Typhon (trad. Gide)/1

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Traduction par André Gide.
Éditions de la NRF (p. 9-41).
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I


L’aspect du capitaine Mac Whirr, pour autant qu’on en pouvait juger, faisait pendant exact à son esprit et n’offrait caractéristique bien marquée de bêtise, non plus que de fermeté ; il n’offrait caractéristique aucune. Mac Whirr paraissait quelconque, apathique et indifférent.

Tout au plus pouvait-on parler parfois de son apparente timidité ; cela venait de ce que, à terre, il avait l’habitude, assis dans les bureaux maritimes, de rester les regards baissés et vaguement souriant. S’il relevait les yeux on remarquait que ces yeux étaient bleus et que leur regard était droit. Des cheveux blonds et extrêmement fins encerclaient le dôme chauve de son crâne, d’une tempe à l’autre. Sur sa face hâlée, par contre, le poil roux et flamboyant semblait une poussée de fils de cuivre coupés au ras de la lèvre ; sur le plat des joues et d’aussi près qu’il se rasât, des lueurs de métal et de feu passaient dès qu’il tournait la tête.

Il était d’’une taille plutôt au-dessous de la moyenne, légèrement voûté et de membrure si vigoureuse que ses vêtements paraissaient toujours un rien trop étroits pour ses bras et ses jambes. Incapable de concevoir ce qui est dû aux différences de latitude, il portait toujours et partout un chapeau melon, un complet de teinte brunâtre et d’incommodes bottes noires. Cet accoutrement peu marin donnait à sa tournure épaisse un air d’élégance étrange et guindée. Une mince chaîne d’argent barrait son gilet, et jamais il ne quittait son navire pour aller à terre sans serrer dans son poing puissant et velu un élégant parapluie de toute première qualité, mais presque toujours déroulé.

— « Permettez, capitaine », lui disait alors, sur un ton plein de déférence, le jeune Jukes, son second, qui l’escortait jusqu’à la passerelle, et s’emparant dévotement du riflard, il en secouait les plis, leur redonnait de l’ordre et, autour de la tige qu’il tenait verticale, les roulait en un rien de temps ; il accomplissait cette cérémonie avec un visage empreint d’une augurale gravité, et M. Salomon Rout, le mécanicien en chef qui fumait son cigare du matin sur la claire-voie détournait la tête pour cacher un sourire :

— « C’est vrai ! le sacré riflard.

— Merci bien Jukes, merci », grommelait le capitaine Mac Whirr, cordialement, sans lever les yeux, en reprenant le parapluie.

L’imagination de Mac Whirr suffisait tout juste à le porter au jour suivant ; ce qui lui permettait d’être très sûr de lui ; ce qui lui permettait aussi de ne s’affecter de rien. C’est l’imagination qui nous rend susceptibles, arrogants et difficiles à contenter ; tout navire commandé par le capitaine Mac Whirr devenait le flottant asile de l’harmonie et de la paix. À vrai dire les écarts fantaisistes lui étaient aussi interdits que le montage d’un chronomètre au mécanicien qui ne pourrait disposer que d’un marteau de deux livres et d’une scie.

Et cependant ces vies entièrement absorbées par l’actualité la plus simple et la plus immédiate ont leur côté mystérieux. Comment comprendre, dans le cas de Mac Whirr par exemple, quelle influence au monde avait bien pu pousser cet enfant parfaitement soumis, ce fils d’un petit épicier de Belfast, à s’enfuir sur la mer ? Il n’avait que quinze ans quand il avait fait ce coup-là ! Cet exemple suffit, pour peu que l’on y réfléchisse, à suggérer l’idée d’une immense, puissante et invisible main, prête à s’abattre sur la fourmilière de notre globe, à saisir chacun de nous par les épaules, à entrechoquer nos têtes et à précipiter dans des directions inattendues et vers d’inconcevables buts nos forces inconscientes.

Son père ne lui pardonna jamais complètement cette insubordination stupide.

— « On pouvait bien se passer de lui » avait-il coutume de dire plus tard, « mais les affaires sont les affaires… Et un fils unique, encore ! »

Sa mère versa maintes larmes après sa disparition. Comme l’idée de laisser un mot derrière lui ne lui était pas venue à l’esprit, il fut pleuré comme mort jusqu’au jour où, huit mois après, sa première lettre arriva, datée de Talcahuano. Elle était courte ; on y lisait :

« Nous avons eu très beau temps pour la traversée. »

Évidemment, dans l’esprit de Mac Whirr fils, la seule nouvelle importante de sa lettre était celle-ci : son capitaine l’avait, le jour même, inscrit régulièrement comme matelot de pont, matelot de 3e classe : « parce que je puis faire le travail » expliquait-il.

