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Tsatsa-Minnka/07

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Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle, n° 98 (p. 228-242).


L’INONDATION


Un vieux pêcheur d’écrevisses, au regard doux, à la moustache épaisse, allant à sa besogne, passait tous les matins « chez Sima ». C’était le premier client de la taverne, celui qui y pénétrait en même temps que l’air frais de l’aube, au moment de l’ouverture. On l’aimait, non seulement parce qu’il avait la « main bonne », mais aussi pour son calme.

Sac au dos, un bâton sous le bras, il franchissait le seuil avec un « bonjour » paternel qui allait droit au cœur du garçon de peine dont les yeux étaient encore pleins de sommeil et l’âme assez triste. Le temps d’avaler son petit verre de tsouilka, appuyé au comptoir, et il repartait :

— Bonne santé, mon fils !

Souvent, Tsatsa-Minnka et Sima se trouvaient dans la taverne à l’arrivée du pêcheur d’écrevisses. Ils étaient là, également, chacun sur sa chaise, et taciturnes, ce matin de juillet quand le vieux entra, salua, but son verre et dit, en partant :

— Le Danube monte.

Pour banale que fut cette nouvelle, elle fit sursauter les deux époux sur leurs chaises. Sima se leva et partit en coup de vent, sans un mot pour sa femme. Celle-ci, le front tout plissé, les yeux méchants, s’empara d’un crayon et se mit à établir une liste de marchandises qu’il fallait commander ce jour-là.

Les époux Caramfil avaient, pour des raisons différentes, l’âme bien malade, depuis ce Premier Mai révélateur. Chaque jour, tel le Danube, leurs cœurs gonflaient sous l’assaut des vagues passionnelles. Lui savait que sa femme n’était plus là que par miracle, et l’idée de la perdre lui devenait journellement plus pénible que la mort. Elle, tout barrage conventionnel abattu, se laissait entièrement emporter par son amour pour Minnkou, pour sa vie saine.

À Japsha Rouge, l’âme de Minnkou n’en était pas moins malade. Et ces mêmes jours de juillet, regardant la montée du Sereth, c’était son propre cœur qu’il sentait gonfler. Mais chez lui, cela allait loin :

— Je tuerai Sima !

Ainsi que le pêcheur d’écrevisses le faisait sur la rive du Danube, soucieux uniquement de son gagne-pain, Minnkou enfonçait tous les soirs un bâton dans la glaise du Sereth, pour marquer la limite de la crue du jour. Le matin suivant, le cœur toujours plus gros que la veille, il allait revoir son bâton que l’eau, pendant la nuit, avait de beaucoup dépassé. Et il trouvait dans la crue de la rivière la confirmation de la croissance de sa passion pour Minnka.

Les Caramfil, eux, ne pouvaient pas enfoncer leur propre bâton, pour marquer la crue, mais le pêcheur d’écrevisses, calmement, se chargeait de leur enfoncer le sien dans le cœur, tous les matins :

— Le Danube monte, monte…

Ils en devinrent gourmands. Maintenant, ils ne manquaient pas un matin de se trouver dans la taverne à l’arrivée du pêcheur. Et lorsque celui-ci, craignant de les lasser, voulait parfois repartir sans plus parler du fleuve, les deux époux l’arrêtaient d’une seule voix :

— Et le Danube ?

Le vieux se retournait, paisible :

— Il monte toujours… Si ça continue, ce sera, avant peu, l’inondation.

Elle vint, sur la terre, en même temps que dans les âmes en détresse.

On était au début d’août. Depuis deux jours, des conciliabules fréquents avaient lieu entre Minnka et Catherine. Sima, abandonnant toutes ses courses et toutes ses affaires, les observait de près, avec beaucoup de prudence. Si bien que les femmes ne s’aperçurent de rien et crurent pouvoir tranquillement annoncer à Sima leur séparation de logement : Catherine déménageait.

Il ne manifesta aucune surprise, fit venir deux voitures et aida Catherine à déménager.

Mais celle-ci n’était pas la seule qui s’en allait : Minnka s’y apprêtait aussi. Certes, elle n’avait à emporter qu’un baluchon, qu’elle prépara, un soir en grand secret. Sima ne l’en sut pas moins. Et aussitôt il s’enferma dans sa chambre, tirant le verrou.

