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Conseils aux dirigés/Tu ne tueras point

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Conseils aux dirigésCharpentier (p. 157-170).


TU NE TUERAS POINT


« Tu ne tueras point. » (Exode XX, 13).
« Celui qui frappera par le glaive périra par le glaive. »
(St Matthieu, XXVI, 52).
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même. »
(St Matthieu, VII, 12).


Quand, suivant les formes de la justice, on exécute des rois : Charles Ier, Louis XVI, l’empereur Maximilien, ou quand on les tue lors d’une révolution de cour : Pierre III, Paul Ier, divers sultans, shahs et empereurs de la Chine, ce sont là des faits dont on se préoccupe généralement peu. Par contre, lorsqu’on les tue sans l’appareil de la justice et en dehors des révolutions de cours : Henri IV, Alexandre II, l’Impératrice d’Autriche, le shah de Perse, et récemment le roi Humbert, ces meurtres provoquent, parmi les empereurs, les rois et leur entourage, une violente indignation et un grand étonnement, comme si ces princes ne participaient pas eux-mêmes à des assassinats, n’en profitaient et ne les ordonnaient point. Parmi les rois assassinés, les meilleurs, comme Alexandre II et Humbert, étaient auteurs ou complices du meurtre de milliers et de milliers d’hommes qui périrent sur les champs de bataille ; quant aux empereurs et rois mauvais, c’est par centaines de mille et par millions d’hommes qu’ils ont fait périr.

La doctrine du Christ abolit la loi : « Œil pour œil, dent pour dent ». Or, non seulement les hommes qui jadis admettaient cette loi, mais encore ceux qui s’y conforment aujourd’hui, qui l’appliquent le plus effroyablement sous forme de châtiments isolés ou de guerre, qui ne rendent pas seulement œil pour œil, mais, sans aucune provocation et en déclarant la guerre, ordonnent l’assassinat de milliers d’êtres, ces hommes n’ont pas le droit de s’indigner qu’on leur applique cette loi à leur tour, et dans une proportion si infime qu’on compterait à peine un empereur ou un roi sur cent mille, peut-être sur un million d’individus assassinés par leur ordre et avec leur consentement. Loin de s’indigner du meurtre d’un Alexandre II ou d’un Humbert, les princes doivent plutôt s’étonner de ce que ces assassinats soient si rares, en raison de l’exemple constant et général qu’ils en donnent eux-mêmes.

La masse est comme hypnotisée : elle regarde, sans comprendre la signification de ce qui se passe devant elle. Elle voit, chez les monarques ou les présidents, le souci constant de la discipline militaire, les revues, parades et manœuvres auxquelles ils assistent et dont ils tirent vanité ; les civils accourent en foule pour voir leurs frères, affublés de vêtements ridicules, bigarrés, clinquants, transformés en machines, qui, au son des tambours et des trompettes et au commandement d’un homme, exécutent simultanément un même mouvement, sans en comprendre la signification. Celle-ci, pourtant, est simple et claire : c’est tout bonnement la préparation à l’assassinat ; c’est l’abrutissement des hommes en vue d’en faire des instruments de meurtre.

C’est l’occupation favorite et vaniteuse des empereurs, rois et présidents. Et ce sont eux qui, devenus les professionnels de l’assassinat, eux qui portent constamment des uniformes militaires et des armes meurtrières, ce sont eux qui s’indignent lorsqu’on tue l’un d’entre eux !

L’assassinat des princes, comme celui tout récent de Humbert, n’est pas effrayant par la brutalité du fait lui-même. Les actes commis dans le passé par les souverains : la Saint-Barthélémy, les guerres de religion, la répression impitoyable des révoltes de paysans, de même que les exécutions gouvernementales actuelles, le martyre subi dans les prisons cellulaires et les bataillons de discipline, la pendaison, la guillotine, la fusillade et le carnage des combats, sont autant de cruautés auxquelles ne sauraient être comparés les meurtres commis par les anarchistes.

Les crimes anarchistes ne sont pas précisément effrayants, parce que ceux qui en sont victimes n’ont pas mérité leur sort. Si Alexandre II ou Humbert n’ont pas mérité d’être assassinés, les milliers de Russes qui ont péri sous Plevna, et d’Italiens en Abyssinie, l’avaient encore moins mérité. Ces assassinats sont effrayants, non par le fait qu’ils sont cruels et immérités, mais par l’insanité de ceux qui les commettent. Si les meurtriers des souverains agissent sous l’influence d’une indignation personnelle, provoquée par les souffrances d’un peuple opprimé, ce dont ils jugent coupables un Alexandre, un Carnot, ou un Humbert, ou s’ils agissent par un sentiment de vengeance, leurs actes, pour si immoraux qu’ils soient, sont compréhensibles.

