Aller au contenu

Tsatsa-Minnka/10

La bibliothèque libre.
Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle, n° 99 (p. 398-403).


« MILOSTIVUL SATULUI »
(Le miséricordieux du village).


Il pleuvait depuis quelques jours sur toute l’Embouchure, la vilaine « pluie du berger » qui vous passe à travers l’âme. C’était la bruine. Matin et soir, pendant de longues heures, un brouillard irrespirable la rendait encore plus insinuante. Tout le village toussait, hommes et bêtes. Parfois, la brume était si épaisse qu’on ne découvrait le village qu’au chœur assourdissant des toux, qui montait de mille poitrines, comme d’une fosse, et qu’on entendait surtout lorsqu’on abordait l’Embouchure par la haute digue de la voie ferrée, en marchant à côté du rail.

Par un temps pareil, ce chemin était le plus sûr, car il vous y menait tout droit.

C’est celui qu’avait pris, un soir de ce même octobre un homme de toute petite taille, chaussé de bottes grossières, coiffé d’une caciula de fourrure d’agneau et enveloppé jusqu’aux yeux dans une ghéba commune aux paysans de la région. Il allait d’un pas hésitant, l’oreille au train et touchant le rail de sa canne, comme le font les aveugles. Souvent, une quinte de toux secouait douloureusement son corps maigre. Alors il s’arrêtait et lâchait un « ouff », s’essuyait les yeux, donnait un inutile coup d’œil à la ronde, dans la pâte laiteuse qui l’empêchait de voir, et repartait.

Il alla ainsi jusqu’à un passage à niveau, où il se heurta à une fillette.

— À qui es-tu ? demanda-t-il à la petite, en lui prenant la main.

— À Iléana et à Vassili le Long, répondit-elle, craintive, la voix éteinte.

L’inconnu frotta une allumette et vit deux yeux clairs, surmontés d’un front tout plissé.

— Ne saurais-tu pas me dire comment va Tsatsa-Minnka ?

— Elle est toujours malade et toujours seule.

— Qui la soigne ?

— Tout le monde, sauf ses parents. On lui porté des soupes chaudes et on lui fait le ménage. Hier, c’était notre tour de la soigner.

— Bien. Mais, les gens, ont-ils les moyens de le faire ?

— On le fait quand même, « d’où il y a, d’où il n’y a pas ». Elle est maintenant la plus malheureuse de tout le village.

L’étranger tira d’une poche de son manteau un cornet et le mit entre les mains de la petite.

— Porte ça à ton père. Il y a, dedans, vingt francs et un bon de vivres. Dis-lui de prendre un sac et d’aller tout de suite, avec ce bon, à la maison du cantonnier. Là, il verra une grande voiture à bâche gardée par un homme. Qu’il présente le bon au gardien et qu’il charge les vivres qui y sont marqués. Bonsoir, mon enfant ! Je reviendrai.

— Mais, qui êtes-vous, néné ?

— Un homme malheureux, comme Tsatsa-Minnka.

C’était Sima, qu’on aurait difficilement reconnu, même s’il eût fait jour. Une phtisie galopante avait fondu son corps, l’avait rendu hideux. Sa barbe qu’il n’avait pas coupée depuis deux mois, poussait, sauvage, jusque sous ses yeux, dont le regard étrange ne rappelait plus Sima, mais le hibou.

Il quitta la voie ferrée et prit le chemin du village, trébuchant à chaque pas. Une vingtaine de cornets, pareils à celui qu’il venait de remettre à la fillette, alourdissait sa ghéba de tout le poids métallique qu’ils contenaient. Sima allait promptement en faire la distribution, en commençant par les familles les plus éprouvées.

De ce côté de la commune, les chaumières étaient alignées en bordure de la route, face au pâturage. Mais il n’y avait pas moyen de rien distinguer, tant le brouillard était opaque et la nuit noire.

Sima avançait à grand’peine, haletant, épuisé, pataugeant dans les mares et évitant les cadavres des bêtes dont l’horrible odeur trahissait la présence dans les fossés du chemin. Il passa près d’un puits et s’y arrêta, triste. Le bras du levier gisait à terre. Les margelles n’existaient plus. C’était un trou béant dans lequel gens et animaux pouvaient facilement tomber. Cela lui disait long sur l’état du pays.

