Trois pièces comiques (Doin)/II
LE
DÉSESPOIR DE JOCRISSE
OU
LES FOLIES D’UNE JOURNÉE
Mr. Plumet, Vieux rentier.
Jocrisse, Son domestique.
Scopette, Cuisinier de Mr. Plumet.
Laflute, Cousin de Jocrisse, 12 à 13 ans.
Griffard, Vieux bailli.
Soldats invalides formant l’escorte de Griffard.
Le théâtre représente un salon, au fond à gauche du spectateur un buffet facile à briser, il est garni de vaisselle, une tarte à la molasse pour Jocrisse dans sa chûte, en avant scène une table aussi facile à casser, le déjeuner y est servi, au fond à droite, une cage dans laquelle est un pigeon, de l’autre côté un panier à champagne avec bouteille, balai, essuie-mains, miroir, cruche à encre, bâton court, 2 chaises. Sur la table tout ce qu’il faut pour écrire.
Scène 1ère.
Au lever du rideau, l’horloge sonne neuf heures, Mr. Plumet compte les coups, il est assis à la table.
6… 7… 8… 9… Neuf heures ! et j’ai fini de déjeuner… ouf !… je suis bien ainsi, maintenant je puis me mettre en voyage… voyager !… j’aime beaucoup voyager… surtout depuis que je suis veuf… depuis que j’ai perdu ma pauvre Babilonette avec laquelle j’ai coulé de si heureux jours !… Allons, allons, chassons ces souvenirs et occupons nous de nos affaires !… Nous disons donc que je vais à la ville aujourd’hui pour passer ce bail de ma petite ferme du Berry que je cède à mon domestique Jocrisse, par une clause du testament que m’a laissé ma regretté Babilonette qui était à ce que l’on dit, parente avec Jocrisse au 37e degré de génération, il faut avouer que cette parenté vient de loin ?… Mais enfin… Mais ce Jocrisse, quand j’y pense, depuis qu’il est avec moi, il ne fait rien de bon, et ne me joue que des tours par sa maladresse, sa paresse et ses bêtises ! Tiens, tiens, mais j’y pense, si je lui en faisais un, moi, un tour… oui, c’est cela, lui faire une bonne peur… cela, peut-être, le corrigerait !… Voyons !… inventons quelque chose !… Ah ! j’y suis ! ce panier de champagne que j’ai reçu de mon ami Vincent… Oui, oui, c’est cela… Je vais mettre sur chaque bouteille une étiquette avec le mot « Poison. » À n’en pas douter, mon gourmand de Jocrisse viendra lui rendre visite et n’osera pas y toucher, ce sera toujours autant de gagné… Voyons !… (il écrit et place les étiquettes à chaque bouteille) maintenant je vais écrire à Mr Griffard le bailli du village, qu’il vienne arrêter Jocrisse, comme ayant appris par lettre anonyme qu’il a commis quelques fredaines… lui faire enfin une bonne peur, moi, j’arriverai pour dénouement, cela le corrigera peut-être et nous allons rire (il se frotte les mains.) Écrivons (il écrit.) Bien, voilà qui est fait, maintenant appelons mon petit cuisinier Scopette, et envoyons le porter cette lettre… (il appelle) Scopette ! Scopette !
Scène 2ème.
Me vlà, me vlà, not’ maitre, quoisse qu’y n’y asse ?
Asse ! asse !… ce langage ? Est-ce que tu ne peux pas parler mieux que cela ?
Dame M’sieu, j’parle comme les gens d’par chez nous… j’ons pas t’été comme vous à la mutuelle.
C’est bon, c’est bon, bavard… Sais-tu où demeure Mr. Griffard ?
Biffard ?… Connais pas.
Griffard ! Je te dis, imbécille ! Voyons, sais-tu où il demeure ?
Sans doute, que j’le sais… y d’meure… pardié… y d’meure dans sa maison ?
Et où est-elle sa maison, misérable imbécile ?
Eh ben ! Eh ben ! alle est au bout d’la rue qui r’tourne à côté du Docteur aux contrevents verts avec une porte peinturée en rouge, c’est Laflûte, le p’tit cousin de Jocrisse, qui m’a renseignanté là-dessus.
Allons, assez… Tu demanderas Mr. Griffard.
Biffard ? Connais pas ?
Mais, j’tai déjà dit Griffard ! Animal !