Un jour et une nuit, on ne le vit point. Cela désappointa Minnka. Elle alla coller l’oreille à sa porte et entendit un bruit de paperasse qu’on triait. Qu’est-ce qu’il faisait ? Allait-il se tuer ? À cette supposition elle ne ressentit aucune pitié, mais de la curiosité, qui fut assez forte pour lui faire renvoyer au lendemain sa fuite décidée pour le jour même.

Le lendemain, il ne reparut toujours pas, et Minnka en fut très contrariée. Elle alla se renseigner auprès du tejghetar qui, glacial, lui répondit que « Monsieur Caramfil avait donné ordre qu’on ne le dérangeât pas ». Elle retourna épier à la porte de Sima. Il écrivait. Il écrivit tout ce jour et une partie de la nuit, mettant de l’ordre dans ses affaires et prenant des dispositions testamentaires, puisque, en effet, il était disposé au suicide. Mais, Sima jusque dans la mort, il voulait tirer d’elle tout le parti possible, se promettant de ne se jeter dans l’abîme que le jour où tous les moyens de regagner le cœur de Minnka auraient été épuisés. Il préparait ces moyens, parmi lesquels, d’abord, une liberté totale.

Bizarrerie du destin humain : les quarante-huit heures que Sima passa à songer à une mort probable, le sauvèrent d’une certaine que Minnkou lui préparait, guettant jour et nuit sur le boulevard, la sortie de son rival pour l’abattre d’un coup de fusil à bout portant. Le personnel des magasins avait bien remarqué la silhouette d’un homme aux allures étranges qui, vêtu d’une ghéba si longue qu’elle lui descendait jusqu’à la cheville, rôdait dans les environs de la taverne, mais, vu la consigne de Sima, personne n’osa le prévenir.

Le surlendemain à l’aube, quand « mort d’homme » allait s’ensuivre, Minnka réveilla Zamfir, le chargea de son paquet et lui fit prendre le chemin de la maison paternelle, mais en lui disant de l’attendre à l’entrée du village. Puis, vêtue comme de coutume, elle descendit dans la taverne. Sima la rejoignit aussitôt. Elle n’en fut pas autrement surprise : « Il n’est pas si fou, pour se tuer », pensa-t-elle.

Et voici le pêcheur d’écrevisses :

— Depuis hier, c’est l’inondation ! fit-il.

« Le Danube a tout couvert. Il est même monté au-dessus du niveau du Sereth. Ainsi, nous serons pris de tous les côtés, car, sûrement, le Sereth rompra, cette fois, ses pauvres digues de terre. »

Le vieux ajouta, en sortant :

— Malheur à ceux de l’Embouchure !

Minnka se leva. Sima la regarda à la dérobée, la vit habillée comme chaque jour et ne pressentit rien. Elle alla s’appuyer contre l’embrasure de la porte, où elle s’attarda un instant, contemplant le boulevard ; fit un pas dehors ; puis encore deux, trois ; se donna un air de promeneuse matinale qui longe sa propriété, la dépassa et, après un coup d’œil qu’elle jeta en arrière, disparut à jamais de la maison de Sima Caramfil.

Au principal passage à niveau de la gare de Braïla, il y avait autrefois un vieux moulin à vent. C’est là que Minnka rattrapa Zamfir qui justement ne savait plus que répondre à mille questions brûlantes que Minnkou lui posait. Celui-ci avait surpris le gamin au moment où il sortait furtivement de la cour de Sima, l’avait suivi et appris de lui que Minnka allait bientôt le rejoindre. Ils avaient continué le chemin ensemble.

C’est à ce hasard que Sima dut d’échapper à une mort certaine, Minnkou au bagne, et son amie à une situation imprévue de veuve richissime.

La jeune femme fut étonnée de l’affublement de son aimé : une ghéba par de telles chaleurs ! Le rejoignant, elle le toisa et lui manifesta sa surprise.

— J’ai fait la garde, ces dernières nuits, expliqua-t-il confus.

— Ce n’est pas vrai ! Qu’est-ce que tu caches sous la ghéba ?

Et elle le saisit à bras le corps, toucha le fusil et maîtrisa promptement son émotion, à cause de Zamfir. Ils cheminèrent dans le silence.

