière partie de l’étape avant d’atteindre la mer est encore plus pittoresque et plus accidentée. Chemin faisant, j’aperçus sous un bouquet de bois, au bord d’une source, cinq ou six jeunes filles qui s’étaient arrêtées un moment pour reprendre haleine. Elles m’appelèrent en riant ; elles se rendaient à Ea, petit port situé entre Elanchove et Lequeitio, et nous marchâmes de conserve. J’appris alors qu’elles revenaient de la fête ou romeria de Zornoza. Parties d’Ea la veille, bien avant le lever du jour, elles avaient fait à pied, d’une seule traite, les dix lieues qui séparent Zornoza de la côte ; leurs achats terminés, elles avaient dansé toute l’après-midi, toute la soirée, puis de grand matin avaient repris courageusement le chemin du village où elles devaient arriver vers onze heures pour se mettre au travail comme à l’ordinaire. Du reste elles ne paraissaient nullement fatiguées, causant, chantant, aussi vives et aussi alertes qu’au départ. Il n’en était pas de même de deux petits ânes qu’elles avaient amenés avec elles pour porter une partie des provisions ; les malheureuses bêtes, épuisées, pouvaient à peine remuer les pattes. Il avait fallu bien avant Arteaga les débarrasser de leur charge, qu’on s’était partagée à l’amiable ; on leur avait mis une corde autour du col et on les traînait ainsi à tour de rôle ; et les jeunes folles de rire ! Grandes, sveltes, d’une beauté sculpturale, sur leur tête une large corbeille d’osier, dont leur bras nu relevé assurait l’équilibre, la gorge ferme et pleine, tendue par l’effort, elles semblaient un chœur détaché d’une tragédie antique et rappelaient à ma mémoire ces canéphores athéniennes dont le ciseau de Phidias a immortalisé l’élégance et la grâce sur les frises du Parthénon.

Parvenus au point où la route bifurque, nous échangeâmes un adieu et, tandis qu’elles poursuivaient vers Ea, je pris par la gauche vers Elanchove. S’il y a au monde un village curieux, bizarre, extravagant d’aspect et de situation, c’est bien celui où j’arrivai au bout d’un quart d’heure. Accroché au flanc d’une montagne à pic haute de 600 mètres, avec son unique rue tortueuse, plus raide qu’une échelle, son pavé d’un nouveau genre, où les quartiers de roc s’espacent en manière de marches, ses maisons lézardées dégringolant, dévalant, si bien que les pieds de l’une pèsent sur le toit de l’autre, il semble toujours près de tomber dans l’abîme. De propreté, il n’en faut point parler ; la disposition folle des lieux rendrait inutiles les prescriptions les plus élémentaires de la voirie ; la rue n’est guère nettoyée que les jours de pluie, mais alors elle devient le lit d’un torrent terrible, et malheur à celui qui voudrait s’aventurer au dehors. Partout dans l’air flottent ces senteurs si particulières où l’odeur du poisson frais s’allie avec les vapeurs de l’huile qui sert à frire l’escabeche. Le port petit, mais commode, construit en 1783, tire toute son importance de la pêche et des industries qui s’y rattachent. Péniblement je remontais la longue rue du village quand je remarquai au pas d’une porte une pauvre vieille toute courbée qui demandait l’aumône ; les mendians originaires du pays même sont fort rares dans les provinces parce que tout le monde y travaille et que chaque municipalité vient en aide à ses malheureux. Une charmante jeune femme, aux lèvres rieuses, était accourue : je la vis tirer de sa poche une petite pièce de cuivre, la baiser et la remettre à la vieille ; celle-ci prit l’aumône, fit d’abord avec elle dévotement le signe de la croix, puis la baisa à son tour. Tel est l’usage du pays basque, et ne semble-t-il pas rendre la charité encore plus touchante ?

Pour gagner Lequeitio, laissant à gauche le petit port d’Ea, on coupe au plus court par les montagnes, la plupart couvertes de bois ; la mer ne s’aperçoit plus que par échappées, au bout des vallées étranglées qui sillonnent la chaîne. Le nom de Lequeitio est depuis longtemps fameux dans les annales maritimes de la Vizcaye. De là sont sortis ces vaillans marins qui, avec les fils d’Ondarroa, de Bermeo, de Plencia, de Portugalete, osèrent les premiers, sur leurs frêles navires, s’attaquer corps à corps à l’énorme baleine ; puis, quand le monstre des mers, chassé des côtes cantabriques, remonta vers le nord, lancés à sa poursuite, ils visitèrent successivement l’Ecosse, la Norvège, le Groenland, et touchèrent à des terres encore inconnues aux autres peuples de l’Europe. Du reste jusqu’au milieu du XVIIe siècle on tua des baleines dans les eaux voisines de Lequeitio ; ainsi l’attestent des documens fort curieux conservés dans les archives de la ville : aussi porte-t-elle dans ses armes, comme Bermeo, une chaloupe à rames lançant le harpon sur une baleine. Mais la pêche ne suffisait pas à occuper l’ardeur de ces vaillans : les marins de Vizcaye prirent part à tous les voyages de découvertes accomplis dans les Indes occidentales ou sur les côtes de Guinée ; leurs bâtimens de commerce les mettaient en relation avec tous les ports de la Méditerranée, de l’Océan-Atlantique, de la Manche, de la Mer du Nord ; de longue date existait à Cadix une association de pilotes, originaires du Señorio. En même temps, ils aidaient puissamment les rois de Castille dans toutes leurs entreprises sur mer.

Les marins de Lequeitio n’ont pas dégénéré de leurs aïeux ; ils ne courent plus la baleine, aujourd’hui presque introuvable, mais chaque année les thons et les merluches, les sardines et les anchois, gros et petits poissons, leur paient un terrible tribut. Ils ne sont pas dispersés dans le reste de la ville comme à Bermeo ; ils forment un quartier à part et assez malpropre, je dois le dire. Ce quartier naturellement confine au port, qui est petit et presqu’à sec à la marée basse ; par contre les eaux montantes viennent lécher les murs des maisons dont plusieurs s’ouvrent en arcades pour les recevoir. Les jetées ont beaucoup souffert du bombardement ; on sait que pendant la guerre, pour réprimer les cruautés du parti carliste, le gouvernement de Madrid n’imagina rien de mieux que de faire bombarder par ses canonnières tous les ports de la côte qu’occupait l’ennemi. Ignorait-il que, si dans l’intérieur la population lui est opposée, dans les villes maritimes, où les hommes de bonne heure courent le monde et s’instruisent en voyageant, les idées nouvelles sont surtout en honneur ? A Lequeitio, les libéraux seuls possèdent : c’est dire que tout l’effet de la mesure gouvernementale est retombé sur eux. La vieille église paroissiale, située au bord de la plage, fut un moment compromise ; par sa position pittoresque en vue de la mer dont le sable s’entasse à ses pieds, par la hardiesse de ses piliers, la délicatesse de ses ogives, l’élégance de son abside enrichie à l’extérieur de fines dentelures gothiques, elle est peut-être en ce genre le monument le plus curieux du Señorio.

Mais le principal attrait de la ville serait encore dans ses environs, où les champs sont fleuris comme des jardins et les jardins riches comme des serres. Grâce au grand courant du Mexique, dont une branche se rabat vers l’est et fait sentir son influence dans le golfe de Vizcaye, toute cette partie de la côte jouit d’une température exceptionnellement égale et douce ; il n’y gèle jamais ; oliviers, grenadiers, orangers, citronniers, tous les arbres du midi y viennent en pleine terre. La vigne était aussi une des grandes richesses de la contrée, mais depuis plus de quinze ans l’oïdium venu de France s’est abattu sur elle avec une violence inouïe et a presque entièrement perdu la récolte ; même en beaucoup d’endroits il a fallu arracher les ceps, renoncer à la culture, et rien n’est désolant comme de voir par la campagne se dresser, blancs et dépouillés, les piliers de pierre dont on se sert là-bas pour soutenir les treilles. Par un fait bizarre, les cépages blancs seuls ont péri, les autres ont résisté. Le vin qu’on en tire, nommé chacoli, est, fort estimé des indigènes ; à les en croire, il a virtuellement tous les mérites, et je me souviens d’avoir lu qu’il suffirait de quelques ingrédiens, d’un peu de sucre par exemple et d’un bon bouchon pour en faire un excellent champagne ; c’est y mettre beaucoup de bonne volonté. Tel quel, le chacoli est un petit vin aigrelet, rafraîchissant et assez agréable au goût ; il ne se conserve pas au-delà d’un an : il est vrai qu’il gagnerait à être un peu mieux soigné. Autrefois en Vizcaye on ne buvait guère que du cidre, et chaque cultivateur entretenait à cette fin un nombre considérable de pommiers ; si l’oïdium continue ses ravages, force sera de revenir au cidre ; il n’y a guère que les riches qui puissent acheter du vin de la Rioja.

