Types modernes en Littérature – Hamlet et de quelques élémens du génie poétique

La bibliothèque libre.
TYPES MODERNES
EN LITTÉRATURE

HAMLET


Il a été très bien dit que toute l’histoire n’était point dans les livres, que ses matériaux étaient épars sur toute la surface du globe, et que les hiéroglyphes écrits sur la pierre, que les sarcophages et les tombeaux, les haches de silex et les armes barbares, les dolmens gigantesques éternellement debout sur les bruyères druidiques, constituaient des lignes inachevées et incomplètes de longs chapitres qui ne seraient jamais écrits. Tous les personnages historiques ne sont point non plus ceux que mentionne l’histoire ; il est toute une classe de héros qui n’ont jamais existé officiellement, mais qui méritent ce titre de personnages historiques mieux que bien des capitaines et des hommes d’état, et qui sont bien moins qu’eux soumis aux vicissitudes du jugement humain et à l’oubli des générations. Ce sont les héros créés par l’imagination des grands poètes ; ils ont pris possession de l’âme humaine, et ils ne seront plus oubliés. Hamlet n’est pas moins réel que le comte d’Essex ou que Walter Raleigh. Alceste a vécu tout aussi bien que M. de Montausier ou le duc de Roannez. Tant qu’il y aura une Espagne, l’ingénieux hidalgo don Quichotte sera un personnage aussi incontestablement historique que le duc d’Albe, Philippe II et toute sa cour. L’excellent chevalier peut nous tenir très réellement lieu de tous les héros du XVIe siècle espagnol, car il résume avec une étonnante fidélité toutes leurs qualités, et il est plus intéressant, car il n’a pas leur insensible cruauté et leur implacable orgueil. Qui donc a pu dire que le Don Quichotte était la satire des romans de chevalerie ? Pourquoi est-on allé chercher cette ingénieuse et sophistique théorie d’après laquelle ce livre immortel serait la représentation de l’âme traînant après elle sa guenille corporelle sous la forme du bon Sancho ? Ce livre peut contenir toutes ces intentions et bien d’autres encore ; mais là n’est pas son sens vrai et profond. Le mérite éminent de la biographie de cet illustre et singulier personnage est d’être le document historique le plus incontestable et le plus fidèle que nous possédions sur la grande et misérable Espagne du XVIe siècle. Nous pouvons perdre tous les écrits racontant les guerres et les événemens de cette époque tragique, il sera facile encore de les comprendre avec cet unique chef-d’œuvre, car l’Espagne est morte pour sa dame bien-aimée et en voulant faire confesser, comme don Quichotte, à tous les peuples de l’univers qu’elle était la princesse la plus accomplie du monde ; car, ainsi que le bon chevalier, elle s’est couverte de gloire inutile, car elle a rêvé, comme le beau ténébreux, d’extases mystiques et de châteaux de la perfection ; car, après avoir couru tous les grands chemins de l’Europe à la recherche des chevaliers infidèles, elle est rentrée moulue de coups, bernée et rossée par tous les muletiers des routes, par des roturiers huguenots, par des maritornes flamandes, par de grossiers rustres anglais. Alors toutes les vulgaires pies bourgeoises de la terre ont salué son retour de ce cri fatidique qui porta le dernier coup à l’âme du héros de la Manche : Elle est morte, ta dame, et tu ne la reverras jamais plus ! — Elle ne l’a en effet jamais revue.

C’est cette tragique et douloureuse histoire de l’âme espagnole que raconte sous le voile de l’allégorie, mais avec une grande transparence, le Don Quichotte, le plus amusant et le plus triste des livres, œuvre d’un grand patriote attristé, et lui-même emblème vivant de l’Espagne d’alors, si fièrement drapée dans ses héroïques guenilles. D’un œil clairvoyant, il découvrit la misère profonde de toute cette grandeur et la folie de ce dévouement à des chimères, et il n’osa pas condamner son pays. Peut-être eut-il l’intention d’écrire une satire, mais pas un mot amer ne put s’échapper de sa plume, des torrens de compatissante admiration en coulèrent, et il écrivit une apologie. Il haussa les épaules, rit des lèvres et resta Espagnol de cœur. À la cour de la duchesse, Sancho se conduisit de même : après avoir égayé ses illustres hôtes du récit des sottises de son maître, il conclut en protestant de son amour pour lui : « Tel qu’il est, fou, visionnaire, absurde, je l’aime cependant, et je ne lui tiens point rancune des coups de bâton qu’il m’a valus. Oui, j’ai jeûné bien souvent à son service, et pourtant je le suivrai fidèlement, et jusqu’à ce qu’une même bêche et une même pioche nous creusent un même lit. »

J’ai complaisamment parlé du Don Quichotte et de son auteur, par plaisir d’abord, et ensuite dans l’intention de faire remarquer combien les créations des poètes étaient souvent plus historiques que bon nombre de faits et de documens, car les poètes nous font entrevoir et souvent nous résument en traits immortels, comme dans cet exemple mémorable, toute la partie idéale de l’histoire qui se joua de leur temps, et que nous avons tant de peine à reconnaître sous le masque des événemens et des grossiers intérêts. Grâce à eux, nous surprenons maintes fois le profond pourquoi de tel fait qui se présente à nous comme une énigme indéchiffrable et absurde ; ils nous font saisir l’esprit de l’époque, ce qui fut l’âme de telle génération, ses désirs, ses rêves, ses espérances ses chimères chéries, toutes choses fugitives, insaisissables, — délicates nuances, fumées colorées, frissons nerveux. Rien de tout cela n’a pu être fixé dans les poudreux papiers d’état ; les yeux grossiers des chroniqueurs, même lorsqu’ils en ont aperçu quelque rayon, ont été aussi peu réjouis de sa lumière que les yeux d’un paysan des beautés naturelles ; les mœurs du temps elles-mêmes ne nous en donnent pas une image fidèle. Mais si par hasard un vrai poète se présente, il prête l’oreille et surprend les murmures de tous ces êtres immatériels, et ce bourdonnement confus devient un langage musical et correct, compréhensible à des oreilles humaines. De tous ces atômes errans répandus partout dans l’air, il tire un monde enchanté ; il rapproche mille rêves épars dans les âmes, et forme un type qui exprime d’une manière sensible aux plus obtus le tourment secret, la pensée caressée avec amour qui les faisait agir presque à leur insu, et qu’ils ne pouvaient nettement exprimer. Il révèle les contemporains à eux-mêmes, et conserve à la postérité l’insaisissable idéal de son temps. Tel est le genre de service historique que nous rendent les poètes !