Du moulin à vent à la maison du cantonnier qui surplombe l’Embouchure, la distance est de quatre kilomètres. Ils la couvrirent sans échanger un mot. Ici, une taverne rustique invite le passant à une petite halte. Ils y entrèrent, et tout de suite Minnka fut saisie d’un bonheur enfantin. Intimant au garçon de les laisser un moment seuls, elle chuchota à Minnkou, dès qu’ils eurent pris place à une table :

— C’est une cârciuma comme celle-ci, pas plus belle, que je veux avoir avec toi, dans l’Embouchure. Et nous l’aurons ! J’ai mes économies.

— Tu as donc quitté Sima pour toujours ?

— … Et pour toi !

— Ça n’ira pas tout seul, comme tu le penses.

— Morte seulement on m’y ferait retourner ! gémit-elle, jetant ses bras en avant, comme deux planches de cercueil.

Il baissa la tête, heureux et malheureux, puis :

— Où vas-tu, maintenant ?

— Chez toi, à Japsha Rouge.

Minnkou sourit amèrement :

— Tu n’y penses pas : il y a deux jours et deux nuits que je ne sais plus ce qui se passe sur la terre, mais je crois bien que, cette fois, Japsha Rouge viendra toute seule rejoindre la maison du cantonnier que voici.

— Ah, l’inondation ! s’écria-t-elle. Tu as raison. Dépêchons-nous !

Ils rappelèrent Zamfir, cassèrent la croûte et sortirent, mais il ne leur fallut faire qu’une centaine de pas pour se convaincre qu’ils arrivaient trop tard : du bord du plateau, avant de s’engager dans la descente, le coup d’œil qu’ils jetèrent sur la vallée de l’Embouchure, ne leur fit voir qu’une seule nappe d’eau qui allait du Danube à Cotulung et de Vadeni à proximité de Baldovinesti.

Japsha Rouge, le Lac de l’Allemand, Ialou, Zacra, Yézercan, la Fosse du Berger étaient sous l’eau. À la place de tout un pays, plus que ciel et eau. Seuls, Piétroï, Baldovinesti et le Village Allemand, qu’on voyait aux pieds du plateau, se maintenaient encore, mais le déluge les cernait déjà de trois côtés. Il ne leur restait qu’une issue : le chemin de Braïla.

Longtemps, Minnka, Minnkou et Zamfir, transis d’horreur, ne purent articuler un mot. Puis, le jeune homme dit :

— Allons, tâchons de sauver au moins tes parents et d’aider les gens du village. Pour mon père, je ne puis plus rien, d’ici. Quel est son sort ? Est-il noyé ? Est-il réfugié sur le toit ? Où est-il parvenu à se bâcler un radeau ?

Ils descendirent la pente en courant.

Les premiers ménages paysans leur révélèrent l’état désespéré de la région : c’était l’exode. Les enfants poussaient vers le plateau de Braïla des troupeaux de vaches, de veaux, de bœufs et de brebis. Des attelages chargés n’attendaient que le signal du départ, au milieu de cris, de pleurs et de jurons.

Ce signal fut donné, sous les yeux de nos héros, par un cavalier qui venait au galop, claquant de son gros fouet de corde appelé gârbaci. La pétarade assourdissante, ainsi que sa voix métallique, faisaient se précipiter les gens dans la rue. Le cavalier, le visage en feu, les yeux hors de la tête, ne s’arrêtait pas. Il continuait son chemin en claquant du fouet et en criant :

— Fuyez, bonnes gens ! Le Sereth vient de rompre les digues de Vaméshou et de Cotolung. Ce soir, l’eau sera en bas du plateau !

Il traversa tout le village, jusqu’à son autre extrémité, répétant sa sinistre nouvelle, puis, s’arrêtant net devant une assemblée de paysans, il essuya son front et ajouta, badin.

— C’est encore cette sacrée garce de Bistritsa qui a mis notre prince le Sereth dans tous ses états ! Ah, les femmes ! Ne m’en parlez pas !

Et il se jeta comme une flèche vers Piétroï.

Entrés par le Danube dans l’Embouchure, les pontonniers du génie arrivèrent avant midi au secours des biens du boyard Mândresco, entièrement enfouis sous l’eau, tandis que dans le village, des équipes de soldats déchargeaient du train un grand matériel de sauvetage : bois pour la construction de radeaux, sacs pour le chargement des grains, et même des barques.