Deux heures de marche par le bord de la mer nous mènent à Ondarroa, la dernière localité de la Vizcaye sur la côte. Là encore nous retrouvons une population d’habiles pêcheurs et de vaillans marins : à l’aviron, les Ondarroais n’ont pas qui les défie, et par les plus gros temps, alors que les patrons de Lequeitio eux-mêmes n’osent quitter la rade, ils partent bravement à la pêche du bonito, Ondarroa entretenait autrefois un commerce assez considérable avec les côtes de la Méditerranée, du Portugal, de l’Angleterre, et ses chantiers de constructions maritimes étaient des plus renommés ; mais le développement rapide de Bilbao lui a nui ; en outre sa passe est devenue impraticable à marée basse. Bâtie sur un pli de roc, au fond d’un entonnoir de hautes montagnes, à ses pieds, comme au premier plan, l’église, qu’un groupe d’arceaux d’un effet inattendu soutient et protège contre l’atteinte du flux, elle voit le travail de la mer obstruer son port peu à peu et reculer le rivage. Tout cependant n’est pas perdu pour elle. Depuis quelques années, bon nombre de familles riches de Madrid et de l’intérieur ont pris l’habitude de passer l’été dans les provinces du nord, à Bermeo, à Mundaca, à Lequeitio, à Zarauz, à Saint-Sébastien ; elles y viennent chercher un air pur et sain, des buts d’excursions variés, une mer poissonneuse, et pour le bain des plages sûres et commodes. Un moment interrompue par les événemens politiques, cette migration des touristes a repris de plus belle à la saison dernière et ne s’arrêtera plus. C’est là qu’Ondarroa doit trouver une source de prospérité nouvelle. Un peu au sud de la ville, dans un enfoncement du rivage et protégée des deux côtés par l’avancement de deux pointes de rochers dont les blocs détachés lui font comme une barrière naturelle, s’étend la plage de Saturraran, large, spacieuse, doucement inclinée et tapissée de sable fin ; la mer ne s’en retire jamais, unie comme l’eau d’une baignoire, et les vagues paresseuses semblent n’y avoir gardé de leur agitation primitive que juste ce qu’il faut de force pour se chasser l’une l’autre, s’étaler et mourir. L’endroit était désert, il y a quelque dix ans. Un ami de la nature, un poète, Antonio de Trueba, l’auteur du Livre des chansons, vint à passer par là : le site lui plut avec cet aspect sauvage et paisible à la fois, ces roches grises, ces flots bleus, et ce sable d’un blanc si pur ; il en parla dans un de ses livres. Aujourd’hui, au beau milieu de la conche a surgi comme par miracle un magnifique établissement, premier noyau de la future ville de bains. Qui disait donc que depuis Orphée les poètes avaient perdu le divin privilège de faire mouvoir à leur gré les pierres et les bois ?

J’avais atteint les limites extrêmes du Señorio, et je songeais à revenir sur mes pas ; après avoir parcouru la côte, je tenais à voir les campagnes de l’intérieur, après avoir étudié les mœurs des marins, je voulais vivre quelques jours de l’existence des paysans. Je résolus donc, obliquant à l’est, de regagner près d’Elorrio le chemin de Villareal, puis de rentrer à Bilbao presque en ligne droite par Durango et Zornoza. La route était longue, mais point dangereuse ; à la suite d’une guerre civile qui a duré plus de trois ans, le pays était aussi sûr, aussi tranquille que si la paix n’eût jamais été troublée. Sincèrement, simplement, aussitôt les hostilités conclues, ces braves gens avaient quitté le fusil et repris avec la laya leur genre de vie passée. Aussi allais-je seul, sans grandes précautions, me confiant au hasard pour trouver mon gîte de chaque nuit. J’éprouvais un âpre plaisir à partir de grand matin à travers les bois qui semaient sur moi leurs larmes de rosée, heureux du profond silence où dormait encore la nature, respirant à pleins poumons l’air pur et vif de la montagne. Bientôt le soleil, crevant les nues, répandait sa lumière d’or sur la campagne émerveillée, et de tous les arbres, du creux des buissons, du dessous des pierres et des touffes d’herbes, sortait un concert de piaillemens, de cris, de bourdonnemens, de murmures, bruits d’insectes et chants d’oiseaux. Je poursuivais ma route sous ses rayons de plus en plus ardens, laissant derrière moi les coteaux et les vallons, les champs et les taillis ; puis, quand était venu le moment du repas, j’entrais sans frapper dans quelque pauvre chaumière établie au bas d’un vallon, je m’asseyais sur un banc de bois, devant la table faite de deux poutres de châtaignier, et là je partageais avec le cultivateur et sa famille leur modeste repas : le pain de maïs ou borona, sortant du four, jaune comme de l’or, des haricots ou des choux cuits à l’eau, une sardine et une poignée de noix. Parfois je rencontrais en chemin quelque gars du pays qui se rendait dans une ville voisine ; nous faisions route ensemble, et ces jours-là, l’amour-propre aidant, comme les Basques avec leurs espadrilles se vantent d’être les premiers marcheurs du monde et que moi-même je ne voulais pas rester en affront, nous doublions bravement l’étape. Mes compagnons, comme de juste, avaient tous servi dans les troupes de don Carlos ; pendant trois ans, du nord au sud et de l’est à l’ouest, ils n’avaient fait qu’arpenter le pays, aussi en connaissaient-ils le terrain jusque dans ses moindres particularités. En Vizcaye, c’est la coutume d’entretenir aux endroits d’où sort une bonne source une feuille de châtaignier ou de noyer qui reçoit le mince filet d’eau et le déverse en gouttière ; rassuré par cet indice, le voyageur s’arrête quelques instans pour se rafraîchir, puis continue son chemin, mais en prenant bien soin de ne pas déranger la feuille. Et pendant que nous baignions de la main nos fronts brûlés par le soleil, au détour de la route apparaissait, roulant lentement derrière ses petits bœufs rougeâtres, un de ces chariots basques aux roues massives et sans rayons, taillées d’une seule pièce dans le tronc d’un arbre ; depuis longtemps déjà, du fond de la vallée le grincement de l’essieu nous arrivait avec des modulations multiples et bizarres, tantôt pointu comme la scie qu’on aiguise, tantôt traînard comme la porte qui pleure, parfois rauque comme un juron. Ce bruit a son utilité, il sert d’avertissement dans les sentiers étroits des montagnes. D’ailleurs, si déplaisant qu’il paraisse aux profanes, les gens du pays y trouvent un agrément tout particulier ; les conducteurs mettent leur fierté à ce que leurs chars chantent bien, comme ils disent ; pour moi, quoique étranger, je l’avoue, cette étrange mélopée n’était point du tout sans charme et j’aimais entendre aux approches du soir, dans le calme des longues après-midi d’été, le frottement des essieux dont la plainte éternelle accompagnait ma marche.

La majeure partie des terres en Vizcaye sont travaillées et exploitées par des colons, mais on peut dire qu’elles leur appartiennent autant qu’au propriétaire lui-même ; en effet, la famille du colon se perpétue de père en fils dans la ferme au même titre que la famille du maître dans la propriété, et il n’est pas d’exemple que par caprice ou par intérêt celui-ci ait jamais pensé à revendiquer la plénitude de son droit ; bien plus, quand le fermier marie une fille unique, il est convenu que le gendre prendra dans la maison la suite du beau-père, cela fait partie de la dot. Aussi le paysan donne-t-il sans marchander toutes ses sueurs à la terre et s’y intéresse comme à son bien ; en même temps, il s’habitue à voir dans son maître un protecteur, un conseiller et un ami. Jusqu’où va cette entente si rare entre le riche et le pauvre, combien grande est la générosité de l’un, l’obéissance.et le dévoûment de l’autre, je ne l’ai compris nulle part mieux qu’à Marquina. Neveu et digne héritier du comte de Peñaflorida, sur ce joli domaine de Munibe dont la demeure seigneuriale avec son vaste écusson voilé de noir rappelle la perte récente de l’homme aussi éclairé que bienfaisant qui l’a quittée pour toujours, don José Antonio de Gortazar s’est attaché à continuer les traditions de son illustre famille. Jeune, riche, entouré de charmans enfans, adoré des siens, il n’a pas besoin de commander pour être obéi ; nul plus que lui n’est disposé à faire bon marché de sa fortune ou de son rang, mais nul n’est maître à son égal de toutes les volontés, de tous les dévoûmens : c’est le gouvernement consenti des humbles par le plus fort et le meilleur. Lui-même, avec une entière bonne grâce, me fournissait tous les détails sur cette discipline patriarcale si fort éloignée des habitudes de notre société impatiente et troublée. « Ici, me disait-il, à Munibe, de mémoire d’homme on n’a point augmenté le prix des fermages ; le paysan paie aujourd’hui la même redevance que payait son bisaïeul, il y a tantôt cent ans ; c’est que nos fermiers ne sont plus pour nous des étrangers, ce sont plutôt des membres de la famille agrandie : nous nous intéressons à leur bonheur, à leur bien-être ; nous regarderions comme une méchante action de mettre à profit leurs labeurs. A tout prendre, notre calcul n’est pas si mauvais qu’il en a l’air ; ce que nous perdons en argent comptant nous est rendu en reconnaissance et en affection. Et ne croyez pas que notre conduite soit une exception : sans sortir de Marquina, je voudrais vous montrer vingt maisons où le maître entend comme moi l’administration de ses biens. Cependant à Madrid, dans les chambres, dans les cafés, dans la presse, on nous accuse de peser sur le peuple, on nous traite de seigneurs féodaux. Ne savent-ils pas, ceux qui parlent ainsi, que le Vizcaye est le pays le plus démocratique du monde ? Ignorent-ils que la liberté est le fondement de nos lois ? Ont-ils oublié qu’ici le pâtre ou le laboureur a droit comme un autre à ses quartiers de noblesse et qu’en revanche les plus hauts barons n’ont jamais dédaigné de travailler et de faire fructifier leurs biens ? Dans un petit bois de noyers et de châtaigniers une tour portant un écu d’armes sculpté au-dessus de la porte, tout auprès, au bord du ruisseau, une forge et un moulin, voilà quel était le type des principales maisons du pays ; et cette forge, ce moulin, exploités par le maître en personne, lui fournissaient la meilleure part de son revenu ; il n’était que le premier de ses ouvriers et ne craignait point de se montrer les mains rougies par le minerai de fer ou noires de charbon. Depuis la dernière guerre civile, tuées par les hauts-fourneaux étrangers, ces petites forges se sont éteintes une à une, et il n’en reste plus que des ruines désertes, croulant dans tous les ruisseaux. Mais que nous voulions braver la concurrence, — et la chose nous est facile, grâce aux ressources inépuisables de notre sol, — que nous sachions appliquer à notre usage les nombreux perfectionnemens de l’industrie moderne, alors nous reprendrons, non sans fruit, s’il plaît à Dieu, notre bon vieux métier de mineurs et de forgerons ! Avouez cependant, ajouta don José avec un fin sourire, que pour des seigneurs féodaux, nous témoignons là des aspirations bien vulgaires et des sentimens bien mesquins ! »

