Trop belle…/7

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Hirth et Cie, éditeurs (p. 106-124).

VII


Sylviane songeait à son bonheur et à celui qu’aurait Luc en apprenant sa décision.

Par moments, cependant, une grande angoisse la traversait en songeant qu’il était reparti et qu’il pouvait s’être trop éloigné, mais le fond de sa pensée restait riant, et ses parents et elle formaient les plus agréables projets.

Madame Foubry ne se sentait pas de joie devant le bonheur futur de sa fille. Quant au colonel, il restait calme, sachant que la justice vient tôt ou tard réparer ses torts apparents.

Cependant Sylviane n’osait plus trop aller voir Roger de Blave depuis qu’elle avait su que le bruit de leurs fiançailles courait. Pourtant, elle voulait le remercier de la demande faite au nom de son cousin. Il lui semblait qu’un mot aimable ne serait pas de trop. Elle ne se doutait guère que le jeune homme n’avait pas prévenu Jean de Blave.

Madame Bullot n’avait pas perdu de temps pour se rendre près du jeune veuf, afin de lui faire part de la réussite de son stratagème.

Elle le trouva souriant :

— Vous savez, Roger, Sylviane a refusé spontanément.

— Ah ! je m’y attendais ; semblait-elle satisfaite de cette communication ?

— Tout à fait ! son visage était illuminé.

— Vous voyez qu’il fallait cela à tout prix. Son amour-propre était vengé.

— Comme vous avez bien compris la chose : je n’aurais pas su si bien.

— Il fallait les éléments, chère Madame.

— Nous avions Balor et Dormont.

— Ce n’était pas assez comme compensation.

— Même les deux bout à bout.

— Vous avez toujours la note gaie !

— Heureusement. Enfin, vous, vous aviez un cousin dont vous possédiez la confiance et cela nous a bien servi.

La conversation entre la vieille dame et Roger ne tarit pas sur les deux futurs fiancés, et Madame Bullot s’étendit avec complaisance sur les détails qu’elle ressassait toute seule depuis si longtemps.

Mais Roger eut un bon rire en apprenant la fuite intempestive de Luc Saint-Wiff, au moment même où il allait atteindre la félicité tant souhaitée.

Il fut entendu que le secret de cette demande en mariage ne serait pas divulgué pour le moment afin de laisser à Sylviane la confiance acquise de ce fait.

La malheureuse jeune fille ne se doutait guère de l’embarras où était Madame Bullot. Celle-ci tournait comme un écureuil dans sa cage, et elle implorait le secours du ciel.

Quand Roger de Blave revit Sylviane, il fut surpris de la métamorphose opérée en elle. Une assurance et une douceur tout ensemble lui donnaient encore plus de charme. Elle fut affectueuse et naturelle et il admira sa sensibilité, et son humilité qui se cachait sous tant de beauté.

Il n’en estima que davantage la jeune fille et la félicita de ce que la vie lui devînt propice après les angoisses subies pour son avenir. Les soucis s’effaçaient. Le présent était coloré, joyeux. Luc allait revenir et Sylviane imaginait son regard enchanté.

Aujourd’hui la lettre de sa tante lui arrivait et elle évoquait son visage.

Radieuse, elle s’en allait par les chemins, seule, recherchant la solitude pour s’absorber plus facilement dans sa chère vision.

Elle rencontra Francis Balor.

Après qu’il l’eût saluée, il lui dit :

— Je suis heureux, mademoiselle, de vous féliciter à l’occasion de vos fiançailles. Jamais une jeune fille n’a mieux mérité son bonheur ; vous êtes la femme la plus charmante, la plus…

— Si vous ne cherchiez plus d’autres adjectifs, monsieur, ce doit être fatiguant.

— Oh ! mademoiselle, ne m’empêchez pas de vous dire ce que je garde en moi, depuis si longtemps !

— Si longtemps ! trois semaines.

— Trois éternités, mademoiselle. Croyez-vous que ce ne soit pas long pour un enthousiaste de voir passer les jours sans que sa ferveur puisse se dévoiler ?

— Vous choisissez un moment bizarre pour me faire une déclaration. N’avez-vous pas dit vous-même, tout à l’heure, que j’étais fiancée ?

— Oui, mademoiselle.

— Je ne dois donc plus écouter vos paroles. Pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ?

