Trois parmi les autres/10

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Éditions du Rocher (p. 113-119).

X


L’abbé Graslin revint enthousiasmé de son séjour au château de Luçon.

Il rapportait dans un panier une levrette anglaise de cinq mois au museau timide et futé, aux flancs étroits, d’un beige soyeux et comme poncé, qu’il avait nommée miss Hélyett. Miss Hclyett était un cadeau de la comtesse de Luçon.

En même temps que la chienne, l’abbé fit voir à ses amies de grandes photographies qui représentaient le comte et la comtesse au milieu de leurs chiens et de leurs chevaux. Le châtelain avait l’aspect d’un beau maître de manège, avec sa grosse moustache et ses yeux fins. Sa femme était de celles que la quarantaine façonne en déesses porteuses de cuirasses. Grande, le buste plein, bien moulée dans son amazone, elle riait à superbes dents, flattant d’une main les naseaux de sa jument tandis qu’elle embrassait de l’autre côté l’encolure d’un poulain dont les pattes grêles disparaissaient à partir du genou dans un manchon de poils bourrus. Ou bien, un bras levé, elle tenait en arrêt sa meute et l’expression passionnée des bêtes contrastait avec la rieuse placidité de cette Diane charolaise.

— Une femme épatante ! disait le curé, éperdu d’admiration. Elle s’y connaît en chevaux ! C’est elle qui dirige le haras. Elle est plus entendue que son mari — et il faut la voir sauter les haies ! »

De ces quelques jours passés parmi les prés luisants, dans l’odeur des chevaux, dans le tumulte des chiens, il rapportait une allégresse animale, une joie franche et puissante dont il faisait inconsciemment hommage à la belle châtelaine.

Tout en parlant, il avait offert son bras replié comme siège à miss Hélyett qui s’y tenait assise avec grâce, appuyait ses deux pattes sur les pectoraux de son nouvel ami en flairant sa barbe de loin d’un air circonspect. De temps en temps l’abbé s’interrompait de vanter la comtesse pour parler à la petite chienne avec la jovialité attendrie d’un soldat berçant un poupard.

Suzon admirait les photographies de la châtelaine avec des louanges excessives, comme font les femmes jalouses. Elle n’était pas le moins du monde éprise de l’abbé Graslin. Elle n’allait pas non plus jusqu’à penser qu’il fût épris de Mme de Luçon. Mais elle sentait qu’il lui attribuait une supériorité sur toutes les femmes : il la séparait de la masse. Elle, Suzon, demeurait dans la masse. C’était indu, monstrueux. Il fallait qu’elle occupât la première place dans l’esprit de toutes les créatures qui l’avaient une fois connue — hommes, femmes, culs-de-jatte. Comme elle était souvent frustrée de cette primauté, sa vie secrète était riche en tourments, qui finissaient par se dissoudre dans un sentiment accru d’orgueil en alimentant des revanches imaginaires pleines de délices.

Ainsi, après avoir été humiliée un moment par l’image de la Diane charolaise, elle se mit à rêver qu’elle apprenait à monter à cheval, révélait des dispositions exceptionnelles, prenait part à une chasse à courre avec Mme de Luçon et l’abbé Graslin. Elle enlevait son cheval par-dessus des obstacles prodigieux, suivie par l’admiration du cortège qu’elle entraînait, le curé galopant second derrière elle et Mme de Luçon troisième. On demandait : « Qui est cette amazone intrépide ? » Quelqu’un de bien renseigné répondait : « Une jeune Parisienne, étudiante en droit, très intelligente. » Là-dessus, une voix connue : « Et si vous saviez ce qu’elle est rigolotte, cette petite Suzon ! » Alors, après avoir reçu les honneurs du pied, elle fraternisait avec Mme de Luçon. Toutes deux se promenaient bras dessus, bras dessous dans les prairies, en parlant chiens, chevaux, avec l’abbé subjugué.

Pendant que ces tableaux se déroulaient dans son esprit, elle tapotait les flancs de la levrette, riait et plaisantait. Et le curé qui souriait gaiement à ce joli visage animé ne se doutait pas que la griserie d’une galopade imaginaire et les spasmes de la vanité comblée faisaient briller ses yeux et flamboyer cette bouche couleur de géranium.

Antoinette, silencieuse, devinait Suzon en partie, mais pour le moment, la petite l’intéressait moins que l’abbé Graslin. À le voir ainsi, éclatant de joie, de vie physique, elle se demandait quels effluves heureux avaient pu circuler entre tous ces êtres à deux et à quatre pattes, conscients peut-être d’une obscure parenté, contents de se frotter amicalement les uns aux autres dans la bienveillance des jours d’été. Et quelle pouvait être la nature de la sympathie qui avait poussé Mme de Luçon à faire don à l’abbé de la petite levrette ? Est-ce qu’elle éprouvait pour ce mâle revêtu des insignes sacrés l’attrait un peu trouble que tant de femmes ressentent devant la soutane ? Ou bien avait-elle reconnu en lui un frère de race, une créature d’un sang noir et violent comme le sien, amie des bois, des bêtes, des immenses saouleries au goût d’herbe et de vent ?

