Tsatsa-Minnka/02

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Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle),n° 96 (p. 541-549).


LA DISPARITION DU NOATEN


Quoique automne fût avancé, une nuit tiède baignait la campagne, au moment où le petit Zamfir rentra tout en nage, dire à son père que leur noaten était bel et bien perdu.

On appelle, chez nous, noaten, un poulain bon pour l’attelage. Celui qui venait de disparaître était un beau noaten, dont Zamfir avait la garde. Mais, avoir la garde d’une bête, lorsqu’on doit le jour entier couper du jonc, isolé du monde, dans le fourré marécageux, n’est-ce pas une injustice ?

Zamfir se le demandait, plein d’espoir, le regard fixé sur les yeux trompeusement calmes de son père : « Peut-être qu’il comprendra que je ne peux pas abattre tant de massette et savoir en même temps ce que fait le noaten dans la prairie.

Non, le père ne voulait rien comprendre. Cloué au milieu de la cour, la bouche dure, les mains lourdement enfoncées dans les poches de sa culotte, le visage à peine éclairé par la lumière borgne d’une lanterne, il répéta :

— Ainsi, tu me fais perdre le plus beau noaten que j’aie jamais élevé.

Le garçon soufflait péniblement, rompu de fatigue et muet de désespoir. Il était encore tout gluant des baves végétales dont sont riches les plantes des marais. Pour faire diversion, sa mère vint à lui, une cuvette d’eau chaude entre les mains :

— Ôte tes nippes, salaud, que je te lave.

Et elle voulut poser la cuvette aux pieds de l’enfant, mais le père, d’un coup de poing, les fit trois fois rouler par terre, sa cuvette et elle :

— En voilà des manières.

Zamfir se mit à trembler de tout son corps frêle. Son père lui montra du doigt la porte :

— Repars après le noaten. Et, avant de savoir ce qu’il est devenu, ne rentre plus. Cours.

Le hameau s’endormait dans le clabaudage, faible comme un soupir, des petits chiens qui se résignaient à rejoindre leur couchette, cette nuit-là encore, sans comprendre pourquoi ils devaient avoir tant et toujours faim. Leurs aînés, graves comme est grave tout être abandonné à son sort, étaient déjà couchés dans les meules, une poignée de maïs dans le ventre. Ils comprenaient bien les soupirs des petits, mais ils ne pouvaient pas leur dire : « Allez voler un épi de maïs et trompez votre faim. » Et puis, on doit avoir des dents assez fortes pour pouvoir broyer du maïs sec. Cette sagesse, aussi bien que les dents fortes, ne devait venir qu’après de longs mois de douleur dans le ventre.

Zamfir, courant à toutes jambes, pensait à ces petits chiens. Comme eux, il avait faim ; il avait en plus la responsabilité du noaten. La brise desséchait, sur ses mains et son visage, la colle qu’il avait ramassée pendant la coupe de jonc et de massette. Pour s’en débarrasser, il crachait souvent dans ses mains, et se frottait le visage, qui durcissait. Alors il s’arrêtait et se demandait : « Où vais-je ? » Ne trouvant pas de réponse, il s’empressait d’obéir à l’ordre de son père : « Cours. »

Il courut dans la nuit, encore et encore.

Le vaste rectangle de l’Embouchure, avec ses quatre hameaux, ses marais, ses terres, ses prairies, était maintenant dans le petit corps de Zamfir, mais le noaten n’était nulle part. Il se jeta sur un tas de regain, face au ciel, et vit la lune, belle comme il ne l’avait jamais vue. La regardant, il crut n’être plus Zamfir : il était devenu l’Embouchure. Son corps était empli du chant des grenouilles, des soupirs des petits chiens affamés, de longues routes et de palissades qui tournaient en rond, de chaumières qui éteignaient leurs feux une à une, de puits qui levaient leurs bras au ciel. Et tel qu’il était là, allongé sur le foin, il croyait être traversé par la voie ferrée qui va de Braïla à Galatz. Pour toute âme, plus qu’une odeur : l’haleine du noaten, qui lui était familière pour avoir tant embrassé le museau de la bête.

Zamfir continua de regarder le disque lunaire. Il y vit se dessiner lentement une tête aux moustaches et aux cheveux touffus, aux sourcils riches, aux yeux limpides, grands ouverts, à la bouche charnue, prête à lancer la foudre ; au nez gros et un peu ridicule. C’était l’image de son père. — « Cours. »

Il voulut se lever et reprendre sa course, mais son corps ne broncha pas, semblable à l’Embouchure. Il n’en fut guère peiné. Il ferma les yeux, et, soudain, tout son être fut réchauffé par l’apparition d’une belle et forte jeune fille qui lui souriait joyeusement, l’air plaisant. Elle avait les cheveux défaits, les joues en feu, les vêtements en désordre, et semblait fatiguée, comme après une course folle à cache-cache. Zamfir tendit vers elle ses bras et gémit doucement :

— Tsatsa… Tsatsika… Tsatsa Minnka… Aide-moi à retrouver le noaten

C’était l’image de sa sœur, l’aînée de la famille. Elle s’appelait Minnka. Mais, dans l’Embouchure, les cadets ne peuvent pas appeler les femmes aînées simplement par leur prénom. Aussi, nous leur disons : tsatsa. Et quand nous voulons les caresser : tsatsika. (Aux hommes : néné, ou : nénika.) Là-bas, ces termes sont pleins de tendresse.

