Trop belle…/5

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Hirth et Cie, éditeurs (p. 72-88).


V


Le lendemain, Sylviane s’était reprise. Elle blâma le moment de faiblesse qu’elle avait eu et se montra plus enjouée.

Son père et sa mère admiraient son énergie et le colonel disait à sa femme :

— Elle aura sa revanche. Dieu la lui garde, il est impossible qu’il en soit autrement.

Madame Foubry vivait de cet espoir.

Cependant, craignant que la vue incessante de Luc ne ravivât le souvenir de la scène pénible, elle offrit à Sylviane d’écourter le séjour de Vichy, mais la jeune fille s’y refusa, ne voulant pas avoir l’air de fuir. Sa sérénité était reconquise. L’approbation de ses parents la rendait plus forte et elle se mêlait de nouveau au monde avec sa grâce habituelle.

Annette la fréquentait beaucoup, mais Sylviane ne pouvait se défendre à son égard d’une certaine arrière-pensée et parfois, elle essayait de se soustraire à sa compagnie.

Annette ne s’apercevait pas de ces intentions. Ayant la conscience pure. Elle remarquait bien que sa nouvelle amie évitait de se lier trop intimement avec elle, mais elle la voyait tellement entourée, qu’elle comprenait qu’un peu de solitude lui fut nécessaire de temps à autre.

Sylviane ne s’expliquait pas l’accord qui régnait entre Annette et Luc. Elle ne pouvait analyser ce sentiment. Il lui semblait quelquefois que l’amour n’était pour rien, mais elle constatait cependant une entente puissante qui les rapprochait.

Elle s’y perdait.

Mais elle ne laissait rien transparaître de ces agitations que sa peine grossissait. Elle acceptait ces minutes pénibles comme une fatalité, et essayait d’élever son âme plus haut que les misères.

Cependant, elle comptait les jours qui la séparaient du départ, Vichy commençait à lui devenir un supplice qu’elle n’avouait pas.

Elle avait escompté l’arrivée de Madame Bullot comme une grande joie, mais sa compagnie ne lui apportait aucune douceur. Souvent même, elle lui saisissait des regards ironiques dont elle cherchait l’énigme. Puis, la vieille dame était rarement seule aux heures où elle recevait. Annette, sa grand’mère, Luc et d’autres l’entouraient, et Sylviane ne tenait pas à se trouver constamment en contact avec ceux qui la déconcertaient.

Sa vieille amie lui glissait souvent l’amical reproche de ne plus la voir assez, mais Sylviane répondait qu’elles se retrouveraient à Paris dans l’intimité des après-midis d’hiver.

Sylviane s’attristait en donnant cette réponse, car elle pensait que l’hiver changerait le cours ordinaire de son existence. Elle était plus résolue que jamais à travailler, à s’arracher de cette geôle mondaine où ne l’attendaient plus que des déceptions.

Madame Foubry sentant la décision de sa fille s’affirmer de plus en plus, redoublait d’amabilité entre les trois jeunes gens assidus près d’eux.

Louis Dormont, ainsi que Francis Balor étaient toujours les premiers arrivés au but des réunions et ils rivalisaient de grâces auprès de la fille, de la mère et du père.

Madame Foubry se demandait pourquoi ces deux soupirants qu’elle avait d’abord trouvés si bien, ne se déclaraient pas. Elle commençait à les traiter d’insipides, malgré toute son indulgence mondaine.

— Comprends-tu pourquoi, confiait-elle à son mari, ces jeunes gens ne s’avancent pas pour solliciter la main de Sylviane ?

— Ce sont des sots, répliquait le colonel vertement, ils ne sont pas dignes d’elle.

— C’est entendu… mais une jeune fille sans fortune doit se contenter de ce qu’elle trouve…

— C’est odieux… Sylviane est trop belle… trop fine… ces pauvres sires perçoivent bien qu’ils ne seront rien près d’une femme semblable…

— Je suis de ton avis… mon ami… mais il vaut mieux que Sylviane fasse un mariage médiocre plutôt que de s’abstreindre à une besogne dont elle ne tirera aucun profit…

— Intelligente comme elle l’est… son travail ne pourra qu’être élevé… Puis le péril n’est pas en la demeure… tant que je serai là… ce n’est pas la peine qu’elle change de vie…

— Je crois qu’elle y tient…

— Cela ne peut que lui faire honneur…

Sylviane, elle, s’était fixé une limite : le mois d’Octobre. À ce moment, elle prendrait une détermination. Elle subissait les jours passivement, s’en remettant à Dieu pour le mystère de sa destinée.

