Trois petits poèmes érotiques/La Foutromanie/01

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Trois petits poèmes érotiquesImprimé exclusivement pour les membres de la Société des bibliophiles, les amis des lettres et des arts galants (p. 67-76).

AVERTISSEMENT

DES NOUVEAUX ÉDITEURS


Gabriel Sénac de Meilhan est né à Paris en 1736. Son père, premier médecin du roi et conseiller d’Etat, lui fit donner une excellente éducation, et Gabriel devint successivement conseiller au grand conseil, maître des requêtes et intendant militaire de l’Aunis, de la Provence, puis du Hainaut. Il est auteur de nombreux ouvrages économiques, philosophiques et littéraires, et dont la plupart ont obtenu plusieurs éditions. Ses Œuvres historiques et politiques ont été publiées de nouveau en 1862 par M. de Lescure, qui témoigne une grande estime pour la capacité de l’auteur. Les Lettres inédites de la marquise de Créqui à Sénac de Meilhan ont aussi été publiées récemment avec des notes de M. Édouard Fournier et une introduction de M. Sainte-Beuve. Sénac de Meilhan est mort en 1803.

La première édition de la Foutromanie parut en 1775, un an après l’avènement au trône de Louis XVI ; elle obtint un grand succès. La lettre suivante, extraite de l’Espion anglais, ou Correspondance secrète entre deux milords (milord All-Eye et milord All-Ear), en témoignera suffisamment :

« Sur un livre obscène intitulé :
La F.....MANIE.

» Je ne vous fais mention, milord, de cet ouvrage infâme, que parce que vous voulez, ne rien ignorer de ce qui attire l’attention de cette capitale. Il y occasionne un bruit si considérable, que j’ai eu envie de le lire. Il est fort rare. M. Le Noir a les ordres les plus précis du gouvernement d’en empêcher la distribution. Malgré cette inquisition, la cupidité audacieuse élude et trompe tous les efforts des émissaires de la police pour s’opposer au débit de la F.....manie. Quoique plusieurs colporteurs soient arrêtés et menacés des peines les plus graves, il en perce des exemplaires et ils ne sont pas même à un prix exorbitant, puisqu’ils ne coûtent aujourd’hui que 9 livres la pièce. Voici l’analyse de cet ouvrage obscène, dont le plus grand mérite est d’être prohibé. Il est intitulé : Poème lubrique, à Sardanapalis, aux dépens des amateurs. Il est divisé en six chants, d’environ 300 vers chacun. Il est précédé d’une préface servant d’apologie à l’entreprise de l’auteur, et surtout à la manière cynique de son exécution. Il ne dit là-dessus que les lieux communs usités par ses semblables.

» Ce poème est le contraire de Parapilla. Celui-ci roule sur la chose la plus ordinaire, sans contenir un mot sale, et l’autre les emploie jusques en parlant morale. Il n’est proprement que la paraphrase de la fameuse Ode à Priape, immortel chef-d’œuvre de Piron dans le genre érotique. On sent qu’en délayant, en étendant, en multipliant en tout sens les peintures énergiques de ce grand maître, on n’a pu que les affaiblir. D’abord ou croirait que c’est un traité didactique sur cet art, objet de tant d’écrits ; il semble que le poète en ait eu le projet, mais il le perd souvent de vue, et ses chants ne sont pas même bien distincts.

» Dans le premier, après une invocation à la Luxure et aux ombres des morts les plus illustres dans le genre que célèbre l’auteur, il trouve que la F.....manie est le bonheur des dieux, qu’elle les empêche de s’ennuyer. Il conseille aux hommes d’en faire autant : il peint son état quand il tient Mlle Dubois dans ses bras (cette ancienne actrice de la comédie française est la première qui ouvre la marche). Il est si fier alors qu’il brave les plus grands héros et même le roi de Prusse. Les demoiselles Arnoux et Clairon figurent ensuite. En parlant de celle-là, l’auteur, si impudent sur les objets les plus sacrés, semble n’oser nommer le comte de Lauraguais, et laisse en blanc le nom de ce seigneur. Il n’est pas si délicat à l’égard du comte de Valbelle, dont il peint l’attachement aveugle pour celle-ci. Mlle Allard figure après avec le duc de Mazarin. Mlle Vestris, émérite de l’Opéra, n’est pas oubliée. Des héroïnes de théâtre l’auteur passe aux duchesses ; il peint les mœurs à la mode parmi les femmes de cour qui se dédommagent, avec leurs laquais, des caresses que leurs maris prodiguent aux courtisanes. Court et vigoureux épisode sur la vieille Polignac de Pantin, si renommée pour son effroyable putanisme.

» Dans le second, description des charmes d’une fille novice et des ardeurs d’un jeune libertin : rien n’arrête la lubricité à cet âge, pas même les menaces de l’enfer. Les directeurs se livrent aux mêmes débauches plus secrètement ; l’auteur met à cette occasion en scène un père Chrisostôme, carme. Déclamation contre les plaisirs imparfaits des couvents. Épisode d’un F.....mane se déguisant en vitrier et pénétrant chez des religieuses. Sortie contre les tribades, les pédérastes. Le vieux duc d’Elbœuf est un des premiers qui ait amené cette dernière secte en France. Digression sur la vérole.