Une opinion généralement répandue en France, c’est qu’aucun poète n’est grand s’il n’exprime les sentimens éternels de l’humanité, c’est-à-dire un certain homme abstrait enlevé aux conditions de temps et de lieu, privé pour ainsi dire d’atmosphère ambiante et se mouvant dans une espèce de vide métaphysique. Il y a certainement beaucoup à dire sur cette opinion, qui, exprimée comme elle l’a été souvent parmi nous, m’a toujours paru à la fois pédantesque et exclusive. Il est incontestable que le poète doit reproduire les sentimens éternels de l’humanité, car sans cela les hommes d’une autre génération que la sienne ne le comprendraient plus ; mais que sont ces sentimens séparés du milieu dans lequel ils se meuvent, des obstacles qui les limitent, des circonstances qui les sollicitent, et de ces mille accidens qui se mêlent à la vie, la pénètrent et la modifient ? Réduire le poète à se conformer à cette théorie, ce serait obliger un homme à conjuguer un verbe en restant toujours à l’infinitif. Le sentiment pur, en lui-même, n’existe pas pour ainsi dire dans les conditions de notre charnelle et mortelle humanité ; il peut être saisi d’instinct ou par un effort de la logique : il n’est sensible, visible, compréhensible que par ses manifestations. Amour, ambition, piété, que sais-je encore ? sont comme les infinitifs d’un verbe qui demande à être conjugué. Ces infinitifs métaphysiques pourraient avoir leur charme dans une allégorie ; mais dans un poème ou dans un drame ils n’ont de valeur que par le temps ou le mode qui leur imprime une personnalité. En poésie comme en bien d’autres choses, on peut donc dire en toute vérité que la forme emporte le fond, et que le mode domine la substance. Les poètes n’expriment pas les sentimens ; ils en expriment les expressions, si nous pouvons nous servir de ce terme ; ils en racontent les attitudes, les situations, les aventures à travers le temps et l’espace, ces deux grands modes universels qui nous ferment l’éternité et nous parquent nous-mêmes dans le fini. La série des œuvres poétiques constitue donc toute une histoire, celle de l’âme humaine, qui, coulant sans cesse vers l’infini, réfléchit sans cesse de nouveaux cieux et de nouvelles rives. Et maintenant la conclusion est facile à tirer : le génie poétique consiste précisément non dans une vaine recherche de ce qu’il y a d’identique dans les sentimens humains, mais dans l’expression des modes de ces sentimens. Dirai-je toute ma pensée ? en bien ! ce qui constitue l’essence de la poésie, ce qui lui donne son charme et sa beauté, ce qui fait la matière du poète, ce n’est pas cet élément impersonnel et identique que les critiques retrouvent au moyen de l’analyse, ce sont précisément ces circonstances fugitives qui ne reviendront plus, ce sont ces visions poursuivies et chéries que les yeux d’aucune génération ne reverront, ce sont ces couleurs et ces formes que le temps créa et fit disparaître, ce sont ces allures et ces tournures qu’affecta l’âme, ces mille dialectes par lesquels elle s’exprima. Là est la poésie et pas ailleurs, et s’il est vrai que le poète n’est grand que lorsqu’on retrouve au fond de ses œuvres l’humanité universelle, en revanche il n’est poète qu’autant qu’il sait l’exprimer par les circonstances et les particularités de sa nation et de son temps.

Je voudrais faire sentir par des exemples la vérité de ce paradoxe, mon assertion peut passer pour telle parmi nous. Il est reconnu, par exemple, que l’ambition est une des passions qui font partie de l’essence de l’âme. La peinture la plus forte que je connaisse de l’ambition, c’est le Macbeth de Shakspeare. En quoi consiste la poésie du Macbeth ? consiste-t-elle dans l’expression générale de cette passion ? Personne n’oserait le dire. Nous sentons tous instinctivement à la lecture que l’âme de l’ambitieux peut ressembler à celle de Macbeth ; mais aucun de nous ne se reconnaîtra dans le portrait : il n’y a entre lui et nous aucune ressemblance. Macbeth n’est donc point un type ; c’est un individu, c’est Macbeth. Telle est l’impression véritable qui nous reste après la lecture. Où donc est le grand intérêt de ce personnage, puisqu’il n’a point de ressemblance sensible avec nous ? Oh ! dans mille circonstances. Macbeth est un chef de clan, un sauvage qui commande à d’autres sauvages : voilà son mode d’existence. Si dès la première scène il se présente à nous comme un personnage poétique, ce n’est pas parce qu’il est homme, c’est parce qu’il est thane de Glaris. Ardent et cruel, il prend la résolution de s’emparer de la couronne. C’est bien un fait d’ambitieux. Comment accomplit-il sa résolution ? Comme un homme, mais aussi comme un chef barbare. D’où vient le degré de terreur poétique qui accompagne cet acte ? De plusieurs circonstances : d’abord il tue Duncan de sa propre main, dans son sommeil, à l’heure des ténèbres, à l’heure « où la chauve-souris et la chouette sont les seuls êtres éveillés, où le loup hurle en attendant sa victime. » En second lieu, ce sauvage, à qui le crime serait naturel en sa qualité de sauvage, a cependant reçu le baptême, et une faible aurore de christianisme a brillé sur ses bruyères stériles : — cela suffit pour faire hésiter sa main, quoiqu’il se vante de faire bon marché de la vie future. Un des phénomènes naturels qui accompagnent l’ambition, ce sont les avertissemens, les tressaillemens, les remords de la conscience : ils se retrouvent dans Macbeth ; mais comment ? De hideuses apparitions viennent à sa rencontre et jettent dans son âme la pensée du mal. Des agens surnaturels et extérieurs le sollicitent, comblent ses désirs et le perdent. Où est la poésie dans tout cela ? Est-ce dans le fait psychologique du remords, ou dans la forme que prend ce fait ? On voit quelle combinaison de circonstances se réunissent pour former la poésie de Macbeth. Un seul mot peut résumer le tout : Macbeth n’est pas poétique parce qu’il est le type d’une âme ambitieuse ; il est poétique parce qu’il est Macbeth, c’est-à-dire chef de clan, barbare baptisé, mari d’une femme encore plus cruelle que lui, croyant aux sorcières, salué roi par elles, perdu par elles et vaincu le jour où la forêt de Birman marcha contre la montagne de Dunsinane.

