Tsatsa-Minnka/04

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Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle, n° 97 (p. 45-54).


À JAPSHA ROUGE


À Japsha Rouge, les marais sont, à la fois, généreux et impitoyables pour l’existence humaine, à l’exemple de tout ce qui est force inconsciente sur la terre.

Ici, le Sereth gronde, menace, détruit et crée, sans répit : c’est ici qu’il frappe de tout son amour et toute sa colère. Japsha Rouge, c’est le temple où il continue de brûler la meilleure huile de sa passion contrariée. Qui veut lui violer ce refuge est à l’avance voué à une mort certaine.

Ici, le fourré de jonc est dense comme une brosse et haut de cinq mètres. Le ciel est traître ; le voisinage, plus que dangereux. La voiture, la bête n’y pénètrent pas. L’homme, cette bête qui passe partout, y pénètre, mais non sans en sortir avec, au moins, une écorchure dont il gardera toute sa vie le poison.

Le loup y est toujours présent et prêt à vous déchiqueter. La piqûre de moustique met le corps en flamme. La sangsue même, si bienfaisante dans la médecine, vous saute au visage et vous aveugle. Moustiques et sangsues forment, en l’air et dans l’eau, une pâte épaisse. Les loups, par troupeaux, s’y fraient chemin en souffrant autant que l’homme.

C’est le côté mortel de la Japsha Rouge. Il en est un autre, qui est affolant.

Vous n’êtes pas depuis une demi-heure dans le fourré à abattre le superbe jonc avec votre târpan, qu’une humidité brûlante, tout d’abord, vous enlève le souffle, vous dévaste le cerveau et vous pousse à arracher vos nippes, à vous mettre nu. Des serpents d’eau, inoffensifs, vous grimpent au cou, s’y enroulent un instant, espiègles, pour s’élancer ensuite de tous côtés, comme des jets d’eau noire. Leur contact est plus douloureux qu’un fort courant électrique. Pendant ce temps, et dès le début, des filaments visqueux, fins et denses comme un tissu, vous immobilisent la peau des mains et du visage. En moins d’une heure, ils vous ferment les yeux. Si vous attendez ce moment-là, vous ne savez plus par quel côté vous sauver, ni retrouver votre charrette et la maison.

C’est, pourtant, à Japsha Rouge, que le vieil Andreï Ortopan, père de Minnkou, a jugé bon de se retirer, de construire une belle chaumière, de créer un travail lucratif et d’en vivre.

Père Andreï avait été, dans sa première jeunesse, prêtre. Par ardente vocation : il aimait Dieu et voulait servir les hommes. Hélas, il n’aimait pas que Dieu, mais toute la vie dont le Seigneur bourre parfois certaines de ses créatures humaines. Et alors, il ne fut plus possible au prêtre Andreï de servir les hommes ni d’aimer le Dieu de son évêque, qui l’expulsa de sa maison.

La faute du père Andreï Ortopan fut grave dès le commencement de son apostolat : marié et devenu prêtre, il ne fut l’homme de sa femme qu’une nuit, la première de leur courte existence commune. Puis, beau mâle, il ravagea sa paroisse et le département. Il fut le dieu de chair de toutes les déesses de la passion charnelle. On le maudit et on le bénit avec une égale ferveur. À la fin, on lui enleva la soutane et on le livra à son démon.

Il avait à ce moment trente ans, une puissante vie à dépenser et pas un sou dans la poche. Il disparut. On l’oublia.

Au bout de trente-cinq années, de vieilles gens de l’Embouchure identifièrent l’ancien prêtre Andreï Ortopan, dans la personne d’un beau vieillard, aux aspects de mendiant, mais tout guilleret, tout content, riche de forces physiques et prêt à secourir les vaincus. Il n’était pas seul. Un jeune homme, dans les dix-sept ans, l’accompagnait constamment : c’était Minnkou, son fils. On ne voyait jamais l’un sans l’autre.

