Tu seras journaliste/01

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CHAPITRE I


Un coin du ciel plombé… des hardes tristes encore chargées d’une eau grisâtre, incapables de s’essorer et qui attendent, pendues aux cordes à linge, l’espoir d’un souffle : c’était tout ce que Caroline Lalande pouvait voir, à travers l’entrelacs de fils, par la fenêtre de sa chambre donnant sur une cour, au bout de l’impasse.

Caroline évoqua les belles cordées de linge bleuté qui claquent comme voiles au vent, au bord de l’eau, dans la campagne qu’elle avait désertée et le dégoût de sa vie actuelle grandit d’instant en instant.

Ancienne institutrice, elle s’était crue marquée du signe de la gloire, du fait que l’inspecteur l’avait complimentée à deux reprises sur la rédaction d’adresses enguirlandées de fioritures.

Et où mieux qu’à la ville pourrait-elle pénétrer au cénacle de la culture ?

Elle gagna donc Montréal, la ville mirageuse où habitaient ceux qu’elle croyait des dieux, tels que son esprit romanesque et naïf les imaginait, dieux-auteurs que l’Art conviait à certaines heures à dispenser une prose surnaturelle, sorte de manne que des sujets-lecteurs s’arrachaient avant le jour ; dieux-critiques qui, d’une plume impartiale, rendaient des jugements sans appel.

Pendant des mois, elle se sentit porter par une force secrète ; elle vaincrait tous les obstacles pour puiser dans l’eau vive, à la source de l’inspiration, des vocables et une histoire qui enchanteraient l’univers. Déjà des mots doux miraient dans son idée… fraîcheur, cil, les plus doux de tous.

Mais la réalité, rogneuse d’ailes, lui eut tôt fait savoir que moins rares que les dieux sont les hommes de chair qui exhortent les belles filles à autre chose qu’à la littérature et qu’à la cime des chênes comme au plan des roseaux, il n’y a que vanité.

Et aujourd’hui… par un temps mort, en juillet…

Maintenant, seule, sans situation, perdue dans une chambre de pension misérable, qu’elle était loin de son village aux contours familiers, aux odeurs nettes, où personne ne l’accueillerait plus ! Elle connaissait trop l’unique parente qui lui restait pour espérer d’elle quoi que ce soit de bienveillant, une vieille tante âpre aux questions d’argent, intransigeante et le reproche sans cesse à la bouche.

Alors elle attendait quoi ? la rue ? plutôt la mort ! Pour mieux se convaincre, elle s’abîma dans le néant : « Je ne suis rien, je ne vaux rien et rien ne vaut. »

Face à son lit, au mur, des roses rouges saignaient sur une frondaison d’un vert vulgaire et une beauté-réclame souriait niaisement de son cadre. Caroline se leva, d’un geste rageur, pour renverser le panneau. Une punaise, dérangée dans son œuvre, s’élança de biais. La jeune femme, crispée de dédain, frissonna. De la cuisine une odeur de chou-fleur venait rejoindre l’air affadi de la chambre. La nausée la gagnait.

En passant devant la glace, elle se regarda comme une femme regarde une autre femme : sans indulgence. Ses cheveux tombaient droit, son regard était atone et ses joues, jaunes et creuses : elle se jugea finie et comprit qu’elle arrivait au bout de son voyage. Le mot du héros d’un roman de Jack London lui montait à l’esprit : « Ce n’est pas la mort qui est terrible, c’est la vie ! » Elle se suiciderait. Sa décision était irrévocable et tout son plan bâti de manière à accomplir les choses proprement. Le verdict serait : mort accidentelle. Elle le voulait ainsi.

Non pas qu’elle laissât quelqu’un qui lui tenait au cœur, mais le respect du nom honnête qu’elle portait l’incitait à le préserver de tout bruit malsain.

Tantôt la pension serait vide. Toutes fenêtres closes, elle déposerait sur le réchaud à gaz de sa chambre une bouilloire d’eau renversante et le courant établi sans feu, le sommeil éternel succéderait vite au sommeil temporel. Son sens d’humour la fit sourire à l’idée du compte de gaz qu’elle n’acquitterait pas : « Ce sera bien la seule fois que j’aurai eu raison d’une grosse compagnie », se dit-elle. Mais c’était là simple boutade. Elle vérifia le contenu de son sac : de la monnaie et quelques dollars solderaient amplement ses dettes. Quant aux frais de son enterrement, une petite assurance y pourvoirait. Pas une ligne, pas un mot écrit ne signeraient son arrêt de mort volontaire.

Avant de paraître devant Dieu, elle entreprit de s’expliquer avec son Créateur :

« Vous, mon Dieu, qui m’avez créée et mise au monde, essayez de me comprendre et de démêler l’écheveau de mes mouvements, je n’en ai plus la force. Vous m’avez fait don d’une sensibilité qui m’a causé bien des déboires. Je suis loin de Vous en faire des reproches, car elle ne m’a pas apporté que des déboires, elle m’a aussi comblée de joies. »

« Tout m’était blessure ou tout m’était jouissance. Jamais un juste équilibre n’a su me maintenir au niveau des autres. Si une fierté sans pareille n’était venue mettre son comble à mon cerveau, peut-être y aurait-il eu pour moi des accommodements avec la vie. J’aurais extériorisé, j’aurais crié et ce cri même m’aurait rassurée. Au lieu de cela, le silence, toujours le silence, rien que le silence. La solitude du cœur, la pire des indigences ! À qui la faute, mon Dieu ? À Vous qui ne m’avez pas voulue autrement ou à moi qui n’ai pas su me parfaire. »

« Dès mon jeune âge, quand je reçus cette poupée féerique, mille fois plus belle que celle que j’espérais, je n’ai pas eu un mot pour dire mon émerveillement et m’enfuis, dans un coin, impuissante à rendre mon émoi. Je savais alors que jamais, je ne serais comme les autres et déjà j’en étais infiniment malheureuse. »

« Et pourtant, y a-t-il une femme sur la terre qui a vibré plus que moi dans son âme, à la vue des splendeurs naturelles que Vous nous dispensiez à pleines saisons et qui en a moins fait part au monde ? Y a-t-il une seule femme qui, trahie par le mensonge — mensonge des actes, des sourires et des mots — a souffert un plus grand martyre que le mien, sans jamais en ouvrir la bouche ? Mon Dieu, Votre sueur de sang, au mont des Oliviers, je la comprends, mais à l’heure de ma mort, ne Vous détournez pas de moi. En me libérant de mon pauvre corps, je ne veux pas pécher contre le Saint-Esprit ; j’aspire seulement à aller auprès de Vous, la vérité même ! »

De cette confession, Caroline sortit allégée. Elle avait jeté du lest. Le heurt d’une porte, suivi d’un autre heurt, lui apprit qu’elle était seule à la maison. Tranquillement elle alla vérifier le fait. Une circulaire traînait dans le portique. Machinalement elle en prit connaissance. Un boucher annonçait au public « qu’il serait ouvert le quinze courant. » Elle ne put réprimer un sourire.

Instinctivement, elle se hâtait. Tandis qu’elle abaissait la fenêtre de sa chambre, un colporteur, à la faconde d’un bateleur, offrait des fruits avec force œillades et un brin de marivaudage, dans l’espoir d’attendrir la clientèle. Caroline n’en fit pas de cas : elle avait pris rendez-vous avec l’éternité.