Toutes ces villes de l’intérieur, Marquina, Elorrio, Durango, ont entre elles un air d’affinité. Bâties à peu près à la même époque et dans les mêmes circonstances, destinées à fournir un refuge aux cultivateurs contre les violences et les déprédations de trop puissans voisins, elles ont beaucoup gardé de leur physionomie moyen âge. Voilà bien toujours ces quatre ou cinq rues se coupant exactement à angles droits, ces anciennes portes vides de leurs herses, ces larges murailles percées de fenêtres et transformées en habitations qui sont comme la transition entre le nid de l’hirondelle et la demeure de l’homme, ces maisons lourdes et carrées, véritables forteresses dont les pierres portent encore les traces de l’incendie qui les a tant de fois léchées, et toujours aussi cette population saine, forte, ardente au travail et au plaisir, ces garçons aux bras vigoureux, ces belles filles aux longues tresses ; toujours ces campagnes arrosées d’eaux courantes, ces longues vallées verdoyantes où les champs de maïs alternent avec les pâturages et les bois ; puis çà et là, mornes et solitaires, d’antiques manoirs aux noms sonores, aux curieuses légendes. Telle est, sur le territoire d’Abadiano, dans une plaine fertile, cette tour de Muncharáz qui eut jadis pour châtelaine une fille de roi, l’infante de Navarre, dona Urraca, épouse de très noble homme Pedro Ruiz de Muncharáz ; la porte est de cœur de chêne recouvert d’une couche de fer renforcée de gros clous et de barres de même métal, et par-dessus, sur un écu de pierre, se lit la fière devise : Aqui biben y bibieron, con la honra y fama que tubieron, « c’est ici qu’ils vivent et ont vécu, gardant leur honneur et leur renommée. » Les salles du haut, soutenues par des poutres colossales, les fenêtres étroites établies dans l’épaisseur des murs méritent aussi l’attention ; mais rien de cela ne vaut encore la sombre tour d’Echeburu. Perchée comme l’aire d’un oiseau de proie, cette forteresse occupe, non loin de Durango, au creux d’une gorge étroite, la pointe d’un roc isolé qui s’ouvre au-dessous d’elle en manière de caverne ; son origine serait due aux Romains : les Goths d’Ataulf la détruisirent ; relevée et renversée de nouveau, elle date, dans sa forme actuelle, de la fin du XVe siècle, et sa silhouette noire se détache admirablement sur le fond blanchâtre des roches environnantes. Le lierre, les ronces, la vigne vierge, toutes les plantes pariétaires ont tapissé un de ses côtés et grimpé jusqu’au faîte. Quand je passai par là, un homme armé d’un maillet de fer s’occupait à détacher des blocs énormes de la roche creuse sur laquelle la tour est bâtie, et les débitait ensuite en petits morceaux. Cette roche est en effet de nature calcaire et donne à tous les voisins une chaux excellente ; déjà elle m’a paru fortement entamée, car l’exploitation remonte à bien des années, et l’on peut prévoir le jour où elle cédera tout à fait, entraînant après elle les fondemens de l’historique castel qui depuis près de vingt siècles monte la garde à son sommet.


III

Après tant de vieilles cités, toutes couvertes encore de la poudre du passé, je fus heureux de retrouver dans Bilbao une ville vraiment moderne par son aspect, par son animation, par ses édifices. Quoique fondée, elle aussi, vers la fin du XIIIe siècle, elle a subi une série de transformations qui ont modifié complètement son caractère primitif, et sauf le vieux pont de pierre à trois arches inégales et l’église voisine de San-Antonio-Abad qui composent ensemble les armes de la cité, ou bien encore la basilique gothique de Santiago qui existait bien avant elle, on aurait peine à y relever un monument de quelque valeur. Aussi bien Bilbao peut s’en passer. Ses rues nettes et bien tracées, pavées en cailloux, forment l’éventail et remplissent tout l’espace compris par la courbe que suit la rive droite du Nervion. Cette disposition heureuse la met de tous côtés en rapport avec le fleuve qui est navigable jusqu’au Puente Viejo, c’est-à-dire jusqu’à l’extrémité méridionale de la ville. Le port proprement dit s’étend de ce point au môle de Portugalete, sur une longueur de plus de 11 kilomètres ; de très bonne heure, il avait acquis une importance considérable, et de grands travaux furent faits pour l’améliorer. Tout d’abord, au XVIe siècle, un système de digues est construit aux frais de la casa de contratacion ou chambre de commerce de Bilbao. Plus tard, en 1712, on met à exécution le gigantesque et coûteux projet de canalisation du cours du Nervion. Malheureusement les travaux n’ont pas été poursuivis depuis avec la méthode ou l’énergie nécessaire. La passe va s’obstruant chaque jour, et les navires de fort tonnage sont obligés de s’arrêter en avant de Portugalete. Néanmoins le port est fort animé ; en 1872, le chiffre des navires, tant nationaux qu’étrangers, a été de 2,419 à l’entrée et de 2,369 à la sortie ; pour sa part, Bilbao, avec une population qui n’atteint pas 20,000 âmes, compte près de 900 bâtimens inscrits, sans parler des menues barques. Les quais, que longent de magnifiques allées d’arbres, s’étendant à perte de vue, sont encombrés de fûts, de sacs et de ballots. Pour voiturer les marchandises, les gens du pays se servent communément d’une sorte de traîneau tiré par une paire de bœufs et composé de deux madriers parallèles que relient entre eux de courtes traverses : on l’appelle narria ; mais, comme le frottement du bois sur le pavé risquerait de l’enflammer, un petit baril, placé sur le devant de la machine, laisse tomber goutte à goutte l’eau dont il est rempli et qui sans cesse humecte les madriers. Les femmes, elles aussi, prennent part aux travaux du port : il semble même que les plus rudes leur soient réservés ; les unes, dans de grands paniers, transportent le charbon ou le minerai, les autres, coiffées d’un vaste chapeau de paille, une grosse corde passée en travers des reins, remorquent péniblement les bateaux. Vers le soir, à mesure que s’apaise le mouvement du port, commence une agitation d’un nouveau genre ; les promenades avoisinantes, celle de l’Arenal surtout, si ombreuse et si vaste, sont littéralement envahies par des bandes tapageuses de petites filles et de petits garçons. Que d’enfans ! Je ne me souviens pas d’en avoir jamais tant vu. Dans certaines provinces de l’intérieur, à Tolède par exemple, la vieille cité impériale, fauve amas de décombres d’où la vie semble bannie pour toujours, j’avais cherché en vain cette gaîté que répand dans les rues et sur les promenades la sortie des écoles ; les familles y sont stériles, les maisons sans enfans. Ici au contraire c’est une fécondité, une exubérance de sève qui vous jette dans les jambes à chaque pas une envolée de lutins frais et roses : tout ce petit monde crie, court, saute, se poursuit, tombe et se relève ; les rondes se forment, et les parties de paume s’organisent sous les yeux des parens, heureux de cette joie.

En raison même de sa position au centre d’une petite plaine dominée de trois côtés par de hautes montagnes, Bilbao en temps de guerre se trouve toujours exposée. Du mois de juin 1835 au mois de décembre 1836, assiégée à trois reprises par les armées du prétendant Carlos V, elle repoussa toutes les attaques avec un héroïsme qui lui valut du gouvernement de la reine Isabelle le titre de très noble, très loyale et invincible cité. De nos jours, les carlistes eussent gagné à sa possession, en même temps qu’une capitale de premier ordre et une base solide d’opérations, une garantie devenue nécessaire pour leurs emprunts à l’étranger. Le 29 décembre 1873, on sut à Bilbao que le passage du fleuve venait d’être coupé à quelque distance avec les chaînes d’un chemin de fer aérien qui servait naguère au transport du minerai ; depuis plusieurs mois déjà, la circulation était interrompue sur la voie ferrée. Sans perdre de temps, les carlistes ouvrirent un feu très vif sur Portugalete, qui, coupé lui-même de ses communications avec la mer, dut capituler ; deux détachemens de troupes, postés en observation entre Portugalete et Bilbao, eurent le même sort : le siège allait sérieusement commencer. Les fortifications, mises en état dès le début de l’été, consistaient en trois forts détachés et huit batteries : tous ces ouvrages étaient par malheur beaucoup trop proches de la place ; la garnison se composait de deux régimens de ligne et d’un petit nombre de soldats des autres armes, plus 400 hommes choisis de garde forale ; les bourgeois de la ville formèrent un bataillon de milice qui, comme il arrive en pareil cas, ne tarda pas à jouer dans la défense le rôle le plus important. Du reste, toute la population, dévouée de longue date aux idées libérales, était décidée à une énergique résistance. Une première tentative faite, par Moriones pour débloquer la place du côté de la mer avait misérablement échoué. Pendant ce temps, les carlistes élevaient au-dessus de la ville leurs batteries de bombardement. Leurs principaux chefs étaient Andechaga et le marquis de Valdespina : l’un vieillard convaincu, austère, vétéran de l’ancienne guerre, devenu impitoyable avec l’âge, l’autre, bien connu à Bilbao, où il avait habité longtemps, honnête lui aussi, énergique, mais tête faible, et joignant à une surdité devenue légendaire une déplorable exaltation d’esprit. Le bombardement commença le 21 février et se poursuivit près d’un mois et demi avec une extrême vigueur. Non contens de cribler la ville de bombes et d’obus, les assiègeans entretenaient autour d’elle une fusillade ininterrompue. Les libéraux répondaient de leur mieux : successivement ils avaient appris, de la bouche même de leurs adversaires, que Moriones, accouru de nouveau, avait été arrêté le 25 février devant San-Pedro-Abanto, puis qu’un mois après, jour pour jour, dans cette même vallée de Somorrostro, le maréchal Serrano, à son tour, avait éprouvé un cruel échec ; les provisions s’épuisaient, on en était réduit au pain de fèves et à la viande de cheval : les cartouches mêmes allaient manquer. C’est alors qu’un messager du dehors, trompant la surveillance de l’assiégeant, parvint à s’introduire dans la place : il apportait l’annonce d’une prochaine délivrance, et en effet le maréchal Concha, avec une armée de 20,000 hommes, en grande partie composée de gardes civils et de carabiniers, se préparait à prendre à revers par Valmaseda la gauche des ennemis, tandis que Serrano immobilisait leur centre et leur droite. L’opération réussit presque sans combat, et, pour n’être pas coupés dans leur ligne de retraite, pendant la nuit du 1er mai, après avoir jusqu’au dernier moment fait feu de toutes leurs batteries, les carlistes se décidèrent à lever le siège. Le même jour, les deux généraux libérateurs faisaient ; leur entrée dans la ville : ce triomphe coïncidait avec une des fêtes nationales les plus populaires de l’Espagne, celle du Dos de mayo ; l’enthousiasme fut immense dans le pays.