Nous avons pris un caractère, prenons maintenant une idée abstraite. Une des croyances qui ont toujours été chères à l’homme est celle de la fatalité. Cette idée fait le fond de toute la littérature antique, et elle apparaît avec toute sa majesté terrible dans la tragédie d’Œdipe-roi. Les musulmans ont été les plus fervens sectateurs de cette idée, et on a du calife Omar un mot qui vaut tout un poème : « Ta destinée cherche après toi, c’est pourquoi ne la cherche pas. » Et dans ce mot, pour le dire en passant, ne voyez-vous pas apparaître la poésie de toute une civilisation ? ne voyez-vous pas les peuples musulmans accroupis à terre, les jambes croisées, buvant l’opium, fumant, rêvant ou priant dans une attitude de soumission grave, et raisonnée, de mutisme plein d’une religieuse réserve ? Cette idée, qui se déroba chez les chrétiens sous la forme aimable et pieuse de la résignation à la volonté d’un Dieu d’amour mort pour les hommes, a été reprise par les calvinistes sous le nom implacable de prédestination, qui est la forme la plus cruelle qu’elle puisse revêtir. Le grand Milton l’a chantée, avec quelle puissance, on le sait ! John Bunyan l’a donnée pour guide austère à son fidèle chrétien dans son âpre pèlerinage à la cité éternelle. Nous pourrions demander déjà si la poésie de cette idée consiste en elle-même, ou dans les expressions diverses qu’elle a revêtues successivement ; mais un exemple se présente à notre mémoire, qui éclairera encore mieux notre pensée. Il existe un drame de Calderon que nous n’avons jamais pu lire sans frissonner. Tout ce que le fanatisme espagnol a de sombre et de violent a été mis à contribution pour enfanter cette œuvre terrible. Les gracieuses allégories catholiques ont disparu, une nuit immense et épaisse s’étend partout, éclairée seulement par en bas de reflets rouges comme les flammes de l’enfer ; des démons sous figures d’hommes foulent cette terre ténébreuse et maudite ; mais au milieu des ombres se laissent apercevoir les formes d’un gigantesque crucifix. Le drame s’appelle la Dévotion à la Croix. Le héros est un jeune homme nommé Eusebio, qui à sa naissance a été placé sous la protection de la croix et abandonné sur une route au pied du symbole sacré. Depuis lors il a grandi, et s’est couvert de crimes. Il tue, il vole, il viole, enlève des religieuses de leur couvent, entraîne dans le mal hommes et femmes, et livre au diable des milliers de victimes. Certes, si quelqu’un mérite la damnation, c’est lui. Cependant, quelque mauvais usage qu’il fasse de son libre arbitre, il échappe à tout jugement humain et divin, car Dieu lui-même est enchaîné par la puissance de la croix, Dieu ne peut lancer son arrêt contre le malheureux sur lequel l’arbre sacré a étendu son ombre protectrice. Vingt fois il a été pris, condamné, vingt fois il a vu la mort en face, et toujours il a échappé, la protection de la croix le poursuit partout et le couvre d’une invulnérable égide. Enfin le bandit tombe frappé d’une balle au coin d’un bois et meurt sans confession ; mais la protection divine qui l’a accompagné pendant sa vie criminelle le sauve de la damnation éternelle et fait un miracle en sa faveur. Un prêtre passe le long du chemin, et on entend un bruit dans les feuilles ; c’est le mort qui ressuscite un instant afin de faire une dernière confession et de recevoir l’absolution avant d’être jugé. Il est impossible de se rendre compte sans l’avoir éprouvé de l’effet terrible que produit sur vous incrédule, tiède croyant, catholique éclairé, cette donnée bizarre et cette absurde et sinistre interprétation de l’idée de prédestination. Qu’est-ce qui est saisissant et poétique dans ce drame ? Est-ce l’idée de destinée en elle-même ou la forme qu’elle revêt ? Ce drame est donc poétique par l’élément historique qu’il contient, il est poétique parce qu’il est violent, bourré de fanatisme et de superstition, d’orgueil et de passion, parce qu’il est espagnol dans la pire acception du mot.

Je pourrais multiplier les exemples ; en voici un dernier. Qu’est-ce qui fait le charme des comédies pastorales de Shakspeare ? Les sentimens éternels de l’homme, ou l’expression aimable et passagère comme une mode de l’âme, comme un gracieux engouement de l’esprit, qu’ont revêtue ces sentimens ? Me dira-t-on qu’Orlando, Célie, Rosalinde, le philosophe Jacques, nous plaisent et nous séduisent parce que sous leurs déguisemens de bergers nous sentons battre des cœurs pareils aux nôtres ? Eh non ! tout leur charme poétique vient de leurs déguisemens mêmes. En lisant ces œuvres adorables, je vois défiler devant moi toute une légion ailée de rêves et de chimères qui autrefois furent la consolation et l’amusement de deux ou trois générations successives au milieu des grandes guerres, au lendemain des massacres, à la veille des échafauds. Rêves d’innocence pastorale, chimères de bonheur tranquille, ingénieuses combinaisons de gouvernement paternel et débonnaire, amalgame factice et aimable de la politesse des cours et de la simplicité rustique, utopies construites dans les longues heures de désenchantement et de tristesse, tout cela fut vivant jadis, toutes ces rêveries firent doucement battre le cœur et chatouillèrent finement les sens des contemporains de Shakspeare. Ce fut leur idéal de bonheur terrestre, leur songe mille fois interrompu et mille fois repris, leur tour favori d’imagination, leur disposition d’âme la plus habituelle. Le grand poète saisit ces chimères et les fixa sur la trame immortelle où elles vivent éternellement. C’est donc une chose très passagère et jusqu’à un certain point factice qui fait le charme des comédies pastorales de Shakspeare ; le poète n’y a peint rien d’éternel, au contraire il a donné l’immortalité aux choses les plus fugitives qui existent, les modes de l’imagination.