Mais une question se pose : comment les anarchistes, — c’est-à-dire ce groupe d’hommes organisé qui, dit-on, a délégué Bresci et qui menace aujourd’hui un autre souverain, — ne peuvent-ils inventer, pour améliorer le sort des peuples, rien de mieux que la destruction d’hommes dont la disparition est aussi vaine que si l’on coupait la tête à ce monstre fabuleux chez qui une nouvelle tête repoussait à la place de l’ancienne ? Les souverains ont depuis longtemps établi chez eux un mécanisme identique à celui des fusils à répétition : aussitôt qu’une balle est sortie, une autre la remplace instantanément. « Le roi est mort, vive le roi ! »

Alors, à quoi bon les tuer ?

Les gens à la vue courte peuvent seuls s’imaginer que ces régicides sont un moyen de salut contre l’oppression des peuples et contre les guerres qui détruisent tant de vies humaines.

Qu’on se souvienne que la même oppression, les mêmes guerres ont eu lieu de tous temps, sous n’importe quel chef de gouvernement : Nicolas ou Alexandre, Frédéric ou Guillaume, Napoléon ou Louis, Palmerston, Gladstone, Mac-Kinley ou autres, et l’on comprendra que ce n’est nullement tel ou tel gouvernant qui est spécialement cause des fléaux dont souffrent les peuples, mais que ces fléaux sont la conséquence d’une organisation sociale pesant tellement sur tous les membres de la société que tous subissent le joug de quelques hommes, le plus souvent d’un seul, lesquels, — ou lequel, — sont à tel point corrompus par leur pouvoir monstrueux de disposer de la vie de millions d’individus, qu’ils se trouvent constamment dans une sorte d’état morbide, et sont possédés de la manie des grandeurs, ce dont on ne s’aperçoit pas en raison de leur situation privilégiée.

En effet, depuis l’enfance jusqu’à la tombe, ces hommes sont environnés d’un luxe incroyable, de mensonge et d’hypocrisie qui en découlent. Toute leur éducation, leur activité, n’ont qu’un but : l’étude des assassinats du passé, des meilleurs procédés de meurtre de notre époque et de la préparation à ces meurtres. Ils ne cessent de porter sur eux les instruments de l’assassinat : sabres ou épées ; ils s’affublent de toutes sortes d’uniformes, font passer des revues et des parades, se font des visites et des présents sous forme de décorations ou de régiments ; et non seulement personne n’appelle de son véritable nom ce qu’ils font, ne leur dit qu’il est odieux et criminel de se préparer à l’assassinat, mais ils reçoivent encore des encouragements et des louanges pour ces occupations.

Les seuls journaux qu’ils lisent et qui leur semblent l’expression des sentiments de toute la nation ou de ses meilleurs représentants, exaltent de la façon la plus servile leurs paroles et leurs actes, si stupides et si mauvais qu’ils soient.

Leur entourage, hommes, femmes, prêtres, laïques, tous ceux qui font bon marché de la dignité humaine, cherchent à qui mieux mieux à les encourager par la flatterie et, de la sorte, les trompent en ne leur laissant pas la possibilité de s’apercevoir de la duperie de leur existence. Ils peuvent vivre cent ans et ne jamais voir un seul homme réellement libre, n’entendre jamais la vérité. Parfois on frémit d’horreur en écoutant leurs paroles et en voyant leurs actes ; mais, si l’on réfléchit un instant à leur situation, on comprend qu’à leur place, quiconque agirait de même. Un homme sensé, qui se trouverait dans cette position, ne pourrait, en tant qu’acte raisonnable, s’arrêter qu’à un seul : s’en aller. S’il restait, il ferait comme eux.

Au fait, que doit-il se passer dans la tête d’un Guillaume, — homme borné, d’instruction médiocre, vaniteux et n’ayant d’idéal que celui d’un junker allemand, — lorsque chacune de ses bêtises ou de ses vilenies est saluée par un hoch enthousiaste et commentée, par la presse universelle, comme un événement de haute importance ? S’il dit que, sur un signe de lui, ses soldats doivent tuer jusqu’à leurs pères, on crie « hurrah ! » S’il dit que l’Évangile doit être répandu à coups de poing, la main gantée de fer : « hurrah ! ». « Hurrah ! » encore s’il ordonne aux troupes qu’il envoie en Chine de ne pas faire quartier. Et, au lieu de l’enfermer dans une maison de correction, on vogue vers la Chine pour exécuter ses ordres.