« Si l’abbé était venu au monde avant Jésus-Christ, pensait Antoinette, il serait né Centaure. Quatre sabots et une robe de poil au lieu du rabat et du chapeau rond. Et Mme de Luçon, Hamadryade. Ces deux-là doivent sentir qu’ils ont raté leur vocation… »

Son regard allait des photographies de la belle amazone à la petite Vierge de plâtre bleu et blanc placée sur le piano. Comment l’abbé Graslin conciliait-il ces deux cultes ? Il avait dû dire sa messe dans la chapelle du château de Luçon. La grande Hamadryade y assistait sans doute, penchant son front païen sur un prie-Dieu. À quoi pensait-elle à ce moment ? Quels jeux de soleil, d’ombre et d’eau, moiraient sa prière ? Combien d’étranges mixtures les âmes n’offraient-elles pas à leur Dieu ! Antoinette se disait que la vie est merveilleusement riche, complexe et inquiétante, et qu’elle aurait voulu vivre mille ans.

Annonciade trouvait, sans le dire, que Mme de Luçon avait un peu l’air d’une brute. Elle devait aimer l’amour. Cette classification simpliste lui servait à départager les natures féminines : celles qui aimaient l’amour — et celles-là lui inspiraient le mépris, un tantinet envieux, que ressentent les pauvres distinguées à l’égard des riches vulgaires — celles qui le subissaient avec indifférence, supériorité, ironie ou résignation. (Ici la gamme des sentiments était plus variée et la jeune fille nuançait sa sympathie suivant les cas ; mais au fond, elle s’affligeait de trouver chez les autres l’écho et en quelque sorte la confirmation de ses propres répugnances.)

Une rêverie vague lui fit entendre la voix de M. de Luçon dans un parc plein de nuit qui sentait la verdure humide. On distinguait juste le point lumineux de sa cigarette. L’association de cette luciole et de la voix mâle était infiniment agréable, suggestif, amoureux. Puis elle le vit penché sur sa femme pour lui donner un baiser et sa grosse moustache lui fit horreur.

— Ah ! vous savez, dit l’abbé, j’ai rencontré tout à l’heure les MM. MDornain. Nous avons parlé de vous, mademoiselle Antoinette.

— Tiens ! s’écria Antoinette, ils se souviennent de moi ? Ce que nous avons pu nous battre, quand nous étions gosses !

Les « MM. Dornain » avaient bonne mémoire. Ils avaient même exprimé le désir d’aller présenter leurs hommages à Antoinette si elle le permettait.

— Mais bien sûr, dit Antoinette, cela m’amusera de les revoir. Que deviennent-ils ?

Suzon se pencha sur miss Hélyett qui détourna la tête d’un air délicat comme pour signifier : « Je n’aime pas qu’on me souffle dans le nez. »

— Vous savez que leur père est mort il y a cinq ans ?

— Ah ! non, j’ignorais. Et Mme Dornain ?

— Remariée. Elle habite le Midi et les jeunes gens ont gardé Frangy. L’aîné y vit constamment ; il fait de l’agriculture, mais je crois que ça ne l’enchante guère. Bertrand, le plus jeune, vient passer les vacances avec son frère. Il fait des études d’électricité à Paris pour être ingénieur.

— À Paris ? demanda Suzon.

Et sa voix sonna comme une clochette fêlée.

Après un moment, durant lequel elle travailla violemment à prendre un air naturel, elle interrogea encore :

— Ils ne sont que deux frères ?

— Oui, répondit Antoinette ; André et Bertrand. Ils doivent avoir vingt et vingt-quatre ans, si je ne me trompe.

L’abbé ajouta :

— Ils ont en ce moment chez eux un de leurs amis, un garçon de vingt-sept à vingt-huit ans, qui s’appelle Robert Gilles. Le connaissez-vous aussi ?

— Pas du tout.

On parla d’autre chose.

Annonciade pensait :

— Zut i on était si tranquille ! Si ces garçons prennent l’habitude de venir nous embêter ! Et puis, je n’aime pas les nouvelles têtes.

Mais Suzon regardait vaguement par la fenêtre le carré de choux du potager et souriait aux légumes, d’un sourire contenu qui tentait de s’échapper par les pommettes et par les yeux, irradiant son visage comme une lampe intérieure. Elle avait oublié l’amazone de Luçon. Elle avait pardonné aux deux jambes de toile bleue. Son serviteur le hasard rentrait en grâce. Un foulard de soie rouge et beige fait sur le gravier un petit tas mou et une tache vive… Elle entend la voix de Rigoletto, respire rôdeur du vent après la pluie. La vie est belle. Une minute de triomphe se dilate jusqu’à remplir l’éternité. Est-il possible qu’on meure ? Eux, mais pas moi.