Un nuage masquait à moitié la belle lune, tandis que Zamfir, tel un fantôme, rôdait le long des fossés circulaires dont toute propriété est pourvue. Il se disait que peut-être le noaten était tombé dans un de ces fossés et ne pouvait en sortir.

Vain espoir. Il avait fait le tour de toutes les propriétés du hameau : rien. Abattu, il se laissa choir sur un tronc d’arbre, la pensée distraite par le bruit des premières voitures qui partaient, chargées de raisin, vers le marché de Braïla. Tous les coqs annonçaient la fin de la nuit. Des paysans, dont Zamfir reconnaissait les voix, injuriaient leurs femmes et leurs bêtes, qui n’allaient pas assez vite. Puis, des pas lourds firent craquer des branches tout près de lui. Il voulut se sauver, mais la voix sympathique d’un habitant dont il était le petit ami, l’arrêta :

— Qui est là ?

— Moi, Zamfir.

— Ah, c’est toi, mon pauvre ! Tu es toujours à rechercher votre noaten ? C’est malheureux… Ton père savait bien qu’ici ce n’est pas un pays pour l’élevage. Il faut se débarrasser de la petite bête dès qu’elle vient au monde. C’est ce que je vais faire, moi, tout de suite. Regarde !

Sous les yeux, nullement émus, de Zamfir, le paysan fixa une corde à la branche d’un cerisier, fit un nœud coulant et, par terre ramassant un petit poulain, tout fumant encore du sang de sa mère, il lui passa le nœud autour du cou. La tendre bête ne se débattit même pas. Elle resta suspendue, molle, avec ses pattes informes, aux sabots gélatineux, et sa tête un peu trop grosse. Son bourreau masqua tout de même le spectacle, se plaça entre Zamfir et l’exécuté, essuya ses mains sur son pantalon, alluma une cigarette et dit, comme pour lui-même :

— C’est ainsi, chez nous. On ne peut pas perdre son temps à élever des chevaux. Ce n’est pas seulement parce que les loups les mangent, ou qu’on vous les vole. C’est qu’un poulain immobilise sa mère et vous embarrasse. Comme cela arrive souvent au moment des grands travaux, il n’y a rien d’autre à faire : il faut le tuer, ou le jeter à l’orée du marais, pour que les loups en fassent leur pâture. — Aussi, ton père aurait dû faire comme presque tout le monde.

— C’est tsatsa Minnka et moi qui l’en avons empêché, murmura Zamfir. Il était si grand, si beau, ce poulain, dès le premier jour !

L’express de quatre heures du matin passa, secoua la terre du hameau. Zamfir le regarda, hébété, ébloui par ses feux. La lune s’était maintenant complètement cachée dans les nuages, la nuit était noire. L’enfant se sentit plonger comme dans un abîme. Une fièvre froide lui fourmillait dans tout le corps. Il se mit à marcher courageusement le long de la voie ferrée, en gémissant :

— Tsatsika… Tsatsa Minnka…

Il ne pensait plus au poulain. Il pensait à sa sœur, qu’il adorait et qui l’adorait : se jeter à sa poitrine, lui abandonner ce corps de plomb qu’il traînait dans le noir et la détresse. Mais où était-elle, tsatsa Minnka ?

Quelques jours auparavant, son père l’avait affreusement battue, puis, chassée de la maison. Elle devait être réfugiée chez l’une de leurs deux tantes, à Kiscani ou à Cazassou. Ou, peut-être, est-elle tout simplement chez Minnkou, leur ami, à elle et à lui ?

Un train de marchandises le rejoignit, ralentissant sa marche à la dure montée de la côte braïloise. Zamfir s’arrêta halluciné. La longue chenille des wagons noirs bougeait à peine. La locomotive, pareille à un être humain, avançait en crachant ses poumons. L’enfant la prit tout de suite en pitié et voulut lui venir en aide, mais comment aider une locomotive ?

Il concentra tout son amour sur les deux machinistes qui, les visages rouges, fouillaient ensemble les entrailles de la chaudière au moyen d’un long fer. Zamfir marcha aux côtés de la locomotive, avec, dans le cœur, un besoin irrésistible de la toucher, la caresser. Le mécanicien l’apostropha :

— Éloigne-toi ! Tu seras brûlé par la vapeur !

Il ne s’éloigna pas, et vit les deux hommes arracher et tirer hors du foyer d’énormes morceaux de scories incandescentes.

À l’instant même, pendant que les machinistes jetaient du charbon dans le foyer, un puissant tirage de la cheminée lui fit cracher feu et vapeur, en des hurlements déchirants. Et le train stoppa.

Zamfir s’élança alors à travers la campagne, en rugissant comme une bête égorgée :

— Au secours ! Au secours !

Il courut ainsi, en criant, jusqu’au bord du plus sauvage des marais, où il tomba, évanoui.