J’avais fait la connaissance à Bilbao d’un des hommes les plus distingués et les plus instruits de la ville. Imprimeur de son état, don Juan Delmas avait compris le métier à la façon des grands travailleurs du XVIe siècle, les Alde, les Estienne, Il était fou d’antiquités, ami de tous les arts, très curieux surtout des choses de son pays, sur lequel il avait réuni des documens fort précieux qu’il se proposait de mettre en œuvre. Il avait même publié déjà un Guide pittoresque de la Vizcaye, livre intéressant et fort bien écrit. Après trente ans de persévérance et d’efforts, sa fortune faite, il allait se retirer des affaires quand la guerre civile était venue renverser l’édifice laborieusement élevé de toute sa vie. Dès le premier jour, il m’avait témoigné une confiance dont je ne saurais lui être trop reconnaissant, et comme je l’interrogeais : « C’est une douloureuse histoire que vous me demandez là, dit-il, hésitant à s’engager sur la pente de ses souvenirs. J’ai dans ma jeunesse vécu à Paris ; je suivais les cours de la Sorbonne, précisément avec Valdespina, un peu plus âgé que moi ; nous étions tous deux des auditeurs assidus de M. Villemain ; en même temps j’étudiais dans les ateliers de vos peintres les plus connus. Plus tard je voyageai beaucoup pour mes affaires, je visitai la plus grande partie de l’Europe, mais, toujours fidèle aux beaux-arts et à l’amour du sol natal ; je pus réunir ainsi, dans les Flandres principalement, outre une collection complète d’œuvres des maîtres de l’école espagnole, une foule de livres et d’objets intéressant l’histoire de l’Espagne ou du pays basque. Avec cela, mon commerce prospérait, l’âge et la fortune m’étaient venus à la fois ; je résolus de me faire construire un château ; est-ce bien pour moi qu’il faut dire ? Moi-même j’en dessinai le plan ; toutes mes collections y trouvaient place dans des salles aménagées, ornées, ajourées tout exprès. Ici les bijoux et les médailles, plus loin les aquarelles et les dessins ; ailleurs encore les tableaux. Bien des musées eussent fait triste figure à côté du mien ; mais ma bibliothèque était mon plus beau joyau ; pensez donc : 6,000 volumes, tous rares et longuement cherchés ; là-dessus 142 incunables ; les Décrétates de Venise, avec la date de 1477, sorties des presses de Jenson ; les 53 chroniques d’Espagne, imprimées en lettres gothiques à deux couleurs par Juan del Cano, à Médina del Campo, sur l’ordre de la grande Isabelle ; le Très heureux voyage du roi Philippe II dans les terres basses d’Allemagne, par le père Estrella ; le récit de l’expédition d’El Cano, par un de ses compagnons, volume écrit en espagnol et imprimé à La Rochelle en 1507. Combien d’autres encore ! Puis un grand nombre de manuscrits inédits : le Livre de Lope Garcia de Salazar, la Chronique de la maison de Vizcaye, par Padilla, une Chronique du Guipuzcoa, par le bachelier Zaldivia… Mon rêve était de me retirer définitivement du commerce, d’aller jouir en paix de mes trésors ; je m’étais promis de publier plus de trente volumes de documens curieux sur le Señorio, avec des notes de ma main auxquelles j’avais travaillé toute ma vie ; c’eût été mon œuvre à moi, un hommage rendu à mes concitoyens, en même temps qu’une marque durable de mon passage ici-bas. En attendant, j’étais heureux, je ne me connaissais que des amis : on se disputait bien un peu entre antiquaires sur quelque point douteux d’histoire, sur une étymologie, sur un mot, mais cela si courtoisement, et toujours à la plus grande gloire de la nationalité euskarienne !

« Le marquis de Valdespina était des nôtres, il s’occupait lui aussi des choses de Vizcaye. La guerre vint, puis le siège. Ma famille a toujours été connue pour ses opinions libérales ; je fis mon devoir comme les autres et j’entrai dans les rangs de la milice nationale, j’eus alors occasion, sur les remparts, d’aider moi-même à pointer les pièces contre mes maisons des faubourgs. Jusque-là je ne me plaignais point, je ne pensais qu’à la patrie ; mais le 15 mars au matin, — je n’ai pas oublié la date, — quand je vis les flammes s’élever de certain côté où je ne portais jamais les yeux qu’en tremblant, quand je compris que mon château brûlait à son tour, allumé par le vandalisme et l’ignorance des assiégeans, mon cœur faiblit, je l’avoue, et ce que je pleurais, croyez-le bien, ce n’était point l’édifice en lui-même, les sacrifices, les satisfactions, les longs espoirs réalisés qu’il représentait à mes yeux, c’était ce qu’il contenait, tant de belles choses, tant de chefs-d’œuvre uniques ravis à ma patrie, à l’humanité, à tout jamais perdus, anéantis. Quelques objets en effet ont été volés, dispersés, mais la meilleure partie a péri dans les flammes.

« Pendant le siège, mes maisons de ville n’avaient guère moins souffert que mes maisons des champs ; celle où j’habitais avec ma famille avait reçu pour sa part vingt-deux bombes. Mais ces épreuves ne suffisaient pas ! La guerre m’a ravi deux de mes beaux-frères, l’un lieutenant-colonel d’artillerie, tué à Somorrostro, l’autre arrêté par les carlistes et fusillé. Épuisées par les fatigues et les émotions du siège, ma femme, la compagne de toute ma vie, et une de mes filles moururent bientôt après. Croyez-vous pas que la mesure soit comble et mon malheur assez complet ? Comme patriote, comme époux, comme père, dans mes sentimens, mes affections, mes intérêts et mes goûts, dans toutes les parties les plus vivantes de mon être j’ai été frappé ; en moins de deux ans, j’ai connu les limites de ce qu’il est permis à l’homme de souffrir. Aussi maintenant ma vie est sans but, et parfois, quand je suis seul, je me surprends à pleurer. Que faire ? où me tourner ? à quoi me reprendre ? Je ne crois pas être un lâche ; mais, je vous le déclare, si je n’avais pas des enfans encore, s’il ne me restait pas encore des devoirs à remplir, vraiment l’existence me serait odieuse ! »

L’excellent homme, en me parlant, avait des larmes dans les yeux. Certes, nous aussi nous avons connu la guerre et ses horreurs ; j’ai vu à Paris même bien des gens que je respectais pleurer sur leurs espérances et leurs affections détruites ; nos collections, nos objets, d’art ont été pillés, nos livres lacérés, nos villas livrées aux flammes, tandis que ceux que nous aimions tombaient sous les balles et les obus de l’ennemi ; mais jusqu’à ce jour, non, jamais je n’ai rencontré un deuil plus poignant, un désespoir plus profond que celui de ce père, de cet artiste doublement victime de ses compatriotes, de ses compagnons d’autrefois !

