Tu vis, je bois l’azur qu’épanche ton visage...

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Poésies


I



Tu vis, je bois l’azur qu’épanche ton visage,
Ton rire me nourrit comme d’un blé plus fin,
Je ne sais pas le jour, où, moins sûr et moins sage,
Tu me feras mourir de faim.

Solitaire, nomade et toujours étonnée,
Je n’ai pas d’avenir et je n’ai pas de toit,
J’ai peur de la maison, de l’heure et de l’année
Où je devrai souffrir de toi.

Même quand je te vois dans l’air qui m’environne,
Quand tu sembles meilleur que mon cœur ne rêva,
Quelque chose de toi sans cesse m’abandonne,
Car rien qu’en vivant tu t’en vas.

Tu t’en vas, et je suis comme ces chiens farouches
Qui, le front sur le sable où luit un soleil blanc,
Cherchent à retenir dans leur errante bouche
L’ombre d’un papillon volant.

Tu t’en vas, cher navire, et la mer qui te berce
Te vante de lointains et plus brûlans transports.
Pourtant, la cargaison du monde se déverse
Dans mon vaste et tranquille port.


Ne bouge plus, ton souffle impatient, tes gestes
Ressemblent à la source écartant les roseaux.
Tout est aride et nu hors de mon âme, reste
Dans l’ouragan de mon repos.

Quel voyage vaudrait ce que mes yeux t’apprennent
Quand mes regards joyeux font jaillir dans les tiens
Les soirs de Galata, les forêts des Ardennes,
Les lotus des fleuves indiens ?

Hélas ! quand ton élan, quand ton départ m’oppresse,
Quand je ne peux t’avoir dans l’espace où tu cours,
Je songe à la terrible et funèbre paresse
Qui viendra t’engourdir un jour.

Toi si gai, si content, si rapide et si brave,
Qui règnes sur l’espoir ainsi qu’un conquérant,
Tu rejoindras aussi ce grand peuple d’esclaves
Qui gît, muet et tolérant.

Je le vois comme un point délicat et solide
Par-delà les instans, les horizons, les eaux,
Isolé, fascinant comme les Pyramides,
Ton étroit et fixe tombeau ;

Et je regarde avec une affreuse tristesse,
Au bout d’un avenir que je ne verrai pas,
Ce mur qui te résiste et ce lieu où tu cesses,
Ce lit où s’arrêtent tes pas !

Tu seras mort, ainsi que David, qu’Alexandre,
Mort comme le Thébain lançant ses javelots,
Comme ce danseur grec dont j’ai pesé la cendre
Dans un musée au bord des flots.

J’ai vu sous le soleil d’un antique rivage
Qui subit la chaleur comme un céleste affront,
Des squelettes légers au fond des sarcophages,
Et j’ai touché leurs faibles fronts.


Et je savais que moi, qui contemplais ces restes,
J’étais déjà ce mort, mais encor palpitant,
Car de ces ossemens à mon corps tendre et preste
Il faut le cours d’un peu de temps.

Je l’accepte pour moi ce sort si noir, si rude,
Je veux être ces yeux que l’infini creusait ;
Mais, palmier de ma joie et de ma solitude,
Vous avec qui je me taisais,

Vous à qui j’ai donné, sans même vous le dire,
Comme un prince remet son épée au vainqueur,
La grâce de régner sur le mystique empire
Où, comme un Nil, s’épand mon cœur,

Vous en qui, flot mouvant, j’ai brisé tout ensemble
Mes rêves, mes défauts, ma peine et ma gaîté,
Comme un palais debout qui se défait et tremble
Au miroir d’un lac agité,

Faut-il que vous aussi, le Destin vous enrôle
Dans cette armée en proie aux livides torpeurs
Et que réduit, le cou rentré dans les épaules,
Vous ayez l’aspect de la peur ?

Que plus froid que le froid, sans regard, sans oreille,
Germe qui se rendort dans l’œuf universel,
Vous soyez cette cire acre, dont les abeilles
Écartent leur vol fraternel !