Ayant envisagé un instant le mariage d’Annette avec Louis Dormont ou Francis Balor, pour créer un peu de mouvement et de bonheur autour d’elle, cette tentative lui semblait impossible devant l’attitude d’Annette qui se dérobait ouvertement à tout rapprochement de ce sens. Elle se moquait doucement des deux amis, les appelant Oreste et Pylade et leur disant qu’ils ne pourraient jamais se marier, ce qui les séparerait.

Madame Foubry voyait avec assez d’ennui que ses favoris de la première heure tournaient au ridicule, et elle prévoyait le moment où ils ne seraient plus mariables, car le ridicule est un défaut rédhibitoire aux yeux d’une femme.

Sylviane avait jugé cet état de choses depuis plus longtemps encore et elle se disait qu’elle ne consentirait jamais à un semblable mariage.

Quoique bonne et aimante, avec le désir de fonder un foyer, elle n’y sacrifierait pas une certaine dignité, elle l’avait d’ailleurs déjà prouvé.

Elle était convaincue que la Providence ne l’abandonnerait pas.

Elle était trop intelligente pour ne pas savoir que le bonheur ne pourrait être complet qu’avec un caractère répondant au sien. L’idéal s’en trouvait précisément sous les traits de Saint-Wiff.

Même élégance, sobre, même esprit observateur, mêmes principes religieux sans ostentation.

Bien souvent, Sylviane eût voulu pénétrer plus avant dans cette âme, mais les occasions de converser ensemble étaient rares. Luc ne se livrait pas. Il observait Sylviane et il semblait parfois à la jeune fille que l’expression qui sortait de ses yeux avait parfois une lueur tendre. Elle pensait alors : je crois qu’il m’aime et comment sortirons-nous de cette situation ?

Le choc qui avait eu lieu entre eux était encore trop récent pour que l’irritation et la confusion en fussent calmés. Le temps, une circonstance fortuite, devaient atténuer cet embarras et amener la conciliation.

Par Annette, Sylviane aurait pu connaître quelques-uns des sentiments de Luc, car elle voyait leur camaraderie s’affirmer. Mais si elle aurait volontiers recherché un entretien familier avec le jeune homme, elle évitait d’aborder ce sujet avec Annette dont le rôle lui semblait de plus en plus étrange.

Sylviane aimait la netteté et la franchise et elle souffrait de s’être trompée sur la jeune fille.

Cette dernière sentait la suspicion qui naissait sur elle, mais elle avait beau multiplier les efforts pour se rapprocher de mademoiselle Foubry, celle-ci restait aveugle devant ses tentatives.

Là, où une volonté parfois échoue, la Providence tranquillement amène le résultat à son heure. Un matin, il se trouva que Sylviane et Annette furent face à face, dans un chemin, seules, toutes deux.

Annette rougit de plaisir et s’écria :

— Enfin… je vous vois un peu !…

Sylviane avait failli reculer dans un premier mouvement de contrariété, ou tout au moins opposer un front sérieux à cette exubérance, mais la joie affectueuse de la jeune fille l’attendrit et elle fut accueillante :

— Il est certain répliqua-t-elle… que les mondanités de Vichy laissent peu de place à la solitude.

— Ah ! si on le voulait bien… riposta Annette vivement il y aurait moyen de s’arranger… mais ce serait briser toutes relations… et pour un mois, il est un peu inutile de s’enfermer…

— Vous n’avez pas l’air de trouver le temps long… ici ? dit Sylviane sans arrière-pensée.

— Oh ! non… jamais je ne me suis autant amusée !…

— Votre cœur ne prend pas feu ? questionna Sylviane avec un rire qui dissimulait une certaine angoisse.

— Nullement !… jeta Annette avec élan.

Tout de suite, la fine jeune fille démêla le mobile de sa campagne.

— Vous êtes une personne bien indifférente !… Savez-vous que j’aurais presque voulu vous faire épouser un des deux inséparables ?

— Louis Dormont ou Francis Balor ? s’écria Annette avec un rire perlé… ce sont de bons garçons… mademoiselle… mais si j’étais l’épouse de l’un… je ne pourrais m’empêcher de croire que j’ai fait du tort à l’autre…

La gaieté devint si contagieuse que Sylviane la partagea.