Toutes les œuvres poétiques peuvent ainsi être considérées en même temps comme des œuvres historiques, et il y aurait fort à craindre pour le génie du poète dont les créations ne seraient aux yeux de la postérité que de pures entités métaphysiques. Autre observation. Si la vie n’éclate pas dans ses créations, si ses personnages ne sont pas de chair et d’os, s’ils sont d’une simplicité si grande, qu’on pourrait les prendre pour des allégories, et qu’ils se présentent aussitôt à l’esprit avec leurs étiquettes, — ambitieux, amoureux, jaloux, menteur, intrigant, — ils auront beau faire les discours les plus éloquens du monde, exposer les axiomes les plus philosophiques : ils n’auront jamais droit de cité dans les domaines de la poésie. Une des choses qui ont perdu la littérature dramatique française, c’est la manie de vouloir peindre des caractères abstraits et tout d’une pièce. Nous péchons par amour de la simplicité, et il a fallu à notre Molière toute la force de son génie pour ne pas échouer dans la fausse voie où l’esprit français s’est toujours complu et fourvoyé. Le poète doit peindre des caractères, cela est vrai, mais ces caractères ne doivent pas être artificiellement conçus : ils doivent être le résultat même de la vie. Il n’y a pas de caractères, à proprement parler, dans le monde ; il n’y a que des individus, c’est-à-dire des combinaisons, extrêmement compliquées et subtiles, de passions, de pensées, de vices et de vertus. Un individu qui représenterait ce qu’en langage dramatique on appelle un caractère serait un véritable monstre, et, par-dessus le marché, un monstre monotone. Je ne connais pas de caractères ; je n’ai jamais vu l’ambitieux, le menteur, l’avare, le débauché, mais j’ai connu des individus qui étaient affligés de ces différentes passions, et je puis affirmer que, quelque prépondérantes qu’elles fussent en eux, elles n’y étaient cependant encore qu’à l’état de nuance, de fraction, d’ingrédient. Tels qu’ils étaient, ils étaient originaux, ou intéressans, ou dignes d’observation ; s’ils avaient été des caractères, ils auraient été insupportables. J’ai déjà remarqué que Macbeth, le personnage le plus accusé de Shakspeare, ne nous intéressait pas comme type d’ambitieux, mais comme individu portant le nom de Macbeth. Le poète, s’il veut nous plaire et surtout s’il veut être vrai, doit rester fidèle à la vie ; il doit peindre, non des personnages, mais des personnes, non des êtres généraux, mais des individus.

Je faisais toutes ces réflexions sur ces élémens, encore mal analysés, du moins en France, du génie poétique, en relisant l’Hamlet de Shakspeare, source inépuisable de sentimens et de pensées, et vers lequel un invincible attrait nous ramène toujours. Ce chef-d’œuvre n’est pas encore passé pour nous à l’état de lieu-commun ; les stupides sentimentalités qui ont été débitées sur son compte n’ont pu encore nous en dégoûter, et les éloquentes explications de Goethe, de Mme de Staël et de tant d’autres n’en ont pas épuisé pour nous le sens et la signification ; la source est toujours vive et coule toujours. Cependant la sympathie que nous éprouvons pour lui est tout à fait particulière. Nous nous sommes accusé, on s’en souvient peut-être, d’aimer Werther sans réserve et avec un parfait abandon : nous aimons Werther comme un camarade qui n’a rien à nous cacher et dont nous connaissons tous les secrets ; mais nos sentimens sont un peu différens à l’égard des deux personnes qui partagent avec lui nos sympathies littéraires. Nos sentimens pour Alceste sont ceux de l’estime et du respect. Si nous avions vécu de son temps, nous aurions cherché non pas à le connaître, — on ne fait pas la connaissance de telles personnes, elles sont nées pour vivre libres et solitaires, et la seule sottise qu’ait commise dans sa vie cet illustre caractère est précisément d’avoir méconnu cette vérité et d’avoir eu la triste fantaisie d’aller servir de jouet à Célimène une semaine ou deux, — mais à apercevoir ses traits et à étudier son visage. Quant à Hamlet, le sentiment qu’il nous inspire est celui d’une sorte d’admiration passive. Nous ne nous mêlons pas à sa vie, nous ne pouvons pas l’aider dans ses déboires, il ne nous est pas permis de le consoler dans ses douleurs ; une certaine étiquette et dignité de rang le protège contre la vivacité des sympathies humaines, et il est remarquable qu’Horatio lui-même, qui vit auprès de lui, ne lui est d’aucune ressource dans ses ennuis. Nous n’avons le droit d’être ni de ses amis ni de sa cour, mais en tout cas nous avons une excuse pour parler de lui : notre titre de membre de son parti. Le dernier bourgeois bonapartiste, orléaniste ou légitimiste est uni à ses princes par les liens de parti ; c’est de cet amour de partisan que nous aimons le prince Hamlet, un des plus nobles exemplaires de la nature humaine qui jamais ait paru sur le théâtre de la terre.

Nous pouvons vérifier par Hamlet quelques-unes des observations que nous avons faites sur le génie poétique. Il est généralement reconnu qu’Hamlet est la plus philosophique des tragédies de Shakspeare, la plus abstraite, si l’on peut se servir de ce mot. Voyez cependant comme la vie éclate de toutes parts, comme l’écheveau de la destinée est hardiment embrouillé sous nos yeux par le poète, avec un audacieux dédain de la simplicité artificielle et une insouciance apparente de la composition et de l’unité ! Le poète sait bien que tous ces incidens confus et multipliés finiront par converger vers un but fatal, et qu’ils s’harmoniseront dans une unité souveraine comme le destin qui se charge de dénouer le drame. Chacune de ces scènes est un pas vers la destinée ; mais ce pas est fait par des êtres vivans qui s’arrêtent pour se reposer, respirer, causer ou contempler le paysage qui les entoure. C’est l’image même de la vie ; l’action en a tour à tour la lenteur majestueuse et la précipitation convulsive ; les personnages marchent sans connaître le but vers lequel ils se dirigent ; le temps accumule les incidens et goutte à goutte remplit le vase ; les épisodes succèdent aux épisodes, sans amener aucun résultat sensible à l’instant même, comme dans notre existence les mois succèdent aux mois, et les années aux années, si bien que l’incertitude règne dans l’âme du lecteur au moins autant que dans l’âme du prince Hamlet. Pendant trois longs actes, la vie ordinaire suit son cours, et le drame est pour ainsi dire abandonné à l’action humaine. C’est Hamlet seul qui est chargé d’accomplir la terrible mission du fantôme, et comme Hamlet n’est qu’un homme, ces trois premiers actes sont remplis de réflexions, d’irrésolutions, de projets et de rêves, de plans ébauchés et abandonnés, de sorte qu’on peut dire que dans cette première partie du drame l’inaction est l’action même ; mais lorsqu’une fois il est bien démontré qu’Hamlet ne peut pas exécuter le message du fantôme, la destinée s’en charge, et alors l’action marche avec une effrayante rapidité. Cette vie humaine, si molle et si lente, la voilà qui disparaît comme dans un tourbillon ; tous ces individus qui marchaient d’un pas si mesuré et si timide, les voilà, feuilles arrachées, tiges brisées, qui vont joncher le sol : on dirait le triomphe de la mort. Aucun des acteurs n’a accompli son projet ou sa vengeance, et la destinée l’a également accompli pour tous. Laërte est vengé d’Hamlet par Hamlet lui-même, et Hamlet est vengé du roi par le roi lui-même. Leurs vœux sont tous également accomplis, mais aucun d’eux ne peut jouir de son succès ; la même ombre les enveloppe tous ; ils ont tous fait plus qu’ils ne voulaient et moins qu’ils ne voulaient faire, et tous ils ont fait autre chose. L’honnête fantôme lui-même s’est trompé, car il ne voulait certainement pas la destruction de son royaume. Quand le drame est joué et que la mort semble triompher, vous croyez peut-être que tout est fini ; non : aussitôt la vie reprend impitoyablement son cours, et le poète nous en avertit. Les cadavres sont encore chauds, que déjà s’avancent les acteurs d’un nouveau drame : sonnez, fanfares ; avancez, cavaliers du jeune Fortinbras !