N’est-il pas suffisant que déjà moi je parte,
Que j’aille me mêler aux fantômes hagards,
Moi qui, plus qu’Andromaque et qu’Hélène de Sparte,
Ai vu guerroyer des regards ?

Mon enfant, je me hais, je méprise mon âme,
Ce détestable orgueil qu’ont les filles des rois,
Puisque je ne peux pas être un rempart de flamme
Entre la triste mort et toi.


Mais puisque tout survit, que rien de nous ne passe,
Je songe, sous les cieux où la nuit va venir,
À cette éternité du temps et de l’espace
Dont tu ne pourras pas sortir.

— Ô beauté des printemps, vivacité des neiges,
Rassurantes parois du vase immense et clos
Où, comme de joyeux et fidèles arpèges,
Tout monte et chante sans repos !

Et les corps libérés, dans les saisons futures,
À toute heure, en tout lieu, toujours rencontreront
Les bras illimités et les chaudes ceintures
Où les âmes s’apaiseront…


II



J’ai tant rêvé par vous, et d’un cœur si prodigue,
Qu’il m’a fallu vous vaincre ainsi qu’en un combat,
J’ai construit ma raison comme on fait une digue,
Pour que l’eau de la mer ne m’envahisse pas.

J’avais tant confondu votre aspect et le monde,
Les senteurs que l’espace échangeait avec vous,
Que dans ma solitude éparse et vagabonde
J’ai partout retrouvé vos mains et vos genoux.

Je vous voyais pareil à la neuve campagne
Réticente et gonflée au mois de mars ; pareil
Au lys, dans le sermon divin sur la montagne ;
Pareil à ces soirs clairs qui tombent du soleil ;

Pareil au groupe étroit de l’agneau et du pâtre,
Et vos yeux, où le temps flâne et semble en retard,
M’enveloppaient ainsi que ces vapeurs bleuâtres
Qui s’échappent des bois comme un plus long regard.

Si j’avais, chaque fois que la douleur s’exhale,
Ajouté quelque pierre à quelque monument,
Mon amour monterait comme une cathédrale
Compacte, transparente, où Dieu luit par moment.


Aussi, quand vous viendrez, je serai triste et sage,
Je me tairai, je veux, les yeux larges ouverts,
Regarder quel éclat a votre vrai visage,
Et si vous ressemblez à ce que j’ai souffert.


III



Que m’importe aujourd’hui qu’un monde disparaisse
Puisque tu vis, le temps peut glacer ses étés,
Rien ne peut me frustrer de la sainte allégresse
Que ton corps ait été.

Même lorsque la mort finira mon extase,
Quand toi-même seras dans l’ombre disparu,
Je bénirai le sol qui fut le flanc du vase
Où tes pieds ont couru.

— Tu viens, l’air retentit, ta main ouvre la porte,
Je vois que tout l’espace est orné de tes yeux,
Tu te tais avec moi, que veux-tu qu’on m’apporte,
À moi qui suis le feu ?

La nuit, je me réveille, et comme une blessure,
Mon rêve déchiré te cherche aux alentours,
Et je suis cet avare éperdu, qui s’assure
Que son or luit toujours.

Je constate ta vie en respirant, mon souffle
N’est que la certitude et le reflet du tien,
Déjà je m’enfuyais de ce monde où je souffre,
C’est toi qui me retiens.

Parfois je t’aime avec un silence de tombe,
Avec un vaste esprit, calme, tiède, terni,
Et mon cœur pend sur toi comme une pierre tombe
Dans le vide infini !

J’habite un lieu secret, ardent, mystique et vague
Où tout agit pour toi, où mon être est néant ;
Mais le vaisseau alerte est porté par la vague,
Je suis ton Océan.


Autrefois, étendue au bord joyeux des mondes,
Déployée et chantant ainsi que les forêts,
J’écoutais la Nature insondable et féconde
Me livrer des secrets.

Je me sentais le cœur qu’un dieu puissant préfère,
L’anneau toujours intact et toujours traversé
Qui joint le cri terrestre aux musiques des sphères,
L’avenir au passé.