Cependant elle pensait : Une petite fille comme Annette n’en voudrait pas… que dirait maman en l’entendant ?

Elle poursuivit tout haut :

— Comme vous êtes malicieuse… ces deux jeunes gens seront de parfaits maris…

— C’est possible… convint Annette, en secouant la tête mais on ne peut plaire à tout le monde… ils ne sont pas mon genre…

— Quel est votre genre ?… ceci serait intéressant à connaître…

Sylviane sentit un froid l’envahir en posant cette question d’un air détaché.

— Vous l’apprendrez un jour… répondit Annette avec un embarras accentué d’une rougeur subite.

Devant ces paroles et cette gêne, Sylviane ne douta plus une minute que Luc et Annette avaient conclu des fiançailles secrètes. Une angoisse la mordit au cœur et un frisson effleura sa nuque. Sa pâleur qu’Annette remarqua, devint extrême.

— Chère Mademoiselle… qu’avez-vous ?

Mais déjà Sylviane s’était ressaisie et ce fut d’une voix tout à fait normale qu’elle répondit :

— J’ai veillé… hier soir… m’acharnant au tricot qu’une jeune maman m’avait demandé… et j’ai du sommeil à rattraper… J’ai voulu marcher un peu ce matin pour perdre ma fatigue dans cette brise douce… mais je sens que me coucher tôt ce soir sera le seul remède…

L’explication était exacte, mais Sylviane était de taille à supporter un manque de sommeil, mais elle n’avait que ce prétexte pour couvrir son malaise.

Ces paroles dites en souriant, elle reprit, armée de courage, la conversation où elle était restée avant la remarque d’Annette.

Elle s’appliqua à voiler sa préoccupation le mieux possible :

— Je serai heureuse et curieuse… de connaître quelque jour… votre prince charmant… mais vous pouvez toujours me dire… en attendant… si c’est une personne de nos relations…

Annette ne répondit pas tout de suite. Elle comprenait où Sylviane voulait en venir, et craignant de commettre quelque bévue, elle ne savait trop comment tranquilliser ce cœur tourmenté.

Pour rien au monde, elle n’eut voulu blesser la jeune fille et lui laisser soupçonner les confidences de Luc.

Devant le silence, qui se prolongeait, Sylviane n’osa pas réitérer sa question. Elle trouvait même fort mesquin d’avoir poussé son enquête aussi indiscrètement.

Cependant Annette, en ne répondant soulignait cette curiosité.

Elle dit donc gravement afin que sa phrase fût prise au sérieux :

— Non… mademoiselle… vous ne connaissez ni de nom… ni de vue… celui qui sera mon mari…

Sylviane la regarda, alors qu’une telle onde de joie illuminait son visage, qu’Annette ne se repentit pas de son demi-aveu. Elle voyait sa compagne positivement renaître. La fatigue qu’elle accusait la minute d’avant disparaissait pour rendre sa démarche aérienne. Son front soucieux redevint pur, et ses yeux pleins de douceur s’abaissèrent de nouveau, mais avec effusion sur Annette plus petite qu’elle.

— Annette… projetons une belle promenade pour cet après-midi… Arrangez-cela… vous qui êtes décidée… essayons de dépister notre cour accoutumée… emmenons ma mère… votre grand’mère et Madame Bullot… Nous prendrons une voiture et nous irons un peu loin…

Rien ne pouvait sourire davantage à Annette et elle adopta cette proposition avec enthousiasme. Elle était ravie aussi de manœuvrer de façon à plonger les inséparables dans le marasme durant toute une demi-journée.

Quand les deux jeunes filles se quittèrent pour le déjeûner, elles étaient redevenues les bonnes amies que le début de leurs relations avait fait augurer.

Cependant quand Sylviane se retrouva seule, elle se demanda : Pourquoi donc alors Annette paraît-elle si bien avec Luc ?… Peut-être est-ce un de ses amis qu’elle doit épouser et on ne propage pas encore la nouvelle de ce mariage connu de lui seul.

Annette éprouvait un grand contentement de ces choses et elle promettait de traduire ses impressions à son allié dès qu’elle le verrait. Elle trouvait lamentable, elle dont la manière était spontanée, que des obstacles aussi futiles intervinssent pour retarder une union désirée de part et d’autre.