Cela se passait pendant un été. Le père et le fils, toujours sans abri, couchaient là où la nuit les surprenait, bricolaient par toute la région, vivaient uniquement de légumes et ne faisaient de mal à personne, au contraire. On essaya de les faire parler. On n’en tira que des banalités, le fils étant trop jeune pour savoir quelque chose, et le père, malgré son air ouvert, sachant toujours opposer le mur de son silence à la curiosité villageoise. On finit par n’en plus faire aucun cas.

Mais un jour de l’année suivante, les paysans s’aperçurent que les plus belles nattes, les plus beaux paniers sortaient de la Japsha Rouge, sur le dos de Minnkou, qui les portait au marché de Braïla. Était-ce possible ? Car, vivre à Japsha Rouge, c’était habiter l’enfer même !

Et pourtant…

Sur un tertre, émergeant légèrement du niveau moyen des eaux, père Andreï avait accumulé quelques milliers de fagots de jonc, qu’il scella de son mieux avec de la glaise. Ainsi, le sol de sa chaumière et de sa petite cour fut élevé de plus d’un mètre, mais cela ne suffisait pas à le mettre à l’abri de l’inondation. C’est pourquoi il l’entoura d’un parapet très large et haut de deux mètres, vraie muraille de forteresse, faite de terre et de deux rangées de branchages de saule. Le saule, se trouvant dans son élément, poussa de partout et cimenta, de ses racines, le parapet.

— Maintenant, mon frère le Sereth, vas-y !

Le Sereth y alla, naturellement, mais il ne put rien sans doute contre père Andreï Ortopan, puisque nous le voyons toujours solidement ancré dans sa forteresse, à Japsha Rouge.

À part son fils, qui le seconde en tout, père Andreï n’a, près de lui, d’autres êtres qu’un chien et deux chèvres. Ni volaille, ni porc, ni vache, ni cheval, comme dans tout ménage paysan. La chaumière, — deux pièces exiguës, — est toute de boue et de jonc. Dans l’une se dresse, imposant comme son maître, un fort métier vertical pour le tissage des nattes et des corbeilles. Dans l’autre, un lit de planches nues et un fourneau de terre, ou poêle, que nous appelons soba. Ordre et propreté irréprochables. Tout est rude, rêche, ascétique. Les murs sont badigeonnés à la chaux. On n’y voit que peu de meubles et d’objets : une table, deux chaises, trois tabourets, un petit fût à eau potable, quelques assiettes, cuillers de bois et deux marmites, l’une pour la polenta, l’autre pour la soupe. Une plosca et un fusil à deux canons sont suspendus à un clou. Dans un coin, une caisse fermée contient la farine de maïs, et, à côté d’elle, une autre caisse renferme les vêtements et le linge de l’ermite.

Dans l’atelier, de belles gerbes de soie de massette pendent au mur. C’est pour la filer au cicârâc et en faire la trame des nattes. Elles brillent d’un beau jaune paille. Les toucher, c’est un plaisir. Les filer, c’est l’engourdissement des mains. Elles répandent une agréable odeur de foin frais.

Par une ouverture pratiquée au plafond, on monte au grenier, qui est plein de nattes, de paniers, de corbeilles, jusqu’au toit.

Cette paisible habitation, occupant une faible surface, est entourée d’une vraie forêt de saules en rangée épaisse, impénétrable. Poussant dans le parapet même, elle constitue une inexpugnable défense naturelle contre les flots. Œuvre de titan.

On y pénètre, en grimpant une pente rapide qui s’arrête au niveau du sol de l’habitation, au-dessus duquel se dresse la muraille vivante. Une entaille, pas plus large que le corps d’un homme et facile à obstruer, ouvre dans cette muraille un passage peu commode, et dépourvu de porte. Une tête de patriarche remplit le cadre intérieur d’une petite fenêtre donnant sur la cour ; un visage bronzé, gercé, poilu, encadré d’une grande barbe poivre et sel ; deux yeux au regard fort et doux vous fixent, comme pour vous dire : la paix soit avec vous !

Père Andreï est très grand, et droit comme les joncs qui le cachent aux yeux du monde. Sa chevelure est toute ramassée en un chignon derrière la tête, ainsi que la portaient nos vieux prêtres orthodoxes d’autrefois. Son corps, qu’on devine, à ses mouvements, souple et fort, est du cou à la cheville enveloppé dans un froc de bure grise. Les pieds sont chaussés de sandales de cuir brut. Sa démarche est nonchalante. Sa voix est riche de toutes les gammes que savent chanter les mâles.