Il fut mieux fixé, dès qu’il eut rendu visite aux premiers ménages. Visite de mendiant : il entrait dans la cour, s’approchait des fenêtres, épiait, puis, frappait timidement à la porte. Quelqu’un ouvrait et reculait aussitôt devant sa tête suspecte, emmitouflée jusqu’aux yeux. Il en profitait pour jeter un coup d’œil furtif à l’intérieur, mais ne s’attardait pas. Offrant un cornet, deux, parfois trois, il répétait d’une voix chuchotante les mêmes instructions qu’il avait données à la gamine et disparaissait dans la brume et le noir.

Partout, la même promiscuité, la même misère sinistre. De cinq jusqu’à douze membres de la même famille, entassés les uns sur les autres dans la seule pièce chauffée, ou plutôt fumante. Pour toute nourriture : une marmite de terci, bouillie claire à la farine de maïs. Des malades enveloppés dans des hardes. Des faces maigres fiévreuses ; des cous amincis ; des voix éteintes.

C’était l’épidémie de typhus unie à la famine.

Épouvanté, Sima se crut responsable de toute cette souffrance, lui, qui possédait des tas d’or inutile, d’immenses stocks de vivres, de vêtements et de bois de chauffage. Les paroles de Minnka, l’invitant à prendre en mains l’économie d’un pays en détresse et de l’administrer humainement, lui retentirent dans le cœur, comme un terrible commandement biblique.

Maintenant, c’était trop tard. Il se sentait mourant. Sa femme l’était aussi, peut-être. Deux vies brisées ; un tendre ménage anéanti ; un pays livré à toutes les calamités. Par sa faute, à lui, Sima, qui ne voulait que gagner de l’argent, encore et encore.

Il fonça sur les chaumières et y vida ses poches, puis, défaillant, il prit le chemin du retour, vers la maison du cantonnier, où la voiture aux provisions était garée. En route, il croisa les premiers secourus. Hommes et femmes, à cheval et à pied, rentraient, chargés de vivres.

Dans son désir évangélique de garder l’anonymat, il tâcha d’éviter les pauvres gens, mais une vieille le reconnut. Elle laissa tomber son sac, lui attrapa une main et la couvrit de ses larmes, en gémissant :

Milostive… Milostive… Qui es-tu ? « Articule » ton nom, pour que nous puissions le rappeler dans nos prières !

— Un homme malheureux ! répondit Sima, s’arrachant à elle.

Le lendemain à midi, une file ininterrompue de voitures à un cheval, transportant un wagon de bois de chauffage, arrivait dans le hameau. La distribution en fut faite, sous la surveillance d’un ami intime de Sima, qui se refusa à toute réponse aux brûlantes questions que lui posèrent les sinistrés sur la personne du Milostive.

Et le soir, par un temps identique à celui de la veille, Sima fit de nouveau son apparition. Mais, cette fois, chaque ménage montant la garde, dans l’attente du bienfaiteur, celui-ci dut changer de tactique. Il se contenta de passer rapidement devant les portes et de lancer son aide, — argent et bon, — dans la cour, sans plus voir les gens.

Cet émoi du village, bien qu’il l’eût prévu, contraria Sima, car ce second secours était différent du premier et exigeait des explications. Il n’y avait plus de voiture à vivres arrêtée dans le voisinage de la commune. Maintenant, c’était son magasin même qu’il mettait à la disposition des sinistrés. Des enveloppes, remplaçant les cornets, contenaient peu de métal et pour cent francs de billets de banque, plus le bon, dont la quantité de vivres était quintuplée.

Sima voulut prévenir les ménages que c’étaient là des aides collectives que les familles moins nombreuses devaient partager entre elles. Il n’y parvint pas ; il n’arriva pas non plus à les avertir que les provisions, il fallait les chercher à son épicerie, dans la ville. L’alerte du village lui fit comprendre qu’il était identifié.

Peu après, il en eut la cruelle certitude. Comme il lançait par-dessus les palissades les dernières enveloppes, un homme lui prit le bras. C’était son beau-père, Alexe Vadinoï, qui lui dit, furieux :

— Que fais-tu là, fou !

Sima éprouva un écœurement et une colère qui lui coupèrent le souffle. Il répondit :

— Ne me touche pas, saloperie !

Et rassemblant le reste de ses forces physiques, il s’enfuit. Mais, au lieu de se diriger vers sa voiture, qui l’attendait à la barrière de la côte, il fonça inconsciemment dans la direction opposée à la ville et s’égara dans un champ. Une déchirure aiguë, dans les poumons, lui fit serrer sa poitrine entre les mains. Aussitôt, sa bouche s’ouvrit toute seule, sous la poussée d’un flot de sang.

Il gémit faiblement :

— Minnka !

Et tomba, face au sol, pour ne plus se relever.