« Avec un peu de bonne volonté, disait-elle… tout cela s’arrangerait fort bien… mais assurément Mademoiselle Foubry ne peut faire les avances… et M. Saint-Wiff n’ose se risquer… il faut que leur vouloir mûrisse encore un peu… »

Ayant ainsi pensé, elle s’en fut à la recherche de Luc afin de hâter la maturité de ses sentiments. Il ne fallait pas que l’affaire traînât trop.

Comme elle rentrait à son hôtel se demandant où était celui qu’elle voulait voir, des paroles retentirent derrière elle :

— Bonjour… mademoiselle Annette… vous paraissait soucieuse ce matin… si j’en juge par ce front baissé et cette démarche hâtive…

— Ah ! quelle chance… de vous trouver… monsieur… j’échafaudais justement un plan pour vous rencontrer…

— Mais il me semble que ce n’est pas très difficile… ne nous réunissons-nous pas chaque jour dans le rond-point de Mademoiselle Foubry ?

— C’est qu’aujourd’hui… nous faisons promenade entre dames…

— Quoi… les messieurs sont exclus !… pauvres de nous !… expliquez-moi ce mystère…

— Voici…

Annette raconta. À mesure qu’elle avançait dans son récit, le visage de Luc, comme celui de Sylviane, l’heure précédente, s’illuminait sous une joie intense.

La jeune fille notait avec enchantement ces signes de satisfaction et quand elle eut terminé de semer de l’espoir dans l’âme du jeune homme, il lui dit :

— Alors votre conclusion est que Mademoiselle Foubry regrette sa rigueur ?

— J’en suis persuadée… répondit Annette.

— Comment sortir de ces complications ? murmura pensivement Luc… J’ai tellement peur… en me hâtant de provoquer encore quelque maladresse…

— C’est assez épineux… Il serait difficile que Sylviane revînt ainsi sur sa décision… Elle s’en repent… je le sens… mais ce serait pénible pour sa fierté…

— Oui… je comprends ce sentiment… elle aurait l’air de m’accepter maintenant comme un pis-aller…

— C’est bien cela… il vaut mieux je crois attendre l’heure propice plutôt que de la forcer… Les choses se dénouent si simplement parfois…

Les deux interlocuteurs brisèrent là leur entretien et se séparèrent.

Luc se trouvait heureux.

Il savait qu’Annette voyait juste et il croyait aveuglément ce qu’elle lui disait.

Il pensait : Sylviane est victime de ses beaux sentiments. Cela m’irrite et m’enchante à la fois… espérons que le bon événement… celui qui doit décider de nos destinées… nous apportera son secours.

Libre de son après-midi, il en profita pour mettre de l’ordre dans ses notes et entretenir son espoir.

Il évoquait les jours qu’il passerait plus tard dans son foyer, avec cette compagne dont l’intelligence et la distinction le charmaient toujours davantage.

Elle avait eu raison : nul stratagème n’était nécessaire pour la connaître… ses mouvements, ses paroles témoignaient de son âme claire.

Il avait simplement retardé son bonheur en voulant le gagner trop rapidement, et il se demandait ce qui serait advenu de lui si Annette ne l’avait encouragé de toute sa divination.

Durant que Luc rêvait à son avenir, Louis Dormont et Francis Balor réfléchissaient sur leur présent.

— Tu trouves aimable… toi… maugréait Francis… que mademoiselle Foubry fasse une promenade sans nous prévenir ?… je n’aime pas beaucoup ce procédé…

— Je suis absolument de ton avis… Jusqu’à cette petite sotte d’Annette qui s’en mêle !… D’ailleurs cela ne m’étonne pas… cette jeune pensionnaire ne pense qu’à nous rendre ridicules…

— Eh ! bien… que décidons-nous ? Crois-tu que nous puissions persister à rester à Vichy ?… on s’ennuie à Vichy !… c’est mortel… Vichy !… Changeons d’horizon… on ne peut moisir ici… on s’atrophie…

— J’allais te le proposer…

— Je vais aller chez moi… en Anjou…

— Quant à moi, je retourne dans mes terres… et je te rejoindrai dans quinze jours ou trois semaines…

— C’est entendu… je parlerai de toi à Ninette…

— C’est d’un frère !… Nous nous embarquons ?

— Si on partait ce soir ?… cela nous éviterait de faire des adieux toujours ennuyeux… Une carte demain… sauvera notre réputation d’hommes polis…

— C’est une excellente idée… Allons faire nos malles…

Les deux amis se dirigèrent vers leurs chambres respectives. Chacun était ulcéré par la ténacité de l’autre, et ils avaient trouvé spontanément ce moyen de départ afin de se donner le change.