Une armée de gaillards, soldats et civils, en chemise et caleçon, se démenait au milieu d’un tapage qui affolait les vieilles femmes. Tout ménage manquant de voiture construisait son radeau. D’autres, qui n’en manquaient pas, mais dont l’inutile fouillis débordait la capacité de plusieurs carrioles en construisaient également un. Et on y jetait dessus, pêle-mêle, tout ce qui tombait sous la main d’un homme pris de panique : vieux outils agricoles, objets de cuisine hors d’usage, roues de char disloquées, fagots de jonc, portes et fenêtres de la chaumière, bois de charpente, fourrage, sacs de farine de maïs et d’autres céréales. Sur le faîte de ce tas on asseyait la cage à volaille, souvent, le pourceau, le chien et le chat, tous ensemble attachés.

On voyait quelque soldat se précipiter vers une baba :

— Que veux-tu faire encore de ce métier tout pourri ? Jette-le au diable !

— Laisse-le moi ! Je l’ai depuis cinquante ans ! c’est mon pauvre mari qui me l’a fait de ses mains !

— Et ces poutres, ces planches vermoulues ?

— On ne sait pas à quoi ça peut encore servir : on en aura peut-être besoin pour nos huttes. Laisse-les là !

— Et ce tas de ferraille ?

— On le vendra au Juif qui achète du vieux fer au kilo.

C’est ainsi qu’à l’arrivée du déluge, bien des radeaux ne flottaient plus ou se renversaient.

Parfois, des sous-officiers passaient en inspection. Remarquant la tenue peu réglementaire des soldats, ils criaient :

— Comment ? en caleçon ?

— Que vous viviez, monsieur le sergent ! C’est la canicule !

— Vite, le pantalon ! Ne vois-tu pas les jeunes filles qui te regardent ?

— Si ça leur fait plaisir, monsieur le sergent !

Chassés par le père Alexe, dès leur arrivée à la maison, — (« Allez-vous-en, voyous ! c’est la prison qui vous attend tous deux ! »), — Minnka et Minnkou se jetèrent frénétiquement au secours de tous ceux qui voulaient de leurs bras. De bouche en bouche, les enfants remplirent le village du cri :

— Tsatsa-Minnka est ici ! et Nénika Minnkou est avec elle !

On les appelait dans dix ménages à la fois. Partout ils montrèrent le plus de sang-froid, de vaillance et de promptitude.

Vers trois heures de l’après-midi, le tapage des constructeurs de radeaux s’apaisa. Alors on vit toute la jeunesse mâle, soldats et civils, prendre d’assaut les tavernes du village. Les flûtes surgirent. Le vin coula. Flûtes et vin embrasèrent les têtes. Des danses folles s’engagèrent devant les bistrots, où l’on put voir des gars en caleçons, parfois nus jusqu’au ventre, faire trembler la terre en des batouta effrénées.

Timides, honteuses, mais ne pouvant plus résister à l’envie de danser, les jeunes filles s’approchaient tout doucement. Les soldats les conviaient :

— Allez-y ! Ça ne fait rien !

Tsatsa-Minnka les empoignait par la taille et les précipitait, une à une, dans les bras des danseurs :

— Mais oui ! Mais oui ! C’est l’inondation !

Le soir n’était pas là, que l’eau y fut. Ses tentacules qui serpentaient en tous sens, devançaient les flots de quelques centaines de mètres, comblant les fossés, les puits et envahissant les chaumières dont le sol est toujours plus bas que celui de la cour.

On avait envoyé des patrouilleurs marins au secours des hameaux inondés depuis la veille. Ils en rentrèrent, chaque barque remorquant toute une file de petits radeaux de fortune, dans lesquels on voyait beaucoup de monde et peu de bagages. À leur arrivée, Minnka et Minnkou accoururent. Père Andreï Ortopan n’y était pas ; et les marins rapportèrent qu’on ne voyait plus trace de ménage à Japsha Rouge. Même le merveilleux parapet de saules avait été emporté par le Sereth.

Cette implacable nouvelle eut sur Minnkou un effet inattendu ; il se refusa de croire à la mort du vieillard :

— Ce n’est pas possible. Mon père est un homme trop éprouvé pour se laisser si bêtement surprendre. Il doit errer quelque part.