La mère pleura de nouveau abondamment. Le père traduisit son émotion par ces mots :

— « Quel âne que ce Paul ! »

Mac Whirr père était un homme corpulent qui, jusqu’à la fin de ses jours exerça contre son fils une ironie latente, mêlée d’une ombre de pitié comme envers un être borné.

Les visites de Mac Whirr fils étaient nécessairement rares ; mais dans le cours des années qui suivirent il écrivit parfois à ses parents pour les tenir au courant de ses promotions successives et de ses mouvements sur le vaste globe. Dans ces missives, on pouvait trouver des phrases comme celles-ci : « Il fait sérieusement chaud ici » ou encore : « À 4 heures P.M., le jour de Noël, nous avons croisé des banquises. » Les vieux parents apprirent à connaître un grand nombre de noms de navires, avec les noms des capitaines qui les commandaient — avec les noms d’armateurs écossais et anglais ; — un grand nombre de noms de mers, d’océans, de détroits, de promontoires ; et les noms de ports étranges, aux entrepôts de bois de charpente, aux entrepôts de riz, aux entrepôts de coton ; — un grand nombre de noms d’îles — et le nom de la fiancée de leur fils. Elle s’appelait Lucie. Il ne lui venait pas à l’idée de dire si ce nom lui semblait joli.

Puis les vieux moururent.

Le grand jour du mariage de Mac Whirr arriva en temps voulu, suivant de près le grand jour où il obtint son premier commandement.

Tous ces évènements avaient eu lieu nombre d’années avant certain matin, où, debout dans le rouf du vapeur Nan-Shan, Mac Whirr considérait la baisse d’un baromètre dont il n’avait aucune raison de se défier.

La baisse — étant donnés l’excellence de l’instrument, le moment de l’année et la position du navire sur l’écorce terrestre — était certes de mauvais augure ; mais la face rouge de l’homme ne trahissait aucun trouble intérieur. Les présages n’existaient point pour lui, et la signification d’une prophétie ne savait lui apparaître qu’après que l’évènement l’avait surpris. « C’est une baisse, » pensa-t-il. « Il doit faire là-bas un sale temps peu ordinaire. »

Le Nan-Shan venant du Sud faisait route vers le port de commerce de Fou-Tchéou, avec quelque cargaison dans ses cales et 200 coolies chinois qu’on rapatriait dans les villages de la province de Fo-Kien après plusieurs années de travail dans différentes colonies tropicales.

La matinée était belle ; la mer d’huile se soulevait et s’abaissait uniformément lisse et il y avait dans le ciel à l’entour du soleil un bizarre cercle de brume, semblable à un hâlo.

Sur le gaillard d’avant, où s’entassaient les Chinois, parmi le ramassis d’habits sombres, de faces jaunes, de queues de cheveux, luisaient nombre d’épaules nues ; car il ne faisait pas de vent, et la chaleur était étouffante.

Les coolies flânaient, parlaient, fumaient ou regardaient d’un air morne par-dessus la lisse. Quelques uns, tirant de l’eau le long des flancs du navire, se douchaient mutuellement ; quelques autres dormaient sur les panneaux ; d’autres encore, par petits groupes de six, étaient assis sur leurs talons, autour des plateaux de fer chargés de minuscules tasses de thé. Chacun de ces Célestes, sans exception, emportait avec lui tout ce qu’il possédait dans ce monde : une petite malle aux coins de cuivre, avec une serrure à sonnerie, renfermant quelques vêtements de cérémonie, des bâtons d’encens, un peu d’opium peut-être, on ne sait quelles vieilleries sans valeur et sans nom, plus un petit trésor de dollars d’argent gagnés péniblement sur des chalands à charbon, dans des maisons de jeux ou dans le petit négoce, arrachés avec peine à la terre, acquis à la sueur de leurs fronts dans des mines, sur des lignes de chemins de fer, dans la jungle mortelle, ou sous le faix de lourds fardeaux — patiemment amassés, gardés avec soin, chéris avec férocité.