Ah ! attendez donc, c’est y pas c’grand barbouilleur d’papier ? qu’a l’nez long comme l’clocher d’not village ?
Silence !… Scopette… ou ma patience va m’échapper.
Bon !… Et quoisse qu’y faut z’y dire à c’M’sieu Frappart ?
Encore !….Tiens… tu lui donneras cette lettre.
Ah bon !… (fausse sortie, rentrée) et s’y est pas c’lui-là, à qui qu’faudra donner la lettre ?
Eh !… Tu la donneras à son clerc.
Ah bon !… (fausse sortie comme la première fois.) Et s’y est pas c’t’autre à qui qu’faudra donner la lettre ?
Eh ! Tu trouveras quelqu’un… Mais, va donc !
Ah bon !… Et pis, dites donc ?… y a t’y un répondant ?
Un répondant !… Ah ! tu veux dire une réponse ?… Non, non… va t’en et reviens de suite… À propos, où est ton grand ami Jocrisse ?
Jocrisse !… ah ! ah ! il est en train d’étriller la grise, chante comme un perdu.
Allons, va vite.
Oui, oui, not’ maître vlà qu’j’isse court.
Scène 3ème.
En faut-il une patience ?… Encore Scopette, il y a de la ressource, on peut le charger d’une commission, malgré sa bêtise, il s’en acquitte… Mais Jocrisse ?… (on entend Jocrisse) Allons, le voilà, préparons-nous à le gronder et tenons ferme.
Scène 4ème.
Oh ! hé ! hé ! la Grise !… Lève pas tant la croupe, (il chante)
J’navions qu’quinze ans
Si j’nétions pas tombé malade J’aurions vingt ans. |
bis. |
(Entrée) Ah ! tiens, vlà Mr. Plumet (très fort) Bonjour not’ maître (plus fort) Bonjour not’ maître !
Plumet (se bouchant les oreilles) Assez !… Assez !… Veux-tu te taire, animal ! Tu m’étourdis.
Dame, M’sieu, j’vous vois tous les matins des paquets d’coton dans les oreilles, j’ai pensé qu’vous aviez l’timpan dur… à propos comment qu’ça va à c’matin, not’ maître ? Aie ! aie ! Not’ maître, quelle mouche qui vous pique donc à c’matin ?
Tais-toi… et écoute.
Bon !… Vlà qu’je m’tû !
Jocrisse ?
Not’ maître.
Tais-toi donc ?… Jocrisse !
Not’ maître.
Mais veux-tu te taire, animal ?
Allons ! bon !… Mais vraiment, not’ maître, vous êtes coriace, à c’malin.
Oh ! oh ! ma patience ! ma patience !… Voyons !… Jocrisse… approche et écoute-moi.
Oui, not’ maître.
Jocrisse !… Depuis deux ans tu es à mon service…
Et demie, not’ maître.
Silence ! Je te dis que depuis deux ans, tu es à mon service.
Et demie, not’maitre.
Mais te tairas-tu ?… Je te dis, Marau, que depuis deux ans tu es à mon service.
Et moi, M’sieu, je m’tus d’vous dire qu’y a deux ans et demie et je m’trompe pas, y a juste deux ans et demie aux prunes et....
Assez ! assez… tu m’étourdis… depuis deux ans, tu ne fais que des sottises…
Et demie, not’ maître !
Oh ! le bourreau !… Il me rendra sourd, tais-toi et réponds, tu ne fais que des sottises, tu es gourmand, menteur, réponds.
Entends-tu ?… réponds-moi.
Mais, me répondras-tu ? Imbécille !…
Dame ! Not’ maître, quand j’parle vous m’dites de m’taire ; quand je m’tues, vous m’dites de parler, êtes-vous fou ou ben moi ?
A t’on vu un insolent semblable ! (il lui donne un coup de pied au derrière) Tiens !…
Ah ! ah ! ah ! ah ! not’ maître, ah ! ah ! faut avouer qu’vous avez l’coup d’œil juste, vous avez donné en plein d’dans.
Oh ! le misérable imbécile !… bourreau !… Animal !…
Allons ! allons, Monsieur Plumet, faut pas vous faire des colères comme ça ? voyez-vous ? ça vaut rien pour la santé.
Laisse-moi tranquille… Je voulais te parler comme un homme qui veut ton bien.
Vous voulez mon bien, ma foi vous m’en prendrez pas beaucoup, j’nai qu’trente sous dans ma poche.