Francis pensait : Quand Louis sera sur le chemin de sa ferme… je reprendrai le train pour Vichy… et seul dans la place… cela me permettra de pousser ma cour d’une façon plus sérieuse… Sylviane ne peut se décider entre nous deux… Quelle séduction possède Louis ? aucune… On le sent homme de la terre jusqu’au bout des cheveux…

Louis tenait à peu près le même discours intérieur : Quand Francis goûtera les joies de la famille en Anjou… je reviendrai précisément ici… et je pourrai déclarer mon amour à Sylviane… Cette malheureuse ne peut guère se prononcer entre ses deux admirateurs… L’un éloigné… elle y verra clair… je suis certain qu’elle sera soulagé, on n’épouse pas un ancien fêtard comme ce brave Francis.

Ces réflexions s’amplifiaient à mesure que les malles s’emplissaient, pour la forme, car à part soi, les deux rivaux se promettaient de tenir seulement à la main, un sac léger.

Enfin, ils furent prêts.

Ils se rencontrèrent dans le hall de l’hôtel, avec cet accessoire, alors qu’ils affectaient d’être affairés pour le départ de leurs bagages.

Ils s’acheminèrent vers la gare en devisant. Ils avaient combiné d’aller d’abord à Paris tous deux : afin d’être sûrs de leur éloignement réciproque.

— Je regrette cependant de ne plus voir Mademoiselle Foubry… dit hypocritement Louis.

— Moi aussi… riposta non moins faussement Francis… que veux-tu… c’est la vie !… on se lie… puis le temps vole… il faut songer aux choses sérieuses… fini les beaux jours !…

— C’est vrai… tu veux te marier !…

— Mais… mon vieux… ta cousine ne fera pas de notre foyer… un enfer… je suppose ?

— Ce n’était pas ma pensée !… se rattrapa Louis… je voulais simplement insinuer que la liberté allait être moins grande… Quand on se marie… il faut compter avec le conjoint…

— C’est juste… Enfin… ce n’est pas une existence que de tourner ses pouces à Vichy… Toi-même… tu as à faire dans les champs… et puis Ninette t’attend…

— Il est certain que j’ai mes blés qui doivent être mûrs… mais j’ai un fermier merveilleux sans quoi je ne pourrais m’absenter…

— Cependant l’œil du maître…

— Est ce qu’il y a de mieux… c’est sûr… aussi je rentre directement… le temps de m’acheter une paire de sabots à Paris… Et toi… sans arrêt ?… terminée l’école buissonnière ?

— Totalement… j’ai besoin de sommeil… de campagne… Tiens… je baille rien qu’en évoquant mon lit dans ma famille… Ces chers parents !… je me réjouis de les revoir… Tu ne te doutes pas… à certains moments… combien je suis un homme de foyer… Une femme… des enfants… les pantoufles… le coin du feu… voilà le rêve… vieux…

— Ma cousine tirera un bon numéro… dit Louis qui éprouvait le besoin de flatter un peu Francis en pensant à la rosserie qu’il voulait commettre.

— Ne la préviens pas encore !…

— J’espère que tu ne la feras pas trop languir…

— Il faut que je m’habitue à l’idée de ma liberté emprisonnée… c’est toi qui m’as fait toucher les barreaux de ma future cage…

— Douce prison… douce chaîne…

— Oui… tu as raison… elle s’appelle comment… ta cousine ?

— J’en ai plusieurs… Germaine… Madeleine… Claudie… Henriette… Alice…

— C’est un pensionnat !… Et quel âge ?

— Cela s’échelonne… de huit à vingt-quatre ans.

— Bon… je pourrai procéder par élimination… mais voici notre train…

— Montons…

— Après toi…

— Mais non… monte !…

Chacun vit que l’autre le surveillait, méfiant, et qu’il n’y avait aucun moyen de tricher… Ils montèrent donc tous deux, pestant de leur obstination mutuelle.

Face à face, dans le compartiment, ils se sourirent avec force et dirent ensemble :

— Enfin… nous y voilà !…

— Voici encore un passé qui s’en va… dit Francis.

— Ce sera un bon souvenir de plus… répondit paisiblement Louis.

Mais l’un et l’autre avait décidé intérieurement de descendre au prochain arrêt et de rester en gare sans éveiller l’attention du partenaire. Le temps était précieux, il valait mieux n’en pas perdre.

