Tu seras journaliste/07

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Paysana (p. 39-45).

CHAPITRE VII


Caroline n’aurait pas que l’apprentissage de son métier à faire : il lui faudrait se familiariser avec la petite ville. Dans une grande ville où l’on trouve, selon Sinclair Lewis « la généreuse indifférence » on n’appartient à personne ; dans un village, on s’appartient, mais dans une petite ville, on appartient à tout le monde. Elle avançait donc à petits pas comme quelqu’un qui cherche à tâtons son chemin dans l’obscurité.

Le typographe n’avait pas voulu laisser à d’autres le soin de dénicher la famille où Caroline logerait : ce serait chez lui. Lauréat Bonneville, pourvu qu’elle ne se montrât pas trop exigeante et qu’elle consentît à donner quelques leçons à sa fillette. Les époux Bonneville en vinrent avec Caroline à une entente qui parut avantageuse pour tout le monde.

Mariange Bonneville fut on ne peut plus émerveillée de découvrir en Caroline la jeune personne qui l’avait intéressée dans le train. De son côté, Caroline ne fut pas moins saisie de se voir installée à demeure chez la dame-à-la-petite-bouche.

À peine était-elle entrée dans la maison qu’une petite fille accourut l’embrasser.

— Comment t’appelles-tu ?

— Darcinette.

— Pas Larcinette ?

— Non. Dar-ci-nette.

— Et quel âge as-tu ?

— Six ans. Et vous ?

— Moi ? Vingt-six ans.

— Nous sommes presque du même âge.

— Presque.

Caroline refréna un soupir. Darcinette ! Un nom semblable, quel héritage ! Imagine-t-on une jeune femme accomplissant les actes graves de la vie, une vieille femme ravagée de chagrins, répondant au nom ridicule de Darcinette.

Bien établir la ressemblance d’une personne qu’ils rencontrent pour la première fois semble pour plusieurs un rite sacré, comme si quelqu’un ne pouvait pas exister par lui-même sans avoir sa réplique sur la terre. Les époux discutèrent au sujet de Caroline. À qui donc leur faisait-elle penser ? Mariange tenait pour une de ses parentes éloignées ; Lauréat jurait qu’en voyant entrer la nouvelle venue au journal, il s’était mépris, croyant avoir affaire à la femme du docteur Touchette. Et chacun ne voulant pas démordre de sa prétention, Darcinette sauva la situation en affirmant que Caroline était belle comme une image.

Belle ? Les joues de Caroline s’empourprèrent et ses yeux s’allumèrent comme des étoiles au firmament.

La mère entreprit de faire à mi-voix l’éloge de sa fille qui, tout en ayant l’air de s’occuper à autre chose, ne perdait pas un mot de la conversation.

— Elle a, pour le dessin, un grand talent. Un talent naturel.

— C’est inné chez elle, reprit Caroline.

Et Mariange, un peu vexée, corrigea :

— Non, mademoiselle. C’est de naissance.

C’est ainsi qu’elle fut fixée sur le secours intellectuel qu’elle pourrait attendre de ce côté.

Par un curieux réflexe Mariange Bonneville avait pour l’instruction la plus grande considération.

Dès le deuxième soir après son arrivée, Caroline fit la conquête de toute la famille. En entrant elle trouva Mariange affligée d’une migraine qui, disait-elle « menaçait de lui faire sauter la tête ». Caroline l’aida à se mettre au lit, lui appliqua une compresse froide sur le front et fit de l’obscurité dans la chambre. En un rien de temps, elle dressa le couvert et prépara le repas du soir. Quand tout fut rangé, elle se chargea même de démêler la chevelure de Darcinette. C’était là un problème familial. Mariange persistait à vouloir faire boucler les cheveux rebelles de sa fille. Pour y parvenir, elle les mettait, chaque soir, sur des papillotes. L’enfant pleurnichait ; parfois elle geignait, la nuit, et il s’ensuivait des mots entre mari et femme. Caroline se contenta de tresser les cheveux en deux belles nattes qu’elle lia avec des rubans bleu de ciel. Darcinette, la première, fut ravie de sa nouvelle coiffure. Et c’était à qui l’en complimenterait le plus. Le lendemain, Caroline entendit Mariange qui disait d’elle :

— C’est instruit dans toute la force du mot. Et capable sur tout. Quand on dit : tout.