Sylviane Foubry posait cette question, poussée par une curiosité qui lui venait soudain de connaître la pensée masculine. Elle ne s’illusionnait pas outre mesure de la franchise qui sortirait des lèvres de Balor, mais une sorte de gaîté indulgente et malicieuse l’envahissait et elle voulait s’amuser à confesser le soupirant contrit.

— Pourquoi ? s’écria Francis avec feu, ah ! mademoiselle, je vous sais bonne, et je veux me confier à vous. Votre beauté m’ensorcelait chaque jour davantage, mais je dois le dire, votre intelligence m’ahurissait.

Ici, Sylviane eut un petit rire qu’elle ne put réprimer.

Francis continua :

— Ne riez pas, mademoiselle. Comment aurais-je pu lutter avec autant d’esprit ! Marié, j’aurais été votre ombre, je serais devenu le pauvre pantin, derrière vos mots charmants et votre conversation brillante. Songez, mademoiselle, qu’une femme, par instinct, est déjà rusée et fine, alors, quand ces qualités-là s’aggravent de celle de l’intelligence, comment voulez-vous qu’un pauvre mari s’affirme avec honneur ?

Sylviane riait maintenant de tout son cœur.

— Mon cher monsieur Balor, vous êtes une perle unique, je souhaite que vous trouviez la jeune fille incomparable qui se montrera assez fine et rusée pour ne pas vous paraître intelligente, et elle le sera quand elle vous aimera, elle saura vous faire valoir.

— Elle existe, articula Francis.

— Ah ! tant mieux.

— C’est la cousine de Louis Dormont.

— Toutes mes félicitations.

Francis se vantait outrageusement, mais la vanité était la plus forte, et si Sylviane était fiancée, il voulait l’être aussi.

— Il me reste, mademoiselle, à vous assurer de mes vœux de bonheur. M.  Roger de Blave a tout ce qu’il faut pour vous rendre heureuse.

— Eh ! là, monsieur, vous errez. Je n’épouse pas Monsieur de Blave.

— Ah ! fit Francis, les yeux écarquillés de stupeur.

Il n’en sut pas plus long, car, en riant, Sylviane le laissa à son ahurissement.

Quand sa présence d’esprit lui revint, la jeune fille, comme une sylphide disparaissait dans le chemin.

Sa robe claire ondulait sous une brise gaie.

Francis murmura : qui épouse-t-elle alors ? Saint-Wiff est parti, et il n’avait pas l’air de l’homme vainqueur. Serait-ce Dormont ?

À cette pensée, Francis se sentit devenir vert. Il trembla de colère. Cela lui était égal que Sylviane épousât n’importe qui, sauf son ami… Il ne voulait pas être distancé par lui !… Être joué ainsi lui paraissait le comble de l’abomination.

Mademoiselle Foubry s’en allait remplie de gaieté. Elle se retenait pour ne pas rire tout haut des aperçus originaux de Francis Balor.

Soudain, elle heurta à Louis Dormont qui la considérait d’un œil scrutateur :

— Mademoiselle… je vous présente mes hommages… et je suis heureux de vous féliciter sur votre prochain mariage…

— Vous êtes bien bon… monsieur… et je vous remercie sincèrement…

— Je me permettrai de vous dire que jamais femme n’a réuni autant de qualités… beauté… séduction… bonté…

— Arrêtez-vous… monsieur… J’ignorais que vous pensiez tant de bien que moi… Il est curieux que mon nouvel état de fiancée… vous délie la langue à ce point… Je n’aurais jamais soupçonné un tel enthousiasme…

Sylviane voulait amener Louis Dormont à dire ce que Francis venait de lui révéler. Jamais la vie ne lui avait paru plus amusante. Son bonheur intérieur transfigurait jusqu’à son caractère qui revenait à celui de ses dix-huit ans, enjoué et rieur.

— Ah ! mademoiselle reprit Louis sans cacher son admiration… j’ai toujours été subjugué par vos profondes qualités… votre intelligence remarquable m’a séduit depuis longtemps…

— Longtemps ?… interrompit Sylviane.

— Oui… mademoiselle… Y a-t-il trois semaines ou trois ans… ou trois lustres que je vous connais ? Je n’en sais rien… Ce que je sais mieux… c’est que votre vivacité d’esprit… votre finesse… sont en accord parfait avec mes tendances…

— Merci monsieur…

— Mais je suis gentleman-farmer… mademoiselle… et pouvais-je… raisonnablement… vous offrir de partager ma vie ?