Bilbao est de fait la ville la plus peuplée, la plus florissante de la province ; depuis un siècle et demi, la députation et les autorités supérieures y ont leur résidence, c’est chez elle que se trouvent les principaux monumens d’utilité publique : banque, hospices, écoles et collège. Néanmoins, en vertu du principe de l’égalité forale, qui ne reconnaît à aucune ville le titre-de capitale, politiquement parlant elle ne se distingue en rien de la moindre commune du Señorio, et, dans les juntes générales tenues à Guernica, elle n’a droit, elle aussi, qu’à deux représentans. Le territoire de la Vizcaye se divise, au point de vue administratif, en : 1 cité, Orduña ; 20 villes, dont Bilbao ; 88 anteiglesias, 5 vallées et 12 conseils. Antérieures à ! a fondation des villes, jouissant d’exemptions et de lois différentes, les anteiglesias sont proprement les localités où la population est moins nombreuse et plus dispersée, quoique plusieurs à la longue aient fini par prendre l’apparence de véritables villes. La coutume qu’avaient autrefois les habitans de se réunir les dimanches, après la grand’messe, devant l’église pour y traiter de leurs affaires particulières et de rédiger les accords qui s’y prenaient, en commençant toujours par les mots : Ante la iglesia de…, donna origine à ce nom bizarre. Dans une foule d’endroits, à Gatica, à Abadiano, existent encore, sous la galerie couverte de l’église, la table et le banc de pierre où s’asseyait le conseil. Les villes furent fondées successivement sur des terrains qui avaient appartenu aux anteiglesias ; pour favoriser leur développement, les rois leur faisaient sans cesse les concessions les plus larges. De là vint, au XVe siècle, un soulèvement furieux des communes rurales qui, bon gré, mal gré, les forcèrent à rentrer dans de plus étroites limites ; c’est ainsi que Bilbao est restée réduite au territoire qu’elle occupe aujourd’hui, serrée de tous côtés par ses trois voisines de Deusto, d’Abando et de Begoña. Celle-ci surtout, maîtresse des hauteurs qui à l’est dominent la ville, semble nourrir encore de vieilles rancunes. Du petit plateau qu’occupe l’église de Begoña, l’œil embrasse d’un même coup toute la vallée du Nervion ou Ibaizabal, « la large rivière, » pour parler comme les Basques ; à droite et à gauche, reculant par échelons, des collines vertes piquées de murs blancs et de toits bruns ; dans le bas, le cours du fleuve qui brille au soleil comme une longue coulée de métal en fusion, et plus près, tout au bord de l’eau, aussi pressées qu’un troupeau de brebis qui vont à l’abreuvoir, les mille maisons de Bilbao. Cette église, dont le clocher pour la seconde fois vient d’être démoli par les obus carlistes, est un lieu fameux de pèlerinage : placée sous l’invocation de Notre-Dame de l’Assomption, elle possède une image miraculeuse de la Vierge, très vénérée des matelots, et qui fut trouvée, dit-on, dans l’intérieur d’un vieux chêne, à la place même où s’élève le maître-autel.

Les légendes abondent dans le pays, écloses naturellement de l’inspiration populaire et de ce mélange d’imagination et de foi qui fait le fond du caractère basque. En voici une, toujours au sujet de l’église, et que je veux reproduire telle qu’on me l’a contée : « C’était vers le commencement du XVIe siècle ; on s’occupait de rebâtir le très ancien sanctuaire de Notre-Dame de Begoña, et la voûte ne couvrait encore que la seule partie de l’abside, quand un des ouvriers qui travaillait à la construction du temple eut l’idée de voler les bijoux de la Vierge : l’image de la madone était déjà placée sur l’autel. Une nuit, l’homme grimpa par une échelle jusqu’au haut du mur, et apercevant, à la sourde lueur de la lampe qu’il tenait à la main, l’éclat de l’or et des pierreries, il sentit grandir dans son cœur son criminel désir. Il descendit prudemment à l’intérieur de la nef, monta sur l’autel et commença par dépouiller la Vierge de tous ses bijoux ; mais au moment où il enlevait aussi la petite couronne d’or de l’enfant Jésus, la sainte Vierge lui saisit le bras comme pour l’arrêter. Épouvanté de ce prodige, il laissa là ce qu’il avait pris et renonça à son dessein ; déjà il était remonté sur le mur et s’apprêtait à partir, quand, à la vue des pierreries qui étincelaient plus que jamais dans l’obscurité, il se sentit mordu d’un regret, il s’accusa de fausse terreur, il se dit qu’il avait été le jouet d’une illusion, que la Vierge ne l’avait point saisi par le bras, que ses vêtemens sans doute s’étaient accrochés à l’un des bras de la statue ; il descendit de nouveau et accomplit son vol, à l’exception toutefois de la petite couronne d’or, qu’il n’osa prendre. Puis il se dirigea vers Bilbao, où il voulait rentrer ; mais, comme il arrivait à l’humilladero ou petit ermitage du Christ, un troupeau de boucs sortit à sa rencontre et lui barra le passage. Il se dirigea alors vers le bourg de Tránco, à l’ouest, et de tout côté il trouva un bois si touffu, que là encore il lui fut impossible de passer. Il monta au sommet de la cordillère d’Archanda, et à l’endroit dit Meazabal, qu’on appelle aujourd’hui Santo-Domingo, à cause d’un ermitage fondé par saint Vincent-Ferrer au XVe siècle, il vit venir au-devant de lui une troupe de taureaux qui le chargèrent furieusement. Il descendit de la montagne jusqu’à dépasser un peu la hauteur d’Artágan, celle même qui domine le sanctuaire de Begoña et dont le nom basque signifie « le haut de la Chesnaie, » par allusion aux chênes qui le couvraient alors ; puis il tira vers le bourg de l’est, appelé Ocharcoága, a lieu où abondent les loups. » Mais en approchant du bois de Palátu-Zugasti, sur le bord du fleuve, il se heurta à un géant qui, armé d’une épée étincelante, lui coupait la route. De guerre lasse, il se réfugia dans le bois, déjà contrit et repentant de son crime, et en ce moment commencèrent à sonner à toute volée les cloches de Begpña qui, jusqu’à ce que le clocher fût construit, étaient suspendues aux branches d’un chêne devant la porte du nouveau temple. Les fieles ou magistrats des deux quartiers de Tránco et d’Ocharcoága accoururent au bruit, suivis de tous les habitans, et, voyant que les cloches sonnaient toutes seules sans que personne, y touchât, ils jugèrent qu’il se passait là quelque chose de grave. Bientôt ils s’aperçurent que la Vierge avait été dépouillée de ses joyaux, et sans plus tarder ils allaient se mettre en quête du sacrilège, chacun de son côté, quand celui-ci de lui-même s’offrit à eux, confessa son crime et rendit les bijoux. On le condamna à la peine de mort, qu’il subit sur la colline de Larriagaburu, nom qui signifie « mont des angoisses, » parce que c’est là qu’avaient lieu les exécutions. Pourtant, avant de mourir, le coupable supplia qu’on voulût bien l’enterrer dans le temple qu’il avait criminellement profané. Cette dernière grâce lui fut accordée à cause de son repentir, qui semblait sincère, et on creusa sa tombe en dessous de la chaire. Vingt ans après on fouilla à la même place pour y déposer un autre cadavre. Le corps du sacrilège était complètement réduit en poussière, seul le bras droit qu’avait touché la Vierge était demeuré intact. »


IV

Tous les agriculteurs savent que les terrains montagneux comme celui de la Vizcaye produisent en proportion de leur base et non de leur superficie. Or la Vizcaye, comme base, ne mesure pas plus de 60 lieues carrées ; encore pour les deux tiers, le sol est-il formé de roches stériles ou d’une terre maigre presque aussi ingrate que le roc. L’agriculture y fut donc presque nulle au moyen âge, et les habitans ne s’occupaient guère que de la marine et de l’industrie du fer, point de maïs, car cette plante, dont la végétation superbe, trahit une origine exotique, et qui maintenant est si bien entrée dans l’alimentation du peuple espagnol qu’on l’appelle parfois blé d’Espagne, fut introduite d’Amérique en Europe il y a trois siècles et demi seulement ; point de blé non plus, on faisait venir celui dont on avait besoin de France et d’Andalousie. Une ferme ou caserio se composait uniquement d’un champ de pommiers dont les fruits donnaient le cidre, et entre lesquels le paysan semait l’avoine et le seigle, plus une certaine étendue de bois dans la montagne pour le pacage des bestiaux et l’exploitation du charbon. C’était le temps où l’on disait en Castille d’un seigneur de Vizcaye : « Don Lope de Vizcayen, — riche de pommes, — pauvre de pain et de vin. » Dans ces conditions, une disette était toujours à craindre, et les lois forales, de même que les archives du Señorio et des communes, témoignent de la préoccupation constante et de l’embarras des autorités pour arriver à réunir les subsistances nécessaires. Pourtant, il y a cent ans, d’après les calculs d’Ituriza dans son Histoire générale de Vizcaye, encore inédite, la récolte s’élevait annuellement à 200,000 fanègues de blé, et 400,000 de maïs, ce qui était déjà une ressource importante pour une population montant à peine à 100,000 âmes ; la fanègue vaut quatre de nos anciens boisseaux. Depuis lors la population a doublé, mais les récoltes se sont accrues dans une proportion plus forte encore ; la Vizcaye produit aujourd’hui annuellement 600,000 fanègues de blé, plus d’un million de maïs dont une partie s’exporte en Angleterre et en Allemagne, 80,000 de légumes secs, et elle entretient sur son territoire près de 300,000 têtes de bétail ; les pommes, les noix, les châtaignes, sont aussi d’un bon revenu ; enfin la culture de la vigne. avait déjà pris de grands développemens quand l’oïdium est venu l’arrêter. Ces résultats, vraiment prodigieux, sont dus à l’intelligence et à la puissance de travail que déploie le paysan basque dans l’aménagement de ses terres. Là-bas le sol n’a jamais de repos, et les mêmes cultures reviennent tous les deux ans. Dans les vallées orientales confinant au Guipuzcoa, l’assolement se fait de cette manière : le blé d’abord, semé en novembre, puis le navet semé en août, en même temps que le trèfle rouge ou tout autre fourrage, qui formera une prairie artificielle après la récolte du navet, enfin le maïs, pour lequel le sol est encore plus soigneusement retourné que pour le blé, qui lui succédera immédiatement au retour de la période. De l’autre côté du Señorio, dans les Encartaciones, la principale récolte est celle du maïs, alternant avec le blé sur une partie plus ou moins grande du sol.

