Turbiglio. — B. Spinoza et les transformations de sa pensée
S. Turbiglio : Benedetto Spinoza e le transformazioni del suo pensiero. Roma, 1876 (in-8, 306 pages).
Toute idée peut être envisagée à deux points de vue. Au point de vue logique, comme concept, elle est un ensemble de notions ou qualités abstraites, immobiles et constantes ; au point de vue expérimental, comme représentation, elle est une série de formes concrètes, changeantes et progressives. Suivant le côté par où on la regarde, c’est une essence qui demeure, ou une réalité qui évolue. Un système d’idées, une doctrine philosophique peut de même être présentée sous deux aspects, l’un statique, l’autre dynamique. Spinoza, en raison de la forme de sa pensée et sans doute aussi de la nature de sa doctrine, a choisi le mode d’exposition géométrique propre aux conceptions abstraites. Mais comme cette philosophie embrasse l’univers, elle contient, suspendues pour ainsi dire aux mailles de ses syllogismes, une multitude de choses vivantes susceptibles d’être rangées suivant un ordre tout différent, et de former une hiérarchie, un organisme, un monde. C’est cette tâche que M. Turbiglio a vaillamment entreprise. Il a repensé le système de Spinoza à sa manière. Avec une connaissance approfondie de son auteur et une dextérité peu commune dans le maniement des idées, il a démoli et reconstruit le temple du panthéisme idéaliste ; il a défait et refait l’Éthique. Il y a, suivant lui, deux Spinoza : un Spinoza apparent qui procède par syllogismes et un Spinoza réel, qui procède par intuitions ; l’un phénoménal, l’autre nouménal. Le Spinoza-noumène est en contradiction, j’allais dire en antinomie, avec le Spinoza-phénomène. Chaque antinomie appelle une solution et la trouve dans une conception supérieure ; mais cette conception, à son tour, se heurte à une conception contradictoire ; au contact, les deux termes de l’antithèse s’évanouissent et c’est encore une vue plus profonde, plus synthétique qui se découvre. De là un progrès. Les pièces rigides du système géométrique par excellence ont été brisées, et les fragments se rapprochent pour s’organiser en un ensemble plus mobile ; mais chaque fois ils sont frappés d’une baguette magique qui les force à se disperser encore pour se rejoindre ensuite, jusqu’à ce qu’ils aient réussi à figurer un monde vivant. On devine quel est le terme de ce processus ; c’est le Monadisme leibnizien. Le fruit de tant d’efforts est de faire de Spinoza un Leibniz inconscient. M. Turbiglio révèle donc Spinoza à lui-même ; car ce n’est pas, apparemment, une monadologie que celui-ci a pensé laisser à la postérité. L’opposition entre les deux systèmes, bien que voisins et appartenant au même cycle, est formelle, et quand Spinoza nie l’individualité dans l’atome comme la personnalité en Dieu, c’est avec une conscience aussi claire de sa pensée que Leibniz avait de la sienne quand il a écrit : « Spinoza aurait raison s’il n’y avait point de monades. » (Lettre à M. Bourguet, 1714). C’est un jeu piquant que de prendre l’un de ces systèmes et de montrer qu’avec quelques modifications essentielles il peut se substituer à l’autre : rien n’empêche qu’on ne se livre au même exercice sur la pensée de Leibniz et qu’on n’y montre un spinozisme latent. Mais il ne faut pas oublier ce que de telles constructions ont de subjectif : les variations sont faciles sur des thèmes aussi féconds ; elles ne doivent pas tendre à supprimer les thèmes originaux. Comment donc M. Turbiglio, après cinq années d’études sur Spinoza, en est-il venu à des découvertes aussi inattendues ? C’est qu’il a pris, comme cela arrive souvent, l’ordre possible, et nous ne faisons point difficulté à le reconnaître séduisant, dans lequel il s’est plu à ranger les diverses parties du système spinoziste, pour un ordre réel ; c’est qu’il a fini par voir une succession de