Il était près de minuit quand, ce jour décisif pour le sort de Minnka, père Andreï vit son fils arriver en trombe et, sans plus, se jeter sur le sol, à ses pieds, où il se mit à souffler péniblement.

Le spectacle qu’offrent les rues d’une ville où le choléra fauche les gens par dizaines à la fois est moins douloureux que celui qu’offre un seul être humain dont les entrailles sont dévastées par la jalousie charnelle. C’est que, à la souffrance des premiers, la mort suffit. À la souffrance du dernier, la mort ne suffit pas, car celui-ci craint d’emporter dans la tombe même le souvenir de l’être aimé qu’il abandonne aux caresses des autres mains.

Andreï Ortopan n’avait jamais connu ce martyre, mais son fils était son propre sang, et il voulut lui venir en aide. Il s’y sentit impuissant. Ses efforts n’aboutirent même pas à lui faire articuler un mot ou lever un bras. Il resta cloué à sa place, sur le tabouret, le regard tendrement posé sur le corps tout en convulsions de Minnkou. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait son fils souffrir de ce mal qu’il ignorait : après chaque intervention que Minnka, pour une chose ou pour une autre, faisait auprès du boyard, de longues heures de tristesse ravageaient l’âme de Minnkou. Mais, dans un tel état, il ne l’avait jamais vu.

Le brave garçon ne voulait pas chagriner le vieillard, lui avouer toute l’amertume dont son cœur était lourd. Au reste, n’ayant pas encore osé approfondir l’abîme de sa souffrance, il ne savait pas si les relations de son aimée avec Mandresco étaient coupables ou simplement cordiales. Toutefois, depuis les machinations de Sima, il avait déclaré à son père que si quelqu’un lui ravissait de force l’amie, il ferait « mort d’homme ».

Père Andreï enleva doucement le fusil, qui pendait juste au-dessus de la tête de son fils, et alla le cacher dans un tas de joncs, derrière la maison. Il pensa : « Ainsi, mon ami Alexe veut vendre sa fille à Sima. Il en sera responsable devant Dieu. Et en attendant Dieu, Minnkou est bien capable de leur faire subir, à tous deux, sa justice à lui. »

Dehors, la beauté du ciel calme lui donna envie de faire quelques pas. Il détacha son chien et alla, en sa joyeuse compagnie, rôder autour de son habitation.

La nuit, la sauvagerie du lieu, sa propre angoisse le saisirent tout de suite à la gorge. Andreï Ortopan fléchit le genou :

— Seigneur ! Seigneur ! pourquoi as-tu choisi ta créature la plus fragile pour l’accabler de détresse qu’ignorent des êtres plus forts que lui ? Ton indigne serviteur te remercie des passions dont tu lui comblas le cœur, mais voici le jour de l’échéance : tu frappes mon fils et endeuilles ma vieillesse ! Doit-on toujours payer ? Et pourquoi ? Quel est le sens de ton œuvre ? À quoi bon tant sentir puisque, plus on s’élève au-dessus de l’animalité, et plus on rachète ses joies par d’impitoyables souffrances ? Dieu grand ! Pardonne à ton pécheur ! Soulage mon fils !

Dieu, qui est incompréhensible, pardonna à Andreï Ortopan et soulagea promptement son fils. Il lui envoya sa bien-aimée Minnka.

Elle s’était glissée comme une ombre, un paquet sous le bras, pendant qu’Ortopan priait et que son chien le regardait avec étonnement. Le vieux, pas plus que son compagnon, ne se doutait de rien. Il enferma le chien dans la grande cage à barreaux qui le défendait contre une possible incursion nocturne des loups et lui permettait, en même temps, de veiller sur l’habitation, puis, rentra. Et tout de suite ses yeux cherchèrent le corps de Minnkou, qu’il avait laissé allongé à terre, mais le corps n’y était plus :

— Que le Seigneur soit loué ! s’exclama l’ancien prêtre. Il a tout de même pu se lever et monter dans son grenier. C’est un miracle !