Ton bien !… Ton bien !… Je veux dire pour ton intérêt, ton avenir… ton…
Ah ! Ah ! bon !… bon !… J’y suis, j’comprends… parlez, not’ maître… vlà qu’j’écoute.
Eh bien ! Jocrisse, je te disais donc que tu ne faisais que des sottises, tu es gourmand, menteur, paresseux, voleur !…
Voleur !… ah !… ah !… ah !… not’ maître !
Oui, voleur ! Tu me voles tous les matins, je le sais, mes œufs frais que je garde pour ma poitrine détériorée.
Deter… Deter… Detercoi… Détercorciée… qué qu’cest que c’t’animal là, not’ maitre, ça va t’y sur l’eau ?
Dame ! not’maitre, vous m’dites des mots si drôles !… Comment ?… Moi ?… Jocrisse… Moi, vous prendre des œufs frais sus vot’poitrine déterfondée ?… tuez c’est aussi faux que c’verre de vin qu’javale.
Oh ! le butor !… Mon vin de dessert… et dans mon verre encore !
Oh ! c’est rien, ça, not’maitre… attendez j’vas vous l’rincer ; (Il sort son mouchoir de sa poche pour essuyer le verre, il en tombe un œuf dur.)
Ah ! Ahi ! Monsieur le fourbe !… Monsieur le menteur !… Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ça ?… Ça ?…
Oui, ça… Maître fripon ?
Eh ben, ça, c’est un œuf frais que j’ai acheté c’matin chez la fruitière d’en face pour faire un lait d’poule à mon p’tit cousin aflûte qu’y a une coqueluche rentrée.
Ah ! c’est que j’aurai approché la chandelle trop près d’ma poche, ça l’aura durci.
Tiens… Jocrisse… je ne veux plus de toi.
Où vas-tu ?
Dame ! not’maître, si vous ne voulez pas d’toit, j’men vas chercher les couvreurs ?
Mais ! Animal ! toi, c’est toi, entends-tu ? je te chasse.
Ah ben, en vlà encore une, est-ce que vous me prenez pour un lapin, par exemple ?
Ah ! ma tête !… ma tête… Jocrisse !… Je te renvoie, je ne veux plus te voir, me comprends-tu ?
Allons, not’maître, voyons, si j’ai été un peu coupable, pardonnez-moi… j’vous promets, foi de Jocrisse…que j’veux vous contenter…oui, not’maitre, pardonnez-moi pour cette fois et vous verrez que j’vas être docile comme un p’tit mouton.
Hum !…J’en doute, cependant je veux encore essayer et si tu te conduis bien pendant mon absence ;… il y a longtemps que tu me demandes à ce que je prenne ton petit cousin Laflûte à mon service… Eh bien, tiens ta promesse, il viendra ici.
Ah ! quel bon maitre !
Flatteur !… Mais, tiens… va me chercher mon habit, ma canne et mon chapeau… et dépêche-toi.
Soyez tranquille, not’maître.
Scène 5ème.
Le voilà parti !…Convenez enfin qu’il faut une patience d’ange avec un gaillard de cette trempe… Mais, à ce soir, j’espère que nous rirons de la peur que va lui faire Mr. le bailli Griffard !… Voyons, tout est en ordre… mon panier de champagne… ma petite colombe… dernier souvenir de ma pauvre Babilonette… J’ai tous mes papiers… bon… mon portefeuille… bien… allons, je puis partir.
Scène 6ème.
Tn’ez not’maître, vlà tout vot’harnais… attendez que j’vous aide.
Bon ! Vlà qu’est fini.
Et ce n’est pas sans peine… aie bien soin de cette chambre… range bien tout… et surtout n’oublie pas ma chère petite colombe.
Ah ! oui, la petite volaille, la mignonne à — vieille défunte…
Jocrisse !
C’est juste, j’dis pus rien.
Allons, je pars et je me repose sur toi.
Soyez tranquille, j’vas balayer la grise… j’vas étriller vot’salle à manger, vous s’rez content d’moi, not’maître.
Nous verrons cela.
Scène 7ème.