Vers 10 heures, une houle battue venant de la direction du détroit de Formosa, s’était élevée, sans déranger beaucoup ces passagers, car le Nan-Shan, avec son fond plat et sa grande largeur de ban méritait sa réputation de tenir exceptionnellement bien la mer. M. Jukes, dans ses moments d’expansion, à terre, proclamait bruyamment que « la vieille camarade[1] était aussi bonne que belle ». Jamais il ne serait venu à l’esprit du capitaine Mac Whirr d’exprimer son opinion, si favorable qu’elle fût, aussi haut ou en termes aussi fantaisistes. Le Nan-Shan était incontestablement un bon navire, et presque neuf. Il avait été construit à Dumbarton, moins de trois années auparavant, sur les instructions de la maison de commerce Sigg et fils, de Siam. Quand il fut mis à flot, parachevé dans ses moindres détails, et prêt à entreprendre le travail de toute sa vie, les constructeurs le contemplèrent avec orgueil.

— « Sigg nous a demandé un capitaine de confiance » rappela l’un des associés, et l’autre, après avoir réfléchi quelque temps, dit :

— « Je crois bien que Mac Whirr est à terre en ce moment.

— Vous croyez ? Alors télégraphiez-lui immédiatement. C’est l’homme qu’il nous faut, » déclara l’aîné sans un moment d’hésitation.

Le matin suivant Mac Whirr se tenait devant eux, imperturbable ; il avait quitté Londres par l’express de minuit après des adieux brusqués à sa femme.

— « Il ne serait pas mauvais que nous allions inspecter le navire ensemble, capitaine » dit l’aîné des associés ; et les trois hommes se mirent en route pour examiner les perfections du Nan-Shan, de l’étrave à la poupe, de la carlingue aux pommes de ses deux mâts à pible.

Le capitaine Mac Whirr avait commencé par ôter son paletot qu’il accrocha à l’extrémité d’un petit treuil à vapeur, synthèse des raffinements les plus modernes.

— « Mon oncle a écrit hier pour vous recommander à nos bons amis, — MM. Sigg, vous savez bien — et ils vous laisseront sans doute le commandement » dit le plus jeune des associés. « Vous pourrez vous vanter de commander le plus docile des navires qu’on puisse voir sur les côtes de Chine, capitaine, » ajouta-t-il.

— « Croyez ?… Merci bien, » bredouilla confusément Mac Whirr. Devant les éventualités lointaines il demeurait aussi indifférent qu’un touriste myope devant la beauté d’un vaste paysage ; et ses yeux, au même moment, se posant par hasard sur la serrure de la porte de la cabine, il se dirigea vers celle-ci d’un air absorbé et commença d’en secouer la poignée avec vigueur, tout en protestant de sa voix sérieuse et basse :

— « On ne peut plus se fier aux ouvriers aujourd’hui. Voici une serrure ; c’est tout flambant neuf et ça ne marche pas du tout. Ça bloque. Tenez ! Tenez !… »

Aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls dans leur bureau, à l’autre bout du chantier :

— « Vous avez chanté l’éloge de cet individu à Sigg ; mais j’aimerais savoir ce que vous appréciez en lui ? » demanda le neveu avec un léger mépris.

— « Je reconnais qu’il n’a rien d’un capitaine de roman, si c’est là ce que vous voulez dire », répondit l’aîné sèchement. « Est-ce que le contremaître des menuisiers est dehors ?… Entrez Bates. Comment se fait-il que vous laissiez les hommes de Tait nous poser une serrure défectueuse à la porte de la cabine ? Le capitaine l’a remarqué tout de suite. Faites-en mettre une autre. Les petites pailles, Bates… les petites pailles ! »

La serrure fut donc remplacée, et peu de jours après, le Nan-Shan s’élançait vers l’est sans que Mac Whirr eut fait aucune nouvelle remarque au sujet des aménagements, ni qu’on lui eut entendu proférer un seul mot d’orgueil à propos de son navire, de reconnaissance pour sa nomination, ou de satisfaction devant les perspectives de son avenir.

De tempérament non plus loquace que taciturne, il trouvait à vrai dire très rarement l’occasion de parler. Restaient naturellement les questions de service — instructions, ordres, etc. ; mais le passé étant, à ses yeux, bien passé, et le futur n’étant pas encore, il estimait que les menus évènements de chaque jour ne méritent pas, le plus souvent, de commentaires — et que les faits parlent d’eux-mêmes avec une insurpassable précision.