Père Andreï éteignit la lampe et se jeta sur son lit de planches, le cœur plein de gratitude envers Dieu. Mais peu après, des chuchotements qui lui parvinrent du grenier, le firent s’exclamer de nouveau :

— Ah, c’est Minnka qui a fait le miracle. Que le Seigneur soit loué tout de même !

Et le vieillard s’endormit.

Une heure avant l’aube, la lampe pendue au clou, père Andreï était à son métier. Les bras nus jusqu’aux épaules, ses mains d’acier empoignaient avec amour les battants et faisaient tomber lourdement le ros sur le tissu végétal, qui montait à vue d’œil. Toute la maison était secouée. Après chaque coup, comme pour essuyer une inexistante poussière, ses mains envoyaient une large caresse sur toute la surface nouvelle de la natte. Puis, ses doigts couraient fiévreusement entre les cordages, introduisant, des deux côtés à la fois, les fils moelleux de la trame.

Andreï Ortopan venait de terminer sa natte et s’apprêtait à l’ôter du métier quand, l’aube blanchissant les carreaux, un aboiement sec le fit sursauter. Il courut à la porte.

Alexe Vadinoï était là, fusil au dos, blême :

— Andreï ! Donne-moi ma fille !

— Alexe ! Ta fille est à mon fils ! Par la volonté de Dieu et la sienne propre !

— Je ne veux pas d’un gendre, fils de… nattier !

Ortopan croisa ses bras sur la poitrine, les yeux pleins de mépris :

— Tu voudrais peut-être d’un gendre qui soit un Mândresco ! Ah, la belle âme paysanne ! Il n’en est pas un parmi vous tous, qui ne veuille être à la place de votre boyard et, comme lui, écorcher vif son prochain ! « Fils de nattier » ! Pauvre Alexe, qui n’as pas de quoi t’acheter une chemise !

— Assez parler ! Je veux ma fille !

— Tu ne l’auras qu’en passant par-dessus mon corps !

— Alors, viens !

Les deux hommes descendirent la colline et s’arrêtèrent sur un petit plateau nu, qui surplombait le Sereth.

— Comment veux-tu que nous luttions ? demanda Ortopan.

— À notre ancienne manière, je pense : « Lutte droite », jusqu’à ce qu’un de nous deux reste à terre…

— … ou soit envoyé dans le Sereth ! compléta le nattier.

— Si tu veux.

Ils se déshabillèrent, nus jusqu’au ventre, ne gardant que le caleçon. Et aussitôt, les deux corps s’enlacèrent dans un choc sourd.

Malgré la différence d’âge, la partie était parfaitement égale.

La lutte, sans répit, durait depuis une heure quand le soleil, se levant par-dessus la forêt de saules, aspergea de ses flammes les corps, tout en sueur, des deux adversaires.

À cet instant même, deux voix, — l’une mâle, l’autre féminine, — retentirent en bas du plateau. Minnka et Minnkou, enlacés par le cou, chantaient :


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Le -- leo dra -- ga mea,
Au ple -- cat să se mă -- ri -- te
Le -- leo dra -- ga mea.
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Ortopan et Vadinoï, d’une même volonté, cessèrent le combat et coururent au bord du Sereth. Ils virent leurs enfants longer la rivière, les visages embrasés par le soleil, heureux.

— Tu vois ! dit Andréï ; Que veux-tu de plus ?

— Je veux ma fille.

Leurs paroles furent entendues par les deux amants, qui s’arrêtèrent comme foudroyés, devant le spectacle inattendu que leur offraient leurs pères. Minnkou voulut s’élancer, furieux. Minnka le retint avec fermeté. Et lui mettant les deux mains sur les épaules, lui dit, tout bas :

— Écoute-moi. Nous ne pouvons rien contre notre destin. Je vais avec mon père et j’épouserai Sima, mais… je ne serai jamais à lui. C’est toi qui seras mon barbatt, à son nez. Ainsi, il me chassera un jour. Et alors personne n’aura plus rien à dire. Minnkou laissa sa tête tomber sur la poitrine. Minnka l’embrassa violemment et prit le chemin de la maison paternelle.