Quel drame ! Jamais, je crois, on n’a mieux démontré les deux conditions qui dominent notre vie terrestre : d’une part, la lenteur de mouvemens, l’impuissance de l’homme, les difficultés innombrables qui l’empêchent d’agir, et cette masse d’obstacles, d’attraits, de hasards qui entravent notre marche et la poursuite de nos projets ; de l’autre, cette impatience presque cruelle des lois éternelles qui semblent s’irriter de nos délais et ont hâte de débarrasser la terre des générations qui la couvrent pour la peupler de nouveaux acteurs. Mais si c’est là une donnée abstraite, comme elle est recouverte de couleurs brillantes, comme elle est bien cachée sous le sang et la chair ! Quelle profusion de détails, et en même temps comme ces détails sont bien en harmonie avec le lieu de l’action, la nature des personnages et l’esprit du temps ! Tout porte le cachet du Nord dans cette pièce merveilleuse, depuis les passions et les superstitions des acteurs jusqu’à la décoration de la scène. Les superstitions sont sinistres, sérieuses, viriles, et ne s’égarent pas en frayeurs fantasques et puériles comme les superstitions du Midi ; les fantômes sortent de la tombe pour raconter gravement des secrets que leurs auditeurs écoutent d’une oreille recueillie. Les passions, d’une intensité étonnante, sont toutes intimes et n’ont rien d’extérieur ; elles semblent prendre plaisir à se refouler toujours plus profondément dans l’âme, au lieu de chercher à se répandre au dehors comme ces passions exubérantes de climats plus heureux que le poète a peintes lui-même dans Othello et dans Roméo. Le paysage qu’il nous semble voir, tant est grande la magie du poète, est tout septentrional, et ce n’est pas une métaphore de dire que dès la première scène on frissonne sous l’âpre vent du nord avec les soldats de garde sur l’esplanade du château d’Elseneur. Une triste et tendre lumière boréale éclaire également toutes les parties du drame, et il semble qu’à sa clarté sans chaleur on voie apparaître les sapins et les chênes du Nord. Le ruisseau où s’est noyée Ophélia est décrit avec une précision particulière. Vous l’avez vu quelque part en Angleterre coulant limpide et transparent au milieu d’une oasis de verdure. Le cimetière apparaît aussi très facilement à l’imagination : un terrain argileux, stérile, une pauvre lande où les fougères ont peine à pousser ; pas très loin de l’église et des habitations de l’homme, assez loin cependant pour que les fossoyeurs puissent se livrer à toute leur gaieté sans avoir à craindre les importuns et les passans. C’est au milieu de ce paysage que se meuvent ou plutôt glissent les acteurs, car, si violemment qu’ils s’agitent, on n’entend jamais le bruit de leurs pas, amortis, dirait-on, par une fine couche de neige.

Voilà la scène et la couleur générale du drame ; toute la poésie du Nord y est répandue. Quant aux personnages, jamais, je crois, le mélange confus qu’on appelle non pas l’homme mais un homme, n’a été présenté avec cette hardiesse. Ces personnages ne ressemblent à rien qu’à eux-mêmes, ils ne représentent rien qu’eux-mêmes. On ne les a jamais vus auparavant, et on ne les retrouvera jamais plus. Si vous avez des règles d’esthétique pédantesque, n’abordez pas cette pièce, elle met au défi toutes les règles. Il n’y a pas possibilité d’étiqueter et de classer ces personnages et de dire à quel genre ils appartiennent ; ce sont des individus qui composent à eux seuls leur famille, leur tribu et leur genre. Il a fallu pour les former des combinaisons toutes particulières de la vie, des rencontres imprévues, des chocs d’atomes moraux uniques, et que toute la science du monde ne pourrait pas retrouver. C’est ici qu’éclate le merveilleux génie de Shakspeare. Son procédé pour créer des hommes ressemble à celui de la nature. Ses héros ont des aspects infinis et changeans, ils sont soumis à d’innombrables variations d’humeur et de tempérament, ils n’ont pas une particularité caractéristique, ils en ont cent. En un mot, ils ont tous les signes distinctifs de l’individualité, et ils nous restent dans le souvenir non comme des types, mais comme des personnes connues. Que représente Polonius par exemple, sinon Polonius lui-même ? Il n’y a jamais eu qu’un Polonius dans le monde, et la nature qui le créa dans une de ses heures de fantaisie confuse ne retrouvera jamais cette grotesque inspiration. Quel singulier mélange de bon sens et de sottise que l’âme de cet honnête chambellan, qui est réellement expérimenté, mais qui n’en tombe pas moins en enfance, qui vous donne les meilleurs conseils du monde, mais des conseils qui ne répondent en rien à la question et s’adressent à un autre objet que l’objet en vue, — qui est fin et qui manque lourdement de tact ! Sa sagesse radote, ses radotages sont sentences dorées. Il est véritablement fort respectable, mais il n’en est pas moins ridicule. Shakspeare a-t-il connu Polonius ? Cela est probable ; il l’aura fidèlement reproduit, car il est impossible que l’imagination arrive d’elle seule à cette perfection ; l’imagination, comme la logique, veut conclure, et le personnage de Polonius n’a ni commencement ni fin. Quant à sa fille, la charmante miss Ophelia, son caractère consiste à n’en pas avoir, ce qu’on n’a point assez remarqué. Ici la nature a été copiée avec une fidélité surprenante. Ophelia est une pure jeune fille ; rien n’est accusé en elle, ni penchans, ni passions, ni caractère ; elle n’a pas d’individualité morale, elle n’a rien d’élevé, et sa naïveté même tient à la jeunesse et à la nature plutôt qu’à l’âme. Ne cherchez pas en elle, cela va sans dire, l’étincelle passionnée de Juliette, la distinction d’âme de Desdemona, la splendeur virginale de Miranda. C’est un gracieux faon. Hamlet a fort raison de l’aimer, car si elle devenait sa femme, elle serait capable d’un inaltérable dévouement, précisément par ce qui lui manque d’élévation, — et de son côté Polonius a fort raison de la rudoyer et de prendre la peine de veiller sur elle, car si Hamlet n’était pas tant occupé avec le fantôme, on ne voit pas comment Ophelia trouverait dans son ignorance confiante et dans sa naïveté toute physique des ressources suffisantes pour résister au prince de Danemark.

