Trois parmi les autres/19

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Éditions du Rocher (p. 252-261).

XIX


Elles déjeunaient ensemble, pour la dernière fois, dans la longue salle à manger au dallage blanc et noir. Pendant les intervalles de silence, on entendait le déclanchement régulier du battant de l’horloge qui semblait faire un effort pénible à chaque extrémité de sa course et le répétait indéfiniment.

Tout à l’heure, les voitures seraient là. Suzon riait et jacassait, plus que jamais heureuse de vivre. Les deux autres, silencieuses, avalaient de minuscules bouchées en buvant de grands verres d’eau.

— Le facteur ! s’écria Suzon en regardant dans la cour. Savoir s’il y aura encore des lettres pour nous…

Il n’y avait qu’une lettre pour Antoinette : en reconnaissant l’écriture, la jeune fille leva les sourcils avec une expression d’ironique étonnement.

— Vous permettez ? On ne doit pas faire attendre les miracles… Elle fendait l’enveloppe.

— Il n’y en a pas long, remarqua Suzon.

Antoinette, qui avait déjà parcouru les feuillets, regarda Annonciade par-dessus la table :

— C’est de mon père. Il me fait part de son mariage avec Olga.

— Non ! Ce n’est pas possible !

— C’est fait. Lis.

Annonciade lut :

« Ma chère enfant,

« Je viens te faire part d’un événement dont tu accueilleras, je l’espère, la nouvelle avec plaisir, si tu es soucieuse de mon bonheur. Après mûre réflexion, je me suis décidé à refaire ma vie avec une jeune femme que j’aime et dont je suis aimé… »

— Et dont je suis aimé ! souligna Antoinette avec un rire féroce… Admirable… On devrait décorer ces filles-là du Mérite agricole. Elles n’ont pas leur pareil pour changer un homme en veau.

« Tu la connais, d’ailleurs, et bien que tu aies fait preuve à son égard d’une injustice qui nous a vivement peinés tous les deux, elle est assez bonne pour ne pas t’en vouloir. Bref, ma chère enfant, Olga est aujourd’hui ma femme et n’a pas de plus vif désir que de devenir ton amie. Est-il nécessaire d’ajouter que ce désir est aussi le mien ?

« Après un court voyage à Saint-Raphaël, nous avons réintégré l’appartement et rappelé les domestiques. Olga est une femme d’intérieur parfaite. Grâce à elle, tu trouveras tout en ordre en revenant de ton séjour en Bourgogne et, à l’avenir, elle te déchargera du souci de la maison, ce qui te permettra de te livrer entièrement à tes études.

« En attendant de te revoir, nous t’envoyons tous les deux nos sentiments bien affectueux. »

Il y eut un silence. Antoinette contemplait fixement la nappe en faisant sauter une miette de pain du bout de son couteau. Mais à la place des carreaux bleus et blancs elle voyait la bouche étrangement charnue et fraîche, la bouche de vampire de la maigre Olga, et la face de son père, creusée de plis récents, avec ce regard qu’il avait pris depuis peu, les prunelles semblables à un clou noir qui rivait à l’iris une expression de convoitise hallucinée.… Oh ! certes, une femme d’intérieur parfaite !…

Elle appuya son menton sur sa main et constata : « C’est complet, » avec une sorte de satisfaction, comme elle aurait dit : « Voilà de l’ouvrage bien fait, » devant une ville dévastée de fond en comble.

— Que vas-tu faire ? demandait Annonciade.

— D’abord, chercher un appartement. Ensuite, étudier de près le traitement de la paralysie générale : je ne me donne pas longtemps avant d’être l’Antigone du fauteuil roulant.

— Oh ! fit Suzon scandalisée.

Ce n’était pas tant son respect filial qui était atteint, qu’un autre culte plus secret.

Au cynisme d’Antoinette, Annonciade mesura combien la blessure était profonde. Elle connaissait bien ces retours de louveteau terrassé qui cherche encore à mordre. L’insolence désespérée qui contractait en ce moment le visage pâle bouleversa la petite.

— Antoinette, dit-elle brusquement, je reste avec toi. Nous rentrerons ensemble, plus tard.

— Tu n’y penses pas ? Et Robert ?

— Robert rentrera seul, il comprendra. Je ne vais tout de même pas te laisser après un coup pareil… et si tu veux, ajouta-t-elle, emportée par son élan, je resterai avec toi jusqu’à ce que tout soit arrangé. Si tu n’as pas d’appartement, tu viendras chez moi. Je retarderai mon mariage, ça n’a pas d’importance.