— Mon Dieu… je ne puis guère juger quelle utilité peuvent être les qualités dont vous me gratifiez généreusement… pour devenir fermière…

Sylviane riait de toutes ses dents.

— Ne vous moquez pas… mademoiselle… Je me serais accommodé à votre intelligence… Une intelligence est toujours utile et elle trouve sa place dans les plus petits détails… mais ce qui m’a effrayé en votre personne… c’est votre beauté…

— Oh !… protesta Sylviane sérieusement.

— Ne vous défendez pas… vous êtes terriblement belle… et comment aurais-je pu soutenir le rôle de mari d’une femme qui n’a qu’à paraître pour entraîner les cœurs ?

— Comme vous exagérez !…

— Hélas ! non… Votre beauté s’impose… Tenez !… vous auriez eu simplement un peu d’eczéma sur le visage que je vous épousais sans tarder !…

— Oh ! quelle horreur !… s’écria Sylviane au comble de l’amusement.

— Je veux une femme charmante… mais sur laquelle personne ne se retournera…

— Vous la trouverez… monsieur Dormont…

— Elle est trouvée… mademoiselle… c’est la sœur de mon ami Balor… elle s’appelle Ninette…

— Vous l’aimez ?

— Je l’adore…

En prononçant ce mensonge capital, Louis Dormont se disait : Pourvu que Ninette me plaise…

— Je vous félicite… monsieur… et forme des vœux pour votre futur bonheur.

— Je vous adresse les mêmes… mademoiselle… et rends pleinement justice à M. Roger de Blave qui a tout ce qu’il faut pour vous rendre heureuse.

— Mais monsieur… je ne suis nullement fiancée avec M.  de Blave…

— Quoi ?

— Vous vous trompez totalement !

Et, riant de tout son cœur triomphant, Sylviane se sauva, laissant Louis Dormont sur place, le regard exorbité, par cette réponse et le visage radieux qui s’enfuyait.

Il murmura enfin : Avec qui est-elle fiancée… alors ? Ce ne peut être avec Saint-Wiff qui a failli s’évanouir en surprenant notre conversation… Puis il est parti… or… un homme heureux ne prend pas le train… Serait-ce Francis qui m’aurait si bien caché son jeu ?… ah ! par exemple !…

Les deux amis qui étaient à la recherche l’un de l’autre, se rencontrèrent fatalement.

Leurs traits étaient empreints d’une telle colère vengeresse qu’ils s’abordèrent comme deux coqs.

— D’où viens-tu ?

— Je viens de rencontrer mademoiselle Foubry.

— Moi aussi…

— Elle n’est pas fiancée avec de Blave…

— Il paraît que non…

— Avec qui alors ?

— Je me le demande…

Le visage des deux rivaux se détendirent après cette escarmouche. Ils avaient deviné dans leurs traits concentrés, que le bonheur radieux d’un souhait accompli n’habitait pas leur âme.

— J’ai pu causer avec elle…

— Mois aussi…

— Je lui ai clairement fait comprendre que son intelligence était gênante pour un mari… sans quoi je l’aurais demandée en mariage…

— Je lui ai tenu un discours analogue… en lui laissant entendre que seule… sa beauté m’éloignait d’elle…

— Peuh !… mon cher… une femme trop intelligente… que c’est donc idiot tout au long d’une vie !…

— Ah ! mon pauvre… une femme trop belle… ce que l’existence peut en être enlaidée !

— Mais cette Sylviane est gentille… et ne voulant pas lui causer de peine en lui laissant croire que mon cœur était triste… je lui ai annoncé mes fiançailles avec ta sœur.

— Ah ! à propos… je lui ai fait part de mon prochain mariage avec ta cousine…

— Ces deux pauvres chéries vont être charmées… Elles auront des maris qui ne succomberont à nulle séduction… C’est une sécurité pour une femme de posséder un compagnon avec autant d’énergie que la nôtre…

— Nous sommes admirables…

Les deux amis s’en furent bras dessus, bras dessous en cherchant quel pouvait bien être le fiancé de Sylviane mais le cœur joyeux de savoir que ce n’était pas l’un d’eux.

Deux jours se passèrent. Le second fut pour Sylviane une attente anxieuse qu’elle ne pouvait cacher.