Bonjour not’maître… adieu not’maître… Prenez garde de tomber, not’maître… ah ! comme y court… (rentrée en scène) Bon le vlà parti !… ouf j’en ai chaud… j’en ai-t’y attrapé une décoction de toutes sortes de choses… Gourmand !… Menteur !… Voleur !… En vlà t’y des litanies désagréables à entendre ?… Comme si j’étais ben coupable, à cause que d’temps en temps j’mange un œuf frais, un peu d’ses confitures… d’son miel de réserve… un p’tit peu d’son vin d’madère… ou ben encore… mettons que j’casse quéqu’douzaines d’assiettes par mois !… Ça valait y la peine de m’chanter une gamme aussi longue que ça ?… surtout, quand c’est pour des peccadiles ? pouah !… c’est p’tit, c’est mesquin d’la part de mon maître… ma parole, j’en ai honte pour lui… Mais faut y pardonner, le vlà un peu sus l’âge… oui j’y pardonne… d’ailleurs, j’sis tant soit peu philosophique, comme dit l’maitre d’École… oui, mais malgré ma phibolojophie, j’crois que j’mangerais ben un tout p’tit morceau sur l’pouce… Tiens… tiens… mais pourquoi pas ? y a place à la table… j’suis seul… j’suis mon maître… agissons… Mr. Plumet a laissé encore un peu d’vin d’dessert, tartes, fromage… allons mon Jocrisse, fais comme chez vous, sans cérémonie (il se met à table, mange gloutonnement, boit, parle la bouche pleine, jeu de l’acteur) ah ! ça va m’donner du cœur au travail… Mais c’est qu’cest bon toutes ces p’tites friandises là… Voyons un coup de dessert et mettons nous au travail !… (il arrange les assiettes, en met une ou deux sur le buffet et tout en parlant il s’appuie sur la table et tombe avec elle Ah !… Ah ! — Ah !… Sapristi… eh ! ben… j’vous demande un peu… en vlà un commencement… mais un commencement terriblement terrible !… J’crois ma parole qu’alle est cassée… oui… et même assez ben cassée… Ma parole… c’est guignolant… ça m’étonne pas, la nuit dernière j’ai fait qu’réver aux chauves-souris et quand j’rêve à ces animales là, y m’arrive toujours queuqu’machineries mauvaises !… Enfin, qu’voulez vous… C’est fait… Quand j’men arracherais tous les boutons d’ma veste, c’est pas ça qui la r’mettra sur son équilibre… faut s’consoler et voir à autre chose… (il regarde) ah !… la p’tile volaille… (il va à la cage et passe son doigt à travers le grillage) Bonjour, Cocotte… dites bonjour à p’tit Jocrisse… à p’tit maître à vous… Baisez p’tit maître (il avance son nez près de la cage) Ah ! satanée Coquine !… tu m’pinces le nez… après les soins paternels que j’prends de toi, tu mériterais que j’te tordre le cou !… heu ! la vilaine !… allez vous en. Mademoiselle, allez vous en… p’tit Jocrisse n’vous donnera plus l’sucre de papa Plumet, je l’mangerai tout seul !… entendez vous ?…C’est égal, faut toujours que j’y arrange son appartement (il ouvre la rage, en tire une planchette, qu’il vient râcler sur le devant de la scène.) Si j’peux réussir à contenter Mr. Plumet, tout ira bien, mon cousin Laflûte s’ra ici, ça m’fera une aide… oh ! ben… y a la table, mais ma foi, y passera par dessus… parceque j’crois ben, entre nous soit dit, elle était tant peu âgée… vermoulue… (il retourne à la cage et s’aperçoit que la colombe s’est enfuie.) Ah ! mon Dieu !… la petite volaille qui s’est enfuite… Eh ben, me vlà dans d’beaux draps… j’vois Mr. Plumet… oh ! ben de c’coup là y peut m’dévaliser les deux yeux (il va au fond et appelle) Cocotte !… Cocotte !… petite volaille ! … Ah ! la vlà perchée sur la croisée du salon… Veux-tu v’nir ici, satanée coquine… a m’regarde… on dirait qu’à s’moque de moi !… Cocotte !… Comment, cœur dur, t’as pas pitié d’mes cris ?… D’ma position bizarre ?… attends ?… attends ?… (il trouve le bâton, le lance, on entend plusieurs vitres cassées, il reste ébahi) Ah ! en vlà un surcroît de guignon Ah Jocrisse !… une table ! la petite volaille… sept à huit vitres sur la conscience !!! Comment digérer tout ça !… J’y suis pus… J’y suis pus… du tout, du tout, du tout… Voyons, mettons nous un peu dans la réfléchissoire (il s’assied par terre la tête dans ses mains, puis, une seconde après on entend Griffard dans la coulisse, criant à ses hommes : attention ! Jocrisse se lève étonné)
Qui qu’c’est qu’ça ?… des soldats boiteux… une espèce d’agent de police ! oh ! mais ! oh ! mais !…
Scène 8ème.
