Tu seras journaliste/10

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Paysana (p. 57-61).

CHAPITRE X


Des feuilles jaunes comme de l’or se détachèrent d’un orme solitaire ; elles tourbillonnèrent ; deux ou trois planèrent jusqu’aux pieds de Caroline ; les autres glissèrent sur l’eau, vite happées par le courant.

Assise sur un rempart, elle regardait les bateaux manœuvrer. Rien n’intéressait tant Caroline que les mouvements du port. Les termes de navigation lui étaient maintenant familiers et elle savait distinguer les divers types d’embarcations : une marie-salope, une grue, une drague, une barge.

Ce jour d’automne si doux, avec sa lumière apaisante, invitait à la sérénité. Et pourtant elle avait quitté le bureau, bouleversée. À cause qu’elle avait pris l’initiative de passer gratuitement une annonce sans son assentiment, Philippe l’avait poliment mais sévèrement avertie qu’il n’avait besoin de personne, absolument personne, pour diriger le journal. Depuis trois mois elle s’efforçait d’être mieux qu’une buraliste ; elle cherchait à ranimer la rédaction ; aux expressions ternes elle insufflait de la couleur. Mais à la moindre tentative de changement sérieux, elle se heurtait à un mur d’orgueil : elle pourrait suggérer, insinuer, mais décider, jamais ! Monsieur le directeur n’avait besoin de personne. Sans lui être ouvertement hostile, Philippe ne perdait pas une occasion d’affirmer sa priorité sur Caroline et elle, qui avait le sens des nuances, eût tôt fait de démêler dans sa façon à lui d’être généreux, un gratin de mesquinerie.

Quel contraste avec le brave garçon, le gros Arcade tout d’une pièce, équarri à la hache, qu’elle avait délaissé, au temps qu’elle enseignait dans le rang de Notre-Dame-des-Neiges. Quand elle lui avait appris son dessein de partir, d’aller à la ville fréquenter la bonne société, rencontrer du monde instruit, qui parle bien, revivre la vie… des dieux, il l’avait mise en garde : « Méfie-toé, Caroline. Les hommes rôdent autour des filles comme les étourneaux au-dessus d’un champ ». Pauvre Arcade ! elle n’avait vu de lui que ses habits grossiers, ses larges mains velues, sans faire cas de son cœur d’or qui perçait à chacun de ses gestes. Plus par pitié que par coquetterie, elle lui avait fait une promesse : « Je m’en vais, Arcade, mais je te laisse mon cœur ». Il n’était pas fou, il avait bien compris qu’elle trichait. Il s’était contenté de ricaner. Pour le rassurer, elle avait renchéri : « C’est la vérité ! » Arcade était sobre de paroles, mais lorsqu’il parlait, il avait pesé ses mots. Elle l’entendait encore répliquer dans son parler lent : « J’sus pas un phraseux comme tes dieux, mais j’sus assez fin pour savoir qu’il suffit pas de dire : C’est la vérité ! » pour que ça soit la vérité. C’est comme si tu me disais : « Il fait clair ! » quand la grand’noirceur est arrivée : il fera pas plus clair pour ça. La vérité, ma petite fille, il s’agit pas rien que de la dire… il s’agit de la vivre ! »

Comment avait-elle pu résister à des paroles qui étaient la lumière même ?

Folle, folle, Caroline, qu’elle était ! Elle courrait à la gloire comme si la gloire est une monnaie courante qui adore ceux qui la cherchent.

Arcade avait repris :

« Tu m’empêcheras pas de penser que la plus grande gloire pour une femme qui a tout son bon sens, ça sera toujours d’avoir un bon mari… de le garder bon ; d’élever des enfants en santé et d’être reine et maîtresse dans une maison propre ».

« Je t’attendrai » avait-il dit en la quittant. Si une rencontre avec deux paysannes de Desneiges (comme on appelait couramment Notre-Dame-des-Neiges) ne lui eût appris la sympathie d’Arcade pour la nouvelle institutrice, elle serait peut-être retournée là-bas en toute confiance et elle n’eût pas attenté à ses jours.

La pensée de Caroline voyageait de Philippe à Arcade.

D’autres mots cruels avaient aujourd’hui pénétré comme une écharde dans son cœur : « Je n’ai besoin de personne ! »

« Mon Dieu ! éclairez-moi ! » suppliait Caroline.

Fallait-il exiger d’Arcade l’accomplissement d’une promesse déjà oubliée sans doute ou bien suivre Philippe, un « pèlerin de l’absolu », un de ces pèlerins qui connaissent leur chemin, que rien ni personne ne sollicitent hors de l’itinéraire choisi ? Pas une fleur sur le bord de la route, pas un sentier moussu ne les feront dévier de leur course. Ils vont seuls. Aucun signe d’amitié ne les retient : aucun désastre ne les émeut. Aujourd’hui glorieux, la solitude est leur récompense. Demain, détrônés, la solitude ne sera-t-elle pas leur punition ?

Un remorqueur affairé fendit soudainement les flots. De sa sirène enrhumée, il toussait appel sur appel, en se collant au flanc d’un transatlantique amarré au quai. Et soudain le titan jusque là impuissant à bouger, avança, solennel et pompeux, toué par le petit remorqueur.

Caroline sourit. Ainsi tel qui prône son indépendance en haute mer est le premier à demander de l’aide, à marée basse.

Pourquoi tant d’inquiétude et d’agitation ? lui disait une voix intérieure. Il y aura toujours des géants de la mer dont on répétera le nom de pays en pays et des remorqueurs anonymes. Le grand nivellement n’arrivera que là-haut. Qui te dit que ce qui te semble chaos ne te mène pas à quelque prochain bonheur ? Tout sert.

Peu à peu la paix s’insinuait dans l’esprit de Caroline. Déjà une heure. D’un bond, elle fut debout. Elle se rendait, de ce pas, chez la mère Ricard dont le mari venait de mourir. Ce journalier qui hâlait de l’eau les noyés avait péri à son tour. En tirant un corps, la chaloupe avait chaviré.

Depuis que sous le vent acharné de l’automne, les arbres pleuraient leurs dernières feuilles, l’Anse-à-Pécot semblait avoir élargi ses perspectives et la ville était plus claire. Aucune rue, aucune impasse que Caroline ne connût maintenant. Elle trouva sans peine, aux limites de la ville, la maison de la mère Ricard, une chaumière rivée au trottoir.

Caroline frappa. Rien ne bougeait au-dedans. Elle frappa de nouveau. Lentement elle fit bâiller la porte. Toute la vie intérieure tenait dans le chant de la bouilloire qui lançait des jets de vapeur au plafond vert-pomme. Du poêle paré de nickel étincelant — le luxe des pauvres gens — se dégageait une odeur de résine.

Madame Rivard ! héla Caroline.

Occupée à une besogne de blanchissage dans le bas-côté, elle traînait ses savates et n’entendait rien.

Madame Rivard !