Toutefois, à cause de l’étendue toujours fort minime du terrain cultivable, si désormais la Vizcaye est assurée de suffire aux besoins de ses habitans, elle ne peut lutter avec des pays plus favorisés sous ce rapport, ni trouver dans l’agriculture beaucoup d’élémens de profit. Sa vraie richesse, sa vraie force dans l’avenir, c’est ce trésor de mines inépuisables « qui fut toujours, selon l’expression d’un de nos plus savans géographes, d’une certaine importance économique, mais qui ne peut manquer de lui assurer bientôt un rôle très considérable dans l’industrie du monde. » Le fer se rencontre partout en Viscaye, et les endroits ne se comptent plus qui furent ou sont encore exploités ; mais les mines les plus importantes sont celles d’Ollargan, à l’est de Bilbao, et surtout celles de Triano, dans les Encartaciones, célèbres déjà du temps des Romains. Pline l’Ancien dit textuellement : « De tous les métaux, le minerai de fer est le plus abondant. Sur la côte de Cantabrie, il y a une montagne haute et escarpée, qui, chose incroyable à dire, est toute de cette matière. » En 1873, rien que sur ce point, près de 3,000 ouvriers étaient employés journellement aux travaux des mines, et la quantité du minerai extrait a dépassé 400,000 tonnes. Dès maintenant, on peut dire que Bilbao est destiné à devenir, bien avant Barcelone, pour le mouvement et l’importance du tonnage, le premier port de la Péninsule. C’est en effet l’exportation du minerai qui entre dans les chiffres du commerce bilbaïen pour la somme la plus élevée.

Il n’est pas de promenade plus agréable que celle de Bilbao à la mer, sur un de ces vapeurs si coquets qui, toutes les heures, se détachent du quai de l’Arenal, et vous emportent vers Portugalete. Le mouillage des navires, l’appareillage, les opérations multiples du chargement, le va-et-vient des petites barques qui aident au transport des marchandises et des passagers, tout cela met sur le fleuve un mouvement continu. Durant le parcours, on croise une foule de bâtimens, différens de couleur, de gréement et de pavillon, accotés les uns à la rive, les autres, par groupes de deux ou trois, ancrés dans le lit du fleuve, d’autres passant à pleines voiles ou à toute vapeur. Les rives des deux côtés s’allongent vertes et riantes, légèrement montueuses, coupées par de petits murs blancs qui tracent la limite des parcs et des jardins ; dans le fond, tout empanachées d’une lourde fumée noire qui fait en s’écartant une immense tache dans l’azur du ciel, surgissent hautes et noires les cheminées sans nombre de la fonderie du Désert. Enfin le fleuve s’élargit, les rives s’écartent à l’infini ; en face, un moutonnement du flot indique la présence de la barre ; voici à gauche Portugalete avec sa longue jetée, ses maisons en étage, et là-haut, perçant à l’horizon, reconnaissable à sa forme conique qui fait penser à un volcan éteint, la montagne de Sarantes. Cette montagne sert de guide aux marins en mer pour reconnaître l’entrée du port ; c’est elle qu’ils aperçoivent la première en rentrant au pays, souvent après des années d’absence, et, si le proverbe dit vrai, « le Sarantes à lui seul a fait verser plus de larmes de joie que l’Ibaizabal ne roule de gouttes d’eau dans son lit. »

J’avais beaucoup entendu parler de Portugalete comme d’une jolie ville et d’une station d’été des plus recherchées par les habitans de l’intérieur ; aujourd’hui il serait fort difficile de se rendre compte de ses mérites, tant la guerre, le bombardement, le séjour et le passage des armées, lui ont causé du dommage ; ses faubourgs sont dévastés, ses rues défoncées, ses maisons, son église, trouées par les bombes : seule sa plage lui reste, et cette magnifique situation en vue de la mer. Au surplus, en venant à Portugalete, mon but n’était pas d’y demeurer longtemps : j’avais hâte de visiter les mines fameuses des environs. Deux exploitations principales sont actuellement en activité : celle de Triano, appelée aussi de Somorrostro du nom de la vallée qui l’avoisine, — c’est elle qui fournit le minerai le plus estimé et le plus abondant, — celle de Galdámes, située plus avant dans l’intérieur et fort riche également ; des chemins de fer les relient, la première au Nervion, à l’endroit nommé le Désert, et la seconde à Sestao. De plus trois nouvelles lignes appartenant à des compagnies différentes et destinées à desservir les gisemens voisins sont en construction : les travaux, arrêtés quelque temps par la guerre, ont été repris sans retard ; toutes trois doivent aboutir au fleuve par Luchana ou les environs. Citons encore pour mémoire le tramway aérien du système Hodgson, où des wagonets roulent suspendus le long d’un câble de fer. Bref les moyens de transport sont calculés pour enlever chaque année de la mine plus de 2 millions de tonnes. Sur ce champ de bataille du travail et du progrès, l’Espagne, l’Allemagne, la France sont représentées ; mais c’est encore l’Angleterre qui tient le premier rang : quatre des compagnies sur six ont été créées par des fonds anglais en tout ou en partie. D’ailleurs, il faut bien le dire, ce développement subit de l’industrie minière n’aura pas été sans porter un certain désordre dans le pays. Autrefois, en vertu du fuero, chacun avait droit de puiser aux mines quand et comme il voulait, elles appartenaient de pleine autorité à leurs maîtres directs, particuliers ou municipes. Peu à peu, sous certains prétextes plus ou moins spécieux, l’état s’en est emparé pour les vendre ; il promettait bien aux possesseurs dont il usurpait les terrains un tant pour cent sur le prix, mais les indemnités convenues n’ont point été payées. De plus, aux termes de la loi nouvelle du 29 décembre 1868, il suffit qu’une personne, à tort ou à raison, dénonce la première votre propriété comme terrain minier, pour que par cela même elle soit autorisée à se la faire concéder. Sans doute la loi fait ici une distinction entre le sol, sur lequel le propriétaire conserve toujours ses droits, et le sous-sol, lieu de gisement des substances métallifères, qui en principe appartient à l’état, avec liberté pour lui de le conserver ou de l’aliéner. Mais, si jadis, à cause des moyens tout primitifs dont disposait l’industrie, le minerai le plus facile à fondre était seul exploité, s’il fallait, à sa recherche, creuser des galeries souterraines qui montaient et descendaient avec le filon, aujourd’hui l’emploi des hauts-fourneaux permet d’utiliser la moindre parcelle de fer : les travailleurs entament la couche à niveau et la débitent progressivement ; que devient alors cette distinction entre le sous-sol appartenant à l’état et le sol réservé au propriétaire ? Après déclaration d’utilité publique, il est procédé par voie de justice à l’expropriation moyennant une indemnité correspondante. Eh bien, nulle injustice n’est plus flagrante. A supposer en effet que cette indemnité paie exactement la valeur vénale du terrain superficiel, paiera-t-elle au possesseur les souvenirs, les traditions, les affections qui s’y rattachent ? Le même cas, à la vérité, peut se représenter ailleurs quand il s’agit d’une rue ou de l’ouverture d’un marché ; mais est-ce que notre état social si changeant, nos habitudes de vie si troublées, ont rien de comparable avec les mœurs du pays basque, où les familles depuis un temps immémorial se continuent de père en fils sur le même terrain, où souvent le propriétaire actuel n’a pas d’autre nom que celui que son ancêtre tira jadis de l’endroit qu’il venait occuper, où, pour tout dire, il n’y a pas de terrain à acheter parce que la honte attend celui qui oserait vendre le bien patrimonial ? L’effroi fut donc grand dans toute la contrée quand, au plus fort de la folie minière, chacun put soupçonner dans le premier spéculateur venu celui qui devait le déposséder de ses biens ; la chose en arriva au point que beaucoup de propriétaires à tout hasard s’empressèrent de dénoncer eux-mêmes leur sol comme terrain minier et de payer la cote annuelle afin d’en jouir tranquilles.

C’est à Galdámes que je me rendis tout d’abord : le centre minier de ce nom est une des ramifications de la cordillère de Triano ; une compagnie anglaise en a la concession, et du fait des carlistes l’exploitation a dû chômer pendant près de deux ans. La montagne a été attaquée en plein flanc : c’est avec la poudre que l’on détache les blocs de rocher que les ouvriers ensuite brisent à coups de pic ; le minerai est alors chargé sur des wagons que la locomotive amène au milieu du chantier : la terre et les déblais sont rejetés de côté au fond de la vallée par le moyen de longs canaux de bois disposés en pente, si bien qu’on peut prévoir le jour où, la montagne ayant disparu, la vallée, elle aussi, sera complètement comblée. En somme, il n’y a que des éloges à faire aux directeurs pour le talent et l’habileté dont ils ont fait preuve : l’installation est parfaite, la discipline du chantier admirable ; ils ont apporté là cet ordre, cette propreté, ce besoin du progrès qui est vraiment la vertu anglaise. Par suite de l’affluence des ouvriers, un grand nombre de maisons se sont élevées dans ces derniers temps aux environs de la mine : ils y trouvent le coucher et la nourriture. La compagnie alors a eu l’idée de fonder un village modèle où ils seraient tout à la fois plus sainement et plus économiquement logés ; chaque appartement est disposé, soit pour un petit ménage, soit pour un groupe de célibataires.