— Ma petite Anne, murmure Antoinette en lui prenant la tête dans ses deux mains, ma petite chérie… Tu es complètement folle. Va vite boucler ta valise.

Mais la petite se jette contre elle, l’entoure de ses bras :

— Antoinette, je ne veux pas te quitter. Je veux rester avec toi. Je t’en prie, Toine, je t’en supplie.

— Mon petit… balbutie Antoinette en fermant les yeux. Et brusquement elle se dégage et se sauve dans sa chambre, car elle a horreur de pleurer devant témoin.

Annonciade, au milieu de la pièce, s’essuie les yeux et continue à marmotter :

— Je ne veux pas… rien à faire.

Suzon, qui a le cœur sensible, se sent émue à tel point qu’elle se demande si elle doit continuer de déjeuner.

Elles n’ont plus qu’une heure devant elles pour effacer les traces de ces dernières semaines, retrouver le visage de leur amitié et vite en fixer les traits dans leur mémoire ; vite, car dans une heure il sera trop tard.

Annonciade va partir. Il faut qu’elle parte. Si elle restait, demain l’ombre de Robert recommencerait à se glisser entre elles. Demain, leurs deux vies reprendraient leurs cours qui vont désormais s’écartant l’un de l’autre. Il faut saisir cet instant où l’élan du cœur tient en suspens les forces inexorables et jouir de cet instant comme s’il était toute l’éternité.

Cela, Antoinette ne l’a pas dit à son amie, pour ne pas l’attrister davantage, car elle seule possède la résignation de ceux qui ont fait connaissance de bonne heure avec l’irréparable. Mais elle lui a représenté qu’elle resterait ici quelques jours à peine, le temps de fermer la maison ; et qu’il était vraiment déraisonnable, pour un si court délai, de retarder son retour, de mécontenter ses parents, de décevoir Robert, qui se réjouissait tant de faire ce voyage avec elle… Que lui dirait-on, quand il arriverait tout à l’heure ? Aurait-elle le courage de le laisser partir seul ?

Et la petite a cédé, un peu peinée qu’on ne veuille pas de son sacrifice, mais soulagée au fond… car, en effet, qu’aurait-il dit, Robert ?

Maintenant, elles font le tour du jardin, lentes, en se tenant par le bras. Elles ne se lassent pas d’évoquer des souvenirs insignifiants, les plus expressifs pour ceux qui se sont aimés, car la médiocrité de l’objet fait mieux ressortir l’éclat de la lumière qui, à ce moment, les transfigurait…

— Tu te rappelles, quand l’anse de la timbale à lait s’est cassée et que tout le lait s’est répandu dans la cuisine, comme nous avons ri ?

— Et quand nous avons aidé Garrottin à arracher les pommes de terre ?

— Et le jour où j’avais mis ta robe mauve et que tu la cherchais partout ?

— Oh ! Et la première fois que nous avons rencontré le curé, tu te rappelles ?

Annonciade devient mélancolique et soupire :

— Dire que c’est déjà fini !

On ne sait pas si elle veut parler des vacances ou de toute cette période de leur vie qui a jeté sa plus haute flamme dans ce dernier été et qui va maintenant se transformer, c’est-à-dire mourir.

Oui, elle a dû sentir que quelque chose se meurt, car elle dit :

— Nous nous souviendrons de Gagny. Il faudra nous souvenir de tout, pour en parler ensemble plus tard.

— Oui, répète Antoinette pour lui faire plaisir, nous en parlerons ensemble plus tard…

Mais elle pense :

— Demain tu ne seras plus la même. Tu te demanderas : « Comment ai-je pu prendre tant de plaisir à de si petites choses ? » Un bonheur efface le précédent. Il n’y a que les malheurs qui ne s’effacent point les uns les autres.

— Ma petite Toine…

— Mon chéri ?

— Si je t’ai fait de la peine, quelquefois, il ne faut pas m’en vouloir.

— Grosse bête ! Tu ne m’as jamais fait de peine, ce n’était pas toi. C’est comme moi, quelquefois, j’ai pu être dure. Enfin, oui, j’ai dit des choses et j’en ai pensé d’autres qui ne me ressemblaient pas…

— C’est drôle, dit Annonciade pensive. À quel moment est-on soi-même. Tu te rappelles, le soir où nous avons parlé de tout ça ?

— Oui, soupire Antoinette le regard perdu dans le lointain. Nous étions joliment heureuses dans ce temps-là et nous ne le savions pas.

Annonciade la regarde, frappée.

— C’est vrai. Tu es malheureuse, toi, Antoinette, comment faire ?