Salut et respect aux lois !
À qui qu’il en a c’vieux mal bâti ?
Jeune homme, suspendez un moment vos occupations domestiques et répondez catégoriquement à ma question. Connaissez-vous un certain Jocrisse ?
Ah ! j’crois qu’jai la jaunisse.
Vous dites ?…
Hein ?…
Quoi ?
Vous demandez ?…
La loi vous demande par mon organe, jeune homme, si vous connaissez un nommé Jocrisse.
Ah ! vieille écrevisse !
Vous dites ?
J’dis… Dieu vous bénisse !
Benè sit. Ainsi donc, pouvez-vous me donner quelques renseignements sur cet individu ?
Sur Jocrisse ?… Connais pas… connais pas du tout, c’est-à-dire j’le vois quéqu’fois.
Diable ! Diable !
Mon nom est Griffard.
Camard ?
Griffard !
Homard ?
Jeune homme, je vous ai dit Griffard.
Eh ben, mon cher Mr. Biffard, il est trop tard pour prendre le canard, il est sorti de chez la mère Picard, il y a deux heures et trois quarts ; voilà tout, mon cher Mr. Cochelard.
C’est très contrariant !… mais jeune homme, habituez vous à ne pas écorcher mon nom. Voyons… j’avais pris mes meilleurs hommes pour nous saisir de ce coupable individu… Mais j’ai son signalement et nous allons parcourir le village (il tire un rouleau de papier et cherche dans toutes ses poches) allons j’ai oublié mes lunettes… Savez-vous lire, jeune homme ?
Moi ? J’crois ben, j’lis comme père et mère.
Très-bien. Faites-moi donc le plaisir de me lire le dit signalement,
Ah ! quel affreux gâchis (il lit et change tout le signalement.) Signalement du Sieur Cadiche, Marluche, Jérémie Jocrisse Lélourdo, fils majeur et mineur de… heu… heu… heu… taille de cinq pieds 16 pouces et… heu… heu… heu… coupable de plusieurs… heu… heu… heu… cheveux… noirs… (à Griffard) Voyez les miens c’est comme la crête d’un coq-dinde… j’vous lis ça… vous savez… en cas d’soupçon… (il lit) yeux !… louches de chaque côté… (à Griffard) ah !… par exemple… voyez les miens… je vous dis ça… vous savez… hein… (il lit) nez… en trompette (à Griffard) ah ! ben non… (il lit) bouche petite… (à Griffard) ah ! pour ça… l’nez (il ouvre la bouche) c’est comme l’entrée d’un four à chaux… vous savez… j’vous dis ça…
C’est bien, c’est bien, jeune homme, je vois que vous n’êtes pas celui que nous cherchons… mais tenez… votre figure intéressante… intelligente… innocente me convient ; je veux vous donner un bon conseil : Vous êtes jeune et novice, éloignez vous du précipice où trop souvent le pied glisse, n’imitez pas Jocrisse et vous ne craindrez pas la police.
Va t’en vieille tête à vis !
Comment ?
J’dis qu’vous r’ssemblez à ma nourrice.
Bien… Je vais vous demander encore un service… je reviendrai ce soir vers six heures et vous nous aiderez à arrêter ce répudié de la société intelligente des humains !… Au revoir, jeune et intéressant jeune homme !… (à ses hommes) allons, vous autres, marchez droit.
Scène 9ème.
Va-t’en vieille écrevisse !… vieille citadelle démolie !… vieux dindon plumé ?… vieux cornichon sans vinaigre !… vieux Baphlard, Bifflard, bavard… va-t’en !… (il revient en scène) l’avez vous entendu ?… il venait pour m’arrêter… Ah Diable ! mais quéqu’ça veut dire tout c’galimatias là… y comprenez vous quelque chose ?… Non… hein… ma foi ni moi non plus !… encore… c’vieux fusil rouillé… qui m’dit à moi… là… ben à moi. Vous nous aiderez… Ah ! vieille tête à claques… ma parole, ça m’a ôté tout l’genre… y m’semble que j’suis astaqué d’la chair de poule !… C’est que pourtant, s’y m’avait r’connu… j’y étais… heureusement que j’y ai pas mal changé son affreux signalement… Comment faire pour me sauver des mains de c vieux bailli d’malheur ?… ah !… c’est d’tâcher d’mieux finir que j’nai commencé et p’t’ètre ben que l’bon Mr. Plumet arrangera c’t’affaire là !… C’est égal, encore une fois… ça m’embrouille, tout ça… ça m’turlupine… chassons ces vieilles idées obscures… mettons en ordre le buffet et ensuite j’verrai à trouver un remède pour la table.