La ville se traînait sous la chaleur. Vers le milieu de l’après-midi, le temps se rembrunissait. Tous et chacun souriaient à l’espoir de voir la pluie apporter quelque fraîcheur. Mais, comme par enchantement, des trous bleus perçaient l’épaisseur des nuages, ils les effilochaient et bientôt il ne restait plus qu’un ciel serein. Le beau temps durait.

Un samedi soir, Lauréat rentra, fourbu.

— C’est le bout, dit-il. Demain on va à la pêche.

Il fut bien convenu que Caroline serait de la partie.

De bon matin tout le monde fut sur pied. Au dire de Mariange, il faisait une température exemplaire. À peine un souffle de vent, pas de mer, un temps couvert qui exciterait le poisson à mordre, que pouvait-on souhaiter de mieux ?

Après une messe matinale, ils se mirent en route vers le bassin où le yacht de Lauréat était amarré. Il en enleva la bâche et ils appareillèrent… Les deux femmes avaient installé le panier à provisions à l’abri ; elles prendraient place sur la banquette du fond, avec Darcinette qui à peine assise se mit à tapoter l’eau. De l’huile flottait en faisant des taches irisées. Une odeur douceâtre y régnait et l’engin ne répondait pas aux manœuvres.

Le canotier sur le derrière de la tête, Lauréat suait à grosses gouttes et ne parvenait pas à faire décoster son embarcation. Des rentiers qui fumaient paisiblement leur pipe, sur un banc, au bord de l’eau, lui donnaient des conseils ; d’autres le taquinaient :

— Il a pas attrapé le va-vite, ton yacht, à matin, Auréat ?

Mariange, mortifiée dans sa vanité, prenait la défense de leur bateau :

— Un yacht de première classe. Mais, un deux-temps, c’est si capricieux.

Lauréat, était sur le point de se décourager, quand on entendit : une pétarade, deux pétarades, une série de pétarades, On démarrait.

Le large, l’air âcre qu’on avale à grandes lampées, l’embrun qui emperle les cheveux, tout conquit Caroline.

Pendant une heure, ils suivirent le fleuve agité puis ils s’engagèrent dans une belle rivière tranquille dont les méandres serpentaient à travers la plaine couverte de fleurs violet-monseigneur. Caroline s’enquit de leur nom. Des queues-de-renard ? Mariange se mit les mains en porte-voix pour mieux interroger son mari. Il fit signe qu’il ne comprenait rien, en montrant l’engin dont le bruit étouffait les paroles. Et elle régla la question :

— C’est tout bonnement des bouquets rouges.

Caroline ne pouvait pas tout regarder à la fois : les oiseaux qui croisaient au ciel, une alouette qui se mirait, les ormes géants, déracinés par la glace, qui baignaient leurs racines au vif et partout la frange des joncs, garniture des berges…

Après un bout de temps, ils entrèrent au ralenti dans un chenal d’à peine quinze pieds de large. Darcinette s’exclama à la vue d’une sarcelle qui voyageait, à l’eau claire, avec sa famille. Mais la sarcelle avait perçu la venue de l’homme.

— Vite, mes enfants, sauvez-vous dans les joncs. Le Monstre approche, celui qui tue les oiseaux.

Et les petits nagèrent à leur force vers une talle de joncs qui ne les cachaient même pas ; tandis que la mère pour attirer le Monstre loin des petits s’offrait en holocauste. Elle se jeta en avant du yacht à une dizaine de pieds. Elle ne fit qu’effleurer l’eau et se rejeta à dix pieds plus loin. Quand elle crut le danger passé, elle s’éleva en un vol triomphant et retourna à sa couvée intacte.

Toutes ces choses neuves se gravaient dans l’esprit de Caroline. Philippe accepterait-il qu’elle en fît un billet ?

Elle le lui demanderait dès le lendemain.