Hamlet passe généralement pour un type, type assez vague, il est vrai, et que jusqu’à présent on n’a pu classer, — le type du rêveur métaphysique incapable d’action. Il l’est en effet. C’est donc un type, mais c’est un homme en chair et en os, un homme très compliqué, très ondoyant et très divers, comme disait Montaigne. C’est si bien un individu, — le prince Hamlet, — qu’on peut donner sur sa personne les renseignemens les plus précis et les plus exacts : Goethe l’a fait en partie. Hamlet porte le deuil de son père ; il est à peine sorti de l’adolescence. Au moment où commence l’action, il a de vingt-quatre à vingt-six ans. Il a étudié à Wittenberg. Son amusement favori est l’escrime ; mais il ne peut s’y livrer peut-être autant qu’il le voudrait, car il est un peu gras et s’essouffle facilement. Il est blond comme un enfant du Nord ; son visage, jeune, cela va sans dire, est cependant prématurément fatigué, noble plutôt que beau. Ses manières sont froides, franches et discrètes, souvent aussi pleines de laisser-aller et de sans-façon. Pareil contraste dans son costume, qui est à la fois noblement sévère et négligé. Dans ses relations avec ses semblables, son caractère est un mélange de hauteur et de bonhomie, de candeur et de défiance. Il craint toujours d’être dupe ; de là une certaine duplicité toute superficielle qu’il donne pour masque à sa franchise. Il est ordinairement muet, mais devant le monde et par contrainte, car il est plein d’effusions, et il aime à s’épancher. Quand il parle, il parle beaucoup et longtemps, comme un homme à qui l’on n’a jamais coupé la parole, et que son rang place au-dessus de la contradiction. Parler est même son faible, et quoiqu’il soit exempt de vanité, il n’est pas sûr qu’il n’ait pas aimé le dilettantisme de la parole et le brillant déploiement de ses belles facultés. Dans ses relations avec lui-même, il est singulièrement irrésolu à force de scrupules, scrupuleux à force d’honnêteté. L’habitude de l’analyse à outrance et de l’observation intime, en éclairant les abîmes de sa conscience, paralyse les forces de sa volonté. Cette méditation trop continue dérange l’équilibre de ses facultés, et le fait incliner vers un certain scepticisme élevé et découragé qui le rend incapable de choses que le plus vulgaire des hommes mènerait à bonne fin. Son âme est celle d’un vrai prince ; il en a la condition essentielle, qui est d’être à son aise partout, et de savoir causer avec des soldats dans leurs casernes ou de vulgaires fossoyeurs dans un cimetière, comme avec des courtisans dans son palais.

On a fortement calomnié Hamlet. Son caractère irrésolu, son langage mélancolique, l’ont fait accuser de manquer d’énergie : c’est une erreur. Hamlet est un des caractères les plus mâles qu’il soit possible d’imaginer ; sa bravoure est à toute épreuve, sa loyauté ne se dément pas un instant, ses promesses sont sûres ; toutes les qualités de l’homme viril, il les possède. Il a le courage de suivre le fantôme sans hésiter un seul instant, et avec un tel sang-froid et un calme si parfait de jugement malgré le trouble inséparable d’une pareille aventure, qu’il commande presque à l’ombre : « Parle maintenant, je ne te suivrai pas plus loin ! » Je tiens surtout à faire remarquer qu’Hamlet n’a absolument aucune sentimentalité, comme on l’imagine généralement ; personne ne foule mieux aux pieds, au contraire, tous ces masques hypocrites de la passion sincère. Bien loin d’être sentimental, il est très dur et même brutal. Il a semblé du reste prévoir que cette accusation serait portée contre lui, car il fait tout son possible pour la détourner, et il affectionne une certaine vulgarité d’expression très forte, très poétique, mais très peu galante et aimable. Une certaine grossièreté bourrue ne lui déplaît pas. Je connais peu de scènes plus passionnées, mais en même temps moins sentimentales, que la scène de feinte folie où il se montre si dur pour la pauvre Ophélie : go to a nunnery. La violence de la race féodale se sent partout d’ailleurs chez ce noble personnage, et il crache son mépris à la face des gens avec une hauteur qui n’épargne même pas les personnes de son sang. Dans la scène avec sa mère, il va si loin, que l’honnête fantôme sent la cendre de son cœur se remuer dans le tombeau, et qu’il vient avec une tendresse exquise commander au jeune homme d’épargner celle qu’il aima tant, et qui, malgré ses fautes, est toujours reine, femme et mère. Il y a donc un type de faux Hamlet qui hante nos imaginations ; nous avons fait un Hamlet à notre image, un Hamlet sentimental, parce qu’il est mélancolique, mou, parce qu’il est irrésolu, presque féminin, parce qu’il est méditatif et subtil de pensée ; mais le véritable Hamlet est à la fois méditatif et énergique, mâle et irrésolu, mélancolique et brutal. C’est une âme noble et élevée, mais c’est aussi une âme féodale et dure.