Le vieux M. Sigg aimait les hommes de peu de mots, ceux « qu’on est sûr qui ne chercheront pas à brocher sur les instructions. » Mac Whirr qui possédait les qualités requises fut maintenu au commandement du Nan-Shan dont il dirigeait, par les mers de Chine, les courses précautionneuses.

Le navire avait été déclaré et inscrit sur le registre maritime britannique, mais au bout d’un certain temps, M. Sigg avait jugé plus expédient de le transférer sous les couleurs siamoises. À la nouvelle du transfert projeté Jukes s’agita comme sous le coup d’un affront personnel. Il se promenait en grommelant et en faisant entendre de petits ricanements de mépris.

— « Non ! mais vous nous voyez avec un grotesque éléphant d’arche de Noé sur le pavillon du navire ! » dit-il une fois à la porte de la chambre des machines. « Je veux être pendu si je supporte ça. Je leur collerai ma démission. Est-ce que ça ne vous dégoûte pas, vous, M. Rout ? »

Le chef mécanicien se contenta de s’éclaircir la voix de l’air d’un homme qui connaît la valeur d’un bon poste.

La première fois que le nouveau pavillon flotta à l’arrière du Nan-Shan, Jukes le contempla amèrement de la passerelle. Il lutta quelque temps avec ses sentiments, puis remarqua :

— « Cocasse tout de même, de se ballader sous un pavillon pareil ! Trouvez pas, capitaine ?

— Qu’est-ce qui lui manque, à ce pavillon ? » demanda le capitaine. « Je le trouve tout à fait correct, moi, » et il se dirigea vers l’extrémité de la passerelle pour le mieux voir.

— « Eh bien, moi, je le trouve cocasse ! » cria Jukes outré, en quittant brusquement la passerelle.

Le capitaine Mac Whirr fut consterné par une telle façon d’agir. Peu de temps après, il entra tranquillement dans le rouf, et ouvrit le « code des signaux internationaux » à la planche où les pavillons de toutes les nations étaient dûment représentés en rangs de couleurs voyantes. Il fit courir son doigt le long des rangs, et lorsqu’il arriva au Siam, il contempla avec grande attention le champ rouge et l’éléphant blanc. Rien n’était plus simple, mais afin de s’assurer davantage, il emporta le livre sur la passerelle ; il voulait comparer le dessin colorié à l’objet réel qui flottait au mât de pavillon d’arrière ; quand Jukes, qui s’acquitta ce jour-là de son service avec une espèce de fureur réprimée, se trouva de nouveau sur la passerelle, son capitaine lui dit :

— « Il n’y manque rien, à ce drapeau.

— N’y manque rien ? » marmotta Jukes en se jetant à genoux devant un caisson, d’où il sortit rageusement une ligne de sonde de rechange.

— « Non ; j’ai cherché dans le livre. Longueur, deux fois la largeur, et l’éléphant exactement dans le milieu. Je me doutais bien qu’à terre, on saurait fabriquer le pavillon local. Cela va de soi. C’est vous qui êtes dans l’erreur, Jukes.

— Eh bien, capitaine » commença Jukes en se relevant d’un bond, « tout ce que je puis dire… » et ses mains tremblantes s’exaspéraient à démêler la glêne du fil de sonde,

— « Ça va bien. Ça va bien » reprit le capitaine en manière d’apaisement. Il était pesamment assis sur un petit pliant de toile qu’il affectionnait spécialement. « Tout ce que vous avez à faire, c’est de prendre soin qu’ils ne hissent pas l’éléphant la tête en bas tant qu’ils n’y sont pas tout à fait habitués. »

Jukes lança la nouvelle ligne de sonde sur le gaillard d’avant et bruyamment : « — Ah vous voilà, maître d’équipage, ayez bien soin qu’elle trempe jusqu’à l’extrémité. » Puis il se retourna vers son capitaine avec résolution. Mais, Mac Whirr en étendant confortablement ses coudes sur la rambarde de la passerelle continuait :

— « Parce que je suppose que ça serait interprété comme un signal de détresse ; qu’en pensez-vous ? Moi, j’imagine que l’éléphant représente quelque chose comme le Union Jack dans le pavillon… »

— Ah ! vous croyez ! » glapit Jukes, d’une telle voix que toutes les têtes sur le pont du Nan-Shan se retournèrent. Alors il poussa un soupir, puis soudain résigné :

— « Pour sûr que ça ferait un affreux spectacle. — » conclut-il débonnairement.