Madame Bullot qu’elle ne quitta guère, ce jour-là, remarquait son visage tour à tour angoissé ou attendri. La malheureuse dame était accablée sous le remords en songeant que Sylviane attendait une réponse à une lettre non écrite…

Elle ne savait comment avouer la chose à la jeune fille et jetait à Annette, qui se trouvait-là, des coups d’œil désespérés.

Celle-ci partageait l’angoisse de la vieille dame et ses regards absorbés témoignaient des efforts mentaux qu’elle tentait pour donner une solution à cette situation tragi-comique.

Si Sylviane fit bonne contenance en ce deuxième jour, il n’en fut pas de même le troisième, et dès le matin, elle alla trouver Madame Bullot.

Quand elle comprit que rien du neveu n’était parvenu à la tante, elle eut les larmes aux yeux :

— Ma chérie… commença Madame Bullot.

— Oh ! Madame n’essayez pas de me consoler… j’ai deviné que Luc ne voulait plus de moi…

— Mais non… ma petite enfant…

Après cette dénégation, faite vivement, la bonne dame s’arrêta un instant pour chercher ses mots, puis elle reprit bravement :

— Écoutez un détail burlesque… Luc était tellement désespéré par vos fiançailles supposées avec Roger de Blave… qu’il ne pensait plus à ce qu’il faisait… moi non plus d’ailleurs… et il est parti… sans me donner son adresse !…

L’aveu était fait.

Sylviane qui écoutait avidement, affaissée sur un fauteuil, se redressa stupéfaite et s’exclama :

— Alors… vous ne lui avez pas écrit ?

— Eh ! non… comment m’y serais-je prise ?

— Vous ne savez pas où il est ?

— Pas du tout.

— Mais c’est affreux !

— C’est stupide…

Elles se regardèrent. Madame Bullot aurait ri, tellement ces circonstances lui paraissaient comiques, mais voyant Sylviane qui retenait ses sanglots, elle n’osa pas.

— Que faire ?… s’écria la jeune fille en portant les mains à ses tempes.

— Attendre… proféra Madame Bullot.

— Attendre répéta Sylviane… et s’il lui arrivait malheur… et s’il tombait malade… et s’il courait le monde pendant des années !…

Devant la véhémence de la jeune fille, la vieille dame se tut.

— Quel moyen pourrait-on employer ?… articula… Sylviane d’une voix sourde.

— Depuis trois jours… je cherche en vain…

— Où peut-il être ?… si on demandait dans tous les hôtels de Paris ?

— C’est une idée… mais il faut y être à Paris…

— Nous allons repartir… le traitement de père est terminé…

— C’est ce qu’il y a de mieux… j’ai commencé mes malles…

Sylviane se hâta d’aller communiquer ces nouvelles à ses parents…

Le colonel rit de découvrir un tel jeu du sort.

— Ce n’est pas banal… répétait-il… jamais une situation semblable ne s’est vue…

Madame Foubry songeait au désespoir de Luc et à l’angoisse de sa fille.

— Il doit être atrocement malheureux… murmurait-elle avec émotion.

— Il se rappellera bien qu’il n’a pas laissé d’adresse à sa tante… que diantre !… suggérait son mari amusé il n’y a que trois jours… il écrira soyez certaines…

Sylviane ne parlait plus. Cette dernière circonstance l’anéantissait.

Les préparatifs de départ furent vite menés.

Successivement, Annette Logral et sa grand’mère, Louis Dormont et Francis Ballor prirent le train pour le retour.

Madame Bullot voyagea avec les Foubry, essayant de réconforter Sylviane qui tremblait à l’idée que Luc pouvait être reparti pour la Chine.

L’arrivée à Paris ne fut pas des plus gaies et la pauvre Sylviane imaginait autrement la rentrée dans l’appartement familial.

Elle l’avait peuplé de la présence de Luc, de ses rêves de bonheur et il restait comme vide au départ, avec une question angoissante de plus.

Elle errait parmi les pièces, avec toujours la même question à la pensée : Où est-il ?… que fait-il ?

À peine osait-elle se présenter chez Madame Bullot. Elle savait qu’à la première nouvelle reçue de son neveu, la vieille dame la ferait prévenir, aussi ne se risquait-elle pas à subir des déconvenues.

Madame Foubry se désolait. Elle avait cru enfin avoir un gendre et il disparaissait par le plus malencontreux des hasards.

Le colonel était bien allé s’enquérir dans quelques hôtels de la présence du voyageur, mais ses recherches avaient été infructueuses.

