Trouées dans les novales/08

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Imprimerie Beauregard (p. 155-169).


LES SIGNIFICATIONS


Tildé ne possédait pas, comme les autres filles du village, le charme que la beauté du visage ou l’attrait d’un corps bien formé, opère sur le cœur des jeunes gens.

Ses yeux, d’un bleu étrange, étaient son unique élégance visible, mais son âme était toute faite de sagesse et de droiture.

Pourtant, malgré ses traits qu’on pouvait au premier coup d’œil juger indifférents — et peut-être bien à cause d’eux — elle aimait profondément le plus beau galant de l’endroit ; et celui-ci, naturellement, portait ailleurs l’hommage de ses vœux, et négligeait les attentions dont il était, de la part de Tildé, l’objet ingrat.

Toine avait vingt ans. Les jeunesses de la paroisse trouvaient en lui leur désespoir ; mais comme toute gloire a ses revers et tout hasard ses mystères, la Toune, qu’il adorait, brûlait pour un autre, pour Pit, le fils du cordonnier, grave et timide garçon dont l’attachement s’épuisait en vaines espérances à la poursuite de Tildé.

Et les quatre amoureux, ardents à l’envi, aimant sans retour, défilaient l’un à la traîne de l’autre le chapelet sans fin des appétences et des déceptions humaines, où le désir était une souffrance et l’espoir un martyre.

Le hasard voulait que fréquemment les quatre désassortis se rencontrassent à la veillée chez quelque habitant, mais les yeux aimés fuyaient toujours les yeux aimants, et ces âmes éprises vivaient dans la jalousie, pour n’avoir pas réussi à toucher de pitié l’âme-sœur dê leur élection.

Et pendant la veillée-les regards, voilés de reproches discrets, se heurtaient à une froideur blessante et calculée, disaient aux spectateurs — amusés ou attristés par tempérament — toute la misère des choses d’amour, où selon Viollis « le contact de deux êtres dissemblables a créé le malheur de l’un par l’insouciance de l’autre. »

Tildé inventait des ruses fabuleuses pour se rapprocher du beau Toine, pour le forcer à s’apercevoir, enfin, qu’elle existait ; cependant l’homme vaniteux méprisait ces avances besogneuses, et réprouvait dans son Moi cette persistance inutile et encombrante, qu’aussitôt il manifestait lui-même autour de la Toune.

Et de très loin, par ricochet, par poursuite et par fuite alternées, une caresse venait se poser sur Tildé, sans donner cependant la joie désirée et n’offrant que de l’ennui, puisqu’elle arrivait d’un autre que de l’aimé.

Tildé se multipliait, organisait des jeux, toujours dans barrière-pensée d’empêcher, ne fût-ce qu’un instant, le beau Toine de regarder trop intentionnellement la Toune, et de l’amener par étriverie à s’occuper d’elle. Quand venait le jeu de l’assiette, elle escomptait par avance, pour le moment où seraient les pénitences imposées lors de la remise des gages, les distributions de grappes de raison à cueillir, des verges de ruban à mesurer sous les yeux bienveillants de toute la compagnie — car ces grapillages et ces mesurages étaient autant de prétextes à donner et à prendre bonne provision de baisers.

Elle eut un jour pour pénitence, l’obligation de faire l’amour en sauvage avec celui qu’elle aimait le plus, et elle appela en minaudant le beau Toine, l’invitant à venir avec elle prendre place sur les deux chaises disposées en causeuse. Toine eut peine à dissimuler une grimace. Il interrogea de la tête la belle Toune, mais la Toune ne fit rien paraître sur son masque impassible, et s’arrangea les cheveux pour se donner une contenance, tout, en dévorant des yeux son deuxième voisin de rangée, Pit, qui regardait langoureusement Tildé.

Pauvre Tildé ! le sort, en la favorisant, la blessait aussi cruellement, car Toine était hostile à ces marques de tendresse, et il aurait donné une bonne vergée de sa terre pour avoir comme compagne, dans ces jeux innocents, la blonde Toune aux yeux pers.

Mais Tildé n’aimait pas pour rien. Elle était tenace et croyait naïvement que sa constance finirait par vaincre les oppositions entêtées du beau Toine.

Elle avait jusqu’alors épuisé ses roueries de petite paysanne futée, et se promettait bien d’avoir le dernier mot, quand toutes les Tounes du monde consentirait à partager les sentiments de Toine.