Quand les vaches s’en vont au champ
La première marche par devant ;
La deuxième suit la première ;
La troisième suit la deuxième.
Quand les vaches s’en vont au champ
La première marche par devant.
Papa les p’tits bateaux
Qui vont sur l’eau
Ont-ils des jambes ?
Et s’ils n’en avaient pas
Petit béta, y n’marcheraient pas.
la, la, la, la, la, la,
À la Garde !… Au voleur !… à l’assassin !… j’suis brisé !… cassé… mutilé… vermoulu… perclus… (il se lève) Ah ! quelle catastrophe ! En vlà t’y une apostrophe !… y m’en faudra-t-y d’la tisanne au clou d’giroffle pour éviter l’anicroche ! ah ! grand Saint Bazoche… j’en ai l’cou tout croche !… où aller ?… où fuir !… où m’cacher ?… où trouver des entrailles profondes… assez profondes de la terre pour m’engloutir !… ah ! rage !… ah ! nom d’un p’tit bonhomme !… Saperlipopette !… Que faire ?… grand scélérat !… grand malplaquet, tu devrais t’donner des coups d’pieds dans l’œil !… ah ! gueuse d’étoile !… j’suis sûr qu’alle a été toujours obscure pour moi… et dire que jamais j’réussis… oui… oui… c’est la faute à mon étoile !… j’parie que j’suis né en Chine… en Cochinchine ou ben chez les Hottentots dont Mr. Plumet parle si souvent quand y lit les nouvelles du ministère… Voyons, j’vous l’demande, j’peut y vivre d’avantage ?… après une inondation semblable ?… j’parie qu’cest pas moi… j’parie qu’ma figure… (il prend le miroir) Oh !… C’te tête !… comme un melon écrasé… mais… malheureux… cherche donc… reprends ta figure naturelle ?… (il trouve la cruche où doit se trouver une teinture noir, il prend la serviette, se lave tout en parlant) oui… oui… j’ai un affreux guignon !… vous riez… j’en ai guère envie, moi… ah !… voyons si je suis mieux (il se regarde) ah !… mais… mais… c’est d’l’encre… oh ! pour le coup Mr. Plumet va me traiter comme un nègre !… Ah ! fatalité des fatalités ! Faut mourir !… faut s’périr (il se promène à grands pas les bras croisés) Oui !… mais où trouver un instrument tranchant, piquant ou rotondant ?… où trouver un moyen certain de m’arracher ces jours que je voulais filer dans le coton ou dans la soie !… où ?… (il aperçoit le panier) Un panier ?… et un panier habité par des bouteilles… toutes étiquetées… lisons… (il en prend une et lit) p…o…i… poi…s…o…n son… poison !… c’est au poison !… ô mon étoile, tu r’prends du lustre… vlà qu’tu t’éclaircis… t’as égard à mon désespoir !… c’est ça… oui… empoisonnons-nous !
Scène 10ème.
Mon Cousin Jocrisse !… Mon Cousin Jocrisse !
Allons, à l’autre à présent, j’vous demande un peu s’il y a moyen d’mourir tranquille ici ?
Voyons, que’qu’tu veux, Laflûte ?
Mon cousin, j’viens vous dire comme ça, en vous disant : qu’ma tante Lolotte, Verronique, Bélinelte, Verturau, est morte hier au soir en décédant vers dix heures trois quarts vingt six minutes et quatre secondes après l’coucher du soleil et qu’alle vous a laissé par son testament télégraphe… l’gilet nankin beurre frais et la culotte d’peau d’daim d’défunt mon oncle Bêtifoux et… et…
Ta, ta, ta, assez Laflûte, n’m’parle put, j’en ai assez comme ça sus l’occiput.
Mais, c’est ben vrai…attendez donc que j’vous r’garde… oh !… vous tournez les yeux comme l’gros chien jaune du Meunier Mathurin.