Il y avait huit jours que cette situation durait. Chaque soir, Sylviane se couchait désespérée, comptant que le sommeil lui donnerait l’oubli, mais il était agité et hanté de cauchemars qui témoignaient de sa préoccupation.

Le réveil se trouvait brisée, mais un espoir la vivifiait de nouveau. Le temps clair, le soleil, lui infusaient un courage neuf et elle attendait…

Il lui était pénible de reprendre sa vie accoutumée. Heureusement on était en plein été et la totalité ou presque, des relations de la famille, se trouvait à la campagne.

Sylviane était donc relativement seule pour ressasser ses pensées.

Annette ne se trouvait pas à Paris non plus. Sa grand’mère possédait une propriété dans les environs de Paris et ces dames s’y étaient rendues dès leur retour de Vichy.

Elles avaient invité Sylviane à séjourner quelques jours près d’elles, mais elle n’avait pas accepté, ne se sentant à l’aise nulle part. Une agitation croissante l’ébranlait et elle ne savait plus que devenir dans le doute horrible qui la brisait.

Madame Bullot n’était pas moins tourmentée.

Elle jugeait que les événements tournaient de façon bizarre et elle plaignait Sylviane.

Roger de Blave était resté à Vichy, l’état de sa jambe ne permettant pas encore le transport.

Enfin, Madame Bullot reçut une lettre de Luc. Elle ne connaissait pas trop son écriture, mais elle devina tout de suite que ce devait être de lui.

Elle eut une exclamation de satisfaction, et monologuant selon sa coutume, elle décacheta la missive :

« Par le timbre… il est à l’étranger… pourvu qu’il me donne son adresse !… Allons… que dit-il ? Il me reproche de ne pas lui avoir écrit !… c’était à prévoir… Comment aurais-je fait ?… quoi… Il en a conclu que c’était parce que Sylviane était fiancée à Roger de Blave… La conclusion est assez logique… mais elle n’a pas eu lieu… Il a l’air désespéré… Non… mon neveu… votre Sylviane n’est pas fiancée… et elle vous attend avec impatience… Ah !… il est en Écosse… décidément il y tenait… De là… il ira en Hollande… Mais son adresse, son adresse !… elle n’y est pas ! Sapristoche ! Qu’allons-nous devenir ?… Dieu du Ciel ! que faire ? Enfin… il vit… c’est toujours un point. Naturellement il trouve que c’est inutile que je le renseigne du moment qu’il croit Sylviane à la veille de se marier… Je ne lui ai jamais écrit… et il se demanderait pourquoi commencer… Quelle aventure !… Il faut pourtant que j’apprenne à cette petite que j’ai reçu de ses nouvelles… Cette mission m’ennuie bien… J’ai les bras et les jambes fauchées… Je ne vis plus au calme… c’est bien la peine de devenir vieille… La jeunesse est bien encombrante… quand ce n’est pas la sienne propre… c’est celle des autres… Je vais dire à Sylviane de venir… au fait… non… elle s’imaginerait que c’est meilleur que cela n’est… Il vaut mieux que je me transporte… »

En soupirant beaucoup, en marmonnant de même la pauvre Madame Bullot se prépara à sortir.

Elle n’eut pas cette peine. Attirée sans doute par la télépathie, Sylviane sonna et fut bientôt introduite par la femme de chambre.

— Ah ! ma mignonne… vous arrivez bien… tenez… une lettre de Luc.

— Ah !… répondit la jeune fille en portant la main à son cœur.

En tremblant, elle prit cette lettre et eut les larmes aux yeux en constatant quel chagrin conservait Luc. Une émotion grandissante s’emparait d’elle et quand elle eut fini cette lecture tendre et désespérée, elle glissa aux genoux de sa vieille amie, en murmurant :

— Comme il m’aime encore !…

— Oui… mais il ne donne pas son adresse !…

— C’est vrai !… s’exclama Sylviane en se relevant d’un bond. Dans son enchantement, elle n’avait pas pensé à ce détail plein d’importance.

— Comment allons-nous nous y prendre ?… s’écriait-elle angoissée.

— Je me le demande !… Je ne puis cependant pas envoyer un agent à ses trousses… Je sais qu’il y en a qui seraient ravis de se promener à mes frais… mais je trouve cela bien incorrect pour Luc…

— C’est horrible… balbutia Sylviane en passant la main sur son front…

— Ne nous désolons pas… Une circonstance fortuite peut nous être favorable… Nous en avons eu une pour vous décider à accepter Luc… ce serait bien surprenant que nous n’arrivions pas au but.