faits là où il n’y avait qu’une série d’idées ; c’est qu’il a attribué à son auteur comme autant de phases d’une évolution psychologique les moments fictifs d’une exposition qui était son œuvre à lui : bref, de son poème dialectique, il a fait un récit, une histoire. Ainsi le matérialisme et le mécanisme étant écartés comme des états transitoires et imparfaits de la pensée de Spinoza, il en est venu à croire que le dynamisme et le spiritualisme étaient les doctrines d’élection où celui-ci s’était arrêté définitivement. Nous n’exagérons rien. « De quelque façon, dit M. Turbiglio, que l’on considère Spinoza, ou dans ses manifestations intuitives ou dans ses manifestations logiques, il est un des champions les plus considérables de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme humaine. » Voilà comment le savant écrivain s’est laissé prendre à un effet de perspective qu’il avait lui-même ménagé. Peut-être pensera-t-il que nous nous trompons nous-même en nous obstinant avec les deux siècles précédents à chercher Spinoza dans l’Éthique et dans ses Lettres plutôt que dans son livre. Il avait un moyen simple de nous épargner cette illusion : que n’a-t-il pris soin de signaler les preuves de fait, les indices tout au moins tirés de l’histoire qui l’autorisent à croire que Spinoza a en effet varié sur les points essentiels de son système ? Que ne produit-il le désaveu par lequel le second Spinoza condamne le premier ? Que ne nous montre-t-il un mot, un seul mot du texte original qui dans l’exposition d’une des parties du système démente explicitement les autres ? Mais non, nous avons cherché en vain de telles preuves dans le livre de M. Turbiglio. Nous y trouvons de nombreuses citations de l’Éthique ; mais dans les premières pages les citations empruntées aux derniers livres de l’Éthique sont nombreuses, comme dans les dernières, les citations empruntées aux premiers. Toutes se concilient dans la solide unité du système. Par exemple, nulle part Spinoza n’a dit que l’Individualité de l’âme humaine soit de quelque autre nature que de l’individualité du corps correspondant, c’est-à-dire soit autre chose qu’une unité d’action, un certain rapport entre les parties, (Voir trad. Saisset, tome III, p. 65). L’effort, le désir, la volonté, ne sont pas pour lui d’un autre ordre que l’affirmation et la négation ; purs modes de la pensée, ils s’expliquent tout entiers par elle et par les modes de l’étendue correspondants. Si l’on prend les mots non dans le sens ordinaire, qui est dynamiste, mais dans le sens que Spinoza leur attribue par des définitions explicites, on voit à n’en pouvoir douter, que d’un bout à l’autre du livre tout se tient, tout s’enchaîne et que les oppositions apparentes ne sont pour lui que des occasions de rappeler au lecteur le point de départ de la ligne invariable où il le pousse. En pouvait-il être autrement, alors que Spinoza qui avait arrêté longtemps avant sa mort le plan et le contenu de son grand ouvrage l’a gardé dans ses papiers, une fois rédigé, pendant de longues années sans, y changer un théorème ? De deux choses l’une : ou la pensée de Spinoza a subi des transformations, et alors montrez-moi des faits, citez-moi des dates qui l’établissent, ou si ces dates et ces faits font défaut, s’il est certain, au contraire, que dès 1661 la forme géométrique et l’ordonnance de l’Éthique étaient définitivement fixées, et que pendant seize ans l’auteur n’y a point apporté de modifications, prenons ce livre tel que l’auteur nous l’a laissé en mourant, c’est-à-dire comme un tout simultané dont toutes les parties avaient dans sa pensée, jusqu’au dernier moment, une importance égale : voyons Spinoza non dans une composition mouvementée où l’imagination d’un moderne a fixé arbitrairement des phases diverses, mais dans le portrait définitif où il a pris soin de se peindre lui-même à nous.