Oui, Laflûte, oui, tourne les yeux… pasque j’suis un dramadaire, un tigre, un serpent à sonnette, un crocodile, un chathuant, un quadrupède, enfin !… tiens, r’garde… vois tout c’que j’ai fait !… Écoute, Laflûte, si t’as un peu d’affection de famille pour un parent, va, cours et r’viens vite avec mon ami Scopetie que j’vous fasse mes derniers adieux avant d’quitter c’te chambre de malheur.
Ah ! ben sûr, mon cousin, ben sûr,… j’y cours (en sortant) Dieu de Dieu c’que c’est que nous.
Scène 11ème.
La vlà finie, c’te journée… La vlà achevée !… qui qui m’aurait dit ça c’matin quand j’donnais à déjeuner à la grise … pauvre vieille ! a va pleurer… elle qui m’aimait tant… allons, y a pus à r’culer.
Scène 12ème.
Jocrisse ! mon Jocrisse !
Assez, mes amis, assez, vous m’ôtez ma vigueur, t’nez j’pleure comme un bœuf en bas âge !
Jocrisse ! mon Jocrisse !
Mes amis ! Toutes ! fini… y a plus moyen, faut s’dire adieu !… Puisqu’y faut mourir…mourissons !… puisqu’y faut périr… perons !…
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Que de peines, hélas !
Pauvre Jocrisse, que vas-tu faire ?
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Que de peines, hélas !
Tout ça m’conduira z’au trépas !
Adieu donc, Adieu Scopette,
Adieu Laflûte, mon cousin.
Faut qu’tout ça touche à sa fin,
J’vas prendre la poudre d’escampette.
Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Adieu, les amis, Adieu pour toujours.
Scène 13ème.
Eh ben, Laflûte, qué qu’tu dis d’ça ?
J’dis qu’ça m’fend l’cœur et qu’j’en ai les yeux gonflés comme une fluxion.
Et moi donc… mais j’y pense… mais dis donc Laflûte, est-ce qu’y aurait pas moyen d’arranger tout ça ?
Oui ! oh ! oui, tu m’y fais penser, courons audevant de Mr. Plumet, obtenons le pardon d’mon pauvre cousin Jocrisse avant qu’il s’donne la mort et alors on pourra l’arracher à son désespoir.
Oui, oui, c’est ça, vite, vite courons ! courons.
ACTE (Reprise en second acte.)
Scène 13ème.
Que vois-je ?… Quel affreux remue ménage !… Mais, mon Dieu, je ne m’y reconnais plus ? Qu’est-ce que cela veut dire ?… Tout est brisé… bouleversé… Ma table !… Mon buffet… Ma vaisselle !… Ciel !… la cage vide… Ma chère petite colombe… oh !… et personne ici pour me recevoir… où peut être Jocrisse ?… Je ne le vois pas… est-ce que… mais non… (il appelle) Jocrisse !… Personne !… est-ce que par malheur des voleurs se seraient introduits ici et que mon pauvre Jocrisse aurait été victime… Cependant… appelons encore, (il appelle) Jocrisse !… Jocrisse !…
Scène 14ème.
Y a pus d’Jocrisse !…C’est pus qu’une ombre !
Cette figure ?… Cette manière d’entrer… D’où viens-tu ?… D’où sors-tu ?…
Not’maître, j’ai pas cinq minutes à rester sur la terre des vivants !…
Mais m’expliqueras-tu ?…
Eh ben, not’maître, tout ce que vous voyez là, c’est mon ouvrage !… Et quand j’ai vu qu’javais tout cassé, tout brisé… savez-vous c’que j’ai fait ?
Achève donc ?
Eh ! ben, not’maître, je m’suis empoisonné.
Empoisonné !… mon pauvre Jocrisse ?
Oui, not’maitre, et puis, ben empoisonné, allez !
Et où as-tu pris ce poison, malheureux.
Dans l’panier qu’était là.
Animal ! c’était mon vin de champagne.
Hein ?… Vrai ?… C’est donc ça qu’la mort était si douce au passage.
Ah triple gueusard ! Tu mériterais que je brise…
Ah ! not’maitre, n’brisez rien, j’en ai ben assez fait pour ma part… tout c’que j’vous d’mande, mon bon maître, t’nez pour la dernière fois, c’est de me pardonner… j’veux être le modèle des domestiques, j’vous en fais la grande promesse.