Et, nullement peiné, il courut sur le plateau, choisir un bon emplacement pour y construire leurs huttes, avant la nuit. Minnka devait le suivre un peu plus tard. Elle attendait une voiture qui allait charger tout un fouillis domestique, lui appartenant, et que son père avait jeté sur le chemin : couvertures, vêtements, linge. C’était sa dot, dont Sima n’avait pas voulu.

Vers les six heures du soir, l’eau était aux pieds du plateau de Braïla, alors que dans le village elle montait déjà au niveau des fenêtres.

Plus âme qui vive dans toute l’Embouchure. Une grande partie des inondés s’était réfugiée en ville, chez des parents. Les autres, à défaut d’une parenté qui les acceptât, ou, tout bonnement par un féroce esprit d’indépendance à la père Alexe, avaient campé sur la vaste terre en friche qui bordait le plateau dans toute sa longueur. Derrière cette bande de sol aride, des cultures de maïs s’étendaient à perte de vue, jusqu’à la banlieue de Braïla.

Ce fut comme une nuée de sauterelles que, le premier soir du campement, les inondés s’abattirent sur cette forêt de maïs vert : elle s’offrait comme l’unique alimentation improvisée, ce soir-là de générale fatigue. Les enfants, toujours prompts à se débrouiller, découvrirent aussitôt l’aubaine et sur elle se précipitèrent. Les gamins, remplissant leurs seins, les fillettes, leurs tabliers, chacun rapporta la quantité d’épis de maïs nécessaire à la famille.

À la tombée de la nuit, les grillades de maïs vert emplissaient de leur agréable odeur toute la région. Chaque ménage avait allumé son feu, autour duquel on distinguait de vieux visages peinés, au milieu d’un lamentable fatras. Il en était tout autrement de la jeunesse, qui profitait de la désorganisation momentanée de la vie habituelle pour se donner un brin de liberté d’autant plus chère qu’on savait combien elle était défendue. Des couples amoureux, oubliant l’éreintement, s’en allaient, fuyant la famille. Les routes en étaient pleines. La forêt de maïs en dissimulait la plupart.

Des cris de mère furieuse retentissaient dans le calme nocturne :

— Ma-ri-i-i-tsa ! Que le diable t’emporte !

Le beuglement du bétail dépaysé, le jappement des chiens fous de joie, couvraient souvent la voix coléreuse.

Minnka et Minnkou, blottis à l’entrée de leur hutte et croquant du maïs grillé, guettaient malicieusement ces appels désespérés et, après chaque : « Lénou-tsa-a-a ! que fais-tu ? » ils répondaient, doucement, se regardant dans les yeux :

— C’est l’inondatio-o-on !

Cette première nuit fut inoubliable pour ceux qui la vécurent.

Une pleine lune tardive, hissant son immense disque sur l’horizon, jeta une cascade de mercure sur une Embouchure transformée en mer. Dès son apparition, le joyeux bœuf des marais, — gros cafard espiègle dont le cri gravement nuancé est à lui seul une vraie symphonie, — s’empara de l’espace, le dominant de son concert qui retentit dans l’âme, à la fois comme une imprécation et une promesse de vie nouvelle : Bou-ou-ou ! Bou-ou-ou !

Il y a dans ce long ou, une gamme de sentiments qui soude l’humain à l’inhumain, surtout lorsqu’on entend un cri isolé. Dans la même durée, d’une seconde, il contient un début qui vous rappelle au plus profond de vous-même, un milieu qui vous immobilise la pensée et une fin qui vous précipite dans l’inconnu. On sent tout cela, en un même temps qui commence par un choc, le seul qui soit réel. Le reste est fait d’une traînée de vibrations qui disloquent l’âme. Quand tout est fini et qu’on revient à la banale réalité, on éprouve quelque peine à s’y retrouver.

Le jour, les cris du « bœuf des marais » sont très rares, mais d’autant plus puissants, si l’on veut revivre et vérifier ce bref passage du réel à l’irréel et de l’irréel au réel. Cela n’est possible qu’à une condition : c’est de s’oublier soi-même, entre deux cris de l’étrange bête. Se tenant dans l’attente, ou frappé par des cris fréquents, l’effet diminue jusqu’à ne plus avoir de sens. Le concert des milliers de cris est alors préférable.