Si un faible espoir s’introduisait dans la tristesse de Sylviane, elle n’en restait pas moins anéantie par ce nouveau retard qui pouvait s’éterniser.

Cependant, il fallait qu’elle se dominât… Luc aussi avait souffert.

Elle reprit le chemin du retour, cherchant encore quel moyen serait le meilleur pour rattraper le fugitif. À mesure que l’heure passait, elle trouvait la situation presque comique, mais quand elle en souriait, une crainte surgissait. Elle évoquait le pire, Luc se mariant… Elle se demanda un moment si elle ne partirait pas pour la frontière de la Hollande, afin d’arrêter le jeune homme au passage. Mais outre que cette solution serait coûteuse, elle la jugeait aussi des plus aléatoires.

Non, il était plus sage d’attendre tranquillement le dénouement. Dans certains cas, un peu de fatalité ne nuit pas et Sylviane se disait que c’était l’heure de montrer une philosophie saine.

Elle arrangea donc sa vie, comme si Luc n’existait pas, afin de remplir ses journées d’une façon absorbante. Elle pensa avec force à sa musique délaissée et projeta de travailler. Possédant l’instinct de la composition, elle se lança dans les problèmes de l’harmonie sous la conduite de son professeur.

Cette occupation difficile concentra son esprit et tout en s’écartant du monde, c’est-à-dire en ne comptant pas sur lui comme distraction, elle eut des jours qui ne connurent plus l’ennui.

Son intelligence était satisfaite, et dans le labeur quotidien, elle s’éleva encore.

Un mois passa, un mois court, pour le travail, long pour son cœur.

Août brûlait Paris, mais la jeune fille ne songeait pas à la chaleur.

Septembre passa et l’on fut en Octobre.

Quand Sylviane pensait à l’été écoulé, elle en était stupéfaite.

Les amis de la famille commencèrent à rentrer et Annette vint la voir.

— Quoi de nouveau ? questionna-t-elle vite en entrant.

— Hélas ! répondit Sylviane… nous vivons chacun dans notre désert…

Elle raconta l’épisode de la lettre.

Annette resta décontenancée. Elle avait beaucoup réfléchi à cette situation sans oser jamais s’enquérir. Le silence que l’on gardait lui semblait de mauvais augure et elle n’avait pas eu tort dans ses déductions.

— Mon cœur est calme… reprit Sylviane… j’attends en paix la solution de ces étranges circonstances… j’ai beaucoup travaillé… et j’ai… paraît-il des dispositions musicales que j’ignorais…

— J’admire votre énergie.

— Je subis simplement le destin…

Les deux jeunes filles se quittèrent après un moment de causerie où Annette annonça son prochain mariage.

Comme tout devait être bizarre dans le roman de Sylviane, elle reçut un matin, une lettre inattendue. Elle était signée de Louis Dormont et de Francis Balor et elle arrivait de la Hollande.

Les deux jeunes gens annonçaient qu’ils étaient mariés, l’un avec la sœur de Francis et l’autre, avec la cousine de Louis et qu’ils effectuaient leur voyage nuptial dans le pays des tulipes.

Par le plus grand des hasards, ils y avaient rencontré M.  Luc Saint-Wiff. Ils s’étaient revus avec plaisir et s’étaient remémoré la saison de Vichy. Ils avaient été fort surpris de constater que M. Luc Saint-Wiff croyait fermement Mademoiselle Foubry mariée à M.  de Blave, mais prénommé Jean.

Ils avaient deviné un drame dans la manière d’être de M.  Saint-Wiff mais n’avaient osé lui affirmer péremptoirement que Mademoiselle Foubry était toujours célibataire ; ils s’étaient informés ensuite, tourmentés de scrupules, et ils lui écrivaient afin de l’avertir de l’erreur dans laquelle s’enfonçait leur compagnon d’une saison.

Eux, donnaient leur adresse.

Sylviane lisait avec un visage qui s’épanouissait. Elle ne se doutait guère que les deux inséparables lui donneraient cette marque d’intérêt et de divination. Ils avaient senti confusément qu’une situation insolite existait et au risque d’être taxés d’impudents, ils essayaient d’éclairer celle qu’ils jugeaient l’intéressée.