Ils se préparèrent donc en esprit, les yeux fermés, stimulant le sommeil.

— Je descends… prononça Francis… je vais au Buffet.

— Moi… il me faut des journaux.

Ils sautèrent sur le quai et se dirigèrent vers le but tout en s’épiant.

Au départ du train, leurs places restèrent vides. Chacun riait de la déconvenue de l’autre, et se croyait persuadé que soi seul était le plus fin.

Francis qui se cachait au buffet, attendit une heure pour retourner sur le quai et Louis qui était allé faire une promenade en ville, ne se pressa pas.

Francis reprit le premier train qui se dirigeait vers Vichy et Louis monta dans le second.

Ils exultaient tous deux de s’être joués et comptaient maintenant remporter la victoire qui leur tenait au cœur.

Ce fut avec une joie sans pareille qu’ils réintégrèrent leurs chambres d’hôtel où ils arrivèrent à tour de rôle dans la nuit.

Quel bon sommeil peuplé de gaîté et de rêve, ils eurent !…

Au réveil, chacun s’habilla avec soin, faisant des frais de toilette, comme jamais ils ne se l’étaient permis de peur de s’attirer les sarcasmes de l’autre.

« À nous deux… Sylviane ! » murmurait Francis, tout en procédant à un nœud de cravate artistique…

« Il faut vaincre » chantonnait dans sa chambre le bon Louis, et il regardait ses souliers vernis qui brillaient comme un miroir.

Prêts tous deux, avec un battement de cœur, à l’idée de la lutte à poursuivre, ils franchirent le seuil de leur porte.

À la table d’hôte, ils se rencontrèrent…

— Toi !

— Toi !

— Je t’ai cherché…

— Je ne t’ai pas trouvé…

— Alors ?

— J’avais oublié mon parapluie ici… figure-toi…

— Et moi… mon fume-cigarettes…

Chacun se détourna, honteux de ces prétextes auxquels ils ne croyaient pas, et furieux aussi de l’entêtement qu’ils se découvraient mutuellement.

Le sort en était jeté. Ils devaient tenter leurs chances ensemble.

Il fut fort heureux qu’Annette Logral ne connût pas cette histoire, parce qu’elle s’en serait follement amusée et n’aurait pu se tenir de la répandre parmi ses amis…

Le personnel de l’hôtel ne s’appesantit pas sur ces départs et retours étranges, les deux rivaux ayant fait entrevoir que leur voyage ne durerait que quelques heures.

Pendant que cette comédie se passait, la promenade projetée s’accomplissait.

Sylviane et Annette goûtaient les splendeurs d’une nature égayée par le soleil, et se livraient à une douce nonchalance.

Madame Bullot était ravie de retrouver Sylviane sereine et lisait sur son front, une joie qu’elle ne lui avait pas vue depuis longtemps.

Madame Foubry faisait trêve à ses inquiétudes maternelles et admirait le calme de sa fille malgré le combat avoué.

Son rêve rejetait Luc Saint-Wiff et reprenait Balor et Dormont, et elle se demandait lequel des deux s’avancerait. En somme, tous deux étaient des partis présentables pour une mère. L’ennui était que ces deux jeunes gens semblaient indécis et que Sylviane pouvait partir de Vichy sans qu’aucune solution intervint.

Madame Foubry inclinait pour Louis. Il était le fils de son amie et elle se plaisait à évoquer ce revoir, ces souvenirs rappelés et leur amitié. Au moins cette union serait rétablie sur de solides bases et elle se laissait aller à une foule de songes, bercée par le roulement du break. De temps à autre, elle tressaillait en s’entendant interpellée directement, et elle répondait hâtivement pour se replonger bien vite, parmi les tableaux suggérés par son imagination.

Quant à Luc, il trouva le temps long et s’aperçut encore mieux ainsi que Sylviane lui manquait.

Il erra, s’étonnant de ne pas rencontrer Dormont et Balor. Leur présence l’eût diverti.

Il pensa soudain que les deux inséparables avaient rejoint les promeneuses et il eut un mouvement de dépit. Il les chercha et comme ils restaient introuvables, il se convainquit du bien-fondé de ses suppositions.

Son humeur joyeuse s’éteignit. Il attendit le retour des excursionnistes avec impatience. Il s’irritait de l’outrecuidance des deux amis et se traitait de sot de n’avoir pas pris, lui aussi, l’initiative d’aller au devant elles.