Il n’a lieu que par les belles nuits, et provoque des sentiments bien différents. Il n’y a plus de long ou à la forme de comète, mais une vague de mélodies dépourvues de mesure et variées à l’infini, car, la nuit, ce concert est fait de toutes les voix, allant des plus jeunes aux plus vieilles, tandis que le jour, seules les dernières se font entendre, et irrégulièrement.

L’état d’âme dans lequel vous jette ce tumulte harmonieux, est une balançoire qui oscille très lentement entre la frayeur et la joie, avec un long milieu transitoire fait d’une multitude de sentiments imprécis. Les phases et le rythme du concert ne jouent aucun rôle dans la détermination des sentiments. C’est son ensemble qui crée l’état d’âme et le varie.

Phases et rythme sont d’une construction capricieuse que seule égale sa beauté. Les cris s’unissent parfois en un mugissement d’une même note et d’une même longue mesure, pour continuer ensuite en saccades et finir en roulements de tambour. Il y a alors une régularité qui surprend. Elle est de courte durée et peut ne pas se répéter pendant toute une nuit. Quelquefois aussi quoique encore général, le beuglement est entremêlé de notes différentes et haché de silences inattendus, dont la longueur n’est jamais la même.

Mais il arrive que le mugissement général d’une seule note épouse l’autre, aux notes variées. C’est la phase la plus belle du concert. Sur le rythme de deux masses qui s’abattent successivement sur l’enclume, les concertistes changent d’instruments pour se répondre à eux-mêmes. L’unité de la symphonie est alors comprise entre les notes moyennes du hautbois et les plus graves du basson. Et dès la première réplique, les musiciens se fâchent. Le dialogue se poursuit sur des tons qui sont une suite de grognements. Il y a des vaincus ; des voix qu’on ramène au silence.

À la fin, tout sombre dans la criaillerie universelle qui est semblable à la surface d’une mer houleuse, avec ses sommets et ses abîmes, et qui constitue la phase la plus longue du concert. Elle est aussi variée, mais point si belle que les trois autres, qu’un seul élan domine.

L’arrivée de l’aube brise, net, tous les instruments. Notre cœur s’arrête aussi.

Le « bœuf des marais », — (booul baltsi), — est un insecte noir, de forme ovale et de la grosseur d’une noix moyenne. Il n’a pas d’antennes.

On ne le connaît bien que pendant les inondations, quand il arrive en masse compacte et vit intensément.

Le matin qui suivit cette nuit, trouva tous les inondés au bord du plateau. L’eau avait deux mètres de haut. On ne voyait plus que le toit des chaumières et les branchages supérieurs des arbres. Les poteaux de télégraphe se distinguaient à peine. C’est tout ce qu’on pouvait relever sur l’immensité aquatique, à part la digue de la voie ferrée qui la coupait en deux.

Entre le firmament d’en haut et celui d’en bas, seul un silence étouffant. On eût cru qu’un coup de tonnerre allait d’un moment à l’autre se produire.

L’eau montait toujours, à vue d’œil. Vers les dix heures, des meules de foin, des cadavres de bétail et des arbres déchiquetés vinrent lentement s’aligner en bas du plateau. Parmi ces arbres, Minnkou reconnut quelques gros saules de la Japsha Rouge. Il alla sur un radeau explorer les épaves venues pendant la nuit et y découvrit de nombreuses liasses de nattes qu’il ramena à terre.

Un peu plus tard, ce fut le beau métier d’Andreï Ortopan qui flotta sous les yeux des deux amants et, dans l’après-midi, on vit surgir père Ortopan lui-même, sur son radeau.

La poussée catastrophique du Sereth avait dirigé toute Japsha Rouge dans la direction naturelle du cours de la rivière : celle du Danube. Mais le Danube ne pouvait plus rien recevoir, ayant monté plus haut que son affluent. Ainsi s’expliquait l’arrivée des épaves.

Père Andreï en était une, encore assez vaillante. Balançant froc et barbe, le dos tourné aux spectateurs qui le saluaient de hourras frénétiques, il gouvernait courageusement, rejetant sa longue silhouette de droite et de gauche, les bras bien haut à son gouvernail.