Ou bien, c’est Nicolas II, de nature modeste, qui commence son règne en déclarant à des anciens, hommes vénérables, que gérer leurs affaires selon leur désir, d’après le régime constitutionnel, n’est qu’un rêve insensé. Et les journaux qu’il lit, les hommes qu’il voit, l’approuvent et célèbrent ses louanges. Il propose un projet de désarmement universel, enfantin et illusoire, en même temps qu’il augmente le nombre de ses soldats, et on ne tarit pas d’éloges sur sa sagesse et sur ses vertus. Il offense et martyrise, sans nulle raison et sans la moindre nécessité, tout un peuple, les Finlandais, et il n’en est pas moins loué. Il organise enfin, en Chine, un carnage insensé, en contradiction avec son propre projet de paix universelle, et de tous côtés on vante à la fois ses triomphes sanguinaires et sa fidélité à la politique pacifique de son père.

Aussi, doit-on se demander ce qui se passe dans la tête et dans le cœur de ces hommes ? Aussi, peut-on dire que l’oppression des peuples et l’iniquité des guerres ne sont la faute ni d’Alexandre, ni de Guillaume, ni d’Humbert, ni de Nicolas, ni de Chamberlain, qui organisent ces meurtres, mais la faute de ceux qui soutiennent ces dispensateurs de la vie humaine. Aussi, ne sert-il de rien de tuer des Alexandre, des Nicolas, des Guillaume et des Humbert. Il faut simplement cesser de soutenir l’organisation sociale qui les produit. Or, le régime actuel n’est maintenu que grâce à l’égoïsme et à l’abrutissement des hommes, qui vendent leur liberté et leur dignité en échange de mesquins avantages matériels.

Telle est la conduite des hommes qui sont placés sur les degrés inférieurs de la hiérarchie sociale, en partie parce qu’ils sont abrutis par une éducation patriotique et cléricale, en partie en raison de leur intérêt personnel. De même agissent ceux qui se trouvent à un degré plus élevé dans la société, pour les mêmes causes, en vue des mêmes avantages, et au bénéfice de ceux qui sont placés encore plus haut. Ainsi, atteint-on les plus hauts degrés de l’échelle sociale, jusqu’aux personnes, — ou à la personne, — qui se trouvent au sommet du cône et qui n’ont, — ou qui n’a, — plus rien à acquérir ; pour ceux-ci, l’unique motif d’agir est l’ambition et la vanité, et ils sont à ce point abrutis et corrompus par leur pouvoir de disposer de la vie et de la mort de leurs semblables, par la courtisanerie et l’hypocrisie de leur entourage, que, tout en faisant le mal, ils sont absolument convaincus de leur rôle de bienfaiteurs de l’humanité.

Les nations, en sacrifiant leur dignité au profit de leurs intérêts matériels, produisent elles-mêmes des dirigeants qui ne peuvent se conduire différemment. Pourtant, ces nations s’irritent contre leurs actes stupides ou méchants. Or, les châtier, c’est fustiger des enfants qu’on a d’abord pervertis.

La solution est donc bien simple. Pour faire disparaître l’oppression des peuples et les guerres inutiles, pour faire taire l’indignation contre ceux qui semblent en être les fauteurs, et pour qu’on ne les tue plus, il suffirait de peu : voir les choses telles qu’elles sont réellement, et les appeler par leur nom, savoir qu’une troupe en armes est un instrument d’assassinat, que l’organisation de l’armée, œuvre à laquelle président avec tant d’assurance les chefs d’États, est la préparation au meurtre ; que tout empereur, roi, ou président se rende compte que sa fonction de chef de l’armée n’est nullement honorable, ni importante, comme le lui font croire ses courtisans, mais au contraire, nuisible et honteuse ; que tout honnête homme comprenne que le paiement de l’impôt affecté à l’entretien et à l’armement des soldats et, plus encore, que servir personnellement dans l’armée ne constituent pas un acte indifférent, mais bien immoral et honteux. Alors, le pouvoir des empereurs, rois et présidents, qui nous indigne tant et qui provoque leur assassinat, disparaîtra de lui-même. Il ne sert donc de rien de tuer les Alexandre, les Carnot, les Humbert et autres ; ce qu’il faut, c’est les convaincre qu’ils sont eux-mêmes des assassins, surtout ne pas leur permettre de tuer, ou refuser de tuer sur leur ordre.

Si les hommes ne le font pas, c’est simplement parce que les gouvernements, mus par l’instinct de la conservation, les maintiennent dans un état d’hypnose. C’est pourquoi il faut chercher à faire cesser les assassinats commis par les chefs d’État et à mettre un terme aux tueries entre les peuples, non par d’autres assassinats, — car au contraire, ils ne font qu’accroître l’hypnose, — mais en provoquant le réveil qui détruira cette hypnose.

C’est là ce que j’ai tenté dans ce court article.

8 août 1900.