— Comment faire ?…

— Pour que tu sois heureuse aussi.

Et, prise d’un grand courage, elle se serre contre son amie et souffle :

— Antoinette… tu l’aimes beaucoup ?

— Oui, répond Antoinette, pâle jusqu’aux lèvres, mais ne t’inquiète pas, ça passera. Ces choses-là passent beaucoup plus vite qu’on ne le croit.

Mais alors, Annonciade veut défendre son propre bien :

— Ça dépend… Moi, je crois que ça ne passera jamais…

Antoinette songe au tourment dont elle a surpris les germes l’autre jour dans l’esprit de Robert. Pauvre Annonciade ! Sera-t-elle heureuse ? Peut-être, si le ciel veut bien lui donner l’aveuglement en partage. « Celles qu’il veut sauver, Jupiter les rend folles. »

— Sois heureuse, mon chéri, dit-elle avec passion. Sois-le pour nous deux. C’est le meilleur moyen d’arranger les choses, vois-tu…

Elle pense : « Si elle est malheureuse, il me le paiera. » Sans savoir au juste quel est cet « il », visé par sa menace. Robert ou l’insaisissable vieil Ennemi ?…

Annonciade, à qui le bonheur est présenté comme un devoir, se dit, comme dans la chanson : « La pénitence est douce. »

Jamais elle n’a tant aimé son amie. Elle en a les larmes aux yeux :

— Antoinette, je ne pourrai jamais t’oublier. Jamais…

— …(Elle sent donc qu’elle m’oubliera ?)

— Sans toi, je ne sais pas ce que j’aurais fait dans la vie. Personne ne me comprenait comme toi. Même Robert, ce n’est pas pareil. Toi, tu venais à moi. Moi, il faut que j’aille à lui.

— C’est bien pour ça que tu l’aimes davantage…

— Oh ! non, ne dis pas ça, pas davantage, autant. Et puis, ça n’est pas la même chose, on ne peut pas comparer. Il faut me croire, Antoinette.

— Je te crois. Ne pleure pas, petite gourde. Tu vas te faire enfler les yeux.

— Ça… ça m’est égal. Ça me fait du bien. C’est ce départ qui m’énerve, vois-tu. J’aurais mieux aimé rentrer avec toi.

— Oui, moi aussi, mais il vaut mieux donner le coup de bistouri maintenant. Sur le moment, ça fait mal. Après, l’on est content.

— Oh ! oh ! hoquète la petite, submergée par un torrent d’émotions, tu te rappelles, le départ de Mowgli… le soir où on a joué… Qu’est-ce que tu disais déjà ce soir-là ? Je ne sais plus, mais c’était tellement triste…

— Allez, allez, calme-toi. Mowgli, c’est de la frime.

— Oui, mais nous… c’est pour de bon.

— Essuie tes yeux, personne n’est mort.

— Dis, on se reverra bientôt, Antoinette ?

— (Ah ! elle a senti…) Mais bien sûr qu’on se reverra, mon chéri.

— Et ce sera comme avant, dis, tout comme avant ?

— (Elle sait bien que non.) Tout comme avant, bien sûr. Pourquoi veux-tu qu’il y ait quelque chose de changé ?

— Robert, tu verras… vous pouvez devenir de très bons amis. C’est possible, n’est-ce pas ?

— Très possible.

— Promets-moi que tu ne seras pas trop, trop triste quand je t’aurai quittée ?

— Je te promets que je ne serai pas trop, trop triste.

— Je ne te crois pas, s’écrie Annonciade avec un brusque désespoir.

— Ma petite Anne, crois-tu que Robert sera bien enchanté de te trouver changée en fontaine ?

La petite sanglote.

— Je m’en fiche ! Je me fiche de tout ! La vie me dégoûte !

— Écoute… j’entends les voitures.

— Oh ! gémit Annonciade avec effarement, quelle tête je dois avoir !

— Les voilà ! crie Suzon, du fond de la salle à manger. Avez-vous fini de faire vos adieux ?

— Suzon ! dis à Robert de monter, on a besoin de lui. Robert tout seul…

— Non, non, pas Robert… Attends que je me mette de la poudre… Oh ! quelle bobine, mes enfants, quelle bobine…

— Que se passe-t-il, demande Robert en arrivant : un drame ?

— Mon cher, dit Antoinette en riant faux, voilà l’occasion de déployer vos talents. Annonciade est brouillée avec la vie, tâchez de les raccommoder. Moi, je vais m’occuper des bagages. L’éplorée, déjà, souriait, coulant un regard timide et brillant par-dessous ses paupières rougies.