Trois semaines d’herborisations en Corse/23

La bibliothèque libre.

De la Solenzara à Bonifacio. — 28 mai.


À trois heures nous prenons place dans la diligence qui fait le service de Ghisonnaccia à Bonifacio. Notre dévoué compagnon, M. Gavin, dont le concours nous a tant facilité la visite des environs de la Solenzara, pousse l’obligeance jusqu’à demeurer des nôtres pendant une partie du trajet ; il profitera de cette occasion pour se rendre à sa propriété de Sainte-Lucie, dont nous avons pu ce matin même apprécier le vin délicieux.

Pendant vingt kilomètres, la route poudreuse se déroule comme de Bastia au cap Corse, entre la mer et les maquis, sur lesquels pèse maintenant une chaleur accablante ; au passage apparaissent dans les haies de myrtes de magnifiques floraisons de roses, sans doute R. scandens Mill., l’espèce la plus répandue dans la région maritime, et çà et là des plantes déjà obser- vées en maintes autres localités ; par exemple à Favone :

Lycopsis arvensis L.
Echium Italicum L.
Phagnalon saxatile Cas.
Helianthemum halimifolium Willd.
Juniperus Oxycedrus L.

Puis, après avoir franchi la rivière de Conca, à l’estuaire de laquelle se dressent les ruines d’un phare génois, on s’engage définitivement dans les terres et bientôt nous apercevons de belles plantations de chênes lièges dont l’exploitation constitue la principale richesse du pays compris entre la Solenzara et Bonifacio. C’est à travers de véritables forêts d’un aspect vraiment pittoresque avec leurs arbres dénudés par plaques, nus comme des colonnes, et leur voûte de verdure sombre, que l’on arrive à Sainte-Lucie, où M. Gavin nous quitte, emportant avec une cordiale poignée de main l’expression de notre gratitude.

La diligence ne tarde pas à repartir au galop de ses trois chevaux ; déjà la nuit qui s’approche assombrit vers l’ouest la masse dentelée des montagnes ; l’air tiède devient plus lourd encore sous les épais nuages noirs dont se couvre le ciel, et c’est à peine si la vue d’une prairie, où se distinguent dans l’ombre de hautes orchidées, peut éloigner pour un instant le sommeil invincible qui appesantit nos paupières.

À sept heures, nous arrivons à Porto-Vecchio dont le nom rappelle le souvenir de M. Revelière, et ses belles herborisations dans le sud de l’île. Nous n’avons malheureusement pas le loisir de nous arrêter au bord de ce beau golfe entouré de bois sombres et de collines pelées dont l’aspect rappelle à cette heure, sous la lune blafarde, un véritable décor de mélodrame, ni dans les marécages de Stabaccio où tant de plantes intéressantes ont été signalées. Les richesses de Calvi nous ont trop longtemps retenus et nous n’avons même plus aujourd’hui une semaine entière à employer.

De Porto-Vecchio à Bonifacio, le trajet s’effectue la nuit et ne présente par conséquent aucun intérêt ; il nous parut d’une longueur interminable, car les fatigues de cette accablante journée demandaient impérieusement à être réparées. Encore fallut-il à l’arrivée parlementer longuement avec le postillon qui avait égaré un paquet contenant divers ouvrages, notamment la Flore de France de Grenier et Godron. La discussion fut véhémente, notre Corse tenait bon et faisait retomber la faute sur ses collègues du dernier relais ; mais on finit par nous promettre d’opérer immédiatement des recherches et de nous aviser dès le lendemain. Ajoutons que le colis fut retrouvé, non sans peine, entre les mains d’un voyageur de commerce, dans un hôtel de Porto-Vecchio !…

À Bonifacio, nous devions rencontrer un amateur de plantes, M. Stéfani, qui, pendant de longues années, fut le préparateur de M. Reverchon, et nous assurer, si c’était possible, son concours pour nos futures recherches sur la flore insulaire.

Habitué depuis son enfance à la vie facile de cette région privilégiée, Stéfani a laissé se développer, au contact d’une nature remarquablement riche, sa vive imagination d’oriental. Dans son langage pittoresque et animé, il nous conte sa vie, ses espérances, ses déboires ; peu à peu les plantes l’ont attiré, moins en curieux qu’en poète, sans doute, et il les a aimées avec une passion véritable que l’aurore de la quarantième année n’a pas affaiblie. Insensiblement, sur les falaises blanches de lumière, dans les montagnes abruptes de Cagna, sur les flots bleus qui baignent tout près de là la Sardaigne et l’Italie, avec son fusil ou ses filets, il a pris le goût de l’aventure et s’est endurci aux fatigues des longs voyages. M. Reverchon fut le premier à mettre à profit ces dispositions et à le subventionner pour accomplir plusieurs campagnes dans le but de publier des exsiccata de plantes de divers pays. C’est ainsi que Stéfani visita la Sardaigne, l’Espagne, la Crète, la Turquie, sans négliger la Corse qu’il parcourut dans certaines parties encore peu connues. En quelques années, il se familiarisa avec un certain nombre d’espèces qu’il récolte encore aujourd’hui pour plusieurs sociétés d’échange et s’occupa assez activement des plantes de ses environs pour rendre à quelques botanistes descripteurs, notamment à Jordan, de précieux services. Il ne reste malheureusement plus rien de la correspondance échangée entre lui et l’éminent phytographe de Lyon, qui lui donna de minutieux renseignements sur divers genres à élucider, Ægilops, Helichrysum, Euphorbia, etc.

À l’heure actuelle Stéfani occupe ses loisirs à préparer des centuries de plantes de l’île pour les botanistes qui le désirent. Nous lui avons vivement conseillé la formation d’herbiers de Corse, composés d’espèces rares où particulières à ce pays, persuadés qu’il en trouverait sans difficulté le placement, en France ou à l’étranger.