Il est fort probable qu’un seul n’eût pas osé s’avancer, mais à deux, ils s’étaient stimulés.

Ils terminaient leur lettre en présentant leurs excuses de se mêler de ce qui ne les touchait pas, mais ils avaient remarqué tant de souci dans le visage de Luc et tant de stupéfaction et de joie quand il avait entendu que Mademoiselle Foubry n’était pas mariée qu’ils avaient cru bien faire en essayant d’amener la clarté !

Sylviane se sentait dans un état inexprimable. Enfin Luc était retrouvé et le dénouement allait avoir lieu au moment où elle n’y comptait presque plus.

Le colonel et Madame Foubry, bénirent eux aussi l’heure qui s’annonçait.

Sylviane se promit de répondre à la lettre des deux amis sitôt qu’elle aurait vu Madame Bullot chez qui elle se rendit sans tarder.

— J’ai des nouvelles ! devinez qui me les envoie ! Et comme un événement arrive rarement seul, Madame Bullot s’écria, elle aussi :

— J’en ai également ! mais les miennes sont de Luc… et j’ai son adresse !…

Après une seconde d’émotion, Sylviane et la vieille dame s’embrassèrent et se communiquèrent leurs lettres respectives.

Luc, aussitôt après sa rencontre avec Dormont et Balor avait écrit sans tarder à sa tante.

Il la conjurait de lui donner des explications.

Madame Bullot s’enchantait du bonheur de Sylviane et dit en tenant les mains de la jeune fille :

— Voilà tous vos maux terminés… ma chère enfant… Luc ne va pas être long à revenir… Cependant… il attendra ma lettre.

Tout de suite, la bonne dame s’installa à son bureau, et avec Sylviane, elles élaborèrent quelques lignes qui devaient transporter d’aise le voyageur.

Ce fut un jour heureux.

Le lendemain amena encore une autre joie : Sylviane eut la visite de son professeur d’harmonie qui lui annonça que la polonaise qu’elle avait composée serait jouée dans un concert organisé par lui.

Mademoiselle Foubry ne s’attendait nullement à cet honneur. Elle avait travaillé en vue de donner une orientation sérieuse à son existence et un dérivatif à son souci. La gloire lui arrivait. Elle eut une satisfaction intérieure en constatant qu’elle avait à portée de son intelligence, un gagne-pain inespéré dans le domaine artistique.

Toutes les perspectives lui souriaient aujourd’hui : mariage et succès.

Elle fut forcée d’oublier quelque peu le retour de Luc, prise par les répétitions de son morceau.

Se découvrant artiste, elle y assistait avec une ferveur des plus entraînantes. Ses interprètes s’émerveillaient devant sa beauté égale à son talent. Pour elle, ils se surpassaient, et, à la dernière répétition où assistaient quelques privilégiés, elle eut une véritable ovation.

Ah ! comme elle regrettait les jours mornes du dernier automne où elle se morfondait dans son rôle ingrat de fille à caser !… Aujourd’hui, la vie prenait une coloration tout autre, parce que sa personnalité s’affirmait par son travail.

Sylviane se trouvait doublement heure use en songeant à Luc. Quelle joie d’aller à lui, non comme une femme qui attend la protection, l’assistance du mari, mais avec la conscience d’une intelligence qui a une valeur propre.

Quelle fierté de se savoir indépendante, et comme le mariage lui paraissait plus élevé et plus doux, de n’être pas basé sur la nécessité.

Le concert était fixé au 30 Octobre.

Madame Bullot se promettait de s’y rendre.

Elle se réjouissait grandement du succès de Sylviane et estimait qu’elle le méritait.

Elle pensait que son neveu ne pouvait qu’être flatté de retrouver une Sylviane pleine de talent, au lieu d’une mondaine traînant son ennui en montrant sa beauté !

Non sans impatience, elle attendait ou une lettre ou l’arrivée de Luc. Elle riait de la joie qu’il montrerait et ses heures de sommeil se troublaient :

« Pourrait-on croire qu’à mon âge… je m’emballe à ce point !… Je n’ai jamais été aussi peu calme… si mon pauvre mari vivait encore… il serait content lui qui me trouvait apathique et me disait : Allons un peu de vivacité… tu dors debout !… »

Madame Bullot regretta beaucoup de n’avoir pas de lettre le matin du 30 Octobre. Elle s’était fixé cette date et elle en eut de l’ennui.