Oui, une âme féodale, et c’est même un de ses traits les plus accusés. Ce personnage, en qui nous sentons palpiter l’esprit moderne, qui a parcouru les mêmes séries de pensées que nous, dans lequel nous nous reconnaissons et qui parle notre langage, il sort cependant du moyen âge, et l’ombre de cette époque plané au-dessus de lui. C’est en cela qu’Hamlet est réellement historique ; il marque une heure et une date, le moment remarquable où les hommes de race noble, réveillés comme en sursaut par la réforme et la renaissance, se frottent les yeux, regardent ébahis la disparition des vieux symboles et sentent un nouvel esprit s’abattre en eux. Cette heure d’étonnement, d’incertitude, d’hésitation, est admirablement marquée dans Hamlet. Le mélange des deux esprits, qui fait l’originalité, du XVIe siècle, qui prête à ses personnages je ne sais quoi de grandiose et d’énorme comme la société du moyen âge, et en même temps de raffiné et de subtil comme l’esprit moderne, est très visible dans le drame de Shakspeare. La disposition d’âme d’Hamlet n’est point un fait d’imagination ; elle fut celle de tous les membres les plus nobles de la société européenne. Shakspeare n’a pas eu besoin d’inventer Hamlet, il existait de son temps, et il est facile de retrouver en sa personne bien des traits des gentilshommes anglais de l’époque. Ne les reconnaissez-vous pas ? Ils sont soucieux, inquiets, sollicités par un esprit nouveau qu’ils adoptent avec une ardeur grave et une certaine tristesse noble ; et qu’ils servent avec dévouement et jusqu’à la mort. Autour d’eux brillent encore des symboles que la vie commence à déserter ; les formes du moyen âge, entamées déjà par la mort, existent encore autour d’eux ; les fantômes hantent encore leur imagination, leur donnent de funèbres messages, et arment leurs mains du poignard pour la vengeance personnelle, pour la politique ou la religion. L’esprit est converti, mais la chair s’obstine ; les vieilles habitudes résistent, et le sang bouillonne avec sa vieille vivacité : bouillonnemens solitaires cependant, passions à demi vaincues, réduites à l’impuissance. Un scrupule ou un obstacle retient souvent leur bras prêt à frapper ; ils ont sucé le lait de la tendre humanité, comme dit Macbeth. Éclairés, ils le sont ; superstitieux, ils le sont aussi. Ils ont la générosité qui tient à une grande existence, et la bonté qui doit toujours accompagner le privilége et la puissance ; mais il leur manque je ne sais quelle douceur familière et d’un usage journalier et commun, comme aurait dit Montaigne. J’imagine que Shakspeare n’a eu qu’à prendre les traits épars que ses contemporains lui fournissaient pour former le personnage d’Hamlet. Essex et Leicester, sir Walter Raleigh et sir Philip Sidney ont pu lui fournir chacun un détail, et quoiqu’ils n’aient aucune ressemblance générale avec Hamlet, cependant il est reconnaissable en eux. Ils ont : les uns, sa tournure d’âme, son inquiétude secrète et sa tristesse grave ; les autres, sa subtilité métaphysique aisément chimérique, et son élévation de pensée mêlée de superstition ; ceux-ci, sa fière allure, unie à ces boutades de dureté et à cette rudesse de ton qui lui étaient si habituelles ; ceux-là enfin, son esprit mâle et son irrésolution. Ce ne sont là toutefois que des traits particuliers ; le fait essentiel, considérable, historique, est celui que nous avons indiqué. La situation dans laquelle se trouvèrent les héritiers du moyen âge lorsque sonna le XVIe siècle est exprimée dans Hamlet avec une étonnante fidélité ; il réunit deux natures d’homme en lui : c’est le dernier des féodaux, et c’est le premier des hommes modernes.

Mais le personnage d’Hamlet, s’il doit son individualité à ce cachet historique, doit sa beauté et sa grandeur à une cause plus élevée : il dépasse l’histoire, enjambe son temps. Nous avons vu le féodal, l’homme du XVIe siècle, d’une parcelle infiniment petite du temps ; voyons l’autre nature qui est en lui : elle est admirable.

La grande vertu d’Hamlet, c’est un amour inaltérable, ardent pour la vérité. Il ne comprend réellement pas le mensonge : cela dépasse son intelligence et le frappe littéralement de stupidité. Quand il essaie de mentir, de paraître ce qu’il n’est pas, il est d’une inconcevable maladresse ; à chaque instant, il laisse soupçonner la vérité ; à chaque instant, sous la peau d’âne dont il s’est affublé, passe la griffe du lion. Il ne comprend pas mieux les mensonges du cœur que les mensonges de l’esprit ; que dis-je, les mensonges ? il ne comprend même pas qu’on oublie, et il appelle hypocrisie ce qui est sécheresse naturelle et égoïsme humain. Ainsi, avant que le fantôme lui ait confié aucun secret, il trouve sa mère coupable, parce qu’elle a trop vite oublié son père. Comment peut-on ne pas aimer toujours ce qu’on a aimé une fois ? comment les sources du cœur peuvent-elles se tarir si vite ? comment pouvons-nous être infidèles à notre âme, mentir à nos affections, bien plus à nos plaisirs ? Sa franchise est sans bornes, et il la pousse aussi loin qu’il peut la pousser, et avec le même mépris insultant. Un courtisan, un homme à surface lui inspire une horreur profonde et en même temps une sorte de gaieté exubérante. Un menteur pour Hamlet, dont l’élément de vie est la vérité, est une caricature, un être grotesque et surprenant, exactement comme pour l’homme antique, dont l’élément de vie était la liberté, pour le Dion, pour le Pélopidas, le tyran était une espèce de monstre ridicule en dehors de toutes les règles naturelles. Il s’amuse du menteur et du flatteur, il le bafoue, il l’humilie ; il le force à s’avilir et à se donner en spectacle comme dans la scène du courtisan. Les semblans en toute chose lui sont odieux. « Il me semble, dites-vous, madame !… je ne connais pas les semblans, » répond-il à je ne sais quel argument captieux de sa mère. Comme tous les amans de la vérité, il sait reconnaître la réalité sous l’apparence, et distinguer les cœurs qui battent fortement sous l’enveloppe charnelle qui les recouvre. Son meilleur ami est un gentilhomme de rang inférieur, Horatio, qu’il a choisi parce qu’il a reconnu en lui un esprit libre. « Donne-moi un homme qui ne soit pas l’esclave de ses passions, et je le porterai comme toi dans mon cœur, dans le sanctuaire de mes affections intimes, » dit-il à Horatio. Pour connaître la vérité, il ne reculera devant rien ; il suivra sans hésiter les fantômes, il traversera avec joie les régions ténébreuses de la mort ; il renoncera à ses habitudes chéries, fera taire les émotions de la piété filiale et de la tendresse naturelle, brisera son propre cœur, et en rejettera Ophelia et toutes ses espérances de bonheur. Ne croyez pas qu’il aime la vérité par curiosité passionnée, comme nous l’aimons trop souvent ; non, c’est pour lui une affaire de vie ou de mort ; il l’aime avec cette intrépidité philosophique qui pousse une grande âme à contempler son redoutable aspect, dût-elle mourir ensuite du secret pénétré, comme on mourait chez les Juifs, lorsque l’oreille avait reçu le son des syllabes du nom mystérieux d’Adonaï.