L’occasion vint un soir. Si Tildé n’était pas la plus belle, elle était certainement la meilleure chanteuse ; elle chantait surtout à ravir les chansons du terroir, ou celles, plus anciennes, que les aïeux avaient un jour lointain apportées de France.

Lors de la grande veillée chez Joachim, elle fut priée de chanter.

La Tildé pour une chanson, cria la compagnie, fidèle à la formule traditionnelle.

En v’la-t-anne qu’a d’l’adon pour quiouner, dit Pit, admirativement.

Et de fait Tildé savait quiouner, savait mettre dans ses chants toute la passion de la poésie rustique, toute la tradition vieille des sons filés et fioriturés, tout l’art des gestes obligés.

L’invitation ayant été renouvelée, Tildé ne voulut pas paraître se faire trop attendre, ni passer pour gesteuse ou priante, mais rajustant le bas de son grand tablier blanc, elle se souleva un peu, avança sa chaise hors de l’alignement, se réinstalla raide et droite sur son siège, les mains sur les genoux, le cou tiré, la tête légèrement inclinée de côté. Puis elle toussa dans sa main posée à plat sur sa bouche, et débuta, la voix claire et haute :


Je n’aime pas celui qui m’aime.
Celui que j’aim’ ne m’aime pas.


Le premier vers avait été chanté avec accompagnement d’un regard plutôt dédaigneux du côté de Pit, et le deuxième avait filé dans un mouvement salutatoire des deux mains vers Toine, à qui elle voulait donner son aperçu.

La compagnie reprit avec force gestes, accentuant la nuance indépendante au désavantage de Pit, et la teinte attendrie en l’honneur de Toine.

Tildé répéta ses deux vers. Tout ce que l’émotion de la voix ne pouvait pas exprimer, elle l’interprétait par une mimique gracieuse, par une révérence de ballet devant l’élu de sa signification. Seulement, Toine détourna les yeux et les reporta sur la Toune, qui dévisageait Pit, qui contemplait la chanteuse.

Et Tildé continua :


… J’aime celui qui n’maime pas.
Je l’aimerai jusqu’au trépas.
S’il veut savoir combien je l’aime.
Il n’a qu’à voir ma pei-ei-ei-ne…


Jamais sons filés n’avaient été plus longuement et plus éloquemment filés dans le canton. Bien des larmes stillaient sur les joues fraîches des femmes, et les gars étaient obligés de grouiller pour cacher leur émoi passager.

Les mots étaient bien faits pour inspirer au moins de la pitié, la mélodie minorisée s’égrenait avec intention, mais âme occupée d’amour est fermée pour jamais à toute charité envers les indifférents, les inexistants — et Toine. Toune, Pit, et Tildé elle-même, jouaient les uns à côté des autres un rôle identique de dédain pour les adorations muettes qui leur étaient adressées, et qu’ils ne voulaient pas recevoir.

Trois autres couplets expliquèrent l’attachement de Tildé, et servirent de prétexte, à chacun des quatre amoureux, pour lancer leurs vœux inagréés, pour dire, par le langage de l’âme, ce que les lèvres n’osaient pas exprimer tout haut devant tous, ni même tout bas en tête-à-tête.

La fin de la chanson amena les applaudissements, et provoqua les taquineries bruyantes auxquelles Toine échappa, difficilement, en se vengeant sur Pit.

Puis les jeunesses voulurent danser. Les gars se présentèrent aux côtés des demoiselles, le bras arrondi, le pied droit retiré en arrière, saluant très bas leurs partenaires présomptives :

— Mam’selle, voulez-vous vous affiler avec moi

Oh ! oui, Monsieur, j’en doute beaucoup.

Et cette phrase, pleine de la quintessence même d’une bienséance précieuse, équivalait à l’acceptation en bonne et due forme de l’invitation, non moins dans les « tarmes, » que les danseurs faisaient aux danseuses, tant il est vrai que l’acception des mots change, selon les personnes qui les prononcent, selon les endroits où ils sont usités.