Elle déjeuna cependant avec appétit et se prépara pour se rendre à la salle indiquée. Elle devait y être vers quatre heures.

En attendant le moment de partir, elle se reposa dans son petit salon, en murmurant : Sylviane doit être dans tous ses états… je suppose qu’elle n’a aucune appréhension… Ses parents sont bien émus… moi aussi… c’est dommage que Luc ne soit pas là.

Mais la porte de la pièce s’ouvrit et Luc fut devant elle :

— Ah ! par exemple… tu ne préviens guère !…

— Prévenir !… je n’ai pas eu le temps ! Bonjour… ma chère tante… vous vous portez bien ?… Comme vous êtes belle !… où allez-vous ?

— Au concert… mon neveu…

— Je ne vous savais pas mélomane… Mais ma tante… expliquez-moi bien votre lettre…

— Quelle heure est-il ?

— Quelle ferveur !… il est trois heures et demie.

— Je serai en retard…

— Tant pis ! parlez-moi de Sylviane…

— Tu sais tout…

— Répétez-moi encore ces choses magnifiques…

— Elle t’aime… et elle a osé te le faire savoir parce qu’elle a eu un soupirant qui te valait… elle n’avait donc pas l’air d’abdiquer sa fierté… et elle ne te prenait pas comme pis-aller.

— Que de dignité dans l’âme d’une jeune fille !

— Dis donc… fit Madame Bullot en tapant sur les doigts de son neveu avec un journal… te figures-tu qu’il n’y ait que les hommes, ayant le sentiment de l’honneur ?

— Ma tante… je puis aller voir mademoiselle Foubry je serai reçu avec tout ce que vous me promettez ?

— Mon neveu… Sylviane est fort occupée pour le moment… elle va au concert…

— Elle aussi… quelle est cette épidémie ?

— Tu vas venir aussi…

— Moi !

— Mais oui… pour m’accompagner… je t’attendais…

— Bon… je me laisse faire…

— C’est pour voir Sylviane… beau masque…

— Vous devinez tout ma tante… Mais qu’a donc ce concert pour qu’on se dérange ainsi ? Je vous ai connue assez dédaigneuse de ces hautes joies…

— On change…

— Je m’en aperçois… Et de nos relations qui ont bien changé aussi… savez-vous qui c’est ?

— Non…

— Les Dormont et Balor…

— Et il paraît qu’ils sont mariés…

— Oui… et ils ont un air heureux… je vous assure… ils sont charmants…

— Tiens… tiens… toi aussi… tu changes… on voit que tu n’es plus jaloux… Je constate que vous ne vous êtes pas jeté des oignons de tulipes à la tête…

— Oh ! non… ils ont été bons garçons au possible…

— Je crois bien !… ils nous ont donné ton adresse !

— Quelle étourderie j’ai commise là… ma tante !…

— Un peu plus ce serait devenu du drame…

— Je ne me doutais de rien… et je pestais parce que vous ne m’écriviez pas !

— Naturellement… ce sont toujours les vieux qui ont tort.

— Et Sylviane… comment prenait-elle le temps ?

— Avec désespoir d’abord… avec plus de calme ensuite… Il faut être philosophe quand on veut se marier… elle a commencé son apprentissage…

— Vous avez la dent dure… ma tante… pour une femme qui aime la musique…

— Je n’aime pas toutes les musiques…

— Ah !… qu’a donc celle-ci de particulier ?

— Tu le verras…

— Vous piquez ma curiosité…

En devisant, la tante et le neveu arrivèrent à la salle du concert et ils gagnèrent les places retenues pour la famille.

Madame Foubry eut un air radieux en voyant Luc et elle se retint pour ne pas s’exclamer tout haut, mais le premier morceau préludait.

Luc fut un peu surpris de ne pas apercevoir Sylviane, et il s’assit, pensif, près de Madame Bullot.

Il ne put se tenir de lui murmurer :

— Où est Sylviane ?

Aucune réponse ne lui parvint :

— Je la croyais au concert… reprit-il.

— Tu la verras… dit cette fois, Madame Bullot.

— Mon Dieu !… va-t-elle jouer ?… souffla Luc, tout apeuré parce qu’il détestait ce genre d’exhibitions…

— Non… s’empressa de répondre Madame Bullot pour le calmer.

À ce moment des « chut » furent lancés vers eux et Luc se tut, intrigué autant qu’impatient.