À présent je ne vois, ne sens que ta venue,
Je suis le matelot pur l’orage assailli
Qui ne regarde plus que le point de la nue
Où la foudre a jailli !

— Je te donne un amour qu’aucun amour n’imite,
Des jardins pleins du vent et des oiseaux des bois,
Et tout l’azur qui luit dans mon cœur sans limites,
Mais resserré sur toi.

Je compte l’âge immense et pesant de la terre
Par l’escalier des nuits qui monte à tes aïeux,
Et par le temps sans fin où ton corps solitaire
Dormira sous les cieux.

C’est toi l’ordre, la loi, la clarté, le symbole,
Le signe exact et bref par qui tout est certain,
Qui dans mon triste esprit tinte comme une obole,
Au retour du matin.

— J’ai longtemps repoussé l’approche de l’ivresse,
L’encens, la myrrhe et l’or que portaient les trois rois
Je disais : « Ce bonheur, s’il se peut, ô sagesse,
Qu’il passe loin de moi !

« Qu’il passe loin de moi cet odorant calice ;
Même en mourant de soif je peux le refuser,
Si la consomption, les orgueils, le cilice
Protègent du baiser. »


— Mais le Destin, pensif, alourdi, plein de songes,
M’indiquait en riant mon martyre ébloui.
L’avenir aimanté déjà vers nous s’allonge,
Tout ce qui vit dit oui.

Tout ce qui vit dit : Prends, goûte, possède, espère,
Ta conscience aussi trouvera bien son lot,
Car l’amour, radieux comme un verger prospère,
Est gonflé de sanglots :

De sanglots, de soupirs, de regrets et de rage
Dont il faut tout subir. Quelque chose se meurt
Dans l’empire implacable et sacré du courage,
Quand on fuit le bonheur.

Et je disais : « Seigneur, ce bien, ce mal suprême,
Ma chaste volonté ne veut pas le saisir,
Mais mon être infini est autour de moi-même
Un cercle de désir ;

Des générations, des siècles, des mémoires
Ont mis leur espérance et leur attente en moi ;
Je suis le lieu choisi où leur mystique histoire
Veut périr sur la croix.

Une âpre, une divine, une ineffable étreinte,
Un baiser que le temps n’a pas encor donné
Attendait, pour jaillir hors de la vaste enceinte,
Que mon désir fût né.

Dans les puissans matins des émeutes d’Athènes
Ainsi courait un peuple ivre, agile, enflammé,
Que la Minerve d’or, debout sur les fontaines,
Ne pouvait pas calmer.

— J’accepte le bonheur comme une austère joie,
Comme un danger robuste, actif et surhumain,
J’obéis en soldat que la Victoire emploie
À mourir en chemin :

Le bonheur si criblé de balles et d’entailles
Que ceux qui l’ont connu dans leur chair et leurs os
Viennent rêver le soir sur les champs de bataille
Où gisent les héros…


IV



Mon Dieu je ne sais rien, mais je sais que je souffre,
Au-delà de l’appui et du secours humain,
Et puisque tous les ponts sont rompus sur le gouffre
Je vous nommerai Dieu et je vous tends la main.

Mon esprit est sans foi, je ne puis vous connaître,
Mais mon courage est vif et mon corps fatigué,
Un grand désir suffit à vous faire renaître,
Je vous possède enfin puisque vous me manquez.

Les lumineux climats d’où sont venus mes pères
Ne me préparaient pas à m’approcher de vous,
Mais on est votre enfant dès que l’on désespère
Et quand l’intelligence a la splendeur des fous.

J’ai longtemps recherché le somptueux prodige
D’un tout-puissant bonheur sans fond et sans parois :
La profondeur est close au prix de mon vertige,
Et mon torrent toujours rejaillissait vers moi.

Ni les eaux, ni le feu, ni l’air ne vous célèbrent
Autant que mon inerte, actif et vaste amour,
La lumière est en moi, j’erre dans les ténèbres
Quand mes yeux sont voilés par la clarté du jour.