Plus tard, le même jour, il accosta le chef mécanicien avec un confidentiel : — « Écoutez, que je vous raconte la dernière du vieux. »

M. Salomon Rout (que l’on nommait communément Sal le Long, ou le vieux Sal, ou Père Rout) se trouvait presque invariablement l’homme le plus grand à bord de tous les navires sur lesquels il servait ; d’où l’habitude qu’il avait prise de se pencher avec condescendance et flegme vers ses interlocuteurs. Ses cheveux étaient rares et couleur de sable, ses joues plates étaient décolorées, ainsi que ses poignets osseux et ses longues mains d’homme d’étude, comme s’il eût vécu dans l’ombre toute sa vie.

Il sourit de son haut à Jukes sans arrêter de fumer et de regarder placidement autour de lui à la manière d’un bon oncle qui prêterait une oreille complaisante au récit d’un écolier surexcité. Au demeurant fort amusé, mais sans le laisser voir, il demanda :

— « Et lui avez-vous collé votre démission ?

— Non », cria Jukes élevant une voix lasse et découragée au-dessus du grincement discordant des treuils à frictions. Ceux-ci se démenaient furieusement, activant les longs mâts de charge au bout desquels pendaient les élingues raidies par d’énormes ballots qu’ils laissaient choir négligemment à extrémité de course. Les chaînes de charge gémissaient dans les chapes des poulies, tintaient contre les hiloires, cliquetaient sur les bords du navire, et le Nan-Shan tout entier frémissait, enveloppant de vapeur ses flancs gris.

— « Non » cria Jukes. « Je ne la lui ai pas collée, ma démission. À quoi bon ? Autant parler à cette cloison. Un homme comme ça il n’y a moyen de lui faire rien comprendre. Il m’estomaque positivement. »

À ce moment, le capitaine Mac Whirr, revenant de terre, traversa le pont, parapluie en main, escorté d’un Chinois lugubre et flegmatique qui marchait par derrière dans des souliers de soie à semelles de papier et qui portait lui aussi un parapluie.

Le capitaine du Nan-Shan parlant à peine distinctement, et, comme d’habitude, contemplant la pointe de ses bottes, observa qu’il serait nécessaire cette fois-ci de faire escale à Fou-Tchéou, et qu’il désirait que M. Rout mit sous pression pour demain après-midi à une heure précise. Il repoussa son chapeau en arrière pour s’éponger le front tout en remarquant que « de toutes façons il avait horreur d’aller à terre », tandis que, le dépassant de la tête, sans daigner répondre un mot, M. Rout fumait avec austérité, tout en caressant son coude droit de la main gauche. Puis, de cette même voix basse, Jukes reçut l’ordre de débarrasser l’entrepont d’avant. On allait installer là deux cents coolies que la compagnie Bun-Hin rapatriait. Un sampan allait tantôt apporter vingt-cinq sacs de riz pour servir à leur nourriture.

— « Ce sont tous des engagés de sept ans », dit le capitaine Mac Whirr « et ils ont chacun un coffre en bois de camphrier. » Le charpentier devait immédiatement commencer à clouer des lattes de trois pouces le long de l’entrepont, de l’avant à l’arrière, afin d’empêcher ces coffres de chahuter quand il y aurait de la mer. Jukes ferait mieux de s’en occuper de suite : « Vous entendez, Jukes ? »

Quant à ce Chinois-ci, il accompagnait le navire jusqu’à Fou-Tchéou où il pourrait servir d’interprète ; c’était le commis de Bun-Hin qui désirait se rendre compte de l’espace disponible. Jukes aurait à le conduire : « Vous entendez, Jukes ? »

Jukes prit soin de ponctuer ces instructions de l’obligatoire : « Oui, capitaine » proféré sans enthousiasme aux endroits voulus. Un brusque :

— « Amène-toi, John. Tâche à regarder voir » mit le Chinois en mouvement derrière ses talons.