Enfin, elles revinrent.

Louis et Francis n’étaient pas à leur remorque et cela le soulagea.

Il eut un doux sourire pour Sylviane ce qui remplit celle-ci d’émotion et s’en fut vers Annette à qui il dit :

— Savez-vous qu’il se passe un événement sensationnel ?

— Ah ! mon Dieu !… et lequel ?

— Oreste et Pylade ont été invisibles…

— Est-ce vrai ?

— Absolument…

— Comment ! s’écria apeurée Madame Foubry… nos jeunes amis si charmants sont repartis ?

Elle se désolait en pensant que la solution si désirée allait radicalement être empêchée.

Luc répondit :

— Je ne sais rien à leur égard… Madame… je constate simplement qu’ils se sont évaporés aujourd’hui… mais deux jeunes gens se retrouvent.

Sylviane restait indifférente. Peu lui importait ce qu’elle entendait. L’amabilité affectueuse de Luc l’isolait de tout autre sentiment.

Madame Bullot l’observait et quand elle fut rentrée dans sa chambre, elle murmura :

— Allons… il me semble que tous ces malentendus se débrouillent… Sylviane paraît moins concentrée et Luc me semble plus expansif…

Peu après, elle reçut son neveu :

— Ma tante… avez-vous passé un bon après-midi ?

— Excellent… on n’a pas beaucoup parlé… on a rêvassé… dans le break… Les jeunes filles de l’impériale où elles s’étaient juchées, admiraient le paysage… J’avais la sensation que tout allait bien… Et toi ?

— Moi ! les heures m’ont parues interminables.

— C’est un excellent signe pour Sylviane.

— Je l’aime davantage… ma tante… à mesure que je la connais…

— Elle le mérite… mon neveu…

À ce moment, la femme apporta le courrier du soir.

— Je vais vous laisser dépouiller vos lettres… ma tante…

— Tu ne me gênes pas…

Malgré ces paroles, Luc s’en alla et Madame Bullot décacheta ses enveloppes.

Une seule l’intéressa. Elle provenait d’une de ses amies qui lui envoyait son fils : Roger de Blave.

Elle lui expliquait encore, ce que Madame Bullot savait, que ce jeune veuf ne pouvait se consoler de la mort de sa femme, survenue deux ans auparavant. Il allait passer quelques semaines à Vichy pour réparer des organes affaiblis par le chagrin et une nourriture absorbée sans appétit.

Il avait trente ans.

Madame Bullot aimait Roger de Blave et le trouvait fort bien, et elle se dit :

— Il aura de quoi se distraire avec Luc… les deux inséparables… Annette et puis Sylviane… sans compter les autres… Au moins celui-là ne tombera pas amoureux de notre belle amie… avec cette peine au cœur… si toutefois on peut préjuger d’un désespoir qui semble durable… Deux ans !… c’est coquet pour des regrets… Voyons… quand arrive ce pauvre malheureux ? Demain ! j’aurai à peine le temps de prévenir ma jeune bande…

Madame Bullot, comme la plupart des vieilles gens parlait toute seule et elle continua le monologue : Je n’ai aucune crainte qu’il ne s’éprenne de Sylviane… j’ai seulement peur que Luc ne se montre stupidement jaloux… Roger est fort bien… ce grand blond a conquis bien des cœurs… il est distingué autant que Luc… Ses yeux sont superbes… un peu orientaux à mon avis… mais ils ont du succès… L’ennui… dans tout ceci… c’est que la gaîté de toute cette jeunesse va être forcée de se contraindre… On ne peut rire autant qu’on le voudrait devant un chagrin aussi violemment affiché. Madame de Blave me recommande de ne pas perdre Roger de vue… J’essaierai de le faire… Si Sylviane vient tout à l’heure… je la préviendrai… ainsi qu’Annette… Il faudra le dire aussi à Luc… sans quoi il me soupçonnerait de trahison… Je suis sûre qu’il ne croit pas aux désespoirs éternels… lui !… Il va s’imaginer encore que Roger va lui enlever Sylviane… Si seulement ce jeune veuf était entré dans les Ordres comme on l’avait annoncé un moment !… On commençait à voir un peu clair dans notre affaire… pourvu qu’elle ne se brouille pas de nouveau…

La vieille dame poussa un soupir et prit un livre en attendant la visite de ses amis.