Jamais un être humain avec plus de constance
N’a tenté de vous joindre et d’échapper à soi.
Au travers des désirs et de leur turbulence,
J’ai cherché le moment où l’on vous aperçoit.

Je vous ai vu au bord de ces païens rivages
Où les temples ouverts, envahis par l’été,
Maintiennent dans le temps, avec un long courage,
De votre aspect changeant la multiple unité.


Je vous vois, dieu guerrier, quand la foule unanime
Effaçant ses contours, arrachant ses liens,
Semble un compact éther aspiré par les cimes
Et gagne le sommet des monts cornéliens.

Je vous vois, quand ma ville, ainsi qu’un pâle orage,
Étend à l’infini le désert de ses toits,
Et que mes yeux, mêlés aux langueurs des nuages,
Se traînent sans trouver vos véritables lois.

Je vous vois sur les fronts ternis comme des cibles
De ceux-là qui jamais ne déposent leur faix,
Qui s’efforçant toujours au-delà du possible
Ont le zèle offensé d’un héros contrefait.

Je vous vois quand un corps craintif va se résoudre
À saisir le bonheur suave et malfaisant ;
Quand le plaisir au cœur roule comme la foudre
Et semble un meurtrier qui console en tuant.

C’est vous qui rayonnez avec les douze apôtres
Dans les gémissemens, les appels et les cris,
Dans un être éperdu qu’on sépare de l’autre,
Dans ces lambeaux de chair où se mouvait l’esprit ;

Dans ces regards accrus que la douleur tenaille,
Athlètes enchaînés où vient perler le sang,
Terribles yeux, frappés ainsi que des médailles
Où l’on voit la beauté d’un mort ou d’un absent.

Seigneur, vous l’entendez, je n’ai pas d’autre offrande
Que ces pourpres charbons retirés des enfers,
Depuis longtemps l’eau vive et l’agreste guirlande
Se perdaient dans mes bras épars comme un désert.

Mais ce que je vous donne a le nombre des âges,
Les plus victorieux portent la corde au cou,
Et ma simple présence est comme un clair présage
Qu’un siècle plus gonflé veut s’écouler en vous.


Ce n’est pas la langueur, ce n’est pas la faiblesse
Qui me fait vous louer et vers vous me conduit,
Mais l’exaltant soleil comblé de mes caresses
Quand mon esprit souffrait l’a laissé dans la nuit.

J’ai vu que tout priait, le désir et la plainte,
Que les regards priaient en se cherchant entre eux,
Que les emportemens, le délire et l’étreinte
Sont la tentation que nous avons de Dieu.

Je ne puis l’expliquer, mais votre éclat suprême
Semble être mon reflet au lac d’un paradis,
Un soir je vous ai vu ressembler à moi-même
Sur la route où mon corps par l’ombre était grandi ;

C’est toujours soi qu’on cherche en croyant qu’on s’évade,
On voudrait reposer entre ses bras bénis,
Votre amour et le mien jamais ne rétrogradent,
Et je m’entoure enfin de mon cœur infini.

Je le sais, mes pas sont enlizés dans le sable,
Tout le poids de la vie est retenu au sol,
Mais la flèche du cœur va vers l’inconnaissable
Et l’esprit ébloui accompagne ce vol ;

Je ne veux plus revoir ce trop humain désastre
Qui m’avait assourdie et me crevait les yeux,
Ces nuits où la douleur m’apparentait aux astres
Par l’effort éloigné, vain et silencieux ;

La détresse a besoin d’une immense étendue,
D’une voûte où l’amour coule jusqu’aux deux bords ;
Une ardeur sans espoir n’est plus interrompue,
Et l’espace est moins haut que son plaintif essor.

C’est pourquoi, les yeux clos aux lueurs de la terre,
Délaissant ma raison comme un trop faible ami,
Je vous bois, ô torrent dont le feu désaltère,
Dieu brûlant, vous en qui tout excès est permis.


Csse de Noailles.