— « Voir partout si tu veux, toi regarder partout pareil », dit Jukes qui, n’ayant aucun talent pour les langues étrangères ânonnait en guise de chinois un cruel jargon. Il montra du doigt le panneau ouvert :

— « Place premier choix pour coucher. Toi bien voir, hein ? »

Il était bourru comme il convient quand on se sent de race supérieure, mais non pas hostile. Le Chinois contemplait tristement et silencieusement l’obscurité de l’écoutille, comme s’il se tenait à l’entrée d’un tombeau.

— « Pas tomber pluie là en bas — tu vois ? » continuait Jukes. « Suppose toujours beau temps comme ça, le coolie monte en haut. Fait comme ça — Phoooooo ! » Il dilata sa poitrine et gonfla ses joues. « Compris, John ? respirer air frais. Bon, hein ? Lui laver pantalons, manger chow-chow en haut — compris John ? »

Son imagination s’échauffait. Jouant de la bouche et des mains, il faisait simulacre de manger du riz et de laver des vêtements et le Chinois qui dissimulait la méfiance que lui inspirait cette pantomine sous un air recueilli nuancé d’une délicate et subtile mélancolie, promenait ses yeux en amande, de Jukes au panneau et du panneau à Jukes.

— « Très bien », murmura-t-il d’une voix basse et désolée. Puis glissant le long des ponts, contournant les obstacles, il disparut soudain dans un plongeon, sous une élingue chargée de dix sacs poussiéreux emplis de je ne sais quelle précieuse marchandise à odeur nauséabonde.

Le capitaine Mac Whirr, cependant, s’était rendu sur la passerelle, puis dans la chambre des cartes où traînait une lettre commencée depuis deux jours, une de ses longues lettres à sa femme, qui, toutes, débutaient par ces mots : « Mon épouse chérie » et dont le stewart avait tout loisir de se repaître entre deux coups de plumeau donnés aux chronomètres, ou deux coups de balai au plancher. Les minutieux détails sur chaque sortie du Nan-Shan, intéressaient vraisemblablement le stewart beaucoup plus que la femme à qui ces relations étaient destinées.

Ces pages, interminablement pleines de la constatation laborieuse des seuls menus faits auxquels la conscience de Mac Whirr fut sensible, allaient retrouver Mme Mac Whirr dans la banlieue nord de Londres ; une petite maison avec un bout de jardin devant les fenêtres en saillie, un portique de décente apparence, une porte d’entrée avec des vitres de couleur dans un encadrement de plomb en imitation. Il payait quarante-cinq livres par an pour cela, et ne trouvait pas le loyer trop élevé, car Mme Mac Whirr (personne revêche, au cou décharné et aux manières prétentieuses) était de bonne naissance et avait connu des jours meilleurs ; on la considérait dans le voisinage comme « tout-à-fait supérieure ». L’unique secret de sa vie était la honteuse terreur du jour où son mari rentrerait à la maison et y habiterait pour de bon. Sous ce même toit vivaient également sa fille Lydia, et son fils Tom. Tous deux ne connaissaient que très peu leur père. Le capitaine n’était pour eux guère plus qu’un visiteur rare et privilégié qui, le soir, fumait sa pipe dans la salle à manger et qui restait à coucher. Lydia, fillette languissante, était plutôt choquée par ses façons ; quant à Tom, à la manière des jeunes garçons, il manifestait une complète indifférence, franche, naturelle et charmante.

Et douze fois par an, le capitaine Mac Whirr correspondait ainsi, du fond des mers de Chine, demandant qu’on le rappelât « au souvenir de ses enfants » et signant « ton mari qui t’aime » avec un calme parfait, comme si ces mots usés déjà par tant de générations eussent perdu leur signification et ne dussent plus servir que pour la forme.

Les mers de Chine, du nord au sud, sont des mers étroites ; des mers semées de traverses prévues ou imprévues, tels que bancs de sable, îles, récifs, courants changeants et rapides — menus événements quotidiens dont le langage inarticulé est clairement compris par les marins. Cette indistincte et sincère éloquence des faits s’adressait fortement et précisément au sens des réalités que possédait le capitaine Mac Whirr ; aussi celui-ci, abandonnant sa chambre d’en bas, vivait-il pratiquement sur la passerelle de son navire ; il s’y faisait souvent monter ses repas et dormait, la nuit, dans la chambre de veille. C’est là qu’il rédigeait ses lettres à sa femme. Chacune d’elles, sans exception, contenait cette phrase : « Il a fait très beau temps pendant ce voyage » ou, sous quelque forme presque semblable, une semblable constatation. Et cette constatation, dans sa merveilleuse persistance, était aussi parfaitement exacte que quelque autre constatation que contint la lettre.