Dans l’embouchure du Sereth, nous connaissons des automnes dont les aubes sont de braise. Une telle aube se leva sur le petit Zamfir, évanoui, et sur les myriades d’épis floconneux des joncs et des massettes. Un vent de l’ouest inclinait vers le soleil levant tous ces millions et millions de quenouilles brunes, que le feu céleste dorait. D’innombrables vols de canards et d’oies sauvages surgissaient en masses compactes du fourré marécageux et remplissaient le ciel flamboyant.

Zamfir ouvrit les yeux, se retourna sur le dos et, aspirant une grosse bouffée d’air, pensa : « Il n’y a pas de pays plus beau au monde que notre Embouchure. » Il avait le cœur tranquille comme si rien ne se fût passé. Toutefois devant la belle solitude qui l’entourait, les larmes l’envahirent, et il gémit à nouveau :

— Tsatsika… Tsatsa Minnka… Où es-tu ?

Alors, la miraculeuse Embouchure donna sa sœur au petit frère. Elle la lui donna même aux côtés de Minnkou, leur bon ami Minnkou. Précédant le cheval qui traînait péniblement la voiture chargée de joncs, ils surgirent brusquement, semblables à deux oiseaux sauvages, en bordure des fourrés.

Ils ne virent pas l’enfant, parce qu’ils étaient trop heureux. Les visages embrasés par l’aurore, ils se tenaient par la taille ; les corps un peu renversés en arrière, et chantaient joyeusement :


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On voyait tout de suite qu’ils étaient faits l’un pour l’autre et que leurs cœurs ne faisaient qu’une vieille liaison qui avait subi toutes les épreuves, qui était prête à en subir cent autres, et que rien n’ébranlerait.

Tous deux, rudes, de corps et d’âme, sains et décidés. Lui, dans les vingt-cinq ans, fort, assez grand, comme elle, visage sans beauté, sans caractère, mais bien mâle et très ouvert. Elle, dans les vingt-deux ans, tout aussi fortement charpentée, tout aussi paysanne de corps. Néanmoins, son beau visage reflétait une âme riche de songes.

— Tsatsika ! Nénika !

Ces cris, lâchés par l’enfant, arrachèrent Minnka à son ami et la précipitèrent, les bras ouverts, vers Zamfir, qui se laissa emporter en sanglotant :

— Notre noaten a disparu depuis hier soir et je le cherche encore ! Le père m’a dit de ne plus rentrer sans lui !

La jeune fille réchauffa son petit frère, le serrant dans ses bras, alors que son regard se croisait, anxieux, avec celui du jeune homme :

— Vois-tu où il est le noaten ?

Minnkou le voyait aussi bien qu’elle et répondit, abattu :

À la cour.

« À la cour », c’était chez le seigneur terrien de l’Embouchure, le jeune boyard Mândresco, qui, lui aussi, aimait Minnka. Et là c’est une autre histoire.

Un boyard peut avoir un cœur aimant comme toute bête humaine, mais il a, en même temps, beaucoup plus de terre qu’il ne lui en faut pour vivre humainement. Il en résulte que le cœur du boyard perd de sa pureté, dans la mesure où une multitude de paysans sont privés de leur pain quotidien.

C’était le cas de Mândresco et des paysans de l’Embouchure, vers la fin du siècle dernier.

L’homme n’était pas méchant. Il n’avait fait qu’accepter ce qu’un père cupide avait acquis et lui avait remis entre les mains. Pour le reste, ce sont les lois du pays qui s’en chargent. Et, entre autres choses, ces lois disent que lorsque le bétail des paysans entre dans les récoltes du boyard et y fait des dégâts, l’animal doit être conduit « à la cour » et rester confisqué jusqu’au paiement d’une amende proportionnelle aux dommages.

Mândresco n’abusait pas de ce droit que lui conférait la législation. Souvent, il « pardonnait ». D’autres fois, il était très sévère, notamment quand il s’agissait de la confiscation, parfois mystérieuse, du bétail des paysans les plus incapables de payer l’amende. Il ne restait alors comme ressource à ces misérables que d’envoyer un enfant prier la belle tsatsa Minnka d’intervenir auprès du seigneur et d’implorer son pardon, qui toujours était accordé. On savait dans l’Embouchure que la jeune fille avait un cœur d’or pour les paysans pauvres, dont sa famille faisait elle-même partie.

Cette fois, Mândresco l’a frappée directement. Il lui a enlevé le noaten qu’elle aime tant. Il n’y avait pas de doute en effet : le poulain se trouvait « à la cour ».

Dominant sa peine, le jeune homme dit à son amie :

— Tu vas donc encore aller chez ce chien…

Elle lui caressa le visage, le regard enflammé :

— Il le faut bien, mon ami.

— Ça ne te fait rien, Minnka ? Tu ne souffres pas ?

— Je te l’ai dit depuis longtemps : inutile d’aller contre le vent. Acceptons ce qui est. Tu sais que je suis à toi pour toujours, mais notre sort est dans les mains des autres.

Le soleil était bien haut quand Minnka et ses deux poulains regagnèrent la maison paternelle.