Les couples s’étaient « affilés, » mis en file autour de la vaste pièce, en prévision du piquet qui devait, selon l’ordre accoutumé, ouvrir la sauterie. Après que les grandes-chaînes et les tournages eussent un peu échauffé les jeunes gens, on exigea un quadrille, et l’on pria l’un des violoneux de conduire. Nos quatre amoureux se trouvaient chacun dans une figure, et ce hasard faillit compromettre la dignité des évolutions. Tildé répondait à peine à son cavalier, négligeait son vis-à-vis. Au moment du dos-à-dos, que le meneur prononçait dôcîdô. La Tildé cherchait Toine du regard. De son côté Toine ravageait les rythmes, occupé à suivre de l’œil la blonde Toune, qui tournait dans un autre huit et faussait la grande chaîne en jetant des œillades à Pit, qui marchait sur le-pied de sa partenaire, en souriant de loin à Tildé, qui ne le regardait pas.

Le père Joachim vit ces petits manèges amusants, et manœuvra sournoisement de façon à se trouver près de la porte conduisant à la cuisine. Lorsque le panier fut enfoncé, figure qui terminait le quadrille, il attira d’un signe quatre ou cinq des plus rusés danseurs, ayant soin de ne pas éveiller l’attention de Pit ou de Toine. Peu après les conjurés rentraient dans la grande salle, riant à gorge déployée. En peu de temps tout le monde sauf, naturellement, les seuls vrais intéressés, était au courant de la conspiration que le vieux machinait. Le complot était si bien monté qu’au moment où le Rat réclama un autre quadrille, toutes les places se trouvèrent prises, excepté quatre, et Tildé, la Toune, Toine et Pit furent forcés de se faire face. Ils s’en tirèrent de bonne grâce, car ils avaient chacun une bonne raison de se trouver ensemble. Pit eut le bonheur inespéré de danser avec Tildé. Toine réalisa son plus ardent désir en tenant par la main la Toune de ses rêves, et les deux jeunes filles purent voir devant elles la cause de tous leurs tendres soucis.

Le quadrille dura longtemps, le câleur faisant répéter les figures — tant et si bien que pendant vingt bonnes minutes les amoureux furent de gré ou de force constamment réunis.

Et curieux retour des choses, Pit reconnut que la Toune n’était pas aussi légère que sa beauté lui permettait de l’être, et que dans les conversations interrompues qui reprenaient selon les figures de la danse, elle avait eu des traits d’esprit et de bonté. Elle avait défendu une amie qu’un des danseurs voulait ridiculiser, et le fait était si rare qu’il méritait d’être signalé. De son côté Toine avait observé que Tildé gagnait à être examinée de près, au contraire de ces beautés frappantes dont le visage ne souffre pas l’examen détaillé. Elle avait une bouche finement arquée, aux gaies commissures ; et, somme toute, comme elle surpassait de beaucoup les autres en qualités morales, elle promettait de rester plus longtemps « amoureuse à voir » si elle ne l’était pas pour le moment tout autant que la Toune.

La danse prit fin, comme toutes choses, et dans le brouhaha du retour aux chaises. Tildé se rapprocha de Toine, qui ne s’éloigna pas ; La Toune se trouva droit devant Pit, qui lui souriait. Les deux couples cherchaient les places libres. Il en restait quatre, près du père Joachim.

Le vieux avait la mine joyeuse plus que d’habitude. Voyant venir vers lui les amoureux, il cligna un œil :

— Voilà-t-il pas deux beaux couples, hein ? On dirait qu’ils vont se marier à Pâques !

Toine fut interloqué, mais après une pause, il fit le faraud, se redressa, et pour montrer sa bravoure, s’écria :

— Faudrait voir, des fois : ce n’est pas de refus, si la Tildé veut !

Pauvre Tildé, elle ne s’attendait pas à cela ; et Toine dut la soutenir pour l’empêcher de défaillir. Sa figure pâle d’émotion était vraiment belle, éclairée par la joie de son amour consolé.

Pit et la Toune s’étaient, pour leur part, contentés de se pincer jusqu’au sang, en serrant les dents, et s’étaient assis en se regardant la bouche fendue dans un vaste sourire.

Aujourd’hui, Tildé s’appelle Mémère Tildé. Elle a vécu cinquante ans avec son beau Toine, et leurs petits enfants, très nombreux, chantent encore dans le village des chansons de signification.

Ils les chantent pour évoquer un souvenir agréable à leurs grands-parents, car les gars n’en ont pas besoin pour déclarer leurs amours, et les filles, belles et bonnes, n’ont qu’à choisir parmi le grand nombre des prétendants.


(1919)