Si l’aspect du pays basque diffère de celui des autres contrées de l’Espagne, les Encartaciones, à leur tour, semblent trancher sur le reste de la Vizcaye. De longue date, ce nom bizarre et inexpliqué sert à désigner toute la partie occidentale du Señorio depuis Bilbao jusqu’à la province de Santander. Le sol y est plus accidenté encore, les montagnes y sont plus hautes, les vallées plus étroites, les ravins plus abrupts, les torrens plus rapides, les bois plus vastes et plus touffus ; pourtant, malgré ce désordre, il se dégage de l’ensemble du paysage je ne sais quelle atmosphère de calme, quelle sérénité dont on se sent pénétré jusqu’au fond de l’être. On est tout à la fois transporté et pensif ; on voudrait trouver des mots, des couleurs nouvelles pour rendre la fraîcheur de ces prés, la limpidité de ces eaux, la pureté de cet air qui vous caresse, humide et tiède comme un baiser ; mais jamais la peinture ni la poésie elle-même ne pourront éveiller une impression aussi sincère, aussi complexe : il faut le spectacle présent, parlant tout ensemble à l’âme et aux yeux. Successivement je traversai Mercadillo, Avellaneda, Ocharan, toutes ces petites localités charmantes qu’on ne saurait distinguer l’une de l’autre tant leurs habitations sont capricieusement dispersées au flanc des collines, au bord des ruisseaux : il semble que ce soit toujours le même village qui se continue. Ici s’élève, au-dessus d’un socle de rochers, quelque vieille tour en ruines, lointain souvenir de l’époque où le district des Encartaciones servait de lice aux fratricides querelles des bandos ; là-bas, à demi masquée par un bouquet de bois, une maison d’élégante apparence ; c’est la demeure d’un Indien ; ainsi désigne-t-on d’un terme générique les gens du pays qui sont allés faire fortune aux colonies et qui de retour au village n’ont pas de plaisir plus vif que de faire participer le plus de monde possible à leur bonheur. Je passe et je remarque que partout les fenêtres sont ouvertes et les clés sur les portes ; dans les montagnes, les troupeaux paissent sans surveillance, et les fruits des champs, comme on l’a dit, n’ont pas d’autre gardien que le septième commandement du Décalogue. Valmaseda, seule de tout le district, porte le titre de ville et le justifie assez bien avec sa forte position militaire choisie, croit-on, par les Romains, son antique mur d’enceinte, ses quatre rues parallèles, ses restes de palais somptueux, ses trois ponts d’époques et de formes différentes, signes d’une importance aujourd’hui bien déchue. Puis de nouveau les caserios s’espacent tout au long de la délicieuse vallée du Cadagua, verte et fleurie comme un parterre.

Cette route m’avait ramené par Zalla et Gueñes à Galdámes, mon point de départ. Je poussai alors vers le nord, par la vallée du Somorrostro, curieux de visiter le champ de bataille de 1874. Le village de San-Juan-de-Somorrostro est situé à 3 kilomètres de la mer, sur la gauche du petit cours d’eau qui lui a donné son nom. C’est là que le maréchal Serrano avait son quartier-général le 24 mars, veille de la grande attaque. La rivière, guéable à peu près partout, faisait la ligne de démarcation des deux armées. Les carlistes, postés sur la rive droite, avaient su très habilement tirer parti des accidens du terrain. Leur droite, bien retranchée, occupait le Montano, haute crête à pentes escarpées qui se prolonge jusqu’à la mer. Leur centre dominait également la petite plaine qui s’étend, toujours sur la rive droite, en face de San-Juan-de-Somorrostro ; il s’appuyait aux villages de San-Pedro-Abanto et de Santa-Juliana, à cheval sur la route qui coupe la plaine et à son point culminant ; non contens d’avoir formé, à l’aide de murs, de haies et de fossés, un obstacle continu, les carlistes avaient renforcé cette partie de leur ligne de bataille par un ouvrage en terre, établi en avant de l’église de San-Pedro. Leur gauche enfin s’étendait sur le massif de las Cortes, et leurs tranchées couronnaient les croupes au-dessus du chemin de fer de Galdámes qui serpente à mi-côte aux flancs de la chaîne. Le maréchal Serrano ne se dissimulait pas les difficultés d’une attaque de vive force dans des conditions semblables, mais il comptait sur son artillerie infiniment supérieure à celle des carlistes. A sa gauche le mont Janeo avait reçu une forte batterie ; deux autres garnissaient le centre, la première installée sur la grande route, la seconde dans le parc du marquis de Villarias, à proximité de l’église de San-Juan et juste au-dessus du pont ; à droite enfin le mont la Bernilla était armé d’une quatrième batterie qui enfilait les tranchées de las Cortes. En même temps deux bâtimens de l’escadre libérale, embossés à peu de distance de la côte, devaient faire une diversion sur l’extrême droite de l’ennemi.

L’affaire commença le 25 mars à cinq heures du matin par le feu de toute l’artillerie. Bientôt la droite, sous les ordres de Primo de Rivera, franchit le pont de Somorrostro et se lance à l’assaut des positions de las Cortes, défendues par les bataillons du Guipuzcoa. Les libéraux occupent assez, rapidement la première ligne de tranchées que venait d’abandonner l’ennemi, incapable de tenir plus longtemps sous le tir des pièces de gros calibre, mais en arrivant sur la seconde une fusillade bien dirigée les arrête. Pendant ce temps Loma, qui commandait le centre, avait à son tour passé le pont et s’était porté par la grande route dans la direction de San-Pedro ; il enlève le hameau de las Carreras et s’y retranche, tandis que ses tirailleurs cherchent à s’avancer du côté de la redoute qui couvre le centre ennemi. Le combat continue indécis le reste de la journée. Toutes les pièces s’étaient réunies pour battre à la fois les positions de San-Pedro-Abanto ; la nuit vient mettre un terme à l’engagement. Le lendemain les troupes libérales reprennent leur mouvement en avant. Les quatre batteries avaient traversé la rivière et concentraient leur feu sur le centre ennemi. Primo de Rivera, partant des tranchées conquises le 25, suit le long du chemin de fer, défilé ainsi du feu des carlistes qui tenaient les tranchées au-dessus de la voie : ses efforts se dirigent surtout sur le hameau de Putcheta, caché dans un ravin un peu en avant de San-Pedro ; après quatre assauts successifs, les carlistes sont enfin délogés de ce poste. Au centre, Loma n’avançait guère ; les progrès n’étaient pas faciles sur ce terrain morcelé où les clôtures de toute sorte constituent un nombre infini de lignes de défense que l’assaillant doit enlever pied à pied.

L’attaque suprême eut lieu le 27 mars. Toutes les forces de l’armée y prirent part. Les batteries concentrées près de las Carreras commencent l’action par un feu terrible dirigé sur les villages de San-Pedro-Abanto et de Santa-Juliana et sur la redoute qui les couvre ; les tirailleurs entretiennent en même temps une fusillade très vive contre l’ennemi. La gauche, restée inactive pendant les deux premiers jours, est chargée de coopérer à l’attaque générale ; elle passe la rivière sur un pont de bateaux à Murquiz, se lance sur les pentes escarpées de la montagne et enlève bientôt la première ligne des tranchées carlistes. Il est une heure et demie de l’après-midi, toute la ligne de bataille est couverte de feux. Serrano croit le moment venu de prononcer vigoureusement son attaque contre le centre de ses adversaires : entraînées par leurs officiers, qui montrent une bravoure héroïque, les troupes libérales s’élancent de tous côtés à l’assaut. La grande redoute, protégée par un fossé profond et vaseux, est enfin enlevée ; un peu plus à gauche les bataillons de Loma s’emparent, après une lutte acharnée, des maisons de Murrieta, situé sur un pli de terrain, à quelques centaines de mètres de San-Pedro. Cependant les carlistes, bien abrités, continuaient à faire pleuvoir de leurs positions du centre une grêle de balles. Primo de Rivera est blessé grièvement en entraînant ses hommes et sa chute cause un instant de panique. Serrano, qui voit le danger, s’élance, suivi de ses officiers, rallie les fuyards et les ramène au feu. Quelques soldats parviennent jusqu’à l’église de San-Pedro, mais, malgré des efforts désespérés, leurs camarades ne peuvent emporter les dernières maisons du village. Serrano, à l’approche de la nuit, est obligé de donner le signal de la retraite. Les troupes se retirèrent sur les positions qu’elles occupaient dans la matinée.

Ces trois journées, la dernière surtout, avaient été très meurtrières, du moins si l’on considère le nombre relativement minime des soldats engagés et le caractère de la lutte, lutte de montagnes, d’ordinaire assez peu sanglante. Les pertes des libéraux s’élevaient à 4,000 hommes : plusieurs corps de troupes avaient été littéralement décimés. Les carlistes, de leur côté, avaient eu plus de 2,000 hommes hors de combat dont leurs deux meilleurs généraux, Ollo et Radica, blessés à mort. On sait comment, un mois plus tard, l’arrivée de Concha avec 18,000 hommes et sa marche enveloppante par Sopuerta réparèrent glorieusement cet échec en délivrant Bilbao. Deux ans après, la vallée avait repris son air paisible et riant ; des légumes verts poussaient sur les tranchées comblées. Dans les endroits cependant où la lutte avait été la plus vive, à Pucheta, à Murrieta, la plupart des maisons attendaient encore d’être reconstruites ; le sol tout autour était hérissé d’éclats d’obus, et dominant la vallée, en face de l’ermitage de Santa-Juliana, lui aussi complètement ruiné, l’église de San-Pedro dressait dans l’air limpide sa masse informe, déchiquetée par la mitraille.