» L’auteur ouvre le troisième chant par vanter l’art qui guérit cette peste. Il célèbre les hardis champions qui ont bravé ce mal immonde : il passe sans transition aux prélats de cette espèce ; il parle des amours de M. de Montazet, archevêque de Lyon, avec madame la duchesse de Mazarin. Il se permet l’écart le plus indécent sur celles du duc d’Orléans et de madame de Montesson ; et poussant la licence jusqu’à insulter aux mânes de la feue duchesse, il révèle au grand jour le secret des penchants de cette princesse pour MM. de l’Aigle et de Melfort, et ne rougit pas de les peindre victimes des caresses empoisonnées de son Altesse. Cependant il ne veut pas d’amour platonique. C’est en France où l’on ne se morfond pas auprès des femmes ; on en trouve dans tous les rangs de disposées à l’art, objet du poème. Il faut prendre garde de se mettre mal avec ce sexe aimable. Comment y suppléer ? La pédérastie est décriée ; ce qui donne lieu de raconter la disgrâce du prince de Beaufremont, besognant un Cent-Suisse. Le peintre revient aux attraits de la femme. Il finit ce chant par l’éloge de l’Arétin, inventeur des fameuses postures,

» Le quatrième chant est consacré à l’éloge du Bordel. Les célèbres maquerelles sont passées en revue : Pâris, Carlier, Bokingston, Montigny, d’Héricourt, Gourdan, reçoivent l’encens de l’écrivain. Description des orgies délicieuses de ces lieux infâmes. Le lit et la table doivent se succéder ; c’est ce qui rend les Allemandes meilleures pour la F.....manie ; l’auteur le pense ainsi et maudit l’Italie, où il s’est ruiné la bourse et la santé.

» Le poète, au cinquième chant, encourage ceux qui seraient effrayés de la vérole : toutes les femmes ne l’ont pas. Et puis, le moyen de résister à l’impulsion d’un tempérament de feu ? Montesquieu a brûlé, ainsi que Rousseau et Marmontel ; c’est Daubeterre qui a enflammé ce dernier. Grand éloge de Dorat, poète F.....mane ; ce qui annonce combien l’auteur connaît peu ce flasque héros d’amour. Digression contre les Hollandais, qui n’aiment que l’or. Morale sur le bon usage des richesses, ce qui donne lieu de tomber sur M. de Brunoi. Description des cardinaux impudiques : Spinola couche avec Palestrine, Albani avec Alfieri, Bernis avec Sainte-Croix, Borghèse est b..... C’est ici que ce nouveau Mézence, provoquant la foudre des dieux de la terre, ose se permettre de mettre en scène l’auguste Marie-Thérèse, l’illustre souveraine des Russies, le roi de Pologne, la feue reine de Danemark, et que, par une pitié insultante dans sa façon de s’exprimer, il plaint les dames de France, les tantes de Louis XVI, de vivre célibataires.

» Agironi est le héros du sixième chant. Ce charlatan l’a sans doute guéri de quelque galanterie ; il le met bien au-dessus de Keyser et de tous ses semblables. Il entre dans quelques descriptions anatomiques, à la manière de M. Robé ; puis il revient sur le sujet de ses vers, sur la F.....manie, âme de l’univers. Il termine ainsi, après avoir ressassé, en ses termes orduriers et accoutumés, cette morale Épicurienne si dégoûtante dans sa bouche.

» On ne peut nier que cet auteur, qui fera bien de garder le plus parfait incognito, n’ait quelque talent pour la poésie, qu’il ne montre de la facilité ; mais il manque de l’essentiel en pareil genre, de l’énergie. Corneille disait que pour faire une bonne tragédie, il fallait avoir des c....... ; à plus forte raison, quand on traite de celles-ci. Il y a cependant quelques tirades dans l’ouvrage plus remplies de nerf. Ce sont précisément les plus condamnables, celles où la plume aurait dû lui tomber des mains. Sa description des débauches des cardinaux est vive et rapide, mais n’approche pas de celle où le poète forcené lève le voile sur les mystères amoureux qu’Homère a tracés d’un pinceau si chaste en célébrant les noces de Jupiter et de Junon. Doublement émule d’Arétin, et par son obscénité et par son audace, il parle avec une impudence sacrilége des deux plus grandes princesses de l’Europe, aux vertus desquelles il rend hommage, même en les calomniant, et dirigeant vers elles son encens empesté du fond de la fange où il se roule.

» On sent qu’une furie seule a pu inspirer l’écrivain lorsqu’il composait ces vers, dignes du feu, ainsi que lui. Que ne s’en tenait-il aux héroïnes faites pour figurer dans la galerie de ses portraits ? Combien d’anecdotes, d’épisodes, d’historiettes en ce genre auraient pu lui fournir les coulisses et les courtisanes du grand ton, s’il eut voulu en enrichir ses chants. Au contraire, il ne parle que de quelques vieilles impures et ne paraît nullement instruit de l’histoire des filles de Paris, dont il aurait dû se meubler la mémoire, avant que d’entreprendre sa tâche très mal remplie.

» En voilà beaucoup trop, sans doute, milord, sur un poème qui mériterait d’être condamné à un éternel oubli, si la curiosité insatiable et irritée par une proscription rigoureuse ne lui donnait une vogue éphémère ; car, au fond, il ne peut plaire à aucune espèce de lecteurs, et n’a pas même le mérite des livres de ce genre pour les jeunes débauchés, dont ils fomentent les passions, et pour les vieux, dont ils rallument les désirs.

» Puissiez-vous, milord, ne pas avoir besoin de pareilles ressources ! Pour moi, j’ai toujours le cœur chaud pour mes amis et surtout pour vous.

» 1er février 1779. »