C’est en cela qu’Hamlet est profondément moderne. Quelque féodal qu’il soit, le moyen âge, ses terreurs, ses superstitions disparaissent ; il n’y a plus de fantôme ; il ne reste devant nous qu’un homme tourmenté de la soif de connaître, et qui aspire de toutes les forces de son âme à la vérité. La vertu d’Hamlet, c’est, je crois, aussi le signe élevé et glorieux, le caractère dominant de l’homme moderne, dont nous parlons beaucoup, mais qui est fort difficile à définir : c’est l’amour de la vérité pure, de la vérité en elle-même et pour elle-même, de la vérité contemplée sans voiles, dépouillée de toute enveloppe et de tout symbole matériel, nue comme lorsqu’elle sortit des puits de l’antique Grèce. C’est là le principe immuable au milieu de toutes les vicissitudes historiques, immobile et résistant au milieu de toutes les oscillations et incertitudes de la pensée, qui soutient l’âme humaine depuis trois siècles. C’est à ce principe aussi qu’on doit l’accélération du mouvement d’activité infinie, imprimé par le christianisme à l’âme humaine. Dans Hamlet, nous avons pour ainsi dire le point de départ de cette accélération, ralentie par la nuit et les obstacles pendant tant de siècles. De là l’agitation fébrile, les incertitudes, les appréhensions de ce personnage, dont l’âme est entraînée par un mouvement qu’elle ne peut modérer ni guider. Il est le premier de cette chaîne électrique qui relie les hommes des derniers siècles ; il a ressenti la secousse imprimée par l’étincelle avec la même force que nous, qui sommes nés d’hier. Tout à l’heure nous avons vu qu’il marquait une date, un moment de la vie d’un siècle ; maintenant il marque aussi une date, mais c’est celle d’une nouvelle ère de l’histoire humaine, de la plus récente et de la dernière peut-être.

Cet amour de la vérité pure et nue, cette ardeur à briser les enveloppes et les symboles, à chercher les réalités qu’ils cachent, cette haine de l’apparence ne sont pas seulement les qualités métaphysiques et scientifiques des temps modernes. Ces sentimens constituent une manière de vivre, non pas, il est vrai, pour le vulgaire troupeau humain, mais pour l’élite humaine, — non pas encore pour les nations, mais pour les individus. Ils constituent une manière de vivre, car ils raffinent la conscience, la remplissent de scrupules, et donnent à la pensée plus d’élan et plus d’amour, sinon plus de force qu’autrefois. Ils créent un langage subtil, inquiet, tourmenté, mais plein de ressources, et qui partout devient plus capable de saisir les nuances les plus ondoyantes de la pensée. Ils affectent la vie idéale et matérielle à la fois, et rendent naturellement le bonheur plus difficile et la satisfaction de l’âme moins paisible. Ils multiplient nos chimères et nos rêves, en nous dégoûtant successivement de chacune et en augmentant les exigences de nos imaginations. Ils affectent même jusqu’au tempérament, et donnent à l’élément nerveux la prédominance sur l’élément sanguin et bilieux, qui fut tout puissant à une autre époque. Il y a donc toute une manière de vivre moderne qui n’existait pas autrefois, et qui est due à cet amour particulier de la vérité. Ce qui m’étonne, c’est que les poètes ne l’aient pas remarquée plus souvent. Ils copient les vulgarités de la vie ; ils créent des personnages dont le type et le mode d’existence sont depuis longtemps épuisés, et ils négligent l’élément vraiment poétique qu’ils ont sous les yeux, ou, pour mieux dire, ils ne l’aperçoivent pas. Trois héros poétiques seuls nous frappent par leur tournure moderne, et nous semblent parler un langage approprié aux temps nouveaux. Oui, quoique cette réunion semble bizarre, Hamlet, Alceste et Werther ne doivent rien à une vie qui n’est plus. Ils n’ont leur origine dans aucune autre époque que l’époque moderne ; ils sont contemporains pour ainsi dire et ne doivent rien à leur temps que leur costume et leur tournure éphémère, — Hamlet son titre et son ton de prince, Alceste ses rubans verts et son dédain de gentilhomme, Werther sa sentimentalité et son air d’étudiant d’université allemande. Sous des formes diverses, et avec des nuances particulières, ils représentent tous trois, et ils représentent seuls, dans la littérature des derniers siècles, cette grande vertu, l’amour de la vérité. Ces trois personnages furent pour ainsi dire l’œuvre personnelle des trois poètes qui les créèrent. Hamlet était la pièce favorite de Shakspeare ; Molière, qui d’ordinaire n’aime pas à s’élever au-dessus d’un certain niveau moral, a mis dans Alceste tout ce que son âme pouvait concevoir de noble ; Goethe se reprochait trop vivement Werther pour n’avoir pas un faible pour lui, et peut-être le dédain de ses dernières années venait-il des reproches intérieurs que sa conscience lui adressait. Chacun des trois poètes a tracé son idéal d’homme, et il est remarquable qu’ils soient arrivés tous trois à rencontrer le même, à quelques différences près, et à donner tous trois l’héroïsme de la franchise comme le signe suprême de l’élévation. Une telle rencontre n’est pas fortuite, et fait rêver. Trois poètes qui cherchent quel est l’idéal humain, et qui le placent également dans l’amour de la vérité, cela n’indique-t-il pas que cet idéal est une réalité, un fait existant ?

Avais-je tort de dire qu’Hamlet était un personnage historique ? C’est au lecteur d’en juger ; mais qu’il en pense ce qu’il voudra, je lui donnerai un bon conseil : s’il n’a pas encore lu Hamlet, qu’il s’empresse de le lire, et s’il l’a lu, qu’il le relise. C’est un charme qui agit toujours.

Émile Montégut.