Tsatsa-Minnka/12

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Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle, n° 99 (p. 407-409).


REDRESSEMENT


C’était le mois de mai de l’année suivante, qu’on appela plus tard : « le mois des géraniums et des bébés de la forêt de maïs ».

Le géranium est une fleur qu’on aime beaucoup chez nous. Jeunes filles et jeunes femmes la portent au-dessus de l’oreille. Elle ne fleurit que rarement, dans les jardins au mois de mai.

Quant aux « enfants de la forêt de maïs », ils ne pouvaient fleurir que ce mois-là, car ils avaient été tous conçus à l’époque des huttes, pendant que l’inondation battait son plein et que les couples amoureux se promenaient un peu trop, au clair de lune, sur le plateau couvert de haut maïs.

Maintenant, géraniums et bébés s’épanouissaient au soleil. Aux premiers, personne n’avait rien à reprocher. Au contraire, l’explosion précoce de leur rouge écarlate et de leur parfum plaisait à tout le monde, même aux gens qui ont toujours et contre tout quelque chose à redire. Hélas, c’était différent pour les bébés et surtout pour leurs jeunes mamans.

On prétendit qu’une « chose pareille » ne devait pas arriver. On le dit et on le répéta bien avant que la chose ne se produisît, puis, lorsqu’elle fut là, on le cria bien plus haut, comme si elle fût venue autrement que de coutume.

Mais, il faisait si beau ; l’alouette chantait si éperdument au-dessus des labours noirs comme le goudron ; et, au loin, le jonc des marais braquait vers le ciel une telle forêt de baïonnettes vert-foncé, qu’on finit par comprendre que cette malencontreuse floraison de bébés « coupables » devait tout de même être acceptée.

Heureusement, les mœurs roumaines facilitaient cette acceptation : on appela, d’une main, le pope ; de l’autre le père « éhonté » ; et, à genoux devant le pope, l’étole sur la tête, les couples amoureux du temps des huttes reçurent la bénédiction divine.

Aussi, ce mois de mai, y eut-il beaucoup de travail pour les popes, qui couraient de maison en maison, apporter aux parents la paix et à leurs enfants le droit de vivre.

Il n’y eut que Tsatsa-Minnka pour n’avoir point besoin de pope, bien qu’elle eût, comme tant d’autres, son « bébé de la forêt de maïs ». C’est que Minnkou, le père de son Mitroutsa, était parti de par le monde et ne devait plus jamais revenir.

Tant pis pour le pope et pour Minnkou. La jeune mère n’en était pas moins heureuse. Père Alexe était mort pendant l’hiver ; Minnka avait fait venir chez elle sa bonne mère et leur petit Zamfirica, monté un métier pareil à celui qu’avait Ortopan à Japsha Rouge et gagné le pain quotidien en fabriquant, à l’exemple de la plupart des paysans, de belles nattes et de beaux paniers.

Tsatsa-Minnka, veuve et héritière unique de Sima Caramfil, aurait pu faire autrement. Elle ne le fit pas. Elle céda tout le legs à la nombreuse et avide parenté de feu son mari, contre une voiture, un cheval et la somme de cinq cents francs.

Avec sa maisonnette et son enfant, c’était tout ce qu’il lui fallait pour être heureuse, elle, qui avait goûté à la fortune et savait ce que celle-ci lui avait coûté.

Certes : souvent, quand elle attelait pour partir à la coupe de jonc, ses yeux s’emplissaient de larmes. Elle les essuyait bien vite, car dix autres voitures passaient au galop devant sa maison bordée de géraniums et dix jeunes voix lui criaient :

— Tsatsa-Minnka ! Dépêche-toi ! La « coupe » sera belle aujourd’hui !

PANAÏT ISTRATI.
Le Muids-sur-Nyon
juillet-août 1930.