Bien longtemps déjà avant nous, cette même vallée avait vu de terribles scènes, et plus d’une fois des flots de sang s’étaient mélangés aux eaux froides du ruisseau. Là vécurent les Salazar, dont le nom revient si souvent dans l’histoire des guerres de partis, véritable famille de géans, robustes comme des chênes, braves comme des lions, avides comme des loups, toujours prêts à fondre de leur castel pour rompre une lance ou tenter un coup de main. En 1256, quittant Sopuerta où il se trouvait mal en sûreté, et fidèle au conseil que lui avait donné son vieux père de s’approcher de la mer autant qu’il pourrait, a car avec elle il trouverait toujours moyen de passer sa faim, » Juan Lopez de Salazar vint s’établir à Somorrostro en l’endroit qui prit le nom de port de San-Martin, parce que les eaux de la mer arrivaient alors jusque-là. Deux siècles plus tard, fier de sa richesse et de l’influence considérable dont il jouissait dans le Señorio, Lope Garcia de Salazar, le plus illustre de la race, fit reconstruire le château ; lui-même, à soixante-douze ans, après une vie de gloire et de hauts faits, y fut traîtreusement emprisonné par son propre fils Juan le More, et c’est alors que, pour chasser ses sombres pensées, il composa vers 1470 son livre, encore inédit, des « Adventures heureuses et contraires, » Libro de las buenas andanzas é fortunas, simple récit des événemens connus de lui ou accomplis sous ses yeux. Placé sur un léger renflement de terrain, non loin de la route, le château de San-Martin de Muñatones est un édifice des plus imposans. Il se compose de deux enceintes, dont la première n’a pas moins de 800 mètres de tour, et d’un donjon au centre. Naguère encore on entrait dans celui-ci par un escalier ou rampe extérieure de trente marches placée sur le côté ; mais, quand je le visitai, depuis deux mois à peine, miné par les ans et plus encore par l’abandon, tout un pan de mur s’était écroulé à grand bruit, laissant ainsi la tour ouverte du haut jusqu’en bas. Aujourd’hui ce n’est pas sans danger qu’on se hasarde à l’intérieur, et quand les restes des anciens planchers, suspendus dans le vide, seront tombés à leur tour, les oiseaux seuls auront le droit d’y atteindre. La hauteur actuelle de la tour est de 90 pieds ; à quelque distance, on distingue un humble édifice, reconnaissable pour un ermitage à l’ouverture du petit mur où était installée la cloche. C’est l’ancienne chapelle de San-Martin, maintenant transformée en grange. Là reposent, à quelques pieds sous le chœur, Lope Garcia, le chroniqueur, et avec lui bon nombre de ses aïeux et de ses descendans. Ah ! qu’ont-ils dû penser ces rudes batailleurs, quand deux armées naguère se heurtaient sur leur tombe ? Leurs os ont-ils tressailli à la voix du canon ? Ont-ils reconnu le cliquetis du fer, le crépitement des balles, les cris de rage des vaincus, les plaintes des mourans ? Sont-ils contens de tant de sang versé et trouvent-ils que les hommes de notre âge savent, eux aussi, bien haïr et bien tuer ?

De San-Martin, la route est courte au mont Triano, qui du côté du sud ferme la vallée. Anciennement, la famille des Salazar exerçait un droit seigneurial sur l’exportation du minerai. Ce droit lui fut plus tard retiré par les rois catholiques et la propriété des mines revint, selon le fuero, tout entière aux communes, les exploiteurs jouissant de l’usufruit. A n’en pas douter, le fer dans ces contrées était primitivement travaillé à bras, comme l’indique le nom basque de forge, oleac, qui signifié lieu haut. Dans la suite, on imagina d’utiliser la force de l’eau pour faire mouvoir les soufflets et les marteaux, remplacés vers 1540 par les martinets à la génoise. La tuyère, qui attire l’air sur le foyer au moyen d’un conduit, fut introduite dans le pays dès le milieu du XVIIe siècle ; mais la routine, ce grand ennemi de toutes les industries montées sur une petite échelle, fut encore la plus forte, et les roues hydrauliques et le soufflet, avec de légères modifications, se sont perpétuées jusqu’à nos jours dans la plupart des forges de Vizcaye. Cependant la métallurgie du fer faisait en Angleterre et en France les plus grands progrès ; bientôt le fer du pays ne put plus soutenir la concurrence, même sur les marchés nationaux, avec le fer anglais, beaucoup moins coûteux, — et les forges s’éteignirent peu à peu. C’en était fait de cette vieille industrie si, se rendant à l’évidence et renonçant à leurs erreurs, quelques hommes intelligens n’avaient décidément adopté, avec ou sans perfectionnement, la méthode des hauts-fourneaux. En 1855, les Ibarra créèrent sur le Nervion la fabrique du Désert, qui devait en quelque sorte servir d’exemple et de modèle aux industriels du pays. Deux ans après, en 1857, comme l’exploitation du minerai se faisait dans des conditions aussi mauvaises que la fabrication du fer, la députation du Señorio la première eut l’idée de construire une voie ferrée qui, desservant les petits propriétaires des environs, irait chercher le minerai au cœur de la mine et le conduirait au lieu d’embarquement. Le mont Triano forme une ligne ondulée, bien qu’à quelque distance sa croupe puisse paraître parfaitement unie ; la base en est irrégulière et il doit avoir environ cinq ou six lieues de tour. A Triano, un spectacle imprévu frappa mes regards : ce n’était plus cette régularité méthodique que j’avais admirée à Galdámes, mais quelle activité, quelle animation ! La voie ferrée ne peut, sans doute à cause des difficultés du sol, s’élever jusqu’au sommet de la crête, elle s’arrête au pied, à Ortella, et l’on y transporte le minerai, à mesure qu’il est arraché de la mine, dans des chariots longs traînés par des bœufs ; toute la journée, ces chariots, au nombre de plus de mille, montent et descendent avec des grincemens plaintifs, et forment au long de la pente une procession sans fin. Des ouvriers sont continuellement occupés à recharger la route usée par ce frottement incessant ; malgré tout, le sol n’est qu’une poussière où les roues des chars s’enfoncent jusqu’à l’essieu, les bœufs jusqu’aux genoux : une poussière fine, rougeâtre, faite des débris impalpables du minerai. Et cette poussière est partout, pénètre partout ; le pays entier en est comme saupoudré ; les champs, les arbres, les maisons, les moindres ustensiles de ménage, la peau des animaux et jusqu’à celle des gens, tout est couvert d’une couleur de rouille indélébile. Il me manque d’avoir vu les mines par un temps de pluie, mais j’imagine l’épouvantable bourbier que cela doit faire. Pourtant je préférerais encore cet aspect à celui des mines de charbon, où tout est noir comme la nuit.

L’exploitation s’étend sur une longueur de plusieurs kilomètres, elle se fait sur un grand nombre de points à la fois, indépendans les uns des autres ; toute la montagne n’est réellement qu’un immense bloc de fer ; en certains endroits, le minerai est si riche qu’il a tout l’aspect du métal le plus pur. Aussi se borne-t-on, là aussi, à le détacher par blocs au moyen de la poudre ; peu à peu, dans ce travail à air libre, les ouvriers auront fait disparaître les anciennes galeries, dont quelques-unes sont fort vastes et remontent à plus de vingt siècles. Pendant que je recueille ces détails, un contremaître me fait signe de m’écarter, les trous de mine ont été creusés, les pétards sont en place, il ne reste qu’à mettre le feu ; à un signal connu, tout le monde s’éloigne, les chariots, qui plus haut ou plus bas se disposaient à passer, s’arrêtent et forment comme une barrière au flot toujours croissant de ceux qui les suivent. Tout à coup partent cinq ou six détonations précédées d’éclairs fugitifs, d’énormes éclats de roche volent dans les airs, tombent, rebondissent et se brisent avec fracas ; lentement le vent dissipe la fumée, on attend quelques instans encore, puis la file des voitures reprend sa marche un moment arrêtée. Souvent sur plusieurs points des trous de mine éclatent à la fois, le sol tremble et l’atmosphère est toute imprégnée d’une odeur enivrante de poudre.

Depuis près de dix heures, je promenais ma curiosité au milieu de ce grand labeur ; moi aussi j’étais saupoudré de rouille des pieds à la tête comme un travailleur. Le dernier chargement de minerai allait quitter la station d’Ortella, une place m’était offerte pour revenir vers Bilbao, je montai sur la plate-forme de la locomotive, en compagnie du mécanicien et du chauffeur, car il n’y a point d’autres wagons que ceux qui servent au transport du minerai, un coup de sifflet prolongé retentit, le train s’ébranla, et nous partîmes. Oh ! la bonne course, pleine de charme et d’émotion, tandis que le vent qui fouettait mon front chassait mes cheveux en arrière et que d’en bas, par grosses bouffées, m’arrivait jusqu’au visage l’haleine chaude du foyer. D’instant en instant, le chauffeur ouvrait d’un seul coup de ringart la plaque du fourneau, sa large pelle chargée de houille s’engouffrait dans le cratère, et la locomotive de plus belle fumait, ronflait, courait. Les ombres du soir s’épaississaient peu à peu, et le trou du cendrier, projetant sa lueur rouge sur les rails, faisait comme l’œil unique d’une bête énorme dont le corps se traînait dans la nuit. A mesure que nous avancions, je distinguais çà et là par la campagne d’autres yeux semblables grands ouverts dans l’ombre : c’étaient les feux des hauts-fourneaux de la fabrique du Désert, perpétuellement allumés. Bientôt nous étions arrivés ; la locomotive, détachée, alla se placer à la queue du train ; sur l’heure les wagons étaient poussés en ligne droite jusqu’à l’embarcadère, et, l’un après l’autre, par un ingénieux système de bascule, déversaient leur contenu dans les flancs d’un navire qui attendait là ; après quoi, son chargement terminé, le navire devait dès le lendemain cingler vers les côtes d’Angleterre. Pendant ce temps, je me hâtais de traverser le Nervion sur une petite barque et d’attraper au passage, sur la rive droite, une des nombreuses voitures publiques qui chaque jour font le service des Arenas à Bilbao.


L. LOUIS-LANDE.

  1. Voyez la Revue du 15 février et du 15 mars.