M. Rout, lui aussi, écrivait des lettres, mais personne à bord ne pouvait savoir à quel point il avait la plume bavarde car lui, du moins, avait assez d’imagination pour tenir son bureau fermé à clef.

Sa femme se délectait à son style. C’était un couple sans enfants et Mme Rout, grande personne joviale de quarante ans à poitrine opulente, occupait avec la vénérable et décrépite mère de M. Rout un petit cottage près de Teddington. Elle parcourait sa correspondance, au déjeuner du matin, avec des yeux animés, déclamant d’une voix joyeuse les passages susceptibles d’intéresser la vieille. Elle faisait précéder chaque extrait du cri avertisseur de : « Salomon dit : » car la vieille dame était sourde. Mme Rout fils avait aussi la manie de jeter à la tête des étrangers qui venaient la voir, des phrases entières des lettres de Salomon et, parfois, les visiteurs restaient quelque peu déconcertés par le ton bizarre et jovial de ces citations.

Le jour où le nouveau pasteur fit sa première visite au cottage, elle trouva l’occasion de lancer : « Comme dit Salomon : les mécaniciens qui naviguent, contemplent les merveilles de la nature marine. » Quand un soudain changement d’attitude du pasteur la fit s’arrêter ébahie.

— « Salomon… Oh ! Madame Rout » bégaya le jeune homme tout rougissant, « je dois vous dire que… je ne…

— Mais c’est mon mari, cria-t-elle alors, puis se rendant compte de la méprise, elle partit d’un rire immodéré, un mouchoir devant les yeux et toute renversée sur sa chaise, tandis que le pasteur restait assis, un sourire contraint sur les lèvres, persuadé, dans son inexpérience des femmes joviales, que celle-ci devait être folle à lier. Par la suite, ils devinrent d’excellents amis ; dès que le pasteur eut pu se convaincre qu’elle n’était coupable d’aucune intention irrévérencieuse, Mme Rout reparut à ses yeux ce qu’elle était : une très digne personne. Et bientôt, il apprit à entendre sans sourciller d’autres bribes de la sagesse de Salomon.

— « Pour ce qui est de moi », avait-il dit un jour (à ce que rapportait sa femme), « je préfère un âne bâté à un coquin pour capitaine. Une brute il y a encore moyen de la prendre ; mais un coquin, ça vous glisse entre les doigts. » Induction tirée du cas particulier du capitaine Mac Whirr, dont l’honnêteté évidente avait tout le poids et l’épaisseur d’un bloc.

M. Jukes, lui, célibataire et incapable de généralisations, avait pour confident habituel un vieux camarade de bord, actuellement second officier d’un transatlantique. C’est à lui qu’il ouvrait son cœur, insistant sur les avantages de la navigation de commerce en Extrême-Orient, avec des allusions au trafic occidental qu’il dépréciait d’autant. Il exaltait les ciels, les mers, les navires, la vie facile. Le Nan-Shan, certifiait-il, n’avait pas son pareil pour tenir la mer.

« Ici pas d’uniformes chamarrés », disaient ses lettres ; « ici nous sommes tous des frères. Les repas se prennent en commun ; c’est une vie de coq en pâte… Les types de la chaufferie sont aussi décents qu’on peut souhaiter pour des gens comme ça ; notre chef est un bon zigue. Nous sommes bons amis. Quant au vieux, on n’imagine pas un capitaine plus placide. Par moments, tu jurerais qu’il est trop bête pour voir quoique ce soit qui cloche. Mais non, ce n’est pas cela. Il commande depuis un assez bon nombre d’années ; ses ordres ne sont jamais stupides, et ma foi il dirige fort passablement son navire sans embêter personne. Je me dis parfois qu’il n’a pas assez de cervelle pour oser se lancer dans des remontrances ; mais je ne cherche pas à en tirer avantage ; vrai, je ne trouverais pas ça bien. En dehors de la routine du service, il n’a pas l’air de comprendre la moitié de ce qu’on lui dit. Parfois on en plaisante. Mais à la longue ça paraît un peu morne d’avoir à vivre avec un homme comme ça. Le vieux Rout prétend qu’il n’a pas beaucoup de conversation. De conversation, Seigneur ! Il n’ouvre jamais la bouche ! L’autre jour je bavardais avec l’un des mécaniciens, sous la passerelle ; Mac Whirr doit nous avoir entendu : quand je suis monté pour prendre le quart, il est sorti du rouf, a bien regardé tout à l’entour, a louché sur les feux de côté, jeté les yeux sur les compas, reluqué les étoiles, bref les simagrées habituelles ; puis, au bout d’un moment :

— « C’était pas vous qui parliez tantôt, dans la coursive de bâbord ?