Oui, elles sont belles tes promesses !… encore je pardonnerais… mais, ma pauvre petite colombe, qui me la rendra.
Scène 15ème.
La vlà, la vlà, dans ce panier, Mr. Plumet, je l’ai rattrapée !… ah ! Mr. Plumet, j’vous en prie, pardonnez à mon pauvre cousin
Jocrisse, il est ben assez malheureux, allez ! y s’est empoisonné !Oui, avec mon vin d’champagne.
Y a pas d’danger, Laflûte, l’poison avait rien d’mortel.
Allons, j’ai ce que j’désirais le plus, ma colombe… je pardonne, et comme c’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance, je prends Laflûte à mon service, et ce soir nous irons tous souper ensemble à l’hôtel de l’oie rouge.
Ah ! not’maître !
Scène 16ème.
Eh ! vite, vite, Jocrisse, sauve-toi, vlà le vieux bailli Griffard qui vient pour t’arrêter, il sait que tu es ici… vite, sauve-toi.
Tout est fini, Scopette, et tout va bien, Mr. Plumet pardonne tout et ce soir, tout est à la joie, tu en es.
Scène 17ème.
Salut et respect aux lois ! Mr. Plumet, je viens selon vos ordres pour arrêter un certain Jocrisse, qui est à votre service, mais ne l’ayant pas trouvé ce matin, je reviens faire cette arrestation sous vos yeux et emmener le susdit Jocrisse pour l’écrouer sous le numéro neuf millions cinq cent quarante six mille huit cent neuf des registres matricule de la maison de correction, où pendant quelques mois, ce jeune coupable pourra faire quelques mûres réflexions sur son passé et méditer sur l’avenir qui s’ouvre devant lui, comme l’horizon quand le soleil, le firmament et…
Pardon, Mr. Griffard, tout est fini, tout est pardonné et comme je vous le disais dans ma lettre ce matin, c’était un tour que je voulais jouer à mon drôle de Jocrisse, une peur que je voulais lui faire ; ainsi vous pouvez quitter votre mine sévère (lui montrant Jocrisse qui est derrière Scopette et qui rit aux éclats). Tenez le voilà, j’en ai été pour mon vin de champagne.
Comment ? c’est là Jocrisse ? Eh ! mais vous êtes celui qui ce matin m’avez lu votre signalement ?
Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Oui, Mr. Griffard, et comme je vous le disais tantôt, il est trop tard pour prendre le canard ?… je vous ai un peu dérouté, mais armistie générale, pardonnez vous ?
Ma foi, je ne suis pas si méchant que j’en ai l’air, j’oublie tout.
Eh bien, mes amis, laissons de côté les distances, allons tous à l’hôtel de l’oie rouge où un copieux souper nous attend et là, nous oublierons dans la joie les folies de cette journée !
Bravo ! Alors, vive la joie et les pommes de terre !
Par l’amitié (bis)
Charmons le banquet de la vie.
Par l’amitié (bis)
Que tout chagrin soit oublié.
Attendez, mes amis, avant de quitter cette brillante assemblée, j’ai quelques mots à dire !… (au public.) Mesdames et Messieurs, jeunes gens de l’un et l’autre sexe, si parmi vous, il y en avait quelques-uns qui se dégoûteraient de l’existence de la vie des humains, par quelque soit n’importe quel désespoir, permettez-moi de vous donner un conseil. Ne vous servez jamais ni de pistolet ni revolver, ça fait trop de bruit ; laissez de côté le sabre, l’épée, le poignard, le couteau espagnol, ça pique trop !… vous venez d’être témoins de mes folies, de mon désespoir, eh bien ? Suivez mon conseil, empoisonnez-vous avec du vin de champagne et vous m’en direz des nouvelles.
Par l’amitié, etc.
Mr. Plumet — | Au lever de la toile, robe de chambre, cheveux blanchis ou perruque ; à son départ, habit ou surtout, chapeau de soie, canne. |
Jocrisse | Culotte courte, bas bleus, jarretières rouges, collet rabattu, veste sans manche (rouge), perruque rouge, longs cheveux, chapeau rond. |
Laflute | Même costume que Jocrisse excepté changement de couleur, cheveux naturels partagés par le milieu. |
Scopette | Culotte blanche, veste à manche (blanche), bonnet de coton blanc, tablier blanc. |
Griffard | Long habit à la française, longs cheveux, chapeau à corne de haute dimension (comique.) |