— Si fait, capitaine.

— Avec le troisième ?

— Oui, capitaine. »

Là-dessus il se retire à tribord où il s’assied sur son petit pliant, et pendant une demi-heure peut-être n’émet plus un son… Si pourtant ; il a éternué.

Puis je l’entends là-bas qui se lève ; il s’amène à pas lents jusqu’à bâbord où j’étais :

— « Je n’arrive pas à comprendre ce que vous pouvez bien trouver à raconter », me dit-il. « Deux bonnes heures !… Je ne vous blâme pas. Moi je vois à terre des gens qui ne font que ça toute la journée, et qui le soir s’assoient et continuent tout en buvant. Il faut croire qu’ils répètent tout le temps les mêmes choses. Je n’arrive pas à comprendre. »

As-tu jamais rien entendu de pareil ? Et tout cela dit d’un ton si patient. Vrai je me sentais tout apitoyé. Mais quelquefois tout de même il m’exaspère. Naturellement on ne voudrait rien faire qui le froisse, et même pour le bon motif. Mais rien ne le froisse. On lui ferait un pied de nez qu’il demanderait innocemment et gravement : « Qu’est-ce qui vous prend ? » Il s’étonne comme un enfant. Un jour, il m’a dit du ton le plus naturel, qu’il trouvait par trop difficile de découvrir ce qui agitait les hommes d’une manière si bizarre. Mais en vérité, il est trop épais pour s’en tourmenter. »

Ainsi parlait Jukes à son ami que retenaient les mers occidentales, sous la dictée de son cœur et donnant libre cours à sa fantaisie.

Il exprimait ce qu’il pensait en toute franchise : ça ne valait pas la peine de chercher à émouvoir un homme pareil.

Si le monde eût été peuplé de Mac Whirr, la vie fut sans doute apparue à Jukes comme une affaire insipide et de médiocre profit. Il n’était pas seul de cette opinion. On eût dit que la mer elle-même, épousant la cordiale indulgence de Jukes, jugeait inutile de se jamais mettre en frais pour secouer de sa torpeur cet homme taciturne qui rarement levait les yeux sur elle. Il se promenait innocemment sur les eaux dans le seul but bien apparent de subvenir à la nourriture, aux vêtements et au loyer des trois siens qu’il avait laissés à terre. Des sales temps, il en avait connu, parbleu ! Il avait été saucé, secoué, fatigué comme de juste ; mais tout cela dont on souffrait le jour même était oublié le jour suivant. Si bien qu’à tout prendre, il avait raison dans les lettres à sa femme, de parler toujours du beau temps.

Mais la force inquiète des flots, mais leur courroux impondérable, le courroux qui passe et retombe et qui n’est jamais apaisé, le courroux et l’emportement passionné de la mer, voilà ce qu’il ne lui avait jamais été donné d’entrevoir. Il savait que cela existe, comme nous savons que le crime et les abominations existent. Il avait entendu parler de cela, comme le paisible citoyen d’une grande ville peut avoir entendu parler de batailles, de famines, d’inondations, sans se représenter aucunement ce que ces mots signifient, encore qu’il ait été mêlé peut-être dans la rue, à quelque bagarre, qu’un jour il ait été forcé de se passer de dîner ou trempé jusqu’aux os dans une averse.

Le capitaine Mac Whirr avait parcouru la surface des océans, comme certaines gens glissent toute leur vie durant à la surface de l’existence, qui se coucheront enfin, tranquillement et décemment dans la tombe, — qui n’auront rien connu de la vie, qui n’auront jamais eu l’occasion de rien connaître de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs.

Sur terre et sur mer, il existe de ces gens ainsi favorisés — ou ainsi dédaignés par le destin et par la mer.

  1. Cette appellation paraît toute naturelle en anglais où les noms de navires sont féminins.